Modalités d’un Ailleurs assourdissant ou comment dramatiser les affaires d’honneur dans À secreto agravio, secreta venganza de Calderón de La Barca
p. 99-108
Résumés
Un lieu : Lisbonne. La capitale portugaise, ouverte sur la mer océane et tous les Ailleurs virtuels, bruit de l’expédition militaire imminente en terre africaine ; celle d’un roi Sébastien qui s’émancipe et qui mourra lors de la bataille de Ksar el-Kébir contre les Maures. Lisbonne et ses quintas au bord des flots résonnent aussi des campagnes espagnoles des Flandres et de la lointaine ville orientale de Goa et de ses affaires d’honneur.
Un homme : don Lope, valeureux soldat au service de l’expansionnisme lusitanien et époux novice de la Castillane doña Leonor. Face à don Lope, consumé par la jalousie, qui ne cesse en soliloquant de multiplier les dédoublements affectifs et physiques, quel est l’Autre ? Son oncle, don Bernardino, qu’il mandate lors d’un mariage par procuration ? L’ancien amant de doña Leonor, don Luis, qui fait resurgir un Ailleurs temporel tolédan ? Ou alors, don Juan, l’ami recueilli et installé à demeure, ce « galán sin dama » comme le remarquait Menéndez y Pelayo ? Ce même don Juan de Benavides, poursuivi depuis les Indes orientales par un mentís vengé dans le sang, en qui la critique a bien voulu voir la représentation exceptionnelle de l’ami dévoué dans le théâtre caldéronien ? « Je ne vis que par autrui : par procuration, pourrais-je dire. » (André Gide)
Un lugar, Lisboa, la capital portuguesa abierta sobre el océano y todos los espacios alternativos vituales, ruido de la expedición militar imminente en tierras africanas ; la de un rey don Sebastián que se va emancipando y muere en la batalla de Ksar-el-Kebir contra los moros. En Lisboa y en sus quintas a orillas del mar suenan también las campañas españolas en Flandes y la lejana y oriental ciudad de Goa con sus casos de honra.
Un hombre : don Lope, valeroso soldado al servicio del expansionismo lusitano y esposo de doña Leonor, dama castellana. frente a don Lope, consumido por los celos, que no deja de expresarse por soliloquios multiplicando los desdoblamientos afectivos y físicos, ¿quién es el Otro ? ¿Su tío don Bernardino, su apoderado en el casamiento ? ¿El antiguo amante de doña Leonor, don Luis, que trae a colación un « Ailleurs » temporal toledano ? ¿O bien, don Juan, el amigo al que ha recogido e instalado en su propia casa, este « galán sin dama » como lo notaba ya Menéndez Pelayo ? ¿Este don Juan de Benavides, perseguido desde las Indias orientales por un mentís vengado en la sangre, en el que la crítica quiso ver la excepcional representación del amigo leal en el teatro calderoniano ? « Sólo vivo por vida ajena : por poderes, podría decir yo. » (André Gide)
Texte intégral
1L’étude de l’Ailleurs dans les dramaturgies de langue espagnole me donne ici l’occasion de revenir sur une pièce de Calderón de La Barca, appréhendée avec ses deux autres compagnes de genre à partir de la seule notion spatiale ambiguë de la quinta1. Et j’espère montrer combien ce périmètre agricole et de plaisance, enchâssé dans une nature sauvage, n’est pas le seul à s’inscrire sous le signe de l’ambiguïté.
2On le sait, À secreto agravio, secreta venganza, est le premier des trois drames d’honneur de Calderón. Écrite en 1635, représentée pour la première fois en 1636, la comedia a été publiée par le frère du dramaturge, don José de Calderón, à Barcelone l’année suivante, dans la Segunda Parte de Comedias de don Pedro de Calderón de La Barca. S’il s’agit du premier drame, c’est pourtant le moins connu et le moins apprécié, et pour ce que j’appellerais de mauvaises raisons selon lesquelles l’héroïsme de l’époux outragé et vengeur, don Lope de Almeida, et celui de son ami don Juan de Silva, est apprécié à l’aune de l’antihéroïsme de l’épouse doña Leonor de Mendoza et de son ancien amant don Luis de Benavides, coupables d’une relation adultère qui restera cependant toute virtuelle.
3Ce drame de l’honneur est caractérisé par une labilité extrême et systématique de l’ici et de l’Ailleurs, de l’ipséité et de l’altérité, et à ce titre, il est permis de remettre en question le statut et la fonction théâtraux et poétiques de cet « incertain » don Juan de Silva, l’ami considéré par la critique comme l’alter ego de don Lope de Almeida. On comprendra qu’il ne s’agit pas ici d’étudier le triangle traditionnel de l’époux, l’épouse et l’amant de cette dernière, mais d’interroger celui formé par don Lope et « ses » deux Autres : don Juan et don Luis. Pour étayer ma description et ma démonstration, je développerai le commentaire de quelques scènes fondamentales qui précipitent l’intrigue vers son dénouement tragique et m’épargneront, du même coup, le résumé fastidieux de toutes les péripéties de l’œuvre. Il s’agit par ordre chronologique : – de la première rencontre entre l’époux portugais don Lope de Almeida et son épouse castillane doña Leonor, précédée de deux retrouvailles, celles de don Lope et de don Juan, ce dernier revenu pauvre et proscrit des Indes Orientales ; celles de doña Leonor et de son ancien amant don Luis de Benavides, ressuscité, pour ainsi dire, des guerres flamandes ;
d’un second groupe de scènes qui à l’acte II a pour cadre la maison privée de don Lope où dans la pénombre d’une fin d’après-midi se rencontrent doña Leonor et don Luis, se croisent don Luis et don Juan, puis don Juan et don Lope, et où, en pleine lumière, l’époux et l’amant sont enfin mis en situation interlocutive ;
j’évoquerai enfin le dénouement vengeur dont on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il se déroule sur la mer et dans les quintas au bord des flots et qu’il réunit l’époux et l’amant dans la même embarcation, avant d’assister au spectacle de la propriété embrasée de don Lope d’où celui-ci ressort portant dans ses bras doña Leonor qu’il vient de poignarder.
4Dans sa thèse qu’elle consacre au silence dans le théâtre caldéronien, Marie-Françoise Déodat-Kessedjian affirme à juste titre que la très longue tirade de don Juan de Silva – écouté sans interruption par don Lope – constitue un « verdadero prólogo2 » au drame d’honneur représenté dans À secreto agravio, secreta venganza. L’ami des expéditions coloniales parti faire fortune à Goa, raconte ses déboires d’amour et d’honneur : courtisant une certaine doña Violante, fille d’un marchand cupide qui s’est enrichi dans le commerce d’outre-mer, il devient le rival du fils du gouverneur et n’hésite pas à tuer ce dernier, suite à un mentís, au vu et au su de tout le monde ; entendons dans le port de Goa, à l’arrivée du navire qui fait la liaison entre la capitale portugaise et ses colonies orientales. Obligé de trouver refuge dans la chapelle mortuaire d’une église, tel un mort vivant, don Juan ne doit sa survie et sa liberté qu’à la complicité du capitaine de ce même navire qui le ramène caché à Lisbonne. Fuite et bannissement sont donc significativement inversés dans le sens d’un retour qui fait de la capitale de l’Empire un Ailleurs, bien loin de tout « exotisme » oriental. À vrai dire, l’inversion n’est pas étonnante si l’on sait que la pièce s’ouvre sur la vue d’une quinta du roi Sébastián dont on comprendra rétrospectivement grâce à la métaphore de la mer d’amour – à prendre aussi au pied de la lettre – qu’elle est baignée par la mer océane. Or, cet océan, on l’apprend dès la première réplique du souverain est riche d’autres lointains prometteurs, ceux des guerres africaines qui doivent venir à bout de la « morisca arrogante bizarría3 ». Les trois actes ne cessent de résonner des préparatifs de cette expédition dont je rappelle qu’elle tourna au désastre et que le roi portugais y laissa la vie, âgé à peine de 21 ans, lors de la bataille de Ksar el-Kébir en 1578. L’impression diffuse mais récurrente est que la cité de Lisbonne se vide de ses habitants et que ces derniers viennent se retrouver et se regrouper dans et autour de la quinta royale ouverte à toutes les routes maritimes et les conquêtes d’outre-mer. Sans solution de continuité, c’est le même signifiant qui est mobilisé, tellement banal dans son extension sémantique qu’il passe inaperçu, pour désigner aussi bien la population des colons de Goa qui se pressent au port à l’annonce de l’arrivée du navire lisboète, que la noblesse qui s’est déjà embarquée aux abords de la demeure de plaisance du souverain. Je veux parler de l’hyperonyme « gente » dans les syntagmes « mucha gente4 » et « la gente5 » pour dire que l’Ailleurs lisboète fonctionne comme l’amplification à la puissance N de la lointaine Goa, à l’image de cette nave qui fait la route commerciale, démultipliée par les barcos, navires en partance pour la guerre, si nombreux aux pieds de la quinta, que leur mâture et leurs gréements se transforment en « un monte portátil » ou en « una errante selva6 ». Ce dernier signifiant qui entre en paronomase avec le patronyme de don Juan, vient apporter confirmation au lecteur-spectateur de cette imprécision entre l’ici et l’Ailleurs
5Au nom des lois sacrées de l’amitié et de l’hospitalité, don Lope non seulement reçoit l’ami réduit à l’état de pauvreté et ostracisé, mais lui ouvre aussi sa maison et semble tout lui donner :
mi casa, amigo, mi mesa,
mis caballos, mis criados,
mi honor, mi vida, mi hacienda,
todo es vuestro7.
C’est aussi au nom de cette générosité munificente qu’il annonce son mariage par procuration avec doña Leonor de Mendoza dont il vante les mérites superlatifs :
Yo me he casado en Castilla,
por poder, con la más bella
mujer… (Mas para ser propia
es lo menos la belleza.)
Con la más noble, más rica,
más virtuosa y más cuerda
que pudo en el pensamiento
hacer dibujos la idea8.
Enfin, c’est encore une fois cette même générosité qui fait que l’époux et l’ami iront de conserve chercher et accueillir doña Leonor qu’ils verront donc pour la première fois en même temps.
6La rencontre a lieu à Aldea Gallega, espace indeterminé9, sorte d’entre-deux où l’Ici et l’Ailleurs échangent leurs contours imprécis, où en vue du Portugal, la jeune épousée quitte à jamais le royaume de Castille et ne parvient pas à dissimuler sa tristesse amoureuse. Pourtant, si le vieillard don Bernardino, oncle et représentant de don Lope, n’est pas dupe des larmes de doña Leonor, il n’hésite pas pour « divertir », détourner sa mélancolie à lui offrir ce qu’un marchand de pierres précieuses, alias don Luis de Benavides, l’amant d’autrefois, voudra bien lui présenter. Du coup, don Bernardino acquiert à son insu et au nom de l’époux, les traits stylisés de la tierce personne, du tercero ou entremetteur, tandis que le diamant offert autrefois par doña Leonor non seulement fait surgir avec violence l’Ailleurs temporel d’un amour réciproque, mais devient dans la singularité de son éclat et de sa valeur affective la quintessence même du commerce des Indes, de cette « contratación » ou « trato10 » dont parlent successivement don Juan de Silva et don Luis de Benavides, dans un rapprochement des deux personnages dont le lecteur-spectateur se rend compte qu’il n’est pas fortuit. Dit autrement, la pierre précieuse emblématique de l’Orient et gage d’amour, convoque les origines castillanes de cet amour tolédan et légitime à la fois l’écho par assonance du patronyme Mendoza – celui de doña Leonor – et de la ville indienne de Goa, et par le rapprochement phonétique des deux occlusives sonores : D / G.
7Le seconde rencontre entre l’épouse et son ancien amant, je l’ai dit, se déroule dans l’Ici de la maison lisboète de don Lope. Elle rappelle aussi sous une forme de chant amoebée compulsif, pressé par les circonstances et le danger imminent, les amours nées dans l’Ailleurs de la vega tolédane, lesquelles au nom de l’honneur de la femme mariée sont censées appartenir à un passé désormais révolu. Surtout, et l’on verra que le détail est loin d’être anecdotique, don Luis explique la terrible méprise qui a voulu qu’on le crût mort durant les guerres des Flandres. Ce malentendu trouve son explication dans l’homonymie patronymique qui favorisa la confusion avec un autre Espagnol, Aragonais celui-là, un certain don Juan de Benavides.
8Dans l’obscurité qui envahit la pièce du rendez-vous, surgit alors l’ami, don Juan de Silva, d’où il s’ensuit un jeu de scène extrêmement rapide, visuel et sonore où deux silhouettes indistinctes se croisent furtivement, sans avoir le temps de recourir à la traditionnelle rhétorique silencieuse des épées :
Sale Don Juan que, andando a oscuras, se encuentra con Don Luis, y sacan las espadas.
Don Juan
¿A estas horas, no hubieran encendido
una luz? Mas ¿qué es esto?
¿Quién es? ¿No responde?
Don Luis (Aparte)
¡Halle puerta por donde salir!
(Vase tentando por otra puerta)
Don Juan
Responda presto,
o ya desenvainada,
lengua de acero, lo dirá mi espada11.
Don Juan, tel le maître de maison, interpelle don Luis, lequel, croyant s’échapper de la maison-piège, s’enfonce plus profondément et pénètre jusque dans la chambre de la dame, prérogative de l’époux. L’arrivée, elle aussi soudaine, de don Lope :
Salen Don Lope, a oscuras, y Manrique
Don Lope
¡Ruido de cuchilladas,
y oscuro el aposento!
Don Juan
Aquí los pasos siento.
Manrique
Voy por luz. (Vase)
Don Lope
¡Aquí espadas!
Ya es fuerza que me asombre.
Don Juan
Ya le he dicho otra vez que diga el nombre.
Don Lope
¿Quién mi nombre pregunta?
Don Juan
Quien, porque habléis, sospecho
que abrirá en vuestro pecho
mil bocas con la punta
deste acero12,
confirme ce brouillage des fonctions et des rôles dramatiques : au nom du « sufrir », du « disimular » et du « callar13 » – trois verbes qui reviennent comme un leitmotiv – de tout homme qui sent son honneur bafoué, don Lope feint d’être l’individu que vient de croiser son ami, prenant ainsi la place de l’Autre, de don Luis. De la même manière, mais dans une perspective inversée, c’est don Juan qui se voit assimilé momentanément à l’amant. D’ailleurs, l’échange interlocutif entre l’époux et don Luis, caché par sa cape, ne laisse pas d’intriguer. Le prétexte que donne le gentilhomme castillan de sa présence dans la maison, rappelle étrangement, à un toponyme près, l’histoire de don Juan :
Don Luis
Yo soy de Castilla, donde
por los celos de una dama,
di a un caballero la muerte
cuerpo a cuerpo en la campaña;
vine a ampararme a Lisboa,
donde estoy por esta causa
de Castilla desterrado.
He sabido esta mañana
que aquí un hermano del muerto
cautelosamente anda
encubierto, por vengarse
con traición y con ventaja14.
Respectivement lieu de bannissement et refuge, Lisbonne et la maison des épousés sont fictivement à don Luis ce qu’elles sont réellement ou effectivement à Don Juan. J’en veux pour preuve la réponse de don Lope qui hormis la soumission feinte à la rhétorique de l’hospitalité, n’est pas différente de celle donnée auparavant à l’ami :
Don Lope
Caballero castellano,
yo me alegro de que haya
sido contra una traición
sagrado vuestro mi casa.
En ella, a ser hoy soltero,
os sirviera y hospedara;
porque un caballero debe
amparar nobles desgracias15.
Si l’on se rappelle qu’après l’échauffourée sur le port indien, le refuge, le « sagrado » de don Juan a été la chapelle funéraire d’une église de Goa, on donne peu cher de la peau de don Luis de Benavides.
9Ce rapprochement apparemment paradoxal entre les deux Autres – entre l’ami infiniment reconnaissant, prêt à tout pour protéger don Lope jusqu’à lui révéler son déshonneur, et don Luis, l’ancien amant qui a l’outrecuidance de convoquer l’Ailleurs temporel et castillan dans l’ici lisboète – va pourtant être l’objet d’une autre mise en scène, publique celle-là, assortie d’un stratagème de don Juan qui en dit bien plus sur sa véritable fonction médiatrice et sur la profondeur de celle-ci. Je veux parler de la rencontre de don Lope et de don Juan sur le parvis du palais royal à Lisbonne, tout occupé, je le rappelle, par l’imminent départ pour la guerre africaine. Alors que l’époux est parti voir le souverain pour lui demander de l’accompagner en Berbérie, l’ami se perd en conjectures pour savoir s’il doit révéler ou non à don Lope que son honneur est menacé. Pour ce, il dit parler au nom d’un ami qu’il est censé conseiller, et, sans grand effort d’imagination, il invente l’histoire de deux hidalgos dont l’un a reçu sans le savoir un mentís qui met à mal sa réputation. Autrement dit, don Juan lie inextricablement sa propre histoire à celle de don Lope, lequel, en aparté, avoue qu’il n’est évidemment pas dupe du stratagème :
Don Lope (Aparte)
Honor, mucho te adelantas;
que una duda sobre tantas
bastará a volverme loco.
En otro sujeto toco
lo que ha pasado por mí.
Don Juan pregunta por sí:
luego alguna cosa vio.
¿Haré que la diga? No.
Pero que la calle, sí16.
La réponse à haute voix du même personnage va encore plus loin, et est révélatrice de ce jeu de truchements, à son tour révélatrice de toute la poétique de la pièce. Devant l’insinuation de sa propre culpabilité, celle d’un outrage subi qu’il dissimulerait consciemment pour ne pas le venger, don Lope va jusqu’à imaginer le meurtre de son ami et sa propre mise à mort délibérée :
Don Lope
Aquel que ha disimulado
su ofensa por no vengalla,
es quien culpado se halla;
porque en un caso tan grave,
no yerra el que no lo sabe,
sino el que lo sabe y calla.
Y yo de mí sé decir
que si un amigo cual vos
(siendo quien somos los dos)
tal me llegará [sic] a decir,
tal pudiera presumir
de mí, tal imaginara,
que el primero en quien vengara
mi desdicha, fuera en él;
porque es cosa muy cruel
para dicha cara a cara.
Y no sé que en tal rigor
haya razón que no asombre,
con que se le pueda a un hombre
decir: « no tenéis honor. »
¡Darme el amigo mayor
el mayor pesar! Testigo
es Dios (otra vez lo digo),
que si yo me lo dijera,
a mí la muerte me diera,
y soy mi mayor amigo17.
D’une manière insistante et mortifère don Lope ressasse – dans la répétition de l’assassinat de l’Autre, de l’ami – combien don Juan, le revenant des Indes orientales, a partie liée de façon subliminale dans le meurtre de don Luis sur les flots de la mer océane.
10Le dénouement rapide et violent résonne à nouveau des voix assourdissantes de Goa, celles d’un outrage et d’une vengeance publics qui font entendre le sobriquet de « desmentido » jusque sur la grève lusitanienne où tous s’embarquent pour rejoindre le roi et son expédition guerrière :
(Orillas del mar)
Ruido de cuchilladas dentro, y salen Don Juan y otros huyendo de él y vanse.
Don Juan
Cobardes, el satisfecho
soy yo, que no el desmentido18.
[…]
Cuando me aparté de vos,
llegué hasta este propio sitio
que bate el mar, con el fin
que vos propio habéis venido,
que es de volver a la quinta
adonde habéis reducido
vuestra casa, previniendo
vuestra ausencia. (Divertido)
llegué, pues, y en esta parte
estaban en un corrillo
unos hombres, y al pasar
el uno a los otros dijo :
« Aquéste es don Juan de Silva. »
Yo, oyendo mi nombre mismo,
que es lo que se oye más fácil,
apliqué entrambos oídos.
Otro preguntó : « ¿Y quién es
este don Juan ? »« ¿No has oído
(le respondió) su suceso ?
Pues éste fue desmentido
de Manuel de Sosa19. »
Certes, dans le déroulement de l’intrigue, cette péripétie sert de contre-exemple à l’époux pour le décider à perpétrer une vengeance secrète et justifier ainsi le titre donné au drame. Mais on remarquera pour l’instant l’importance donnée au nom de l’ami et on rappellera que sans solution de continuité, don Juan de Silva sort de l’espace scénique pour être remplacé par don Luis de Benavides. En effet, l’époux et l’amant se retrouvent une seconde fois, dans l’espace restreint d’une embarcation que don Luis fera chavirer à dessein pour poignarder don Luis et abandonner son cadavre dans le sépulcre des flots20.
11Je rappellerai aussi que lors de la seconde partie du plan vengeur de don Lope – l’incendie de la quinta –, don Juan veut se jeter dans les flammes pour donner au monde l’exemple de l’amitié la plus sincère. Moyennant quoi, il devient aussi l’avatar de l’incendiaire criminel du temple d’Artemis à Ephèse, un certain Erostrate dont on proscrivit de prononcer le nom. On le voit, ce personnage de don Juan de Silva n’est pas seulement l’ami exemplaire, l’alter ego de l’époux vengeur comme l’a établi la critique21. Il faut aussi l’entendre comme la projection fantasmatique, par don Lope, de don Luis de Benavides, l’être à la fois désiré et convoité jalousement, car aimé par l’épouse, et honni parce que portant atteinte à l’honneur de l’époux. En ce sens, il ne peut être qu’un « galán sin dama » comme le prouve son unique et fugace mise en situation interlocutive avec doña Leonor à la fin de la pièce, alors que l’amant vient de passer à trépas. Parlant de lui-même à la troisième personne, il déclare : « y esperar no puede a nadie / el que de sí mismo huye », (III, v. 667).
12On comprend alors que la longue tirade aperturale de don Juan, celle où il raconte ses péripéties indiennes ne soit pas seulement un prologue, mais aussi un épilogue. En ce sens le commentaire plaisamment distancié du gracioso Manrique sur les conventions du genre, lequel célèbre le dénouement de la pièce à la fin du premier acte, dit exactement ce qui se passe :
Manrique
Y pues que con tanta gloria
dama y galán se han casado,
perdonad, noble Senado,
que aquí se acaba la historia22.
Dès lors qu’en réponse à la longue tirade de l’ami, don Lope vante de manière superlative, on l’a dit, les mérites de sa jeune épouse qu’il n’a pas encore vue ; dès lors que don Juan partage la privauté de don Lope d’aller chercher sa jeune épouse et de la ramener au foyer conjugal de Lisbonne, c’en est fait de doña Leonor et de don Luis, et les échos de Goa se répercuteront de façon épique sur les rivages atlantiques.
13Enfin, la mise en scène du personnage historique du roi Sébastien ne saurait être fortuite : la légende de celui dont a refusé la mort prématurée, et sa « résurrection » sous les traits de plusieurs ermites participent d’un drame qui opère un brouillage systématique des espaces et des personnages, qui se paie le luxe d’un sonnet « a dos luces23 », multiplie les duels verbaux à fleurets mouchetés, multiplie aussi les occurrences chiasmatiques, il est vrai chères à l’écriture caldéronienne. J’en donnerai un seul exemple pour conclure définitivement. Il concerne la dimension visuelle, graphique des deux catégories principales de dénomination : l’autonyme et le patronyme. Soit
JVAN DE SILVA / LVIS de BENAVIDES
14Ma transcription rappelle que les lettres U et V sont graphiquement identiques. Il s’ensuit que /SILV/ du patronyme de l’ami proscrit est l’anagramme de /LVIS/, prénom de l’amant imprudent. Il s’ensuit aussi que la séquence /VAN/ du prénom de l’ami peut se lire à l’envers dans le patronyme Be /NAV/ides.
15C’est la preuve par le graphème du brouillage de l’ici et de l’Ailleurs, de l’ipséité et de l’altérité qui s’érige dramatiquement en poétique de la schizophrénie de l’honneur.
Notes de bas de page
1 « Espace incertain, espace ambigu : la quinta ou le signe d’identité du drame caldéronien », in Appartenances-Pertenencias, Actes de la journée d’étude internationale du 16 septembre 2005, Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Saint-Étienne, Éditions du CELEC, 2006, p. 85-98.
2 El silencio en el teatro de Calderón de La Barca, Madrid, Editorial Iberoamericana, 1999, Biblioteca Áurea Hispánica, vol. 5, p. 195.
3 L’éditionde référence est celle de Clásicos Castellanos : edición, prólogo y notas de Ángel Valbuena Briones, Madrid, Espasa-Calpe, 1967 [1956], no 141, acte III, v. 177.
4 Voir les vers 169 et 175 de la longue tirade don Juan à l’acte I.
5 Rey : « Aunque en la quinta, que del Rey la llama / el vulgo, aquesta noche duerma, digo / que no me he de quedar hoy en Lisboa. / Esté la gente toda prevenida, / que desde allí saldrá la más lucida / a competir con plumas y colores/del sol los rayos, del abril las flores », III, v. 161-166. La quinta du Roi n’est déjà plus Lisbonne tant elle est la promesse d’un Ailleurs guerrier.
6 III, v. 866 et 867. C’est encore le souverain qui parle à la veille de son départ pour l’Afrique.
7 I, v. 342-345.
8 I, v. 321-324.
9 Cette indétermination tient au topos du paysage printanier qui préside à ces noces, prochainement « de sang ». Voir la tirade de don Bernardino, I, v. 387-397.
10 Le signifiant « trato » est en fait employé comme verbe par don Luis : « Soy mercader, y trato en los diamantes, /que hoy son piedras y rayos fueron antes/del Sol, que perfecciona e ilumina/rústico grano en la abrasada mina », I, v. 565-568. Insensiblement, « mercader » et « trato » rappellent ce négoce colonial dans lequel a fait fortune le père de cette doña Violante courtisée par don Juan de Silva.
11 II, v. 667-673.
12 II, v. 674-684.
13 Voir le discours de don Lope en aparté : « Disimular conviene, : no crea que yo puedo / tener tan bajo miedo / que mi valor condene. /… / hoy seré cuerdamente, / si es que ofendido soy, el más prudente, /y en la venganza mía/tendrá ejemplos el mundo, /porque en callar la fundo. », II, v. 692-695 et 726-730.
14 II, v. 762-773.
15 II, v. 822-829.
16 III, v. 102-110.
17 III, v. 115-140.
18 Il s’adresse alors à don Lope qui arrive à son secours.
19 III, v. 297-335.
20 La métaphore mortuaire du texte caldéronien va bien au-delà de la simple convention. L’époux de doña Leonor s’adresse à l’ami proscrit qui est sensible à cette architecture des flots, lui qui a dû se dissimuler dans une chapelle sépulcrale : « Al fin no tuve / fuerza, y los dos en el barco / entrando por las azules / ondas del mar, padecimos : mil saladas inquietudes. / Ya de los montes de agua / ocupé las altas cumbres, / ya en bóveda de zafir / sepulcro en sus arcos tuve ; / al fin guiado a esta parte, / a vista ya de las luces / de tierra, chocando el barco, / de arena y agua se cubre. / El gallardo caballero, / a quien yo librar no pude, / por apartarnos la fuerza / del golpe, sin se ayude / a sí mismo, se rindió / al mar, donde le sepulte / su olvido. », III, v. 727-745.
21 Voir Marie-Françoise Déodat-Kessedjian, op. cit. : « La presencia, en À secreto agravio, secreta venganza, del personaje de don Juan, alter ego de don Lope, permite al esposo engañado valerse de la experiencia del amigo en el momento de la venganza y decidir que el secreto vale mejor que la publicidad », p. 209.
22 I, v. 779-782.
23 Il s’agit du fameux sonnet déclamé par Doña Leonor, lequel s’adresse à la fois à don Lope et à don Luis, à l’époux d’aujourd’hui et l’amant d’autrefois.
Auteur
Université de Lyon II
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