Les figures de l’espace dans Los encantos de la culpa et El jardín de Falerina
Approche d’une problématique de l’Ailleurs dans les autos sacramentales caldéroniens
p. 91-98
Résumés
En regard d’une dramaturgie de palais qui multipliait les formes de l’Ailleurs, en cultivant un imaginaire souvent échevelé où l’exotisme conjugue les apports du roman de chevalerie (El castillo de Lindabridis) ou du roman grec (Los hijos de la fortuna) et un imaginaire propre nourri de la chronique des conflits d’Europe orientale et septentrionale (Afectos de odio y amor), l’auto caldéronien, voué à la célébration de l’Eucharistie, semble plutôt bridé dans son utilisation de l’imaginaire spatial. Sans doute les exceptions à cette première impression, dans un corpus de soixante-dix autos, ne manquent-t-elles pas, comme les évocations de l’Israël biblique, tantôt épique, tantôt pastoral. Mais les allégories morales ou les évocations des fins dernières ou postrimerías peuvent-elles être tenues pour des représentations d’un Ailleurs ? Toutefois l’imaginaire spatial de ces pièces pourtant relativement brèves s’avère d’une grande complexité, que l’on ne saurait d’ailleurs prétendre résumer ici. Nous avons choisi de concentrer notre attention sur deux autos, de 1645 et 1675, reliés par la thématique d’une enchanteresse dans deux allégories de la soumission de l’homme au pouvoir des sens, et qui peuvent permettre une première approche assez suggestive. On examine le pouvoir évocateur d’espaces conflictuels, préludes et cadres de la fiction morale : l’Ailleurs marin surtout dans Los encantos de la culpa (variation sur l’histoire d’Ulysse et de Circé), ainsi qu’une figure particulièrement récurrente des autos, les loci horrendi de la faute et du démon dans l’autre texte. On étudie ensuite, à travers les domaines des enchanteresses Circe et Falerina, l’espace où se déroule l’allégorie elle-même, Ailleurs ambigu, lieu d’illusion à la fois repoussant et fascinant, lui-même allégorique d’un ici-bas de l’humanité en état de péché avant l’irruption du rédempteur.
El auto sacramental calderoniano, destinado a la celebración de la Eucaristía, puede parecer limitado en el uso de espacios imaginarios, si se compara con la dramaturgia de palacio, en la que se multiplican y extreman las representaciones del « Ailleurs » con espacios imaginarios que asocian los aportes de la novela bizantina (« Los hijos de la fortuna »), de las novelas de caballerías (« El castillo de Lindabridis »), y los de un imaginario propio inspirado en los conflictos de la Europa oriental o septentrional (Afectos de odio y amor). Por cierto, en un corpus de unos 70 autos, no faltarán excepciones a esta primera impresión, como por ejemplo las evocaciones de un Israel bíblico, ora épico, ora pastoril. El imaginario espacial de los autos presenta en realidad una gran complejidad, que no pretendemos resumir en este artículo. Centramos nuestra atención en dos autos, uno de 1645 y otro de 1675, unidos por el tema de la encantadora y la alegoría de la sumisión del hombre al poder de los sentidos, que nos parecen proporcionar un primer acercamiento bastante sugestivo. Se considera así la evocación de espacios conflictivos que son preludios o marcos de la ficción moral, el espacio del mar, sobre todo en Los encantos de la culpa (variación sobre el mito de Ulises y Circe), así como una figura recurrente en los autos, los loci horrendi de la Culpa y del Demonio, en el segundo auto. Luego, a través de los espacios de las magas Circe y Falerina, se estudia el espacio en que transcurre la alegoría, un espacio ambiguo, lugar de ilusión entre repulsivo y fascinante, también alegórico de la humanidad en estado de pecado antes de la llegada del redentor.
Texte intégral
1En regard de la dramaturgie caldéronienne pour le palais, qui a beaucoup misé sur un imaginaire spatial aussi multiple qu’échevelé, qui puise aussi bien dans les ressources des romans de chevalerie (El castillo de Lindabridis) ou du roman grec (Los hijos de la Fortuna), que dans une vision personnelle de l’actualité nourrie par la chronique des conflits européens lointains (Afectos de odio y amor), voire juxtapose avec audace divers espaces (avec l’étonnant début du Conde Lucanor), les autos caldéroniens peuvent sembler plutôt bridés dans leur utilisation de l’imaginaire spatial. Aussi est-il légitime de s’interroger pour savoir si l’auto sacramental tel que Calderón le consacre comme genre allégorique de célébration eucharistique peut véritablement mettre en scène des représentations d’un Ailleurs.
2« Comment ne le pourrait-il pas ? », pourrait-on d’emblée objecter, en faisant observer que l’auto se nourrit très largement des apports du reste de la dramaturgie caldéronienne, au point d’en recycler souvent les sujets à succès, réécrits sous forme allégorique a lo sagrado. C’est d’ailleurs vers de semblables réécritures que nous nous sommes tournés avec les deux autos sélectionnés pour illustrer ce travail, produits par Calderón à trente ans de distance, Los encantos de la Culpa de 1645, réécriture de l’histoire d’Ulysse et de Circé traitée dans El mayor encanto, Amor, puis El jardín de Falerina, un auto de 1675 basé sur la pièce homonyme également centrée sur le motif d’une enchanteresse, soit deux autos représentant l’homme asservi par la soumission de ses sens aux enchantements de la Faute1. Dans chacun des deux arguments ou fábulas, le domaine de l’enchanteresse définit un espace à part, clairement apparenté à un Ailleurs, du fait de la fable si ce n’est du fait de l’allégorie.
3L’allégorie en elle-même, d’une manière générale, est-elle nécessairement porteuse d’une allotopie, suppose-t-elle la mise en scène d’un Ailleurs ? Ne transpose-t-elle pas plutôt notre monde, un ici-bas de l’humanité pécheresse en attente de rédemption, dans une composition abstraite qui ne saurait être un Ailleurs à part entière, mais une représentation transposée, donnée comme équivalente par le propos exemplarisant ? La présence dans la construction allégorique de la faute, du péché, du libre-arbitre, des facultés de l’âme, etc. renvoie bien, pour le public du xviie siècle, à son monde, à l’humaine condition dans son essentielle fragilité. Les effets d’altérité que disposent la construction allégorique, la mise en scène impressionnante et les discours qui la relaient, pourraient bien n’être, en fin de compte, que de simples effets de surface, destinés à frapper l’imagination.
4Entre ces deux écarts, la trop apparente altérité des espaces convoqués dans le cadre plus large d’une dramaturgie friande d’exotisme, et le renvoi fondamental, au-delà de la mise en scène allégorique, à la réalité supposée d’une humanité pécheresse en attente du secours de la Grâce et des bienfaits de l’Eucharistie, la vérité est nécessairement plus complexe : les formes de l’Ailleurs convoquées par le discours et la mise en scène des autos sont certainement très diverses (tout comme la spatialité de leur scénographie est multiple, avec l’usage de plusieurs carros). Cette diversité est parfois manifeste au sein d’un même auto : ainsi La protestación de la Fe, consacrée à la conversion de Christine de Suède, joue-t-elle aussi bien sur la représentation de l’Europe du Nord depuis la mort de Gustave Adolphe que sur le motif vétérotestamentaire de la reine de Saba, identifiée à la reine convertie. Prétendre rendre compte de cette diversité des formes de l’Ailleurs dans un corpus de quelques soixante-dix autos, serait bien présomptueux pour une brève communication et relèverait au mieux de la gageure. Aussi, plutôt que pour un relevé thématique d’ensemble, avons-nous opté pour une approche volontairement restreinte, l’examen des formes de représentation de l’Ailleurs dans deux autos aux motifs apparentés, à la recherche de fonctionnements de structure. Le premier de ces autos, déjà analysé dans un essai classique d’Aurora Egido2, sera surtout utilisé comme point de référence, dans une période où Calderón met en place le fonctionnement de ses autos. Le second, El jardín de Falerina, écrit près de trente ans plus tard dans un moment de pleine maturité où, en outre, la thématique des sens est très présente chez Calderón, s’est imposé par la proximité thématique avec le premier, tout en illustrant des procédés très utilisés à ce moment de sa production. Après une brève présentation de ces deux textes, nous y rechercherons successivement deux mises en formes de l’Ailleurs : dans l’ouverture, tout d’abord, où les espaces autres sont convoqués de façon frappante, à grand renfort de rhétorique et de lyrisme sombre ; dans la représentation des fables que sont ces espaces de l’enchanteresse, ensuite, où l’altérité de l’espace, pourtant inscrite dans l’argument, se fait plus discrète. Une économie de l’Ailleurs dans le traitement de l’espace se dessine ainsi, qui se retrouverait sans doute dans de nombreux autos, de façon somme toute bien logique, compte tenu de la finalité du genre.
5Lorsqu’il écrit, probablement en 1645, Los encantos de la Culpa, Calderón est encore dans une étape d’expérimentation dans l’adaptation de ses pièces en autos allégoriques : c’est l’histoire d’Ulysse et de Circé, traitée en comédie mythologique dans El mayor encanto, Amor, qui est ici reprise dans un auto enjoué, ludique et lyrique à la fois, encore très proche du divertissement de cour qui l’inspire. Le navire d’Ulysse, qui est ici Hombre, accompagné de ses cinq sens et du vieux pilote Entendimiento, atteint l’île où règne la Faute, entourée de ses dames de compagnie les vices. Celles-ci ne tardent pas à asservir les sens et à les transformer en bêtes, mais l’Homme, assisté de l’Entendement et de la Pénitence, résiste victorieusement à la séduction et libère ses compagnons. L’auto s’achève classiquement sur la célébration de l’eucharistie et le navire quitte l’île de la Faute, punie par un tremblement de terre qui détruit son palais.
6L’auto de 1675, un peu plus long, rappelle évidemment cette matière mythologique mais reprend une matière autre, une pièce en deux actes déjà intitulée El jardin de Falerina, peut-être écrite vers 1640, et que la critique tient pour une zarzuela, inspirée de l’Orlando furioso de l’Arioste, où la magicienne Falerina tente de retenir Rugero, un preux du cycle carolingien, en le figeant en statue dans un jardin fantastique3. Si Calderón recycle, à son habitude, un passage entier de la zarzuela dans l’auto (l’évocation du jardin, justement), la fable ou fábula est convoquée par l’entremise du Démon, Lucero, qui selon un modèle fréquent de ces autos de la maturité ouvre l’auto par un complot, incitant la Faute à tirer l’homme du paisible jardin de la Grâce pour l’attirer dans un autre jardin où l’homme, trahi par ses sens, sera transformé en statue avant d’être libéré par la Grâce, dans une résurrection des sens qui se consacrent à la célébration de l’eucharistie. La présence des sens, transformés en un chœur d’animaux, contribue au divertissement qui confère à l’auto un statut ambigu où le plaisir du théâtre le dispute à la seule édification des spectateurs.
7De la conversion d’un divertissement mythologique a lo sagrado, dans Los encantos de la Culpa, on évolue ainsi, à la faveur de la maturité d’une dramaturgie, vers la conversion de l’allégorie sacrée en spectacle complet, où le rôle du Démon et de la Faute tend à exalter le jeu théâtral4. Sans doute le genre auto conserve-t-il un fonctionnement d’apparence presque immuable, mais la maîtrise caldéronienne le fait accéder à un équivalent concentré des spectacles de la cour baroque. Le traitement de l’espace, avec l’évocation de l’Ailleurs auquel on confronte le spectateur, se devait d’une certaine façon de refléter cette montée en puissance du spectaculaire, toutefois contenue par le fonctionnement réglé d’un genre dont la finalité sacrée reste une contrainte fondamentale.
8Lorsque Calderón écrit Los encantos de la Culpa, il n’a pas encore de schéma préétabli d’ouverture des autos et la matière destinée à l’allégorie détermine à chaque fois une ouverture particulière. La navigation d’Ulysse se prêtera donc plus que d’autres thèmes à la convocation d’un Ailleurs, dès le début de l’auto et avec une intensité qui doit marquer l’auditoire. Le monde prend ici la forme d’un espace maritime, d’emblée posé au premier vers comme allégorique : c’est « la anchurosa plaza del mar del mundo », une variante des représentations allégoriques du monde qui abondent dans les autos, qu’il s’agisse de la plaza del mundo, théâtre, marché ou encore labyrinthe. Mais comme espace d’une navigation, il ajoute à ces autres figures la possibilité d’un exotisme, ainsi que d’un Ailleurs inquiétant vite suggéré par les sens qui accompagnent Hombre sur son navire : l’ouïe, le meilleur des sens chez Calderón, entend d’abord « bramar las ondas y gemir el viento », puis la vue voit venir au loin « uno y otro huracán, a cuyo viso en esta cristalina campaña te previene fatal ruina5 ». La mer est ainsi aussi bien l’espace atlantique des navigations espagnoles que, pour Entendimiento, un monde menaçant et plus septentrional d’« alterados hielos » ; cette mer du monde est tous les espaces marins confondus, mais sa propension à représenter les tribulations de l’humanité, dans une tradition exprimée par « tantos doctos varones » (des Psaumes à Saint-Augustin, sources implicites ici), porte à évoquer les rigoureuses tempêtes d’une mer froide, vue aussi bien comme « selva fría » où résonnent les rafales du vent, les éléments déchaînés et confondus, ou un univers chaotique, « montes que se deshacen sobre montes »… Dans ce chaos, le navire pourrait devenir « sepulcro de cristal, tumba de nieve », si le fait d’implorer le Ciel ne ramenait le calme et faisait surgir une terre.
9Cette heureuse perspective suscite de nouveaux espoirs chez les sens prompts à convoquer chacun son exotisme rêvé, pour l’odorat la gran India de Sabá et ses parfums, pour l’ouïe la India oriental et ses chants d’oiseaux, tandis que Tyr (Tiro) fait rêver aussi bien le toucher, « para que haya en él holandas, sedas y ropas, donde regalado esté mi tacto », que la vue, « que haya aquí / oro y diamantes / en que mi vista halle más reflejos / que el sol en su rosicler » ; le goût, tenant toujours lieu de gracioso de la compagnie, souhaite trouver l’Égypte, « para que en ella hallemos las ollas que en ella dejó Moisés, pues no hay en el mundo gusto / sin comer y sin beber6 », en pensant aux marmites de viande que des Israélites regrettent dans le désert (Exode, XVI, 3), sans voir que ces ollas de Egipto sont bien entendu le symbole d’une captivité, que lui réserve d’ailleurs l’île de Circé7. Chaque sens ne pense qu’à ce qui le séduit, alors que le vieillard Entendement espère « la tosca Tebaida, en quien la penitencia se hallara », un rude ermitage où rencontrer la Pénitence, qui, de fait – autre prolepse – viendra bientôt lui prêter main forte. L’intrigue est lancée par ce conflit implicite que les séductions de la Faute ne vont pas manquer de faire éclater. À l’effroi d’une mer hostile succède le péril insulaire du détournement des sens. À l’issue de l’auto, Ulysse/Hombre ne craindra plus, incité par la Pénitence, de reprendre la mer, lieu des tribulations symboliques, mais aussi espace de salut à l’encontre de l’Eden trompeur de Circé/la Faute. La navigation périlleuse de la vie, dont Circé a tenté de l’éloigner, peut bien paraître menaçante, ce beau péril assumé des flots aux reflets somptueux (« encrespando las espumas / vidrios de nieve y plata8 ») apportera au « cristiano Ulises » la « bonanza » qui désespère Circé.
10L’ouverture de l’auto de 1675 El jardín de Falerina comporte également l’évocation d’un Ailleurs menaçant, dans une même logique de mobilisation de l’auditoire. Mais cette fois, la modalité en est autre, et codifiée par un procédé spectaculaire que Calderón a peu à peu développé dans les autos, pour mieux frapper les esprits. C’est au Démon, Lucero, qu’il revient d’ouvrir l’auto, par une invocation ou conjuro de la Faute, invitée à servir ses noirs desseins, et cet appel suppose l’évocation d’une série de loci horrendi, lieux emblématiques des puissances du mal, que soutient une mise en scène faisant intervenir deux carros dès ce seul prologue, l’un représentant l’enfer où se tient Lucero, l’autre, « que será un peñasco muy horroroso », d’où surgit la Faute. L’invocation initiale, « Oh tú, parda columna / del venenoso Monte de la luna9 », et les vers qui suivent, ici calqués sur l’ouverture d’un auto des années 1650, El valle de la Zarzuela, introduit la Faute comme la figure d’un espace hostile et indéfini, où revient sans cesse le motif d’un enfermement dans les entrailles d’une montagne funeste. L’accumulation d’appellations décline un monde trouble, empreint tout à la fois de léthargie, d’effroi et de violence, inséparable des références spatiales du locus horrendus, « montañas, peñas, peñasco ». Cette invocation peut être croisée et réciproque, comme en ouverture du Pastor Fido de 1677 où Culpa et Luzbel s’interpellent l’un l’autre en s’associant aux mêmes espaces sinistres de douleur et de mélancolie. La présence d’une montagne effrayante, « un gran peñasco », est presque toujours couplée à ce type d’invocation, comme le montre l’invocation du Monde par la Faute dans Tu prójimo como a ti, où tous deux apparaissent vêtus en bandits de grand chemin, ou comme en ouverture de La nave del Mercader (1674), où la montagne s’associe à un paysage marin. Le conjuro de la Faute est d’ailleurs en grande part identique dans ces deux textes :
¡Ah de la cumbre del monte!
¡Ah del elevado risco,
parda envidia, sino verde
emulación del Olimpo!
¡Ah de la inferior esfera
del mundo!10
une répétition qui ne gênait nullement Calderón, mais qui, ici, sur deux ans de suite, traduit bien une fortune toute particulière de ce type de conjuro dans les années 1670, où le procédé, repérable depuis les années 1650, devient vraiment fréquent, sinon obsédant. L’espace ainsi convoqué revêt la couleur significative du pardo, cette couleur indéfinie liée à la terre, qui signale l’espace des forces chthoniennes et souterraines, un anti-Olympe qui ne saurait être vert car il s’ouvre en cavernes, libère des profondeurs une puissance malsaine, un mal caché. L’espace marin n’est pas non plus absent de ces ouvertures, celui des sombres tribulations de l’humanité sur une mer glacée, « los helados carámbanos del norte » au vers 2 de La nave del Mercader où la faute se tient sur « una nave negra », ou encore mer de la vie où Furor retient l’humanité telle une chiourme de forçats dans El laberinto del Mundo (1677). Tous ces autos déploient ainsi une ouverture spatiale impressionnante, où la ou les voix du mal font entendre un discours de l’effroi, celui d’une altérité menaçante toujours couplée à un Ailleurs que la poésie du conjuro et la matérialité du décor s’emploient à rendre présent.
11La question de savoir si le théâtre allégorique de l’auto peut renvoyer à un Ailleurs est ici tranchée : l’altérité spatiale est associée à la figuration d’un mal qui n’est plus seulement une virtualité de l’humanité, mais une force externalisée, un moteur initial du spectacle. C’est un Ailleurs emblématique, repoussant, où l’altérité du mal n’est plus seulement représentée mais devient représentante, démon ou faute organisateurs d’un complot contre l’humanité que l’auto va mettre en scène, avant que la Grâce et une figure christique ne viennent rétablir l’ordre chrétien.
12Pour en revenir à la comparaison entre Los encantos de la Culpa et El jardín de Falerina, l’ouverture développe désormais un fonctionnement autonome : le souci d’adapter une matière donnée, où la déclinaison allégorique du référent, ne s’impose plus avec la même urgence, et de fait, le monde chevaleresque de la zarzuela dérivée de l’Arioste ne sera même plus transposé : la Faute sera Falerina, nouvelle Alcine, et son jardin celui des enchantements, rien de plus (les multiples personnages masculins de la zarzuela, à part Rugero identifié à Hombre, n’ont plus d’équivalent). Une autre dynamique dicte sa loi en ouverture de l’auto, celle du spectaculaire que permettent les moyens d’une représentation exceptionnelle. Le conjuro y ajoute le signe poétique d’une altérité aussi fascinante qu’effrayante.
13Les deux autos que nous avons choisis ont en commun une fábula, la fiction de l’enchanteresse qui détourne les sens de l’homme et cherche à asservir ce dernier dans son monde voué au péché. Cette fiction est dans les deux cas associée à un espace, île de Circé ou jardin de Falerina, dont l’évocation, en comparaison avec les évocations spatiales de l’ouverture, apparaît proportionnellement plus restreinte. Si en outre ces deux espaces sont bien identifiables à un Ailleurs, leur altérité peut sembler bien relative, non seulement compte tenu de la perspective allégorique mais aussi du fait de leur nature même, et tient surtout aux enchantements qui y opèrent. Jardins pleins de séductions, lieux d’artifice et de tromperies, faux Edens, ils ne devaient pas paraître particulièrement exotiques aux spectateurs rompus aux variations sur l’espace du jardin. Leur mise en place différant toutefois assez sensiblement, il importe de voir ce qu’il en est dans chacun des deux autos.
14Dans Los encantos de la Culpa, l’évocation de cet espace est assurée d’abord par l’Entendement, puis davantage par le discours séducteur de la Faute elle-même : elle est ainsi tout à la fois diffuse et insistante. L’Entendement a d’abord fait état de « un palacio eminente, cuya eminencia tocó a las nubes en la frente », matérialisant l’orgueilleuse assurance de la Faute, « soberbio alcázar » que mettra à bas le tremblement de terre final. La Faute elle-même invite bien Ulysse dans ses palais mais insiste surtout sur ses jardins au printemps éternel, « en una primavera solamente tantas primaveras juntas », « esos jardines bellos que son nuestros paraíso / de varias delicias llenos », un jardin des délices où les métamorphoses animales des sens entraînés par les vices pourraient figurer une version adoucie des fantaisies de Bosch dans le tableau du Prado, plus encore lorsque la Faute déclare en aparté que, nécromancienne, elle fait surgir les morts de leurs sépulcres ou comprend le langage des oiseaux11. Ces charmes ne parviendront pas à retenir le « cristiano Ulises » et l’effet du tremblement de terre, détruisant ces palais, rend la Faute à ses « montañas oscuras », ses solitudes funestes.
15L’espace de la magicienne Falerina est moins durablement présent dans le discours de l’autre auto. Certes Lucero mentionne-t-il bien ce jardin à la splendeur printanière qui doit concurrencer le paisible jardin de la Grâce, et où la Faute doit entraîner l’Homme. Mais son évocation effective se limite surtout à un passage repris terme à terme de la zarzuela, une évocation chorale somptueuse, en romance à assonance oxytone en í, d’un lieu où prolifèrent couleurs, fleurs et pierreries confondues, triomphant artifice et « hermoso enigma » qui déconcerte l’homme :
Todo ese azul viril
dosel de rosicler,
tálamo de zafir12.
En dehors de ce chœur de la séduction, en partie chanté, où se décline pratiquement tout le chromatisme caldéronien, l’espace de la fiction est ici moins défini par le discours que par les métamorphoses qui s’y produisent, celles des sens en animaux dont le jeu se fait plus présent que dans Los encantos, celle aussi de l’homme en statue. Mais surtout cet espace se dilue vite dans une scénographie de l’affrontement du Bien et du Mal, qui substitue l’Ailleurs potentiel en une scène de conflit allégorique. La Faute tente ainsi de protéger son domaine enchanté en en semant les abords de toute une végétation empoisonnée : Mais ces précautions, en regard d’autres transformations que donnent à lire les éléments avec la venue d’un navire porteur d’une nouvelle sérénité, celui d’un Christ qui prend ici les traits solaires de Febo/Phébus, s’avèrent vite non seulement vaines mais se retournent contre le règne du Mal : en blessant ses mains et ses pieds dans les ronces acérées, « zarzas, espinas y cardos », le nouveau voyageur qui verse ainsi son sang ne va pas tarder à apparaître comme le sauveur de l’homme figé en statue par la Faute. De même l’arbre de vie, figurant la croix, où il monte pour mieux voir les trompeuses défenses de la Faute, met en évidence ses blessures et ce sang rédempteur. L’espace du péché s’efface ainsi pour céder la place à une scénographie allégorique de la Passion. Par cela même, la fiction conçue par le démon se défait, et son Ailleurs se dissout dans la célébration d’une symbolique chrétienne triomphante.
16L’examen des figures de l’espace dans deux autos seulement ne saurait permettre, assurément, de dégager une approche d’ensemble du rapport des autos caldéroniens à l’Ailleurs. Un échantillon si restreint ne peut être suffisant, même si la proximité thématique et l’éloignement des deux textes dans la production de l’auteur contribuent à lui conférer une certaine légitimité. Il permet en tout cas de mettre en lumière un jeu complexe et contradictoire que cette dramaturgie entretient avec l’Ailleurs si souvent mis en scène dans les drames et comédies caldéroniennes, et l’attrait qu’il suscitait auprès du public.
17L’évocation d’espaces effrayants, notamment, avec les motifs du chaos des éléments, des mers déchaînées, des reliefs voués à la dissimulation de forces souterraines, constitue un élément récurrent de la mobilisation du public, propice à susciter l’émoi lié à la représentation du mal et des figures qui l’incarnent : ainsi se dessine une topique de l’effroi, destinée à accompagner les apparitions du Démon. Susceptible de fasciner autant que d’effrayer, elle va trouver un usage de prédilection au seuil de l’auto, dans une fonction liminale, et acquiert une importance croissante au fur et à mesure que le souci du spectacle l’emporte sur le seul propos didactique. Mais les ruses du démon, mises en scène avec insistance dans les autos, supposent ensuite la dissimulation de ce monde effrayant et le déploiement de séductions plus paisibles comme les loci amoeni trompeurs des faux Edens. La mise en œuvre de la Rédemption devra également effacer les scènes d’effroi, mais substituera aussi aux espaces d’illusion une symbolique chrétienne parfois âpre du cheminement ardu du Bien, ou de l’exaltation de la souffrance où puisse trouver sa place le sacrifice du sang versé par le Christ, dans une logique de célébration de l’Eucharistie.
18Dans quelle mesure ces divers espaces de la fiction des autos peuvent-ils être tenus pour des Ailleurs ? Nul doute que la topique de l’effroi soit bien un Ailleurs, dont l’altérité servira des effets d’appel spectaculaires. Les jardins trompeurs et autres lieux voués aux plaisirs et au triomphe passager du vice, palais, auberges de la sirène, etc… peuvent bien être désignés comme des Ailleurs dans le cadre fictionnel, la logique allégorique incite à les percevoir comme des espaces de tentations terrestres, toujours trop proches. Quant à la symbolique spatiale de la Rédemption (les ronces, l’arbre de la croix), elle conserve un statut ambigu : comme lieux de la manifestation du sacré, ces figures dessinent en principe un espace à part, voué à des métamorphoses merveilleuses, mais ces symboles familiers au public du temps proclament aussi la proximité du Christ rédempteur, et supposent que le triomphe final de la Rédemption soit toujours lu comme affectant l’ici-bas où se meut le spectateur chrétien. Du point de vue théologique, l’auto se doit de célébrer la proximité du merveilleux chrétien et ne peut donc utiliser les figures de l’Ailleurs que pour dire leur dépassement, leur défaite. La puissance poétique des conjuros par lesquels le Calderón de la maturité inaugure ses autos n’en est que plus étonnante : ils doivent manifester ce que l’auto doit vaincre ou annuler, et pourtant leur force est sans doute ce qui paradoxalement frappe le plus l’imagination. Le spectacle sacré et édifiant est ainsi inauguré par cela même qu’il doit combattre, il surgit de ce trouble démoniaque qui s’approprie la scène.
Notes de bas de page
1 Nous avons utilisé l’édition de Valbuena Prat, Obras completas, t. iii, Autos sacramentales, Madrid, Aguilar, 1967, à laquelle renvoient nos citations.
2 Aurora Egido, La fábrica de un auto sacramental. Los encantos de la culpa, Salamanca, Universidad, 1982.
3 Sur les interrogations relatives à la datation de cette pièce, voir l’introduction de Valbuena Briones dans son édition des Obras completas, t. ii, Comedias, Madrid, Aguilar, 2e éd. 1973, p. 1890.
4 Sur le rôle du Démon dans cet auto, voir le chapitre 4 du livre remarquable de Viviana Díaz Balsera, Calderón y las quimeras de la Culpa, West Lafayette (Indiana), Purdue Univ. Press, 1997.
5 Édition citée (VP=Valbuena Prat, OC, t. 3, Autos sacramentales), p. 406.
6 VP, p. 408.
7 Dans le Quichotte, Ginés de Pasamonte en est mieux conscient, pour qui « volver a las ollas de Egipto » signifie bien « digo a tomar nuestra cadena », Don Quijote, I, 22.
8 VP, p. 421.
9 VP, p. 1506.
10 VP, p. 1410 et p. 1445.
11 VP, p. 415.
12 VP, p. 1515.
Auteur
Paris IV-Sorbonne
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