« Nos ancêtres les Gaulois » : la celtomanie en France
p. 183-190
Texte intégral
1Sans doute faut-il commencer par quelques mots sur le contexte historiographique qui concerne les Celtes. Ils apparaissent dans les sources écrites grecques puis romaines avant de sombrer dans l’oubli tout au long du Moyen Âge, jusqu’à l’extrême fin du quinzième siècle où ils commencent à réapparaître dans les généalogies que l’on propose de différentes nations européennes. Mais il faut en fait attendre le dix-huitième siècle pour voir renaître un véritable intérêt pour les Celtes. Au tout début du siècle, Edward Lhuyd établit, le premier, une connexion entre toutes les langues celtiques. Mais c’est la publication d’un recueil de poèmes en 1760 par James Macpherson, les Fragments of Ancient Poetry Collected in the Highlands of Scotland and Translated from the Gaelic or Erse Language, plus connus sous le titre d’Ossian, qui donne naissance à un véritable intérêt populaire pour les Celtes. Le mouvement romantique ne fera qu’amplifier le phénomène et au début du dix-neuvième siècle, avec la montée des nationalismes en Europe, un intérêt croissant pour le folklore et l’histoire se développe. C’est dans ce contexte qu’en 1805, l’Académie Celtique est créée à Paris, avec pour but de rechercher les monuments linguistiques et culturels Gaulois dans nos campagnes. Ainsi apparaît un phénomène qui n’a cessé de croître, la celtomanie.
2Elle est définie dans le Littré comme le « travers d’une érudition systématique qui a voulu voir dans la langue celtique l’origine de toutes les langues », en référence aux théories de Théophile Malo Corret de La Tour d’Auvergne, un passionné de philologie celtique de la fin du dix-huitième siècle qui entendait montrer que le Breton était à l’origine de toutes les langues1. Mais c’est une tendance qui déborde largement le débat philologique et je propose donc d’en élargir la définition : il s’agit de renvoyer systématiquement les origines d’un fait linguistique, ethnique ou culturel aux Celtes. Cette équation entre Celtes et question des origines se double de l’idée d’un Âge d’Or associé à cette Antiquité celtique. Ce qui a pour conséquence de ne pas seulement rechercher les traces d’un passé supposé celtique pour la simple satisfaction d’une curiosité historique, mais aussi la volonté d’y trouver des éléments qui nous permettent de progresser grâce à un retour aux sources.
3À côté de mouvements néo-druidiques ou politiques se réclamant d’un héritage celtique, il existe toute une littérature à prétention scientifique qui entend nous présenter ce qu’aurait été la civilisation celtique et qui tente de la placer aux sources de la civilisation occidentale. Je vais ici présenter les principaux auteurs contemporains de cette tendance celtomane et analyser la façon dont ils traitent des Celtes.
Le sang et la terre, la nécessité d’être Celte
4On peut répartir nos auteurs selon deux pôles : d’une part, les « pseudo-historiens » qui présentent l’histoire et la culture des anciens Celtes, sur des bases qui se veulent scientifiques ; et d’autre part, les « spiritualistes » qui se proposent de tirer des enseignements de nature spirituelle ou morale de leurs études sur les Celtes. Bien entendu, cette distinction n’a en rien un caractère absolu, dans la mesure où de nombreux auteurs oscillent d’une position à l’autre au gré d’une production souvent abondante. Cette distinction reste cependant assez marquée en France, alors qu’en Angleterre, il n’est pas rare de trouver des exercices de « méditation celtique » ou des prières celtiques à la fin d’un ouvrage qui se veut autrement plutôt historique.
5Plutôt que de proposer une histoire de la passion celtique française depuis les origines2, je vais me concentrer sur l’étude de quelques auteurs contemporains. Certains d’entre eux sont encore trop souvent considérés comme des références par le grand public, et on ne peut que regretter le manque de volonté des celtisants de s’adresser à une audience non-spécialiste, en France tout particulièrement.
6Je commencerai par présenter certains de ces auteurs, tout en m’attardant sur la façon dont ils se présentent eux-mêmes. En effet, celle-ci me semble particulièrement révélatrice de la façon dont ils traitent leur sujet. Parmi eux, il en est deux qui se détachent tout particulièrement du lot. Le premier est Jean Markale, certainement le plus connu et le plus prolifique puisqu’il est l’auteur d’environ soixante-dix ouvrages3, qui sont régulièrement réimprimés, parfois même dans des maisons d’édition tout à fait sérieuses (comme Payot), voire même traduits. Il est un bon représentant du groupe que j’ai défini comme étant les « pseudo-historiens ». Le second, moins connu, est Yann Brékilien, auteur d’une bonne quarantaine d’ouvrages. On peut le classer parmi les « spiritualistes », puisqu’il tente de faire une synthèse du christianisme romain et de cette spiritualité celtique très à la mode4. Tous deux sont très souvent considérés comme des spécialistes5 et ce sont leurs livres que l’on retrouve généralement dans la petite section « Celtes » des librairies. À côté de ces deux « poids lourds », il existe toute une nébuleuse d’auteurs plus ou moins productifs et imaginatifs sur le sujet, mais dont les ouvrages se trouvent souvent relégués dans la section « ésotérisme » par les libraires.
7Mais le plus intéressant reste la façon dont ils se présentent sur la quatrième de couverture ou dans l’introduction de leurs livres. Il semblerait que pour écrire sur les Celtes, il faille commencer par légitimer son droit à le faire : pour résumer le propos, il faut montrer que l’on est soi-même un Celte, par le sang ou par l’esprit. En fait, on peut distinguer trois éléments constitutifs de cette « celtitude ». Le premier, et le plus valorisé, est de pouvoir montrer que l’on est celte par le sang : en France, cela signifie être Breton puisqu’ils sont très souvent les seuls à être considérés comme les véritables (c’est-à-dire les plus purs, conservation d’une langue celtique oblige !) descendants des Celtes sur le continent. Deuxièmement, l’inscription géographique est valorisée : il vaut mieux vivre dans une région celtique, toujours la Bretagne évidemment, ou à défaut dans une ancienne cité gauloise. Enfin, les auteurs peuvent se prévaloir de liens symboliques ou spirituels avec les Celtes, comme le fait d’être druide par exemple.
8Prenons quelques exemples. Dans les années cinquante, Paul-Yves Sébillot, fils du fameux folkloriste, dans son livre Mythologie et folklore de Bretagne explique qu’il a essayé de présenter les traditions bretonnes avec : « [...] une compréhension naturelle que je dois à mes origines bretonnes et une objectivité qui résulte d’études variées, de vingt-cinq années de journalisme parisien et de mes nombreux voyages à travers le vaste monde »6. Ici, si l’on peut avoir une compréhension de son sujet, cela vient du fait que, d’une certaine façon, on en est l’incarnation. On essaye cependant de garantir la scientificité de son approche par une certaine mise à distance, même si elle prend une forme un peu surprenante : la référence au journalisme, dont on précise qu’il était parisien, évoque bien la différence culturelle profonde qui devrait exister entre une région périphérique et la capitale.
9À défaut de liens du sang aussi clairement mis en valeur, on peut jouer sur son nom et ses souvenirs d’enfance. Ainsi, à un Jean Sicard, par trop franchouillard, on préfèrera le nom à consonance plus celtique de Yann Brékilien. De même, Jacques Bertrand deviendra plus connu sous le nom de Jean Markale, qui, dans ses Mémoires d’un Celte, ne manque pas de décrire ses vacances en Bretagne quand il était enfant, dans la vieille maison de sa grand-mère « traditionnelle »7. Il faut donc créer ou rappeler cette « connexion génétique » avec un « pays celtique », que soit au travers de son nom ou de ses souvenirs.
10Mais il arrive que la démonstration de ce lien soit un peu plus tortueuse. En 1994, un livre intitulé Les druides et la quête du Graal est publié par un druide du nom de Laurent H. R. Merlhyn (remarquons le nom). Sur la quatrième de couverture, on peut lire qu’il est : « [...] né à Nîmes, ancienne capitale celtique des Volcae Arecomicae »8. Une fois de plus, on voit que l’inscription géographique (le lieu de naissance) et symbolique (le nom et le fait d’être druide) sont mis en avant pour légitimer le discours. Je finirai par le cas de Paco Rabanne, le fameux styliste, qui, dans La force des Celtes, explique que : « Je suis un celte par la branche maternelle »9. Il se proclame en fait être un Celte espagnol et ajoute que son vrai nom est Francisco Rabannera « Cuervo », où Cuervo signifie « corbeau », un oiseau omniprésent dans la mythologie celtique. Il fait alors remarquer que le corbeau était le messager de l’Au-delà. Si donc l’on poursuit son raisonnement, ne serait-il pas le nouveau messager des Celtes ? Une fois de plus, nous voyons cette nécessité qu’il y a à montrer ses liens généalogiques et symboliques avec les Celtes.
11Ce qui est clair, c’est que la plupart de ces auteurs ont tendance à saturer les marques de leur appartenance à la « famille celtique », et que la compréhension des Celtes est présentée comme une faculté qui ne se développe pas tant à partir de l’étude, mais plutôt par la génétique, l’inscription dans un lieu ou dans des traditions. Cette affinité naturelle se retrouve finalement exprimée dans deux usages largement attestés chez ces auteurs. D’une part, on utilise un calendrier celtique, parce qu’écrire sur les Celtes exige que l’on se situe soi-même dans un temps celtique. Ainsi, on trouvera souvent une référence au fait que l’ouvrage a été terminé lors d’une fête celtique importante comme Samain ou Imbolc. D’autre part, on localise bien souvent l’endroit où l’on a écrit près d’une source d’inspiration tel qu’un menhir, un cairn ou une forêt comme celle de Brocéliande. On voit donc une « celtitude » qui doit se déployer sur le plus grand nombre de champs possibles : depuis les liens du sang et l’intimité culturelle jusqu’au temps et au lieu.
Les racines de l’Europe : le « choc des civilisations »
12Intéressons-nous maintenant aux théories développées par ces auteurs. En fait, on retrouve assez systématiquement deux idées : en premier lieu, nous allons voir qu’ils ont tendance à idéaliser les Celtes, selon un système qui repose sur une opposition entre bon Celte et mauvais Romain. Deuxièmement, ils tentent de montrer que l’Europe est l’héritière des Celtes. Dans ce contexte, les Romains sont présentés comme ayant écrasé la civilisation naturelle de l’Europe de l’Ouest (souvent appelée Extrême-Occident), en conséquence de quoi nous devons revenir aux sources de notre tradition.
13Idéaliser les Celtes amène à manipuler les textes antiques et médiévaux de façon à illustrer leurs qualités supposées par des exemples tirés des diverses littératures celtiques. Mais cela signifie aussi qu’une unité doit être recréée entre les pays et les populations celtiques, et la façon la plus facile de parvenir à ce résultat est de mettre en scène une opposition entre une vision celtique du monde, positivement connotée évidemment, et une vision romaine10. La plupart des celtomanes expriment donc un réel sentiment de dégoût à l’égard de la culture romaine, une culture qu’ils accusent d’être étrangère au véritable esprit Occidental.
14Par exemple, Jean Markale dans son livre Les Celtes et la civilisation celtique explique que « la mentalité celtique en s’opposant au statisme de la civilisation gréco-romaine — qui, répétons-le, n’a rien inventé pour le progrès humain — a donné au monde occidental le goût de l’aventure et du risque sous toutes ses formes »11 Cette charge vindicative contre les Romains est un motif fréquent des théories celtomanes. Ainsi, selon Yann Brékilien, les Celtes sont spirituels, créatifs et romantiques, tandis que les Romains sont matérialistes, plagiaires et brutaux12. Je pourrais continuer à l’envi cette liste de qualificatifs en opposition, mais je prendrais seulement un dernier exemple : les Celtes sont supposés avoir été féministes, contrairement aux Romains que l’on présente comme des machistes. Cette idée repose sur la présence de personnages féminins puissants, comme Medb dans la mythologie irlandaise, et sur l’hypothèse que la mythologie est une représentation de la réalité. Ou comme le dit Raimonde Reznikov dans Les Celtes et le druidisme. Racines de la Tradition occidentale : « Les légendes sont vraies, plus vraies que l’histoire... »13. Jean Markale poursuit son raisonnement sur le caractère féministe des Celtes, en les créditant de l’invention de « l’amour courtois », car : « On a trop dit que la poésie des troubadours était d’origine arabe. Or, peut-on raisonnablement penser que les Arabes aient pu ainsi donner le premier rôle à la femme ? »14. Une telle phrase se passe de commentaire, mais elle nous amène au second point, à savoir que l’Europe est présentée comme étant l’héritière des Celtes.
15Si l’Europe est généralement considérée comme l’héritière de la civilisation gréco-romaine, nous avons vu que les celtomanes rejettent cet héritage, le considérant étranger aux racines naturelles des Européens. Comme le dit Yann Brékilien dans son livre La mythologie celtique : « Les Européens d’aujourd’hui ressentent confusément le besoin de retrouver leurs racines, dont les a jadis coupés l’impérialisme romain. Or, ces racines sont essentiellement celtiques »15. Mais si l’héritage gréco-romain est rejeté par les celtomanes, le cas de l’héritage judéo-chrétien est plus compliqué. J’ai réussi à identifier quatre tendances : la première, assez minoritaire, rejette clairement cet héritage, le jugeant étranger à la doctrine druidique. Comme Raimonde Reznikov le dit dans son livre : « Après des siècles de brimades et de frustration, causées par l’adoption irréfléchie d’une tradition étrangère, dogmatique, intolérante et inadaptée à la mentalité des peuples originaires du Nord du Monde, l’esprit celtique, redécouvert, arrive à temps pour réveiller les Occidentaux et leur rappeler l’existence du libre arbitre, la nécessité sociale d’un individualisme intelligent au sein d’un groupe restreint, [...] »16. Dans ce cas, on n’hésite pas à qualifier le christianisme de religion orientale (puisque née au Proche-Orient), et de ce fait inadaptée à la mentalité occidentale.
16La seconde tendance, au contraire, intègre totalement les deux doctrines, druidique et chrétienne ; c’est les cas de Yann Brékilien selon qui la seule véritable différence est la place que l’Amour tient dans la religion chrétienne. Il essaye donc de proposer une synthèse de ces deux systèmes dans son ouvrage Le message des Celtes. Cette opération syncrétique connaît un grand succès dans les très nombreuses tendances du néo-christianisme celtique contemporain17.
17La troisième tendance établit un lien en « celtisant » certaines figures importantes du Christianisme, dont voici quelques exemples : Patrick Darcheville, auteur de Druides ou moines. Le monachisme celtique, considère que saint Bernard était un initié druidique, parce que l’on retrouve dans sa signature héraldique un chêne décapité, et l’on sait bien que le chêne fut l’arbre druidique par excellence18. Gwenc’hlan Le Scouëzec (Grand druide de la Gorsedd de Bretagne19) pense que Jeanne d’Arc possédait certaines connaissances celtiques et il ajoute que sa venue avait été prédite par Merlin20. J’ai trouvé des théories similaires concernant Saint François d’Assise et Hildegarde de Bingen dans les bulletins de l’Église Orthodoxe Celtique.
18Enfin, la dernière tendance a recours à la notion de « Tradition Primordiale » telle qu’elle a été définie par René Guénon. Cela permet de placer les grands réformateurs religieux et les druides dans une même tradition et de les mettre en relation avec des endroits légendaires comme l’Hyperborée, Atlantis ou Mû. C’est le cas de Patrick Darcheville, qui localise un centre d’initiation très important en Égypte, dans lequel des personnages comme Pythagore, Orphée, Platon, Moïse et Jésus auraient été initiés. Selon lui, cette Tradition Primordiale trouverait son origine chez le Melchisédech biblique, un descendant de Cham, duquel seraient issus les chamans21. On retrouve là les traces distordues d’une vieille théorie anthropologique : l’hyperdiffusionnisme, selon laquelle les cultures humaines auraient toutes été inventées en un lieu, souvent localisé en Égypte, puis se seraient répandues dans le monde. Si cette hypothèse fut rapidement abandonnée en anthropologie, elle jouit toujours d’un grand succès parmi diverses sociétés religieuses et secrètes. La popularité du diffusionnisme peut s’expliquer par le fait qu’il permet de créer des relations entre les différentes traditions et d’expliquer à peu de frais des ressemblances apparentes.
19Mais revenons-en au livre de Patrick Darcheville : selon lui, les Celtes seraient natifs d’Hyperborée, un continent situé quelque part dans le Nord. Il ajoute, contre toute théorie scientifique moderne, qu’Homo Sapiens est lui-même originaire de ce continent. Mais si les Celtes viennent d’Hyperborée, les connaissances des druides se seraient développées en Atlantis, d’où provient le savoir ancestral humain, son impulsion spirituelle. Notre auteur base ses théories sur des analogies très vagues, et il faut ajouter tout à fait fantaisistes : le nom « Tuhata da Danan » (sic /) ressemblerait à celui de la rune « Tiuth » (je dois confesser que je n’ai pas la moindre idée d’où elle vient), or cette rune représenterait le dieu d’Hyperborée, qui était aussi roi de Thulé22. Une fois de plus, on peut constater que légendes, mythes et histoire ne sont pas différenciés, et l’on passe allègrement de l’un à l’autre pour appuyer ses démonstrations.
20Comme nous l’avons vu, les celtomanes rejettent l’héritage gréco-romain, et sont plus ambigus au sujet de la tradition judéo-chrétienne. Mais, dans tous les cas, ils cherchent à légitimer l’idée selon laquelle l’Europe serait l’héritière des Celtes. Pour cela, ils tentent d’identifier le plus grand nombre de résurgences possibles de la pensée celtique, depuis les origines jusqu’à nos jours. Ce ne sera évidemment pas une surprise de remarquer que tous les progrès jugés positifs leur sont attribués d’une façon ou d’une autre. Nous avons déjà vu que certains grands personnages de la Chrétienté pouvaient être « celtisés » ; en fait, pour les celtomanes, il s’agit d’un phénomène plus général selon lequel, périodiquement, les Celtes reviendraient sur le devant de la scène.
21C’est là le sujet du dernier chapitre du livre de Jean Markale, Les Celtes et la civilisation celtique23. Il distingue cinq grands domaines d’influence : l’art, les langues, la toponymie, la philosophie et la littérature. Si ce qu’il dit au sujet des langues et de la toponymie n’a rien de bien surprenant, les trois autres domaines sont révélateurs d’un véritable processus de « celtisation » du passé. Commençons par l’art : pour le Moyen Âge, il identifie les influences celtiques dans le style Roman et la fin de la période gothique. Même durant la Renaissance, une période pour laquelle il n’a par ailleurs que du mépris en raison de la profonde influence gréco-romaine qu’elle connaît, il considère que des peintres comme Jérôme Bosch sont les héritiers de la peinture celtique. Mais le grand retour des Celtes se produit au cours des deux derniers siècles, au travers de mouvements artistiques comme le Romantisme, l’Impressionnisme, le Surréalisme et dans l’art contemporain. À vrai dire, il ne fait aucun doute que tout ce qui plaît à notre auteur est immédiatement qualifié de résurgence celtique, dans un sentiment de reconnaissance innée du génie celtique propre à tout bon Celte. Concernant la philosophie, Markale admet qu’« on a peine à découvrir les traces de la philosophie druidique »24. Mais ce n’est finalement pas véritablement un problème pour lui, puisqu’il renvoie le raisonnement dialectique d’Hegel à un « mouvement celtique », après quoi, il n’hésite pas à qualifier le marxisme, la psychanalyse et Bergson de témoins de la force de la pensée celtique. Mais comme on pouvait s’y attendre, c’est finalement dans la littérature que l’influence celtique est la plus forte : les troubadours (comme nous l’avons déjà vu), les récits arthuriens, etc. Dans sa conclusion finale, Markale explique qu’« il ne s’agit point de prouver que tout est celtique » (même s’il reste très peu pour les autres), mais que « si nous sommes redevables aux Latins de notre langue, aux Grecs de notre philosophie classique, nous sommes redevables aux Celtes de tout ce qui a su transformer l’héritage méditerranéen et lui donner cette couleur typiquement occidentale »25. Dans son optique, la contribution romaine est un syncrétisme romano-oriental, et ce faisant, il essaye d’exclure les Romains de l’Europe, en les caractérisant comme des Orientaux.
22En fait, cet argument se développe en trois points : premièrement, l’image idéalisée des Celtes et de leur influence sur la culture européenne est toujours en accord avec les idées personnelles et politiques de l’auteur. Ainsi, si le marxisme et la psychanalyse sont perçus comme des héritages de la façon de penser des Celtes par Jean Markale26, c’est exactement le contraire pour Yann Brékilien qui serait plutôt du genre catholique de droite27 ! Deuxièmement, dans la mesure où leurs raisonnements reposent sur de simples analogies, de vagues similarités sont prises comme des traces du passé : tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, a un trait qui peut rappeler quelque chose de celtique devient automatiquement celtique. En conséquence de quoi, ils n’hésitent pas à utiliser n’importe quelle ressemblance avec une quelconque autre culture pour illustrer leurs théories et leur exégèse des coutumes et symboles celtiques. Enfin, ils mettent en scène une lutte perpétuelle entre héritages romains et celtiques. Aux Celtes, on attribue toutes les nouveautés et créations ; et aux Romains, seulement les coups d’arrêt et les retours en arrière. Cela signifie que, d’une certaine façon, revenir à nos racines celtiques nous amène à aller de l’avant28.
23Malgré tout, un problème persiste : si les Celtes nous ont laissé des traces archéologiques, ils ne nous ont laissé aucun texte écrit. Soit nous devons nous contenter de textes écrits par des contemporains étrangers (grecs ou romains), soit avoir recours à des textes médiévaux, bien postérieurs à la christianisation. Le statut de ces sources et la façon dont elles peuvent être utilisées sont l’objet de débats houleux dans le petit milieu des celtisants, et plusieurs hypothèses s’affrontent sans que l’on puisse trancher définitivement en faveur de l’une ou de l’autre29.
24Par contre, chez nos celtomanes, le problème a été résolu depuis longtemps, et s’ils proposent des solutions différentes, elles ne se concurrencent pas pour autant. Ici, une hypothèse n’en chasse pas une autre, elle vient la compléter et offrir une nouvelle source à laquelle puiser. On peut identifier trois façons d’inventer des sources sur les Celtes : la première, et la plus courante, est que moines et poètes, en dépit de leur conversion au Christianisme ont conservé des traces, plus ou moins pures, de leurs ancêtres celtiques. Ce conservatisme est généralement expliqué soit par la « tendance naturelle » des Celtes à se montrer conservateurs (sans que cela soit perçu comme étant en contradiction avec ce talent pour l’innovation qu’on leur attribue tout aussi volontiers), soit comme l’expression du sentiment de fierté nationale qu’un tel héritage est supposé susciter. La seconde façon de trouver des sources est directement inspirée du programme de l’Académie Celtique, selon laquelle folklore et traditions paysannes ont conservé les traces de croyances et de pratiques des anciens Celtes : c’est la théorie des survivances30. Enfin, quelques-uns parmi les plus extravagants de nos auteurs soutiennent que les druides ont survécu aux invasions romaines et à la christianisation, sous forme de sociétés secrètes, dans nos forêts les plus profondes31. Un certain nombre de néo-druides font usage de ce type d’explication afin de légitimer leurs pratiques et de revendiquer une filiation ininterrompue depuis les origines.
25Pour conclure, il faut bien dire que les Celtes sont une source de querelles sans fin pour les spécialistes, et quand récemment un groupe d’archéologues anglais est allé jusqu’à nier leur existence, ils se sont vu accuser de génocide mémoriel. Le grand intérêt de leur intervention est, à mon avis, de montrer qu’un terme aussi difficile à définir que celui de Celtes, en raison de la nature des sources sur lesquelles reposent nos hypothèses, ouvre la voie à un remplissage tous azimuts : puisque l’on ne sait pas vraiment ce dont il s’agit, libre à chacun d’en faire ce qu’il veut. À partir de là, tout est possible, même les raisonnements les plus spécieux sans que cela ne pose de problème : les Celtes sont investis de toutes les qualités par leurs défenseurs et de tous les défauts par leurs adversaires. C’est ainsi que, dans Le message des Celtes, Yann Brékilien fait un vibrant plaidoyer contre le nucléaire, mais cela ne l’empêche pas d’expliquer un peu plus loin que si les Celtes étaient restés maîtres de l’Europe, ce n’est pas à la fin du deuxième millénaire que l’énergie nucléaire aurait été découverte (et on imagine donc utilisée), mais à la fin du premier millénaire32 !
Notes de bas de page
1 Dans son ouvrage Origines gauloises. Celles des plus anciens peuples de l’Europe puisées dans leur vraie source ou recherche sur la langue, l’origine et les antiquités des Celto-bretons de l’Armorique, pour servir à l’histoire ancienne et moderne de ce peuple et à celle des Français, publié entre 1792 et 1796 ; ainsi que dans un dictionnaire où il compare 45 langues avec le bas-breton, mais que la mort l’a empêché de publier.
2 Sur ce sujet, on pourra se reporter à Dietler Michel, « « Our ancestors the Gauls » : archeology, ethnic nationalism, and the manipulation of Celtic identity in Modern Europe », in American Anthropologist, 1994, n° 96, p. 584-605.
3 Tous ne concernent pas les Celtes, puisqu’il a aussi écrit sur les Templiers, les Cathares, le triangle des Bermudes.
4 On observe en fait un glissement de notre auteur, qui est passé progressivement de la vulgarisation à des positions plus spiritualistes. Cette transformation se ressent jusque dans les ajouts qu’il fait aux rééditions de ses ouvrages.
5 Et là, les adjectifs ne manquent pas, puisqu’on les présente volontiers comme des spécialistes « reconnus », « indiscutables », « incontestables ». De plus, on ne manque jamais de mettre en opposition l’aridité, l’intransigeance, et parfois même la jalousie du milieu et des travaux universitaires et savants avec le véritable souffle et la poésie que ces auteurs parviennent à faire passer au lecteur dans leurs ouvrages. Les Celtes ayant été une race de poètes (pour reprendre l’idée d’Ernest Renan), il semble finalement plus approprié de confier leur étude à des « poètes » qu’à des universitaires !
6 Rennes, éd. Terre de Brume, 1995 (1re éd. 1950), p. 10.
7 Paris, Albin Michel, 1992.
8 Monaco, éd. du Rocher, 1994.
9 Paris, J’ai Lu, 1996, p. 12-13.
10 Sur l’histoire de cette dichotomie, on pourra consulter Patrick Sims-Williams, « The Visionary Celt : the construction of an Ethnic preconception », Cambridge Medieval Celtic Studies, 11, Summer 1986, p. 71-96.
11 Paris, éd. Payot, 1992 (1re éd. 1969), p. 472.
12 C’est tout le propos de Le message des Celtes, Monaco, éd. du Rocher, 1989.
13 Saint-Jean-de-Braye, éd. Dangles, 1994, p. 368.
14 Les Celtes et la civilisation celtique, p. 466.
15 Monaco, éd. du Rocher, 1993, p. 3. La préface dont est tirée cette citation est absente de la première édition de cet ouvrage (éd. Jean Picollec, 1981), mais l’esprit général de la citation s’y trouve déjà.
16 Les Celtes et le druidisme. Racines de la Tradition occidentale, p. 371.
17 Sur ce sujet, on pourra consulter notamment Katerina Seraïdari et Alexis Léonard, « Quand les Celtes deviennent Orthodoxes. De l’exaltation du passé à la modernité religieuse », Archive de Sciences Sociales des religions, 139, juillet-septembre 2007, p. 79-99.
18 Paris, éd. Guy Trédaniel, 1995, p. 7
19 La Gorsedd est une institution néo-druidique, qui rassemble druides, bardes et ovates. Elle existe en Bretagne depuis un peu plus d’un siècle et trouve sa source dans les mouvements néo-druidiques créés au dix-huitième siècle.
20 Dans la préface qu’il fait à l’ouvrage de Darcheville.
21 Druides ou moines. Le monachisme celtique, p. 11-12.
22 Op. cit., p. 40-41.
23 Op. cit., p. 441-473.
24 Op. cit., p. 461.
25 Op. cit., p. 465.
26 Op. cit., p. 463-464.
27 La lecture de son Le message des Celtes ne laisse aucun doute en la matière, et certaines de ses affirmations ne manquent pas de faire froid dans le dos, rappelant certaines positions qui correspondent aux heures les plus noires de notre histoire. Le tout agrémenté de quelques passages au ton prophétique, sur fond d’inspiration divine !
28 Le titre de la postface de l’ouvrage de Markale sur Les Celtes et la civilisation celtique, « Une mémoire du futur » (p. 475-480) rend parfaitement compte de ce mouvement.
29 Je traite de ce sujet dans « Le Moyen Âge sacrifié : le retour des Celtes », Isabelle Durand-Le Guern (dir.), Images du Moyen Age, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 57-66.
30 Paul-Yves Sébillot, dans son livre Mythologie et folklore de Bretagne, émet ainsi l’hypothèse selon laquelle les druidesses seraient devenues des fées de nos contes populaires (p. 67-83).
31 C’est le cas dans les ouvrages de Gwenc’hlan Le Scouëzec, La tradition des druides, 3 vols, Beltan, 2001.
32 p. 26.
Auteur
Membre associé au LISST Centre d’Anthropologie Sociale, Toulouse
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003