La nature dans l’œuvre dramatique de Lope de Vega
Le cas de la comedia La serrana de la Vera
p. 47-54
Résumés
On sait combien les scènes que traverse l’action dans la « Comedia nueva » impliquent un nombre considérable de lieux différents. Selon une répartition générale des espaces, on pourrait dire en schématisant que l’action dramatique de ce genre espagnol au xviie se partage entre ville et campagne, le domaine urbain et le domaine rural. Le but de cette étude est de montrer le traitement accordé aux lieux de l’action (ville, montagne, village, campagne en général) dans l’une des pièces les moins connues de Lope de Vega, mais néanmoins très représentative de la première partie de sa production : La famosa comedia de la Serrana de la Vera. Principalement installée dans l’espace rural et dans une géographie aussi réelle et concrète que la ville de Plasencia ou le village de la Vera de Plasencia, loin de nous décrire le paysage tel qu’il s’offrait aux regards de ses contemporains, Lope recrée une vision peu conforme à la réalité et il mobilise, entre autres, le topos de la nature comme un « Ailleurs » qui devient l’expression du monde intérieur de ses protagonistes.
De todos es sabido que los escenarios por los que transcurre la acción en la « Comedia nueva » implican un número considerable de lugares. Ateniéndonos a una división de los espacios muy general, podríamos decir que la acción en este género dramático del XVII transcurre en el ámbito urbano y en el rural. El propósito de este trabajo es el de mostrar el tratamiento que los lugares de la acción (ciudad, monte, aldea, campo en general) reciben en una de las comedias menos conocidas de Lope de Vega, pero muy significativa, sin embargo, de su primera producción dramática : La famosa comedia de La serrana de la Vera. Aunque ambientada ampliamente en el espacio rural y en una geografía tan real y concreta como es la ciudad de Plasencia y la Vera de Plasencia, lejos de describirnos el paisaje tal cual se presentaba a los ojos de sus contemporáneos, Lope recrea una visión que muy poco tiene que ver con la realidad para traer a colación, entre otros, el tópico de la naturaleza como expresión del mundo interno de los protagonistas de su obra.
Texte intégral
1Il est couramment admis que les scènes où s’installe l’action dramatique dans la comedia nueva autorisent la succession d’un nombre considérable de lieux. Pour n’envisager qu’une répartition très schématique de ces espaces, nous pourrions dire que l’action dramatique, dans les œuvres espagnoles du xviie, est située dans un milieu soit urbain soit rural1. Comme on pourra aisément le déduire du titre de la pièce retenue dans ce travail, l’action se déroule pour la majeure partie des scènes dans un contexte rural. Bien qu’elle soit implantée dans la géographie bien réelle et concrète de la Vera de Plasencia, loin de nous décrire le paysage tel qu’il se présentait aux yeux de ses contemporains, Lope recréé une image de cet espace qui a peu à voir avec la réalité, pour introduire une série de topiques qui amplifie la portée du motif initial.
2Pour mieux appréhender la suite de cette analyse, il convient d’exposer brièvement la fable que met en scène cette comedia. Le sujet trouve son origine dans un célèbre conte traditionnel chanté dans des romances d’Extrémadoure très connus aux xvie et xviie siècles. Sans en détailler ici le contenu, on peut néanmoins rappeler que la légende narre l’histoire d’une femme originaire de Garganta la Olla, d’une beauté, d’un caractère et d’une courtoisie extrême qui tomba fort amoureuse d’un jeune homme du même village. Ses parents lui proposèrent un mariage plus en accord avec sa qualité et son rang mais comme son cœur était pris, elle refusa cette union de convenance et, désespérée, s’en fut habiter parmi les bêtes sauvages qu’abritaient les pentes escarpées des hautes montagnes environnantes. La serrana, la montagnarde, qui, en plus d’être belle ne manquait ni d’audace ni de courage, partit alors sur les chemins, armée d’un arc et d’une fronde, armes qui lui servaient autant pour chasser et se nourrir que pour assaillir les voyageurs qui croisaient sa route. S’ils lui opposaient la moindre résistance, elle les emmenait de force à la grotte qu’elle avait aménagée au pied d’une pic escarpé et là, elle les détroussait. Elle les occupait le temps nécessaire à mener à bien son dessein, les invitant à partager différents gibiers à sa table avant de les introduire dans sa couche. Une fois tous ses désirs satisfaits, elle les tuait pour ne pas être reconnue2.
3Avant d’indiquer la façon dont Lope dessine le décor de ces faits légendaires sans doute convient-il d’ajouter que sa protagoniste, qui répond au nom de Leonarda, ne correspond pas entièrement au portrait laissé par les romances antérieurs. Le personnage féminin imaginé par Lope ne reste que partiellement fidèle à la tradition populaire. Il partage avec la serrana originelle une série de traits constitutifs, tels que sa robuste constitution physique, quelque peu masculine, son goût pour la chasse et quelques autres qualités généralement attribuées aux hommes : son habileté pour le tir à l’arc et le lancer de barre ou ses aptitudes de bonne cavalière et son efficacité à l’arquebuse. Cependant, on constate un effacement total de la sensualité propre aux serranas des romances médiévaux. Contredisant la tradition, Lope occulte totalement la nature lascive de la jeune femme ainsi que son statut de victime d’un déshonneur, à l’inverse de ce que présente Gila, l’héroïne homonyme de la pièce de Vélez de Guevara. Lope transforme Leonarda en une authentique virgo bellatrix qui défend son honneur et protège sa chasteté à outrance. Sa vengeance consistera uniquement à intercepter et à donner la mort à tout homme qui croisera sa route. Cette différence affirmée dans la pièce de Lope laisse apparaître l’influence de la tradition savante en général et, plus particulièrement, de la prose chevaleresque espagnole, créatrice d’un type féminin exemplaire et original, une sorte de nouveau modèle d’une « nouvelle amazone courtisane » qui réunit les attributs de fortitudo et sapientia, auxquels elle ajoute celui de pulchritudo autant de qualités qui caractérisent les amazones qui peuplent les textes narratifs chevaleresques espagnols depuis le xiiie siècle3.
4L’action de la pièce se déroule donc à la Vera de Plasencia, région de la province de Cáceres qui s’étend sur de larges pentes douces, depuis les hauteurs de la Sierra de Gredos, et qui occupe une grande partie de la cuvette du Tiétar jusqu’à son confluent avec le Tage et ses berges. C’est aussi dans cette chaîne montagneuse que se situe la Vera, au pied des monts de Gredos, dont elle s’écarte près de la colline de Medianil, aux confins des provinces de Cáceres et d’Avila. Il y a là plusieurs bourgades, parmi lesquelles Garganta la Olla qui est l’un des lieux privilégiés de l’action4.
5Bien que le titre renvoie à une géographie réelle et que d’autres localités et villages divers soient mentionnés dans la pièce, la description des espaces dramatiques dans lesquels se situe le fait légendaire, s’inscrit dans d’autres perspectives. Leonarda, point de référence de la comedia, apparaît convertie en serrana à l’acte II et à l’acte III de la comedia, ayant trouvé refuge dans des zones totalement sauvages. Comment une dame de sa condition, appartenant à la noblesse urbaine, peut-elle se transformer ainsi en serrana tout d’abord et ensuite en bandolera, authentique bandit de grands chemins ? Au début de l’acte II, Leonarda et don Luis, son frère, sont réunis dans leur maison, de bon matin, et engagés dans une violente dispute. L’honneur des deux personnages a été sali et la pureté de sang de leur lignage remise en question ce qui motive la douloureuse discussion qui les occupe. À ce constat fatidique, s’en ajoute un autre de toute aussi grande importance qui touche directement Leonarda : cette dernière croit que son amoureux, don Carlos, au lieu de l’épouser comme cela avait été décidé, et selon les rumeurs qui circulent en ville, va se marier avec une autre dame, amie de Leonarda et prénommée Estela. Face à une telle situation, la protagoniste décide d’abandonner la maison familiale et de se réfugier dans la forêt, dans les montagnes proches de Garganta la Olla. C’est là qu’elle se consacrera de façon temporaire à l’exercice du noble art de la fauconnerie en compagnie de deux valets. Il faut préciser que la fuite de Leonarda de la ville de Plasencia vers la forêt, où elle prétend trouver refuge jusqu’à ce que sa situation sociale et personnelle soit éclaircie, passe par deux étapes. Femme en proie au dépit amoureux et privée d’honneur par sa famille, elle se retire en un lieu sauvage mais elle y conserve son statut de dame. Elle part de sa maison vêtue en amazone. À son frère Luis qui tente de la retenir, elle répond en colère :
Yo no he de estar en Plasencia
mientras esto se averigua.
Las botas me he calzado,
la saya corta que ves,
que honestamente los pies
muestra deste y de aquel lado.
Esta espuela, este sombrero,
son para irme al monte5. (v. 1091-1098)
Effectivement, quelques scènes plus avant, nous retrouvons Leonarda en train de chasser avec son faucon et un chien dans un pré bordé de ronciers dans lesquels l’oiseau s’est enfoncé, distrait par l’observation d’une proie. Cette activité cybernétique est soudainement interrompue par l’arrivée sur scène de deux chevaliers, Fulgencio et Fineo, deux personnages cupides et intrigants qui se sont déplacés dans ces parages montagneux pour faire savoir à Leonarda que son frère Luis l’avait promise à un galant dont elle n’est pas amoureuse. Leonarda, fidèle au sentiment qu’elle éprouve pour celui qu’elle aime, décide de se rebeller contre la décision familiale et l’autorité de son frère et c’est alors qu’elle choisit de quitter définitivement la civilisation pour vivre de façon permanente dans les bois. Après avoir renvoyé les domestiques qui l’accompagnaient, symboles de son ancienne qualité de dame noble, elle leur ordonne de partir sur le champ à Plasencia pour informer sa famille de sa mort sociale. Elle lance alors une malédiction à la nature environnante en s’adressant à ses éléments personnifiés et en leur faisant partager sa profonde tristesse. De la sorte, le poète met à la disposition de son héroïne malheureuse des interlocuteurs nouveaux auxquels elle communique sa douleur :
Claro cielo, sol hermoso,
agua, viento, fuego y tierra,
verdes enebros armados,
pardos riscos, blancas peñas,
murmuradores arroyos,
de mis lastimosas quejas
ecos, que las vais doblando
con las sílabas postreras:
a todos, como testigos6
de mi voluntad sin fuerzas,
hago juramento y voto
de no volver a Plasencia;
de vivir entre estos montes,
en las cóncavas cuevas,
entre los silvestres gamos
y entre las cabras montesas. (v. 1744-1759)
Aussitôt finie son invocation, son galant don Carlos apparaît sur la scène. Il s’est aventuré dans la montagne pour informer Leonarda de son innocence dans les propos qui lui avaient été attribués. De même, il la rassure en confiant son plein accord à l’attribution à Luis de la récompense par la Croix de l’ordre Saint Jacques, si prisée à l’époque, et véritable sauf conduit très recherché ouvrant toutes les portes dans la société espagnole du xviie siécle. C’est par Carpio, valet de la dame, qu’il a été informé du lieu de son refuge :
Al pie de aquestos enebros,
a quien dice sus requiebros
aqueste arroyuelo manso […] (v. 1777-1779)
Galindo, valet de don Carlos, l’ayant reconnue à distance, son maître s’approche de la belle en récitant un sonnet par lequel il l’implore de l’écouter :
Hermosa fiera, que a los montes vienes
cansada de matar en las ciudades,
por ver si entre estas mudas soledades
el mismo imperio con las fieras tienes.
Si quiere el cielo que el rigor refrenes,
escucha de mi pecho las verdades,
a tiempo que soberbia persüades
para mí injustamente tus desdenes […] (v. 1785-1791)
Leonarda rejette impitoyablement toutes les explications de don Carlos. Lorsque le chevalier se rend compte de l’inutilité de sa démarche, il décide à son tour de vivre dans les montagnes de Plasencia, dans un silence absolu et permanent, peine infligée par la dame en châtiment de son comportement déloyal. Don Carlos se résout alors à l’errance, tel un fantôme, dans les parages sauvages de la Vera de Plasencia et il partage ses jours avec les animaux qui les peuplent jusqu’à ce que soit résolue la crise qui l’oppose à Leonarda. Épargné par cette dernière qui l’aime toujours, don Carlos reste tout seul dans la montagne et c’est alors que renouvelant une invocation à la nature similaire à la précédente, elle laissera libre cours à sa lamentation.
6Mais juste avant qu’elle ne s’exprime, un lion apparaît sur la scène. Contre toute attente il s’approche en douceur de don Carlos et se couche à ses pieds comme pour mieux opposer la condition agressive de sa bien aimée à la docilité du fauve (v. 1922-1930). La présence de cet animal est totalement invraisemblable dans ce secteur, comme le fait remarquer Galindo qui, le premier, a aperçu le félin. Terrifié par le fauve, il s’exclame en parfaite conformité avec la fonction de bouffon, de gracioso, qu’il occupe dans la comedia :
¡Ay Dios, qué gran confusión!
¿Cómo en los montes de España
se ha visto jamás león?
¡Valedme, fuerte montaña! (v. 1918-1921)
Toutefois, Lope se charge de lever l’ambiguïté de la situation. Don Carlos reconnaît de suite ce lion :
Pero ya sé la razón.
Éste en la ciudad estaba
en casa de don Fadrique,
donde yo a veces le daba
pan o carne. ¡Que éste aplique
a piedad furia tan brava! (v. 1932-1937)
Après avoir justifié la présence du lion, animal favori domestiqué par son ami don Fadrique, et l’avoir replacé dans la logique d’une relation affective, don Carlos se laisse aller à son tour, prenant à témoin tous les éléments de la nature qui l’entoure :
Cielos, planetas, estrellas,
elementos, tierra, montes,
peñas, arroyos y ríos
perezosos y veloces;
aves de los altos aires,
peces, animales, hombres,
sombrosos y altos castaños,
duros y pálidos bojes,
verdes y intrincadas zarzas,
hayas blandas, duros robles,
celosos toros y vacas,
ovejas, cabras, pastores,
oídme los que podéis,
aunque, en tales ocasiones,
los montes tienen oídos
y hasta las pizarras oyen.
Si las aguas tienen lengua
y su orilla aqueste nombre,
tengan orejas las aguas,
esto escuchen y esto lloren.
¡Voto y juramento hago
de que a Plasencia no torne
hasta que Leonarda diga
que mi firmeza conoce!
Viviré en esta montaña
entre animales feroces,
y será mi compañía
este rey de los mayores.
Diréle mis pensamientos;
que desdichas tan inormes
con bestias se comunican,
que no son para los hombres.
Iremos juntos de día
a cazar por esos bosques,
y donde nos venga hallar,
juntos tendremos la noche.
Véngate, Leonarda, bien;
que esto merece quien pone
en el viento su esperanza:
vientos siembra y llanto coge. (v. 1938-1977)
Sa plainte amoureuse s’exprime encore à travers de longs monologues où il rappelle l’interdiction prononcée par Leonarda de prononcer un seul mot : il devient le seul être muet au sein d’une nature dotée de multiples capacités d’expression :
Ya que el hablar me quitas, a lo menos
las quejas no podrás, Leonarda ingrata.
Quéjase el mar, si el viento le maltrata;
tiembla la tierra en sus profundos senos;
silban los troncos, de hoja y ramas llenos,
y hasta la rueda y clavazón de plata,
de sus ejes, a veces se delata
con voces de relámpagos y truenos.
Quéjanse los delfines, los leones,
el toro, el tigre, y tú, como ellos, quieres
que calle la razón a mi despecho.
Mas como todas fueron sinrazones,
no quieres que se sepa que tú eres
a la vista mujer, diamante al pecho7. (v. 2018-2031)
Les exploits de Leonarda, serrana-bandolera, qui arrête tout homme qui vient à croiser sa route et le tue sur le lieu même de leur rencontre, lui ont conféré une réputation funeste dans toute la vallée et les monts environnants Vera : elle est reconnue comme une femme d’une extrême cruauté et en tous points dangereuse. De fait, elle transforme les parages qu’elle sillonne, les chemins entre Tolède, Talavera et Plasencia, en espace maudit, redouté de tous les voyageurs. Ainsi est-il décrit par Alejandro, l’un des personnages secondaires de la comedia :
¡Oh, plega al cielo que antes
que en su vistosa techumbre
la confusa tierra alumbre
el pabellón de diamantes,
dentro de Plasencia esté! (v. 2128-2131)
Ses plaintes résonnent en vain et il est intercepté par Leonarda dont le costume même impressionne et terrifie tous ceux qui la croisent. Une fois qu’elle a décidé de vivre hors de toute loi et de façon définitive dans les forêts, elle remplace son habit d’amazone-chasseresse par un nouveau vêtement : elle revêt une cape à double pan, une jupe et un chapeau en peau de tigre, chausses, guêtres et épée en baudrier et une arquebuse. C’est ainsi qu’elle se présente devant Alejandro, montée sur son cheval. La mauvaise réputation de Leonarda se répand dans les alentours et effraie les villageois de Garganta la Olla comme en témoigne le romance chanté par quatre paysans de la pièce qui s’aventurent dans la forêt pour aller chercher de l’eau à une fontaine :
Cantan
Salteome la serrana,
junto al pie de la cabaña.
La serrana de la Vera,
ojizarca, rubia y branca,
que un robre a brazos arranca,
tan hermosa como fiera.
viniendo de Talavera,
me salteó en la montaña,
junto al pie de la cabaña.
Yendo desapercebido,
me dijo desde un otero:
« Dios os guarde, caballero ».
Yo dije: « Bien seáis bienvenido ».
Luchando a brazo partido,
rendíme a su fuerza estraña,
junto al pie de la cabaña8. (v. 2469-2484)
De jour, Leonarda parcourt sans cesse les chemins de ces montagnes, mais où se trouve-t-elle alors que tombe la nuit ? C’est à don Carlos que revient le soin dans la pièce d’identifier la demeure de la belle sauvageonne. La tradition populaire voudrait qu’elle habitât dans une grotte. Dans la comedia de Lope, elle recueille son frère, don Luis, blessé après son duel avec don Rodrigo pour le soigner à l’abri des regards. Mais elle a été vue par don Carlos qui, la voyant porter le corps d’un homme s’exclame désespéré :
¿Cómo la furia detengo?
¿Cómo viendo que a su cueva9,
de la mano, un hombre lleva
no rompo este vil concierto?
Hombre lleva; yo soy muerto.
¡Cuán bien que es mujer se prueba!
Los hombres aborrecía;
pero, en fin, era mujer;
llegó de mostrarlo el día.
¡Ah, cielos! ¿Quién puede ser
quién venció nieve tan fría? (v. 2643-2653)
En fait, on apprend alors que Leonarda vit dans une chaumière et la désignation de cet indice spatial sera réitérée tout au long de l’acte III. Cette substitution de la grotte traditionnelle par une cabane est significative et symbolise la portée que Lope confère à son personnage. En supprimant la facette séductrice de Leonarda, il n’était plus nécessaire de l’installer dans une grotte susceptible d’engendrer la terreur de ses futures victimes et qui servirait de dépôt à ses trophées macabres… Don Carlos fait écho à la tradition quand en voyant Leonarda accompagnée d’un homme il en déduit qu’ils se dirigent vers la grotte où doit avoir lieu l’acte érotique suivi de la mise à mort du malheureux. Plus avant, lorsqu’il découvre que l’homme en question est don Luis, et il rectifie alors la désignation de l’habitat en utilisant à plusieurs reprises le terme cabaña.
Nous conclurons de ces observations que Lope recueille la double tradition qui est à l’origine du personnage : la savante, inclue dans la pastorale et la populaire, issue des romances, dans lesquelles on retrouve la géographie ébauchée auparavant dans les serranillas. Dans le cas de cette comedia, la topographie devient une ethnographie. Les espaces dramatiques se dédoublent : le pôle urbain, représenté par la ville de Plasencia et le vaste domaine rural dans lequel se déroule la majeure partie de l’action. Plasencia est le lieu de résidence de la noblesse urbaine, d’où sont originaires les dames et les galants de la pièce. En revanche, dans la campagne se retrouvent les paysans et les bandits. Lorsqu’une dame, comme Leonarda, se déplace vers cet espace rural, c’est généralement de façon occasionnelle pour les divertissements et les loisirs. Ici, il s’agit plutôt de s’y mettre à l’abri dans un espace de liberté, exempt de toutes les contraintes et conventions imposées par la société. Cet Ailleurs devient un espace central qui évolue au gré de la transformation transgressive de la protagoniste. Si dans un premier temps, Leonarda abandonne la civilisation pour oublier la personne aimée, elle choisit ensuite ce même lieu sauvage comme refuge. La forêt accueille la fugitive mais aussi la dame hors-la-loi et lui offre sa protection. Le rôle de cet espace dans la pièce de Lope est à la fois matériel et symbolique car il devient le centre de l’aventure chevaleresque et courtisane de la protagoniste. Le refuge sentimental devient progressivement une véritable citadelle, une place-forte, où la jeune femme se sent en sécurité comme si elle était protégée par des murailles.
Notes de bas de page
1 Ce travail s’appuie sur le Diccionario de actores del teatro clásico español, DICAT, Teresa Ferrer Valls, dir., Kassel, Reicherberger, 2008, ainsi que sur le projet de recherche intitulé « Las comedias y sus representantes », base de données des pièces mentionnées dans la documentation théâtrale (1540-1700), CATCOM, financée par le Ministère de la Culture et de l’Innovation (ref. FFI2008-00813) dirigé par la Professeure Teresa Ferrer Valls de l’Université de Valence, et sur le projet ARTELOPE dirigé par le Professeur Joan Oleza Simó, également de l’Université de Valence.
2 Cf. Francisco Gutiérrez Carbajo, « La evolución de una leyenda », EPOS Revista de Filología, xii, 1996, p. 229-230.
3 María del Carmen Marín Pina, « Aproximaciones al tema de la Virgo bellatrix en los libros de caballerías españoles », Criticón, 45, 1989, p. 81-94.
4 C’est aussi dans la Vera de Plasencia que se déroule l’action de la « Comedia famosa del cuerdo en su casa », Parte VI (1615), non datée par Morley et Bruerton dans leur chronologie. Par ailleurs, La serrana de la Vera, apparaît dans la première liste du Peregrino en su patria, et est donc antérieure à 1604. L’étude la versification réalisée par Morley et Bruerton indique l’œuvre a probablement été écrite avant 1599.
5 Les citations de la pièce sont extraites de l’édition établie par mes soins, publiée dans Comedias de Lope de Vega. Parte VII, coord. Enrico Di Pastena, Lleida, Milenio, 2007, p. 301-430.
6 C’est moi qui souligne.
7 C’est moi qui souligne.
8 C’est moi qui souligne.
9 C’est moi qui souligne.
Auteur
Universitat de Lleida-Espagne
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