De la découverte de l’altérité aux Temps modernes à l’invasion de l’Autre sur la scène contemporaine
p. 7-14
Résumés
Les grandes découvertes de la Renaissance sont concomitantes de nouvelles formes d’organisation de la pensée où l’Autre et l’Ailleurs occupent une place centrale. Le modèle de représentation que fournit alors le théâtre des Temps modernes est analogue à celui qui servira la connaissance dans tous les domaines de la science moderne naissante. Le théâtre constitue ainsi l’image d’une pensée en acte et en épouse même la dialectique (entre le visible et l’invisible, le dedans et le dehors, le subjectif et l’objectif, la réalité et l’illusion, etc.)
Dans un espace qui est celui du théâtre occidental, la place de l’Autre impose des règles dramaturgiques basées sur le logos aristotélicien, au moins jusqu’à la fin du xixe siècle, et ces règles continueront à fonctionner dans nombre de pratiques dramatiques tout au long du xixe siècle.
La pensée contemporaine nous ayant appris que le moi est une pure illusion, que le sujet n’est, en grande partie, que le résultat d’une construction psycho-socioculturelle, l’on est en droit de se demander si, dans le genre dramatique, voire post-dramatique actuels, qui est théâtre des marges, du marginal, de la périphérie… la part de l’Autre n’est pas en train de déborder la part de l’Un sur la scène d’aujourd’hui.
Los grandes descubrimientos del renacimiento son concomitantes con nuevas formas de organización del pensamiento en las que el Otro, « l’Ailleurs », la otra parte ocupan una posición céntrica. El modelo de representación que produce entonces el teatro de los Tiempos modernos es análogo al que servirá el conocimiento en todos los dominios de la incipiente ciencia moderna.
El teatro constituye así la imagen de un pensamiento en acto que hasta se adapta a su dialéctica (entre lo visible y lo invisible, entre lo interior y lo exterior, entre la realidad y la ilusión). En un espacio que es el del teatro occidental, el Otro impone nuevas normas dramatúrgicas basadas en el logos aristotélico, al menos hasta finales del siglo xix y estas normas seguirán vigentes en numerosas prácticas dramatúrgicas a lo largo del siglo xx.
El pensamiento contemporáneo nos enseñó que el yo es pura ilusión, que el sujeto sólo es, en gran parte, el resultado de una construcción psico-sociocultural ; por lo tanto, nos podemos preguntar si en el género dramático, o post-dramático actual, que viene a ser teatro del margen, de lo marginal, de la periferia… La parte ocupada por el Otro no estará superando la parte ocupada por el Uno en el escenario de hoy.
Texte intégral
1La question de l’Ailleurs est tellement fondamentale concernant le théâtre que l’on peut même se demander dans quelle mesure elle n’est pas constitutive du fait théâtral. La parole théâtrale a pour spécificité d’être forcément soumise à la médiation du destinataire-récepteur qui la fonde. Dire quelque chose au théâtre, c’est déjà et avant tout le dire à un autre. L’on peut même affirmer que c’est la seule parole apte à exclure l’inintelligibilité du langage, qui pourrait à la limite caractériser un discours. D’autre part, si le teatron est bien, étymologiquement, le lieu d’où l’on regarde, on peut penser, avec Henri Gouhier1, que la distance établie par ce regard, dans le temps présent de la représentation, participe d’une essence fondatrice du théâtre, du moins pour ce qui est de la tradition occidentale.
2Si je restreins mon propos à la tradition occidentale, c’est parce que le théâtre engage immanquablement une vision du monde, une certaine façon de penser et d’être au monde et que toute esthétique théâtrale est, en définitive, partie prenante d’une idéologie. À l’intérieur même de cette tradition, la nature et la fonction des dramaturgies qui se sont succédé au cours de l’histoire du théâtre occidental témoignent du stade d’évolution de la pensée dans un univers donné et permettent de suivre les jalons de l’histoire des mentalités, comme de l’histoire culturelle. Le théâtre est toujours images et reflet du monde, tel que celui-ci est perçu à un moment de son histoire, dans une aire culturelle donnée.
3L’histoire du théâtre semble en effet indéfectiblement liée à l’histoire de la pensée dans le sens où depuis la nuit des temps – c’est-à-dire depuis son émergence dans l’Antiquité gréco-latine « la fonction discrète du théâtre a été de fournir un modèle spatio-sensoriel d’organisation de la pensée2 ». D’autre part, les rapports que dès l’origine le théâtre a entretenus avec la philosophie ne sont plus à démontrer. C’est dans cette perspective d’une évolution parallèle entre théâtre et pensée que je voudrais vérifier l’hypothèse selon laquelle les nouvelles formes dramaturgiques qui se développent aux Temps modernes sont liées à la découverte de l’altérité, de l’Autre avec un grand A, mais aussi d’un Ailleurs géographique car il s’agit d’une découverte qui va radicalement changer la conception du monde de l’homme occidental. Je vais donc m’intéresser dans un premier temps à cette coïncidence temporelle entre décentration du sujet et mise à distance de l’objet sur une scène théâtrale ainsi qu’à ses conséquences dramaturgiques. Il s’agira de montrer qu’à partir de cette découverte fondamentale de l’altérité, à l’origine de nouveaux modes d’organisation de la pensée, tous les éléments de la structure dramatique, dans un contexte de triomphe progressif de la raison, puis de la logique cartésienne, sont affectés par la prise en compte de l’Autre, du moins dans toutes les dramaturgies antérieures à la fin du xixe siècle.
4L’éclatement, au début du xxe siècle, de tous les repères qui géraient la représentation traditionnelle a eu entres autres conséquences, répertoriées par toutes les histoires de la littérature dramatique (effritement de la fable, éclatement de l’espace, rupture de l’illusion réaliste, etc.), celle d’échafauder de nouveaux rapports entre texte et scène, entre un texte et un autre texte (l’intertexte et l’interthéâtre sont devenus pléthoriques), entre l’auteur et son œuvre. L’impact croissant de la réception dans le processus créatif a fait que plus que jamais l’espace théâtral est devenu le lieu privilégié d’une rencontre entre moi et l’Autre3, entre un créateur et/ou un auteur et son public. Il semble même que l’achèvement de ce processus de décentration ait abouti à une véritable invasion de l’Autre sur la scène contemporaine. C’est ce que nous verrons dans le deuxième temps de ce travail.
5Les grandes découvertes de la Renaissance vont avoir pour effet « un changement de conception chez les européens de l’époque, un renversement cosmologique comme il ne s’en produit que quelques fois par millénaire4. » L’invention ou la découverte, le débat n’est pas tranché, de la perspective en Italie à l’époque du quattrocento créa de nouvelles voies d’accès à la connaissance. L’appréhension du monde passe désormais par une illusion tridimensionnelle qui place l’Ailleurs au cœur de la réalité car cette réalité est désormais scindée entre la perspectiva naturalis (science de la vision) et la perspectiva artificialis qui désigne le nouveau mode d’approche de la réalité spatiale. Autrement dit, le Réel est désormais autant constitué par ce que je vois que par ce que je ne vois pas. La connaissance dès lors est régie par un système de représentations mentales qui vont se conformer à la double métaphore attachée au vocable : la représentation théâtrale d’une part et la représentation diplomatique d’autre part dont il faut remarquer qu’elles intègrent dans les deux cas un système particulier de substitutions de l’Ailleurs : dans l’ici et le maintenant pour ce qui concerne la représentation théâtrale ; d’une présence concrète, représentative d’une entité absente, toujours dans l’ici et le maintenant, pour ce qui concerne la diplomatie. Cette découverte de la perspective – c’est-à-dire la prise en compte, dans la restitution du réel, de ce que je ne vois pas –, relève d’un distinguo constitutif de la pensée des Temps modernes entre le subjectif et l’objectif, entre ce appartient à la réalité de mon environnement et ce qui appartient à une autre réalité, à la fois présente et absente. À l’origine du logos « qui n’est pas seulement pour les Grecs le discours ou la raison, mais un principe essentiel de détermination du réel et de la pensée » (Étienne Balibar), il y a la dialectique, c’est-à-dire le dialegein, de dia (rapport ou échange) et legein (parler). La dialectique est donc un échange de paroles ou de discours c’est-à-dire, en somme, une discussion ou un dialogue.
6Découverte de la perspective et découverte de l’Autre vont de pair, comme vont de pair la prise en compte d’une réalité absente et celle de l’Autre et de sa différence (dont la controverse de Valladolid par exemple porte témoignage dans le domaine de l’hispanisme). Le dialogue, qui demeure l’élément définitoire du genre dramatique, participe et tout à la fois atteste de la véritable révolution psychoculturelle à grande échelle qui se produit grosso modo à la fin du xve siècle. Il s’agit de l’émergence de ce qu’Edmond Cros appellerait « le sujet culturel » des Temps modernes5. La terre désormais n’est plus plate, elle n’est qu’une planète périphérique et l’homme n’est plus le centre de l’univers, autant de découvertes qui auront pour conséquence ce lent processus de décentration de la psyché6.
7Jusqu’alors, le théâtre était intrinsèquement lié à la sphère religieuse jusque dans ses déviances les plus comiques et iconoclastes, comme dans les « fêtes des fous, ces mascarades de carnaval innocemment sacrilège7. » Les premières formes dramatiques sont donc avant tout des manifestations festives où il n’existe pas de distance entre moi et l’Autre. Dans ce théâtre qu’il convient d’appeler théâtre de la communion et de la participation8, le public n’est pas à distance de ce qu’il vit et voit, il participe pleinement à une manifestation qui le lie à la communauté des fidèles. Le spectateur est acteur d’une représentation qui participe de sa vie même. Comme dans le théâtre de l’antiquité gréco-latine9, qui est resté profondément marqué par ses origines religieuses, l’Ailleurs évoqué lors de ces recréations bibliques, légendaires ou mythiques n’a pas seulement une fonction religieuse mais également une fonction politique ; il tend vers une unité fondamentale qui consiste à celer la cohésion de la communauté et la cohérence de la cité.
8On sait que l’homme du Moyen Âge ne se percevait pas comme une entité psychique à part entière, ne se différenciait pas de la communauté des humains à laquelle il appartenait, il était fondamentalement un élément – pas vraiment singulier – du tout collectif. La meilleure preuve que l’on en ait réside bien sûr dans la pratique généralisée de l’anonymat des œuvres artistiques10. L’Ailleurs du théâtre (convient-il d’ailleurs de l’appeler théâtre, n’est-il pas ici avant tout une manifestation festive et populaire ?) est alors l’espace privilégié où le moi et l’Autre se fondent et se confondent en une même entité indistincte ; là, le singulier et le pluriel, le jugement et l’affectivité, le symbole et le concept s’interpénètrent. Dans l’auto sacramental, qui apparaît de ce point de vue comme emblématique, l’idée prend corps, s’incarne littéralement dans des personnages allégoriques car l’objectif ultime de ce théâtre « eucharistique » est encore une fois l’unité des chrétiens en Jésus Christ mort et ressuscité. Il n’y a pas de distance du sujet à l’objet. D’ailleurs, le Moyen Âge ne construit pas de lieu spécifique à la représentation où le public se tiendrait à distance du spectacle ; il investit la place publique, le parvis des cathédrales ou bien il élabore des structures de bois éphémères (dans les mystères) ou bien encore, utilise les fameux carros pour la représentation des autos sacramentales. Il s’agit donc de créer des représentations religieuses imagées afin d’endoctriner, au sens premier d’instruire, un peuple qui n’avait pas accès à l’écrit.
9L’émergence du théâtre aux Temps modernes coïncide avec de nouvelles modalités d’organisation de la pensée – Freud dirait de la psyché – qui réempruntent la voie ouverte par les Grecs quelques siècles plus tôt.
Les Grecs nous ont appris, dit Rémi Brague, l’attitude théorique: regarder, ne faire que cela. Theôrein, cela veut dire être au spectacle, comme au théâtre, où l’on ne fait que regarder sans intervenir. […] Pour voir de ce regard théorique, il faut se dépayser, quitter ses habitudes. […] Nous sommes tous grecs dans la mesure où nous situons la vérité Ailleurs que dans l’apparence immédiate.
Remarquons au passage que cette citation fait mention de la nécessité de se dépayser, c’est-à-dire se transporter dans un Ailleurs, afin d’apercevoir derrière les planches, non pas le Réel mais la vérité du monde. Comme le disait Paul Klee à propos de l’art, le théâtre ne montre pas le visible, il rend visible. Le théâtre apparaît dès lors comme une pensée en acte et quoiqu’en dise Florence Dupont, Aristote n’a pas seulement vampirisé le théâtre occidental ; le logos, dont Aristote n’est bien entendu pas le seul promoteur, a invariablement gouverné toute les approches de la science moderne même lorsqu’elle s’applique, comme à notre époque postmoderne à des objets mus par des lois qui apparaissent comme de véritables défis à la logique traditionnelle. Ce lien entre une pensée dominée par le logos et la rationalité et le théâtre est par ailleurs constamment mis en évidence par l’utilisation massive que toutes les sciences humaines font de la métaphore théâtrale, de l’ethnologie à l’anthropologie, en passant par la critique d’art, la psychanalyse, etc.
10C’est aussi la Renaissance qui voit l’avènement de la salle et de la scène à l’italienne qui offre au spectateur l’illusion que ce qu’il voit, les personnages, leurs corps, leurs voix, leurs gestes, les décors etc. sont autre chose que ce qu’il voit, le simulacre d’une autre réalité. L’espace théâtral devient ainsi le lieu d’un rapport, réfléchi et médiatisé avec le monde où peu à peu s’infiltrent l’ambiguïté, la polysémie, l’équivoque. La réalité n’est pas celle que l’on voit. Le théâtre baroque, qui fera dans cet ouvrage l’objet des articles du premier chapitre, va jouer à l’envi sur la fragilité des frontières entre réalité et illusion, entre vie et théâtre, entre vérité et mensonge. La vérité, c’est que le rêve est parfois plus vrai que la réalité (comme dans La vida es sueño), c’est aussi la coexistence des contraires qui fait que l’apparence peut bien cacher l’essence, contrairement au célèbre adage, au théâtre l’habit fait le moine (ce que vont s’employer à démontrer nombre de comedias du Siècle d’or).
11Schématiquement, on peut donc avancer que toutes les dramaturgies qui se sont succédé depuis la fin du moyen âge, de la comedia du Siècle d’or espagnol jusqu’à la commedia dell’arte italienne, en passant par le théâtre élisabéthain et le théâtre classique français, ont été globalement dominées par des configurations qui reflétaient cette distance nouvelle entre sujet et objet, entre le Moi et l’Autre. La théâtralité est alors fondamentalement basée sur le conflit, déclaré ou larvé, qui fonde la parole théâtrale. La dimension dialogique, ainsi que toutes les formes d’oppositions et de contrastes, de parallélismes et de symétries, de distance critique ou humoristique, caractérisent ainsi le plus souvent l’écriture dramatique. La scène théâtrale est pour ainsi dire gouvernée par le principe d’opposition qui règne, selon Freud, dans la psyché.
12Toujours schématiquement bien sûr, on peut même voir dans l’invention du quatrième mur par Diderot (De la poésie dramatique, 1758) la marque d’une étape importante dans ce processus de décentration du sujet par rapport à l’objet qui crée l’individu des Temps modernes. Dans les dramaturgies antérieures au xviiie siècle, de multiples modalités d’interférence entre temps et espace de la fiction et temps et espace du spectateur continuent à exister, comme si les frontières entre scène et salle n’étaient pas encore totalement étanches. Par exemple, au xviiie siècle en France, il y a encore des banquettes de spectateurs directement placées sur la scène et la rupture de l’illusion réaliste, par exemple par une adresse directe du comédien au spectateur, est une pratique courante du théâtre baroque. Avec les Lumières, s’achèverait ainsi le processus d’individuation des Temps modernes.
13La fin du xixe siècle est marquée par une crise qui affecte de nombreux champs de la connaissance : crise de la Physique (incompatibilité entre la théorie électromagnétique de Maxwell et la mécanique traditionnelle), crise de la perspective ouverte par la géométrie non euclidienne et la théorie de la relativité11, crise du réalisme en art, partout battu en brèche notamment dans les arts plastiques et la littérature. Le théâtre bien sûr n’échappe pas à ces convulsions et la crise du drame moderne, que Jean-Pierre Sarrazac et son équipe situent aux alentours des années 1880-1910, porte témoignage de ces bouleversements. Le « logocentrisme » des textes est attaqué de toutes parts et devient inopérant pour rendre compte d’une réalité de plus en plus complexe et perçue comme telle.
14De nouveaux rapports se créent entre créateurs et spectateurs12. Le récepteur est donc sollicité en tant que co-créateur de spectacle dès l’époque des avant-gardes, par exemple dans le théâtre symboliste de Maeterlinck, le théâtre expressionniste ou esperpéntico de Valle-Inclán, ou encore le théâtre poétique de Lorca, qui imagineront idéalement une mobilisation de tous les sens, au-delà du simple intellect. L’Autre du spectateur devient ainsi de plus en plus présent, par exemple dans le théâtre épique de Brecht et les multiples ressorts de sa fameuse distanciation : juxtaposition de scènes, création de paraboles, présence d’un narrateur ou d’un commentateur de l’action sur scène, adresse directe au public, projections, masques, recours à la parodie, etc., autant de procédés destinés à préserver la capacité critique du public qui de fait, se définit comme paramètre essentiel dans le processus de production et de mise en scène de l’œuvre. La rupture de l’illusion réaliste qui marque à nouveau le début du drame moderne et définit le théâtre contemporain depuis Jarry dénonce l’ici et le maintenant de la représentation et de fait, évoque en permanence un Ailleurs des planches, du décor, des personnages, de l’action et même du langage. Sinisterra, qui est sans doute un des meilleurs théoriciens espagnols actuels dit par exemple d’Harold Pinter :
La gran aportación de […] un Pinter es la recuperación de la palabra dramática, que es una palabra falaz, una palabra insuficiente, una palabra mentirosa, y por eso mismo permite que el espectador desconfíe de la palabra y escuche detrás de la palabra, su sombra13.
Il dit aussi de Beckett, un autre de ses maîtres à penser :
Beckett capta desde muy pronto […] que el hombre es un ser exiliado en el lenguaje y, en consecuencia, la literatura sólo puede desconfiar de esa patria ajena, de ese territorio incierto, de ese suelo de arenas movedizas que es el lenguaje propio14.
Les différents champs de la recherche et de la pensée contemporaine nous ont appris que le moi – également appelé, le « je » ou le « sujet », ou encore « l’individu » selon les terminologies – est une pure illusion, qu’il est une construction psycho-socio-culturelle. La multiplication même de ces termes fait la preuve de la difficulté à saisir la notion. L’accent est mis partout sur ce que le moi doit à l’Autre, sur le partage constant entre ce qui nous appartient en propre et ce qui appartient à autrui, ce qui relève de l’individuel et ce qui relève du collectif.
15Sinisterra, en tant qu’auteur de théâtre, parle de l’écriture comme d’un processus profondément affecté par ces derniers développements concernant le sujet :
Y es que la escritura la habita la paradoja de que la subjetividad se encuentra en permanente diálogo con la alteridad. La subjetividad y la alteridad se entrelazan en procesos tanto más ricos, cuanto más, justamente, se asume la alteridad de la escritura. Escribir no es tanto llegar a la « esencia » profunda de uno mismo sino, quizás, encontrar al otro que hay dentro de uno mismo, encontrar a los otros que hay dentro de uno mismo; […] Escribir teatro nos permite multiplicar esa voz individual, dispersar la subjetividad en las voces, en los cuerpos, en las sustancias de diversos personajes que aparentemente, no tienen nada que ver con nosotros pero que, de un modo u otro, forman parte de esa tribu interior que nos habita y nos atraviesa.
Après cet Autre-spectateur présent jusqu’au cœur de l’œuvre, après cette Autre de la langue dont nous héritons comme de la couleur de cheveux ou des yeux, l’Autre de la tradition culturelle affleure également partout à travers l’intertextualité, l’interthéâtralité, l’interpicturalité devenues pratiques d’écritures à part entière durant ces dernières décennies. Hommage aux grandes figures tutélaires, ou symptôme de complexe culturel dans l’Espagne franquiste, ces pratiques sont également à interpréter comme un hommage à cette vérité de l’Autre qui me construit et construit mon œuvre.
16Je voudrais conclure sur une idée qui m’a été suggérée par le très beau travail réalisé par notre collègue Emmanuelle Garnier dans un ouvrage intitulé Du baroque au néo-baroque. À partir d’une excellente synthèse des derniers développements sur la postmodernité et l’hypermodernité, en particulier à travers des travaux de Michel Maffesoli et Gilles Lipovetski, Emmanuelle Garnier nous invite à penser les rapports entre la crise de la mimésis – qui se joue à la fin du xixe et du début du xxe siècle, qui rejette le rationalisme, comme le réalisme qui en est la forme d’expression la plus achevée – et ce que l’on peut considérer comme l’achèvement de ce processus de décentration du sujet, comme de l’objet, qui conduit dans notre époque postmoderne à ce théâtre des marges, du marginal, des frontières, de l’excentrique. La scène contemporaine en Espagne, comme dans d’autres aires géographiques du théâtre occidental, est en effet peuplée de marginaux, de clochards, de drogués, d’exilés, de femmes en détresse, de fous, etc. Je me suis ainsi demandé si dans ce théâtre où la périphérie s’impose constamment sur le centre, la part de l’Autre n’était pas en train de déborder la part de l’un. Les études, nombreuses, consacrées à la fragmentation du moi et à l’impact de cet émiettement sur le statut du personnage nous amènent en effet à nous interroger. Dans quelle mesure ce théâtre contemporain, qui évide de plus en plus le personnage de toute substance psychologique, individuelle, – qui en arrive même à n’être qu’une fonction, un genre, une lettre, un chiffre, une voix, parfois même une voix off – n’assume-il pas de plus en plus ouvertement le fait de mettre en scène l’esprit humain ? Dans cette perspective, le personnage se réduirait à un schème de pensée, à un élément dialectique du raisonnement, d’une pensée qui se perçoit en outre de plus en plus comme lacunaire, trouée, fragmentaire, marquée par l’incomplétude et la béance fondamentale occupée par l’Autre. N’assisterait-on pas à une sorte de « désenchantement postromantique », encore plus que postmoderne, où l’ego n’est plus qu’un ego pétri par l’Autre ? Le point paroxystique de ce débordement du moi par l’Autre se situant bien évidemment dans la schizophrénie, bien présente dans ce théâtre postmoderne, en particulier ce théâtre de femmes qu’étudie Emmanuelle Garnier. Le schizophrène est littéralement habité par l’autre, il entend sa voix qui lui dicte sa conduite… au cours de ce voyage « intense et effrayant, au cœur du réel » dont parlent Deleuze et Guattari. De ce point de vue, le théâtre n’aurait-il pas un aspect salutaire, voire thérapeutique ? En maintenant cette distance de moi à l’Autre, en érigeant ce quatrième mur entre la scène et la salle, il garantirait la préservation de cet écran cher à Lacan, qui nous permet précisément d’éviter cette « confusion entre le moi et le Réel », autrement dit de nous tenir à une distance, saine, du Réel.
17S’il est fondé d’envisager le psychisme comme une donnée socio-historique, on peut alors dire que le théâtre s’institue aux Temps modernes dans la mise en scène de l’Autre, il appréhende le monde sur un mode analogique à celui de la psyché. Sa gestation est concomitante d’une gestation de la psyché qui dilue la frontière entre représentation mentale et représentation théâtrale, créant un pont entre la réalité et l’illusion mais aussi et surtout entre le Réel et l’Imaginaire15. Le théâtre, c’est en quelque sorte l’expression de la conscience des Temps modernes, une conscience qui se forge de plus en plus à notre époque postmoderne dans un processus intersubjectif jusqu’à atteindre ce point critique où le Moi et l’Autre se confondent.
18Mais il semble que trop d’individualisme ait tué l’individualisme et nombre de disciplines contemporaines sont en train de réagir contre tous les déterminismes que la culture contemporaine a fait peser sur le moi16. Mais il s’agit sans doute là d’un autre chapitre concernant ce rapport entre théâtre et pensée.
Notes de bas de page
1 Henri Gouhier, L’essence du théâtre, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2002. (La première édition, chez Plon, date de 1943).
2 Je fais mienne ici cette affirmation de Derrick de Kerckhove, de l’Université de Toronto, qui a pour objectif de montrer dans son article intitulé « La théâtralité et la formation de la psychologie occidentale » que « l’invention du théâtre par les Grecs est une des conséquences de l’invention et de la pratique de l’alphabet phonétique ». L’article est publié dans, Théâtralité, écriture et mise en scène, dir. Josette Féral, Jeannette Laillou Savona et Edward A. Walker, Montréal, Hurtubise/HMH, 1985.
3 « El teatro es un encuentro, dit très justement José Sanchis Sinisterra, no una emisión unilateral de significaciones ; una experiencia compartida, no un saber impartido ; una confrontación pactada, no una pasiva donación de imágenes. La escena propone las condiciones de este encuentro, de esta experiencia, de esta confrontación, y la sala responde o no a esta propuesta con un lenguaje mudo que sólo el actor es capaz de descifrar. » dans Dramaturgia de textos narrativos, Ciudad Real, Ed. Ñaque, 2003.
4 J’emprunte cette fois ma citation à un géographe. Bertrand Levy, Université de Genève : « Les racines culturelles de l’exotisme géographique, du Moyen Âge à la Renaissance européenne », Le Globe, Tome 148, 2008, p. 32.
5 Edmond Cros opte en effet pour une conception qui fait de la subjectivité une donnée socio-historique puisque « le sujet culturel » se construit historiquement dans un isomorphisme du sujet psychanalytique. Produit d’une idéologie qui modélise aussi bien la production artistique que sa réception, cette instance particulière qu’est le sujet culturel – lorsque sa présence se démontre dans une ou dans des œuvres au point névralgique entre deux époques, en l’occurrence ici, le Moyen Âge et les Temps modernes – peut fournir la preuve que les dramaturgies de la Renaissance s’avèrent être « le reflet où s’est investi et où se reconnaît un même sujet transindividuel ». Cf. Edmond Cros, D’un sujet à l’autre : sociocritique et psychanalyse, Montpellier, CERS, 2002.
6 Dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, 1998, Charles Taylor montre que l’identité moderne a une histoire. Mais entre saint Augustin (354-430) « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même ; c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » (Les Confessions, chap. x, p. 397) et Montaigne (1533-1592) « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ; je n’ai affaire qu’à moi. » (Les Essais, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2009), il n’y a qu’une longue période de gestation de cet individu, dans le « système de pensée » chrétien.
7 L’expression est de Robert Pignarre, article « Histoire du théâtre occidental », Encyclopaedia Universalis.
8 Par rapport à ce qu’il convient d’appeler un théâtre de la communication qui globalement, caractériserait le théâtre des Temps modernes.
9 À propos du public athénien, Robert Pignarre affirme encore : « Ce public était un peuple, il venait là communier dans le sentiment national ».
10 Dans L’idéologie individualiste moderne Louis Dumont a esquissé une généalogie de l’individu des Temps modernes dont il est ici question. Il distingue notamment les sociétés « holistes » (sociétés primitives, antiques, médiévales, etc.) où l’individu n’existe pas et la société moderne marquée par un mouvement séculaire qui n’a cessé d’arracher l’individu à l’emprise de la communauté, aux tutelles de tous ordres (religieux, étatique, familial) qui jusqu’à la fin du Moyen Âge (fin xive, début xve siècle) pèsent sur son destin. D’une manière générale, les études de Louis Dumont (Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983) mais aussi celles de Charles Taylor, de Michel Foucault, de Marcel Gauchet et de Robert Castel (R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Fayard, 2001) nous renseignent sur cette approche socio-historique de l’individu.
11 Cette crise fut, on le sait, à l’origine des théories cubistes et futuristes qui rejetèrent la vision d’un monde à trois dimensions.
12 Je dis créateurs car au vingtième siècle, on n’ose presque plus parler d’auteurs ou de dramaturges (au sens traditionnel) tant le travail de mise en scène devient prégnant.
13 Bercebal, Fernando (coord.), Sesiones de trabajo con los dramaturgos de hoy. Boadella, Onetti, Sanchis, Solano, Ciudad Real, Ñaque, 1999, p. 100.
14 Ibid, p. 102.
15 Au sens que Jacques Lacan donne à ces termes.
16 Bernard Lahire par exemple dans La culture des individus (2004) n’hésite pas à remettre en question l’héritage bourdieusien en insistant par exemple sur l’éclectisme des choix culturels dans les divers milieux sociaux.
Auteur
Université de Strasbourg
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015