Représentations de l’Église médiévale
p. 159-166
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2La fascination exercée par le Moyen Âge sur nos contemporains s’explique, en partie, par son lien avec l’Église. L’homme postmoderne, vivant dans un monde en quête de sens se tourne avec nostalgie, ou avec horreur, vers une époque bâtie sur les évidences de la foi. Comme Apollinaire, l’inventeur de la modernité (qui n’est pas le modernisme), il s’écrie, parfois :
À la fin tu es las de ce monde ancien [...]
La religion seule est restée toute neuve [...]
Seul en Europe tu n’es pas antique Ô christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X (Alcools, Zone)
3L’Église médiévale a souvent été dénoncée comme une institution cléricale qui a imposé son hégémonie sur la société occidentale. On parle de chrétienté, pour désigner cette communauté rassemblée par une civilisation chrétienne qui lui donne ses modes de vie, une politique, une pensée, des croyances, des valeurs et des lois morales. l’Église, théologiquement, ce n’est pas seulement l’institution ecclésiastique, avec le clergé, au sommet duquel se trouve le pape. C’est, pour les catholiques, l’assemblée des croyants, fondée par Jésus-Christ lui-même, rassemblant les clercs et les laïcs dans la même foi. La représentation qui est donnée d’elle la réduit toutefois, le plus souvent, à l’institution ecclésiastique. Les reproches qui lui sont faits sont assez nombreux. Nous ne prétendons pas ouvrir le débat, ici, sur les crimes réels ou supposés de l’Église, celle-ci ayant d’ailleurs exprimé son repentir pour certains d’entre eux. Laissons aux historiens le soin de démêler le vrai du faux, la réalité de la légende noire qui s’est constituée autour de certains moments de l’histoire de l’Église. Nous nous contenterons d’examiner quelques représentations contemporaines de l’Église médiévale. Nous emprunterons nos exemples, surtout, au cinéma (à un seul film) et à la bande dessinée, car ces médias ont aujourd’hui un impact plus fort sur l’opinion publique que la littérature. Les exemples que nous choisissons ne permettent pas une analyse exhaustive, ils illustrent seulement une vision que nous croyons dominante de l’Église du Moyen Âge.
4Il y a une longue tradition en France et en Europe de l’anticléricalisme. Sa forme la plus virulente remonte aux Lumières du xviiie siècle. Elle explosera dans la terreur révolutionnaire et les persécutions religieuses. Elle se maintiendra dans la vie politique chez beaucoup de républicains laïcs, qui accuseront notamment l’Église d’être liée à l’Ancien Régime monarchique honni. Le lien du trône et de l’autel nourrira, en particulier, le discrédit porté sur le Moyen Âge par des historiens et des hommes politiques. Dans le domaine littéraire, il faut souligner l’importance du roman noir, cher aux Romantiques. Matthew Lewis, dans Le Moine (1795), crée un personnage qui aura une postérité chez Hoffmann (Les Elixirs du Diable, 1816), Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo et tant d’autres. On trouve, dans ces romans des personnages, des décors, des situations qui deviendront des poncifs de la littérature anticléricale. Citons, en vrac : une abbaye, un cloître, un espace sinistre, d’architecture gothique de préférence, qui constitue le repère du religieux ou du prêtre. Il y a des passages secrets, des labyrinthes, favorables aux pires exactions. Dans ces ruines règne un ecclésiastique monstrueux : un moine, un prêtre, un abbé. Il est à l’image de cet endroit sinistre où il s’est réfugié. Il est vêtu de noir, austère, froid, mystérieux. Derrière son apparence respectable, se cache un être maléfique. L’homme de Dieu masque une créature liée au Diable. Son regard effrayant laisse entrevoir sa duplicité. Sous le discours le plus rigoriste de la morale religieuse, on ne tarde pas à voir apparaître les pires vices. Ces êtres vils ont une conscience tragique de leurs égarements et de leur vie perdue. Ils ne résistent pourtant jamais aux passions libidineuses qui les animent. Ambrosio (Le Moine), Médard (Les Elixirs du Diable), Frollo (Notre-Dame de Paris) sont orgueilleux, violents et, surtout, débauchés. La luxure les pousse à des amours sacrilèges, les incite à violer et à tuer. Une pauvre jeune fille est la victime de ces moines lubriques. Il va de soi que l’Église est visée dans la caricature de ces religieux tourmentés par une religion morbide, où une piété malsaine se mêle volontiers à la perversité. Le goût romantique pour les ténèbres et le surnaturel fait de ces motifs des éléments de choix pour créer le fantastique, ou du moins, l’étrange. À bien des égards, Le Nom de la Rose d’Umberto Eco se situe dans cette inspiration du roman gothique1. Personne mieux que l’auteur ne sait que « Les livres parlent toujours d’autres livres et chaque histoire raconte une histoire déjà racontée »2. Dans ce même opuscule, sur la fabrication de son roman, U. Eco livre le secret qui l’a motivé à l’écrire : « J’ai commencé à écrire en mars 1978, mû par une idée séminale. J’avais envie d’empoisonner un moine » (p. 18). Il faut lire, derrière ce désir, naïvement avoué, de tuer un moine, le désir probable de tuer les moines. Faut-il en sourire, malgré le ton décalé et les références humoristiques à Conan Doyle ? Nous nous attacherons surtout à l’excellente adaptation cinématographique du roman qui a été faite par Jean-Jacques Annaud en 1986. Ce thriller gothique (pochette du DVD) se prétend une reconstitution historique minutieuse. On trouve dans ce film tous les clichés du genre : une abbaye grandiose, aux allures de forteresse, creusée de souterrains, de passages secrets et de salles obscures. C’est la métaphore de l’Église catholique. Forteresse féodale qui cache dans ses recoins ses cuisines, ses trésors et ses richesses. Forteresse assiégée aussi. On voit, par exemple, la foule des paysans qui viennent sous les murailles ramasser les détritus jetés par les moines. C’est cela la charité que l’Église des riches fait aux pauvres. Dans ce cadre sinistre vivent des êtres hideux. Comment ne pas être frappé par la bêtise et la laideur voulues des moines ? Si encore une beauté intérieure venait les illuminer ! On nous parle d’un moine jeune et beau. Il s’est suicidé après avoir eu une liaison avec un autre moine. On trouve aussi une scène appelée à une grande postérité : le moine qui se flagelle pour expier ses péchés de chair ! Les personnages les plus sympathiques sont, évidemment, Guillaume de Baskerville et Adso de Melk. Ces franciscains apparaissent ici comme des dénonciateurs de la corruption généralisée. L’enquêteur, rationaliste et humaniste, ne manque pas de s’opposer à tous les délires mystiques qui agitent l’esprit de ces moines, à rétablir la vérité, aussi dérangeante soit-elle, à dénoncer les erreurs et les injustices. Le jeune secrétaire Adso découvre la passion charnelle avec une jeune fille pauvre. L’inévitable scène érotique a lieu dans le cadre de l’abbaye (c’est un topos du roman gothique). La laideur physique cache, bien souvent, chez ces moines, une laideur morale. Cette abbaye est l’abbaye du crime (ce devait être le titre du livre). Comme il se doit dans une abbaye gothique, on se massacre, on s’empoisonne, on se menace, on s’accuse, on se cache. Les morts se multiplient. On ne sait si c’est le sang des hommes ou celui des porcs qui inonde la jarre où l’on retrouve un cadavre. C’est l’abbaye de la mort. D’ailleurs tout se termine dans un brasier apocalyptique où l’incendie de l’abbaye répond aux bûchers de l’Inquisition. Mystérieusement, les versets de l’Apocalypse évoqués par un moine semblent se réaliser à travers les tragédies qui frappent l’abbaye. C’est l’Église qui brûle pour expier ses crimes.
5L’Église est particulièrement obscurantiste. « Apprends à mortifier ton intelligence », dit un personnage. Elle veut cacher le savoir. Il est son ennemi. Les livres de l’antiquité sont mis à l’écart dans la bibliothèque interdite du couvent. Aristote fait peur. Il risquerait de saper la doctrine de l’Église. Dans le roman, Guillaume développe cette curieuse théorie : « Chacun des livres de cet homme a détruit une partie de la science que la chrétienté avait accumulée tout au long des siècles »3. Quelle erreur, quand on sait la place que ce philosophe tiendra dans la pensée de Thomas d’Aquin, par exemple ! D’une manière générale, les moines chrétiens du Moyen Âge qui ont transmis et sauvé l’héritage de la culture antique, y compris profane, méritent bien peu le reproche d’obscurantisme. Dans le film, comme dans le roman, on redoute, en particulier, le livre d’Aristote sur la comédie et le rire. Il risquerait de déstabiliser l’Église. Tout cela est abrégé dans le film, il n’en reste pas moins que l’on cite encore des textes prohibant le rire (la règle de Saint Benoît). L’Église est présentée comme l’ennemie du rire, ce qui est une accusation absurde (que l’on lise les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci !). Pourquoi ? Elle a peur que l’on rie des dogmes et de Dieu lui-même. Elle est une force malfaisante opposée au bonheur de l’humanité. Rire c’est être heureux et la morale chrétienne empêche l’homme d’être heureux, en opprimant ses désirs. On trouve là un thème cher au philosophe contemporain, antichrétien et libertin, Michel Onfray. Le rire risquerait aussi de supprimer la peur. Or l’Église terrorise ses ouailles pour asseoir son pouvoir. Elle impose une morale qui brime les cœurs et les corps et pour nouer ses liens, elle agite la peur du Diable et de l’Enfer. Dans le film il n’est question que du Diable que les moines voient partout, dans un délire ridicule et dangereux. Toute la fin du film est dominée par la figure froide et monstrueuse de l’Inquisiteur. Cette figure sera omniprésente dans toute la littérature, la cinématographie et la bande dessinée consacrée au Moyen Âge. Elle est le repoussoir absolu, le vrai visage de l’Église. Inutile de détailler ses vices qui sont ceux de l’Institution elle-même. La charge est d’autant plus forte qu’elle porte sur un personnage réel : Bernard Guy. C’est le pouvoir du roman historique, de mêler la fiction à l’histoire. Umberto Eco excelle à recréer l’illusion de la vérité par ces détails historiques et l’éblouissante érudition qu’il déploie à chaque page. Bernard Guy est bien connu par sa célèbre Pratique, un manuel destiné aux inquisiteurs4. Peu importe le degré de sévérité ou de mansuétude du personnage réel. L’important est de camper un personnage littéraire et cinématographique, emblématique de l’horreur ecclésiastique. La chasse aux sorcières (qui a eu lieu surtout aux xvie et xviie siècles devant des tribunaux laïques) fait partie aussi du mythe. Les moines prient peu dans le film. Ils chantent parfois, mais leur chant est interrompu par un meurtre abominable. On passe de quelques séquences de grégorien à une bassine pleine de sang, dans laquelle baigne le corps d’un moine assassiné. Notons, pour terminer, une position importante affirmée dans l’œuvre. On oppose, en effet, une Église des pauvres, représentée par les franciscains et une église des riches représentée par le légat du pape et l’ordre bénédictin. Apparemment, la papauté s’opposerait à cette spiritualité subversive qui risquerait de la priver des moyens de son pouvoir. Ici, les franciscains, vecteurs d’une église de progrès, d’ouverture et d’engagement social, sont menacés par l’autorité pontificale, autoritaire et conservatrice. L’auteur semble, en tout cas, prendre position pour une Église du progrès, contre une église conservatrice. Curieusement, c’est aussi un des thèmes favoris des anticléricaux. Umberto Eco avait envie d’empoisonner un moine. Par sa subtile caricature de la vie monastique et de l’Église, il y a parfaitement réussi.
6La bande dessinée médiévalisante connaît un succès inattendu. Incontestablement, à l’intérieur de la bande dessinée historique, qui situe son action à toutes les époques, elle a une grande place. Que trouve-t-on de plus au Moyen Âge qui intéresse autant les auteurs et les lecteurs ? L’aventure, le merveilleux et un décor superbe fait d’une nature sauvage et de bâtiments imposants et mystérieux. La production, en tout cas, est abondante. Bernard Ribémont a établi une classification qui fera autorité5. Il distingue la BD destinée aux enfants, la BD simplement éducative, la BD historique qui crée un espace de vraisemblance aussi bien au niveau du texte que de l’image. À l’intérieur de celle-ci, il distingue la BD historico-épique, la BD historico-romanesque et la BD historico-onirique, qui se sert du détail historique pour laisser place à un imaginaire moderne souvent débridé. Autre type, la BD médio-fantasmatique, où le cadre n’est qu’un prétexte pour développer les fantasmes de l’auteur. On s’y trouve plongé dans un univers où la magie et le fantastique se déploient dans le cadre de l’heroïc fantasy. Dernier type : celui de la BD médio-dérisionnelle. Évidemment ces catégories interfèrent souvent6.
7Si l’Église est très discrète dans les BD pour enfants (Chevalier Ardent, François Craenhals, Casterman, Tournai, 1970) sans doute en raison d’une prudente neutralité laïque, elle est évidemment présente dans la BD didactique. Certaines sont consacrées aux bâtisseurs de cathédrales (Maître Guillaume, de P. Dhombre et F. Bourgeon, univers media, 1978. Voir aussi Jhen de J. Martin et J. Pleyers, Casterman, 1984, t. 3, La Cathédrale). L’Église, en revanche est totalement absente, évidemment, dans tout l’univers fantastique lié à l’heroïc fantasy. Il serait fastidieux de parcourir cette forêt de collections et d’ouvrages innombrables, de Thorgal (Rosinski, Van Hamme) aux Chroniques de la lune noire (Pontet, Froideval). Une étude récente de Stéphane François Le Paganisme dans la bande dessinée7, reprenant et développant des pages de Jean-Bruno Renard8 démontre la place dans cet imaginaire, de l’ésotérisme, d’un néo-paganisme qui puise à diverses époques et à diverses mythologies. Le Moyen Âge arthurien est particulièrement propice à ces créateurs :
Ainsi la mythologie, les légendes et le fantastique ouvrent à divers degrés de nouvelles portes, laissant s’exprimer des forces anciennes magiques et païennes. En outre, les thèmes à connotation historique y sont souvent archétypaux et les références appuyées à une mentalité païenne fréquentes9.
8Moyen Âge et science fiction se mêlent facilement dans des thèmes récurrents : le naturel et le surnaturel communiquent. Du chaos émerge un ordre. Un royaume est à défendre ou à conquérir. Il a une dimension mythique. L’homme peut se diviniser. On nous présente un héros prométhéen, environné de forces maléfiques, de pouvoirs et de magie. L’attirance pour cet univers irrationnel témoigne aux yeux de l’auteur d’un refus du monde occidental, d’un désir de sacré caractéristique d’une post modernité, marquée par la synergie de l’archaïsme et du développement technologique. Selon Marie-Agnès Renard,
la plupart des religions présentées dans les œuvres d’heroïc fantasy sont en effet de type païen, mais monothéiste-en règle générale, à chaque civilisation, chaque race, correspond un dieu tutélaire unique10.
9Merlin est un personnage à la mode dans la BD médiévalisante. Curieusement, il devient le porte parole et le prêtre d’une religion pré-chrétienne. Les textes médiévaux le situent dans un univers chrétien. Dans la Bd, il au centre d’un celtisme flamboyant. Dans Merlin d’Istin, Lambert, Stambecco, Merlin se fait l’apôtre de la déchristianisation et de la receltisation de la Bretagne. On y trouve ce dialogue (t. 7, p. 17) :
Et pourtant, l’Église de Rome amasse les biens. Que peut-on dire de tels actes ? – Que cette Église manque probablement de foi et ne s’abandonne pas comme elle le devrait à la Providence [...] Les Bretons sont pour la plupart chrétiens, certes, mais ils rejetteront cette Église tôt ou tard.
10L’auteur a donc voulu placer dans la bouche de Merlin une nouvelle prophétie facile, qu’il voyait se réaliser sous ses yeux, au xxie siècle. Les grandes séries de la BD historique sont plus nuancées. Jean-Charles Kraehn reste un de ses maîtres. Il s’explique longuement sur sa pratique de scénariste et de dessinateur de BD médiévales dans un album spécial des éditions Glénat : Vécu, l’album du 10e anniversaire. Il dit son souci de véracité dans la précision documentaire et le respect des mentalités médiévales, même si, bien entendu, il se considère comme un auteur de fiction et se défend de faire de l’histoire (p. 16). Il explique, par exemple, à propos de son œuvre majeure :
Les Aigles décapitées : Je pense avoir réussi une fois à m’approcher de cette mentalité médiévale, lorsque Hugues, mon héros apprend qu’il n’est qu’un bâtard. En un instant, il voit s’effondrer tous ses rêves de noblesse. Il a alors une réaction qui est un vrai réflexe de preux chevalier : il décide de partir en pèlerinage.
11Il est vrai que son héros, Hugues de Crozen part en pèlerinage dans le tome iv, au Mont Saint-Michel. Une vignette (t. 4, p. 9) nous présente le héros en prière, attitude très rare dans une BD. Cependant, la vignette suivante nous montre son compagnon, un moine, en train d’avoir des relations sexuelles, dans la salle des pèlerins, avec une ribaude, ce qui ruine l’impression de piété. Dans ce même album, intitulé l’Hérétique, il nous présente un groupe de naufrageurs dirigé par un prophète, semblable à un dirigeant de secte, qui critique tous les abus de l’Église et prône une libération des mœurs. Face à lui, le héros défend des positions de l’Église et donne en exemple François d’Assise. Voilà un bel exemple de souci d’objectivité. La plupart du temps l’auteur souligne les crimes et les erreurs de l’Église :
Mais, trente-quatre ans de croisades sanglantes, d’atrocités et de bûchers n’ont pu étouffer complètement l’hérésie cathare (t. 1).
12Dans le t. 4, on évoque, avec une précision didactique, les massacres de soixante juifs (p. 20). Jean-Charles Kraehn a écrit aussi une autre série très particulière, il s’agit de Le Ruistre (Glénat, 2004). Il essaie là de recréer, avec réalisme, le Moyen Âge, rude, violent et grossier qu’il imagine être celui de l’histoire. Il n’hésite pas non plus à tenter de reconstituer une pseudo langue médiévale. Cela donne :
Izeline, va me quérir vistement des potions chez Eusèbe. J’ai grante dolor ce matinet (t. 2 p. 7).
13Son héros, Foulques Le Ruistre, est un chevalier brutal. Il fait étape sur la route des Pyrénées avec son valet le nain Petitus, au château de Montorgueil. Il y rencontre une veuve Aurimonde, qui a bien du mal à défendre son château seule. Il s’empresse de la violer avec son valet. Les images obscènes sont très fréquentes. Foulques sera grièvement blessé par un serviteur du fils d’Aurimonde. Il sera recueilli par un ermite qui fait appel à une guérisseuse pour le soigner. Cette figure de moine est assez exceptionnelle. Il est présenté comme un modèle de piété, de vertu et de charité. Une double page (t. 2, p. 36-37) nous présente son dialogue avec le héros, Foulques. Celui-ci est un incroyant impie, qui nie l’existence de Dieu, dans un monde écrasé par le mal. L’ermite prêche la présence du royaume de Dieu en chacun de nous. À notre avis, Foulques incarne l’homme du xxie siècle, opposé à celui du Moyen Âge, qui fascine et déroute en même temps. L’auteur les oppose ici avec honnêteté, même s’il plaque avec quelque anachronisme, un discours moderne sur un chevalier médiéval. Il en a d’ailleurs, plus ou moins conscience, puisqu’il nous livre une des clés de la BD médiévalisante en avouant : « Toutes ces BD sont inévitablement conçues avec une mentalité moderne » (Vécu, p. 18). Une autre série majeure mérite d’être évoquée. Il s’agit de Les Tours de Bois Maury d’Herman (éditions Glénat, 1994). Dans une interview (t. 10, Olivier), Herman déclare :
On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec l’actualité de notre fin de siècle. Une partie de l’Europe, ravagée par les affrontements inter ethniques où parfois les religions musulmanes et chrétiennes se heurtent comme mille ans auparavant.
14Effectivement, c’est avec ce regard qu’il va présenter la croisade de son héros Aymar de Bois Maury. Il essaie d’éviter tout manichéisme, les deux religions sont mises sur le même plan avec un louable souci de neutralité. Les massacres et les traîtrises des chrétiens sont soulignés (Le Seldjouki, p. 31, Khaled). La tendance consiste, semble-t-il, à prendre le contre-pied de l’univers des chansons de Geste. On y rencontre un noble prisonnier musulman qui prie face à des chrétiens cruels (t. 8, p. 12). Des soldats, au service de l’Église, qui commettent des crimes atroces on en trouve beaucoup. Un des exemples les plus frappants est celui de La Chronique des immortels de Wolfgang Hohlbein, Von Eckarsberg, Von Kummant, (éditions Paquet 2005). Un homme revient sur les traces de son passé, dans son village. Son fils empalé attend la mort. Un jeune garçon survivant, Frédéric, lui apprend que tout le village a été massacré dans l’église parce qu’ils pactisaient avec l’enfer en se livrant à la sorcellerie. Quelques survivants ont été emmenés. Le héros les recherche pour les délivrer. Ces criminels, ce sont des chevaliers au service de l’Inquisition. Ces prisonniers sont retenus dans une ville dirigée par un ministre plénipotentiaire du Vatican. L’Inquisition apparaît ici, dans cette BD à la limite du fantastique, au dessin très élaboré, comme une figure mythique du Mal. Les crimes commis font penser à ceux du nazisme. Les villageois torturés et exterminés dans l’église rappellent ceux d’Oradour-sur-Glane. Il est un autre type de BD historique médiévalisante où la question religieuse est centrale. On n’a plus affaire alors à un anticléricalisme ordinaire, mais à un anti-christianisme plus profond. Incontestablement, Le Nom de la rose a influencé ce genre. Le roman semble l’hypotexte de toutes ces BD. On y retrouve des personnages et une thématique commune. C’est ce que nous appellerons le thriller ésotérique. Comme dans le roman policier traditionnel, on a affaire à une enquête, donc à une énigme à résoudre, mais, ici, l’énigme va plus loin que la recherche de la solution d’un crime mystérieux. L’ésotérisme est une doctrine qui a une dimension spirituelle et religieuse. Il y a une vérité, mais elle est cachée. Il faut la découvrir à travers la lecture difficile et progressive de signes et de symboles. Cette lecture ne peut se faire que par une initiation où l’initié découvre peu à peu un sens caché. L’homme ne se sauve que par la connaissance et nullement par une révélation faite à tous. Et pour cela il faut percer ses secrets en suivant la tradition qui, au cours des siècles, a transmis à quelques initiés le sens profond de ces symboles et la vérité occultée. Le premier exemple que nous prendrons est celui de la série Le Troisième Testament de X. Morison et A. Alice (éd. Glénat, 2000). L’histoire se situe au début du xive siècle. Le héros, Conrad de Marbourg est accompagné d’Élisabeth d’Elsenor. C’est un ancien inquisiteur repenti. Il part à la recherche d’un texte donné par Dieu à un apôtre, le Troisième Testament, qu’on peut retrouver grâce aux carnets de Julius de Samarie. De cette quête complexe et assez confuse, on retiendra l’idée que des traditions exégétiques secrètes permettent de compléter ou de réinterpréter les Evangiles. Des découvertes vont remettre en question les certitudes imposées par l’Église. Curieusement, dans cette série, le héros ne cherche pas à hâter cette révélation d’un troisième Testament. Pour protéger l’humanité, il préfère empêcher sa divulgation. Il n’empêche que le message est une contestation des affirmations et des dogmes de l’Église catholique. C’est aussi l’affirmation d’une vérité cachée que l’on peut découvrir en perçant, par la raison, les secrets et les mystères des textes. La dernière série dont nous parlerons a, comme la précédente, un succès considérable. Il s’agit de Le Triangle secret (7 t.), continué par INRI (4 t.). Les auteurs sont de grands noms de la BD française : Didier Convard, Denis Falque, Christian Gine, Jean-Charles Kraehn, Paul-Pierre Wachs, (éd. Glénat, 2001-2007). L’époque de la diégèse n’est pas exclusivement médiévale. On se situe surtout à l’époque contemporaine, mais les plongées dans les temps médiévaux sont fréquentes. Le Vatican s’inquiète des travaux de la loge première qui existe toujours.
Ils détiennent le second testament du fou qui réunit les trois interdits, les écrits de Baptiste, de Jean et de celui qu’ils appellent le premier frère.
15Ce premier frère c’est Jésus. Un journaliste, Didier Mosèle, fait une enquête pour retrouver, grâce à divers documents, l’emplacement du tombeau du Christ. Le professeur Pontiglione, son ami, est assassiné. Il a le temps de tracer sur la chemise de Didier Mosèle un T avec son sang et de murmurer le nom de Payns. Il s’agit d’Hugues de Payns, le fondateur de l’ordre des templiers. Didier Mosèle et son équipe de chercheurs font le point. Le Christ n’est pas mort sur la croix, mais c’est quelqu’un qui lui ressemblait (son frère jumeau) qui avait pris sa place. C’est un imposteur qui a été crucifié. Jésus, qui n’est pas Dieu et qui était marié à Marie-Madeleine, aurait séjourné ensuite à Qumran. Il a transmis un enseignement. Ce maître est appelé aussi le Premier ou le Frère. L’Église cherche à cacher cette vérité. Selon elle, ce sont des doctrines hérétiques. Tout au long de l’histoire elle a combattu ceux et celles qui s’opposaient à son dogme. Ce sont les gardiens du sang, une milice fanatique au service du Vatican, qui exécutent, aujourd’hui encore, tous ceux qui sont sur le point de découvrir cette vérité. Les Templiers, dans le cadre de leur initiation ésotérique, possédaient ce secret. De nombreux épisodes les mettent en scène, aux prises avec les mystérieux gardiens du sang. Les Templiers sont les dépositaires de cette tradition initiale, ils vont la transmettre aux initiés contemporains, dans une chaîne ininterrompue, dans le cadre du secret, malgré leur extermination en 1307. Un numéro spécial intitulé : INRI, l’enquête, présente un reportage sur la personnalité des auteurs et un étonnant plaidoyer pour une influente société initiatique moderne. On trouve dans cette BD les affirmations traditionnelles sur le fanatisme de l’Église (du Moyen Âge à nos jours), mais on l’explique par la volonté de cacher une vérité qui était restée secrète jusqu’alors et qui, transmise par les initiés, finit par éclater aujourd’hui grâce à l’étude des textes et aux découvertes scientifiques. Jésus n’est pas Dieu, c’est un prophète. Il a été marié. Il a eu un enfant. Il n’a pas été crucifié. Il n’est pas ressuscité. Il est enterré quelque part. Sa tombe sera retrouvée. Les critiques ne portent pas seulement sur les abus de l’institution ecclésiastique, mais sur les points essentiels du dogme chrétien. On retrouve certaines croyances propres à l’Islam. Le thème du sosie de Jésus est dans le Coran. Ce n’est pas Jésus qui aurait été crucifié mais quelqu’un qui lui ressemblait (sourate iv, verset 156). Ce genre de thriller ésotérique a beaucoup de succès et pas seulement dans la BD. On reconnaît des thèmes et des idées présents dans le succès mondial qu’a été le Da Vinci Code. Toute une littérature à prétention scientifique fleurit et apporte son lot de révélations11. On a trouvé un nouvel évangile gnostique (de Judas) qui prouve les amours de Jésus et de Marie Madeleine. On a découvert la tombe de Jésus. On a compris comment il fallait interpréter les évangiles. L’Église a menti en faisant croire que Jésus était vrai Dieu et vrai homme, qu’il est ressuscité et qu’il a fondé son Église sur Pierre.
16Nous ne prétendons pas arriver à une conclusion définitive sur l’image de l’Église médiévale à partir d’un corpus réduit à quelques BD médiévalisantes et à un film inspiré d’un livre fondateur. Souvent, pourtant, l’Église est vue à travers le prisme d’une idéologie. C’est une Église « moyenâgeuse », réduite toujours aux mêmes clichés, caricaturée par des préjugés anticléricaux, voire anti-catholiques. Cela s’inscrit dans une atmosphère généralement hostile au christianisme. On peut s’étonner que, sans vouloir l’idéaliser, on ne représente pas plus souvent la piété populaire des gens du Moyen Âge, la ferveur des processions et des prières, la beauté de la vie monastique, l’activité des ordres mendiants et des œuvres hospitalières, l’effervescence des universités, la soif de savoir et de comprendre des clercs. Des historiens isolés ont fait entendre leur voix pour réhabiliter une Église vilipendée. Georges Duby a montré son rôle pour restaurer la place du corps et de la matière dans la théologie de l’Incarnation, fondant ainsi un art au service de Dieu et de l’homme12 et défendant le mariage par consentement mutuel contre les hérésies dualistes. Malgré cette représentation globalement négative, son attrait reste grand sur nos contemporains. On le constate dans le domaine de la religion populaire et de la culture. Les pèlerinages (Compostelle, Tro Breizh en Bretagne13), le culte marial, le succès du chant grégorien, l’intérêt accru pour le patrimoine religieux médiéval, connaissent un regain récent, aussi bien auprès des catholiques que des incroyants. Il ne faut pas y voir un désir inavoué de restaurer le Moyen Âge mais seulement de le revisiter pour donner un sens spirituel à un monde en crise. C’est l’excellente définition de la post-modernité selon Umberto Eco :
La réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit, parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité14.
17Ajoutons avec esprit critique, plutôt qu’avec ironie, comme l’écrit Eco.
Notes de bas de page
1 Cf. Isabelle Durand-le-Guern, « Mener l’enquête au Moyen Âge, le genre du roman policier médiéval », Images du Moyen Âge, PUR, 2006, p. 197-206.
2 Apostille au nom de la rose, le livre de poche, 1985, p. 25.
3 Umberto Eco, Le Nom de la Rose, Grasset, 1982, p. 506.
4 Pour le détail des faits concernant cet inquisiteur, sans doute moins terrible dans la réalité, nous renvoyons à Jean Dumont, L’Église au risque de l’histoire, Criterion, 1982, p. 216-220.
5 http://perso.orange.fr/bernard.ribemont/chantierBD.htm#_ftn1
6 Cf. l’excellent recueil d’articles « Le Moyen Âge par la bande (BD et Moyen Âge) », A. Corbellari et A. Schwarz, Études de lettres, université de Lausanne, 2001.
7 Stéphane François, « Le paganisme dans la bande dessinée », Études et analyses, n° 11, janvier 2007, Religioscope www.religion.info.
8 Jean-Bruno Renard, Bandes dessinées et croyances du siècle, Paris, PUF, 1986.
9 Stéphane François, op. cit., p. 3.
10 Marie-Agnès Renard, « L’Heroïc fantasy en BD », Le Moyen Âge par la Bande, op. cit., p. 119.
11 Steve Berry, L’héritage des templiers, le cherche midi, 2007 ; Arnaud Delalande, La lance de la destinée, Robert Laffont, 2007 ; Raymond Khoury, Le dernier templier, Presses de la cité, 2005.
12 Georges Duby, Le Moyen Âge, L’Europe des cathédrales 1140-1280, Genève, 1966.
13 Gaële de La Brosse, Tro Breizh Les Chemins du Paradis, Presses de la renaissance, 2006.
14 Umberto Eco, Apostille au Nom de la Rose, op. cit., p. 77.
Notes de fin
* Merci à Isabelle Durand-le-Guern, Corinne Denoyelle, Émilie Urbain.
Auteur
Université de Bretagne Sud
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