Le Creuset médiéval de Pierre Michon
p. 149-158
Texte intégral
Cette époque, on le sait, aime les os. Pas tous les os, ils ont grand soin de choisir, disputent et parfois s’entretuent sur ce choix : les os seulement qu’on peut revêtir d’un texte, le Texte écrit il y a mille ans ou les textes écrits il y a cent ans, ou le texte qu’on écrit à l’instant pour eux, les os que Cluny ou Saint-Denis a nommés et scellés, ceux qui à des signes patents pour nous illisibles, firent partie d’une carcasse d’où s’évasait la parole de Dieu, la carcasse d’un saint. Comment ils décident que tel os sera habillé et nommé, exhibé sous les yeux des hommes dans de l’or, et tel autre anonyme et nu, bon pour la terre aveugle, nous ne le comprenons pas, seuls les mots de cynisme ou de parfaite naïveté nous viennent à l’esprit, mais sûrement pas les mots de savoir et de vérité. Nous béons devant ces châsses au fond d’églises froides, il faut mettre une pièce de monnaie pour qu’elles sortent de l’ombre, nous béons devant le petit cartel qui résume la vie du saint, toujours la même en somme, les nuances nous échappent comme elles ont échappé au rédacteur du cartel, nous nous ennuyons bien avant que la loupiote s’éteigne, ces carbonates de calcium noirs entrevus sous une petite lucarne crasseuse nous dégoûtent - et les châsses, l’art n’en est pas bien compliqué, en dépit de l’épaisseur des catalogues qui entendent prouver que si, c’est compliqué. Nous avons vu les signes, qui ne signifient plus rien1.
Pierre Michon, Abbés, Verdier, 2002, p. 56-57
Columbkill préfère les livres aux ciboires : car ce capitaine, qu’Adomnan appelle le soldat des îles et de Dieu, Isulanus Dei miles, ce loup est aussi un moine comme ils l’étaient en ce temps, de manière inconcevable à nos entendements. Quand il pose l’épée, il chevauche de monastère en monastère, où il lit : il lit debout, tendu, en bougeant les lèvres et fronçant le sourcil, avec cette violente façon d’alors qui ne nous est pas concevable non plus.
Pierre Michon, Mythologies d’hiver, Verdier, 1997, p. 22
1Parmi les écrivains contemporains, peu nombreux sont ceux qui n’enracinent pas leurs textes dans le contemporain – d’autant plus que l’autobiographie biaisée, l’exploration de soi, prédominantes aujourd’hui, renvoient toujours à une certaine actualité, sinon de vie, du moins de lecture.
2Pierre Michon, avec quelques autres, notamment Quignard mais aussi Bobin et Germain, sort du lot puisque la plupart de son œuvre (mise à part l’exception première de Vies minuscules) se tourne vers un passé qu’elle évoque et convoque, tentant de le faire ressurgir, dans un mythe de « résurrection » par la littérature qui marque de son empreinte sa démarche créatrice.
3Le Moyen Âge y fait l’objet de deux livres notamment, Abbés (2002) et Mythologies d’hiver (1997) mais les extraits ci-dessus montrent que cette approche se place sous la figure du paradoxe. On aborde une période, on y consacre des textes, en une quête d’une compréhension apparemment vouée à l’échec.
4Le mot « creuset » nous fournit l’image adéquate pour rendre compte de la double tension qui anime l’œuvre de Pierre Michon.
5Un « creuset » est en effet ambivalent : très concrètement, il renvoie au mortier dans lequel ont lieu des transformations que l’on peut objectivement constater, transformations analysables par la science ; dans ce récipient subsistent les traces de la fusion, de la combustion ou de la purification qui s’est produite. Ces traces constituent matière historique. Objets d’études des scientifiques, elles permettent de reconstituer un monde, dans une démarche inductive qui rejoint celle de certains personnages des histoires narrées par Pierre Michon, telle celle d’Emma, l’héroïne du deuxième texte d’Abbés en quête de traces et de signes pour fonder son monastère.
6Mais le mot « creuset » évoque également et imparablement l’univers de l’alchimie, n’est pas bien loin des « doigts noirs » et de la sorcellerie ; il connote la transmutation d’ordre magique de la matière, magique parce qu’incompréhensible, et traduit la fascination qu’exerce sur Pierre Michon la matière /materia médiévale – nous entendons par là le fonds, la réserve d’histoires. Dans le creuset, les mélanges peuvent produire des choses inouïes, irréelles, du côté de la « fantasmagorie ».
7Cette connotation nous arrange d’autant plus que la vision médiévale de Pierre Michon est fortement médiatisée par la lecture de Michelet, dont La Sorcière exploite le potentiel folklorique et fantasmagorique du Moyen Âge.
8Comment Pierre Michon concilie-t-il une approche à la fois érudite – en quête d’histoires attestées par l’archive et d’une explication rigoureuse des faits – et nécessairement irréelle parce qu’incompréhensible et radicalement différente, dotée de significations mystérieuses ?
9Incertain Moyen Âge, un certain Moyen Âge.
10Né en 1945, Michon est ce qu’il est convenu d’appeler « un auteur tardif ». Sa première publication, Vies minuscules, date de 1984 (et a obtenu le prix France Culture). Par la suite, une série d’ouvrages, toujours des récits brefs ou des recueils de récits brefs sont publiés. La plupart du temps, il s’agit de textes de commande, nous y reviendrons.
11À y regarder de plus près, deux œuvres particulièrement s’attachent au Moyen Âge ou plutôt à un Moyen Âge : Mythologies d’hiver, et Abbés. Plusieurs remarques s’imposent :
121) Pierre Michon fait des références explicites à des textes préexistants, réels, mais qui ne font pas forcément partie de l’Histoire (avec un grand H) ; ce sont majoritairement des chroniques s’attachant à la petite histoire, à l’anecdotique parfois.
13Il s’agit, dans les deux cas, d’histoires collectées ou « recueillies », dans des textes préalables, dans une documentation extérieure, à partir de laquelle Pierre Michon s’autorise à écrire. On pourrait donc envisager les récits qui en découlent comme le fruit de lectures érudites.
14Dans Mythologies d’hiver, « Trois prodiges en Irlande » renvoient ouvertement à plusieurs sources.
15Le premier texte de « Trois Prodiges en Irlande », « Ferveur de Brigid », est consacré à Brigid. La source dont s’inspire Pierre Michon est un texte à mi-chemin entre histoire et hagiographie. Il s’agit de la Vie de Patrick, écrite en latin par Muirchu, un abbé, comme le déclare le début de la nouvelle. C’est un texte qui fut écrit vers 680-700 et relate des faits antérieurs de deux siècles puisque Patrick a vécu de 389 à 461.
16Avec « Tristesse de Columbkill », la deuxième nouvelle du recueil, le lecteur est plongé dans le vie siècle et trouve ici, après l’évocation de Saint Patrick dans le premier texte, celle du deuxième saint fondateur et patron de l’Irlande, Saint Columba (à ne pas confondre avec un autre saint du vie siècle, Saint Colomban, pionnier des missionnaires irlandais sur le continent).
17Le protagoniste, Columbkill, est aussi Saint Columba d’Iona, nous dit Pierre Michon, qui s’inspire une fois encore d’un texte hagiographique, la Vita sancti Columbae d’Adomnan.
18« Légèreté de Suibhne », le troisième récit consacré à l’Irlande procède lui aussi d’une lecture, celle des Annales des Quatre Maîtres. Il s’agit de la plus vaste compilation des anciennes annales d’Irlande, écrite au xviie siècle (précisément de 1632 à 1636), par un frère franciscain, Michael O’Clery, qui devait recueillir la vie des saints en Irlande. Il devait constituer un tout continu à partir des divers parchemins qu’il trouverait. Il le fit avec l’aide de trois autres hommes, décrits par le père John Colgan, le commanditaire de l’œuvre, comme « les maîtres les plus érudits dans la tradition antique ».
19Pierre Michon mentionne explicitement cette source livresque dans la première phrase de son récit :
Les Annales des Quatre Maîtres racontent que Suibhne, roi de Kildare, a le goût des choses de ce monde (p. 29)
20Dans « Neuf passages du Causse », la deuxième partie de Mythologies d’hiver, les intertextes sont la Vita sanctae Enimiae et la version de ce texte par Bertran de Marseille ainsi que le Précis d’histoire du Gévaudan rattaché à l’histoire de France de Balmelle et Grimaud pour les récits qui ne sont pas vraiment médiévaux.
21Dans Abbés, les trois textes naissent de la lecture de chroniques, de Statistiques de la Vendée (1844), et de deux textes médiévaux principaux : la Chronique de Maillezais de Pierre de Maillezais, et les Chroniques intransitives d’Adémar de Chabannes2.
22Certes, Michon aime l’écriture seconde. Mais il a, de plus, une prédilection pour le style indirect qui fait que dans la plupart de ses textes, il fait explicitement mention du narrateur initial de l’histoire qu’il raconte (Muirchu, Pierre de Maillezais, Adémar de Chabannes). Il désigne ses sources, non sans ironie parfois, dans le portrait de Pierre de Maillezais par exemple (Abbés, p. 35).
23Mentionner ces textes antérieurs, réels, cela « autorise » l’écrivain.
24Aussi l’enchâssement narratif relève-t-il, au premier abord, d’une attitude d’humilité créative, d’une autorité qu’on fonde à partir de celle d’un autre.
25Mais ceci s’avère plus complexe et relève également d’une conception particulière de l’écriture chez Pierre Michon.
262) Il n’y a pas vraiment de création ex nihilo, et il semble nécessaire, pour Pierre Michon, d’avoir un référent, idée récurrente dans les interviews où il définit ses personnages comme des « abstractions d’archives auxquelles [il] prête un volume physique, des désirs, une existence et un mort »3, et où il réitère l’importance des noms inscrits sur les tombes et d’« un corps, de[s] restes garants de ce qu’ont été ces hommes et ces femmes »4. Dès lors, puisque il « n’aime pas l’idée de liberté de l’imaginaire », la métaphore de l’écriture comme résurrection s’érige en mythologie personnelle.
27Du coup, Pierre Michon se pose en lecteur avant d’être écrivain. Chaque œuvre peut donc être lue comme une aventure de lecture(s).
28Et pourtant, il y a une certaine lucidité dans ce rapport au passé et aux œuvres antérieures qui pourrait tendre vers l’aphasie et qui paradoxalement stimule :
Je lis beaucoup de textes sur l’époque. Des études, des œuvres. Tout ça ne sert à rien en fait mais ça me donne une certitude, une confiance en moi. De toute façon, on ne sait jamais rien du passé, on invente5.
29Il ne reste à l’écrivain qu’à créer dans les interstices de la chronique, dans les lacunes du texte et ceci est jubilatoire.
30Ainsi, dans Abbés, les mentions du type Adémar « ne dit pas si » ou « ne précise pas que » ou les fins de récits en « ou bien »6 proposant un retournement de situation décidé, du moins suggéré par Pierre Michon témoignent de ces manques qui engendrent la fiction. Des tournures du genre « Maintenant on peut imaginer » ou la multiplication des négations dans le portrait de Saint Hilère (Mythologies d’hiver p. 45) font surgir un monde convoqué par Pierre Michon mêlant références érudites et fiction.
31Ainsi, la tension entre la fidélité au texte source et l’envie d’inventer est constamment perceptible dans les textes, exemplaire même dans l’incipit de « Santa Enimia » (Mythologies d’hiver p. 59) :
Le moine anonyme qui a pu s’appeler Simon écrit une Vie qui ressemble à ceci : [...]
323) Le Moyen Âge évoqué n’est pas celui le plus exploité par la littérature, en général : le haut Moyen Âge et l’an mille dans Mythologies d’hiver, l’an 976 pour le premier récit d’Abbés, et quatre générations plus tard, pour le dernier texte de ce triptyque.
33Dans le champ plus large de l’Histoire, cette période constitue, aux yeux de Pierre Michon, la source ou l’origine du monde qui est le nôtre, avec aussi la grande rupture de la Révolution. On sait l’obsession de Pierre Michon pour les moments de création.
34Dans Mythologies d’hiver, « Trois prodiges en Irlande » évoquent l’Irlande avant et pendant l’évangélisation de Saint Patrick, puis « Neuf passages du Causse » – cinq histoires liées à la vie et à la légende de Sainte Énimie – racontent à leur manière la création d’un texte et l’enrichissement progressif de la légende.
35Fin Barr est dans la forêt à la recherche de bois pour « fortifier » (concrètement) une abbaye (p. 33) ; Simon part « réhabiliter » un monastère « tombé en désuétude » (p. 53).
36Dans Abbés, au titre renvoyant à une figure fondamentale de la société du Moyen Âge (longuement étudiée par Duby), un abbé, Eble, assèche des terres, Emma (re)crée un monastère, et à Charroux, un abbé crée une relique.
37Tous ces textes permettent donc à Pierre Michon d’aborder des histoires de fondation, des moments de création, de remonter aux origines des origines, ce qui est patent dans l’utilisation du topos de la boue et de Tohu-Bohu, dans Abbés.
38De prime abord, on pourrait dire que le Moyen Âge, dans l’histoire, occupe la place symbolique de l’origine.
39Dès lors, le Moyen Âge est au premier chef la période des noms propres, celle où les noms se sont fixés, et correspond souvent au point originel des généalogies.
40Or, Pierre Michon « aime les très anciennes nominations »7, les noms de lieux-dits, les noms de carrefours, et déclare à plusieurs reprises s’intéresser au passage du nom commun au nom propre, au rapport entre le minuscule et le légendaire, bref à ce qu’il appelle le « trafic sur les noms »8.
41L’onomastique médiévale a quelque chose de dépaysant (par exemple : Théodelin, Eble, Gaucelin, Goderan, Ermengarde dans Abbés ; Clotaire, Dalmace, Gondevald, Gontran, Caribert, Pallade, Frédégonde, Galswinthe dans Mythologies d’hiver), et les noms sont souvent liés à des attributs des personnages (le renard, le loup, l’étoupe etc.). Ils permettent également un effet d’exotisme langagier (Finian, Finn Barr...). À Didier Jacob, dans un entretien9, Michon répond :
Quant au Moyen Âge, c’est peut-être ces noms qui me fascinaient, peu compréhensibles, comme Eble. Vous savez que j’adore les toponymes et les noms propres.
42Une périphrase comme « le beau nom de latin pur », symbolisant le monastère qu’on donne à Énimie, est, de ce point de vue, essentielle. Le nom imprononçable n’est prononcé qu’à la fin par le personnage, sans être dit par le narrateur.
43Alors, puisque le Moyen Âge de Pierre Michon est fantasmé, quelle(s) représentation(s) du Moyen Âge Pierre Michon nous donne-t-il dans ses textes ?
444) C’est, selon nous, d’abord un univers de signes et un univers codé. Ce sont les traces que cette période a laissées dans la culture populaire, sous forme de clichés, de stéréotypes médiévaux (chevaux, chasse, bruits de bataille...) qui sont éminemment visuels. Pierre Michon en est conscient qui déclare dans un entretien :
Dès qu’on dit Moyen Âge, on entend le bruit des armures... il y a quelque chose de nocturne, de froid, de très habillé comme la fin du Lancelot de Bresson avec ces casseroles qui tombent10.
45Ces codes, on l’aura compris, sont retravaillés par Pierre Michon, par le biais de lectures érudites : ainsi est-ce le cas du code des cris de la chasse ou des couleurs des cottes en fonction de la chasse au cerf ou au sanglier, ou du topos du désert ou de l’ermitage. Certains temps forts des récits exploitent ce fonds culturel, comme en premier lieu le caractère codé de la lignée qui permet de dater les histoires dans les premières pages des récits, comme le cortège d’Enimie (Abbés p. 61), le surnaturel de la lèpre qui apparaît comme marque de Dieu, ou tout le passage merveilleux dans le texte consacré à Suibhne. L’hypotypose médiévale ou la miniature illustrative sont réactivées dans les textes de Pierre Michon, que ce soit dans le tableau de la bataille dans « Légèreté de Suibhne », dans l’ébranlement du cortège d’Énimie, ou dans la scène du goupil dans La Grande Beune (1996).
46Il faut noter au passage que chez Pierre Michon, ces images médiévales apparaissent au détour des textes, même dans ceux qui ne sont pas consacrés au Moyen Âge, et il s’agit parfois d’effets d’intertextualité comme la référence à Dante pour le portrait initial d’Édouard Martel (Mythologies d’hiver p. 84), le clin d’œil à Rabelais et à l’os, dans Abbés, ou la danseuse d’un tropaire pour évoquer Cingria et son style11.
47La lecture médiévale qui inspire Pierre Michon passe par le filtre romantique. Michelet et Hugo sont présents dans la réponse que Pierre Michon donne à cette question de Didier Jacob :
Mais pourquoi toutes ces images tirées de l’imaginaire médiéval, chevaleresque, aristocratique, comme l’os, le glaive, le sang ?
— C’est bien ça : des os, de l’or. C’est ce qui brille dans le noir. Ce qui est sombre, noir, et traversé d’éclats. Des bêtes, aussi, qui grognent dans la nuit. C’est très sexuel, donc. C’est la nuit des femmes. Dans notre enfance, on nous parlait toujours de « la nuit du Moyen Âge ». Oui, des éclats de nuit sombre12.
48Ce qui intéresse plus particulièrement Pierre Michon dans ces codes et stéréotypes, c’est qu’on n’y comprend plus rien, on l’a vu.
49Or, se heurter à l’incompréhensible, c’est surtout affronter la codification du signe, et notamment celle du signe religieux.
50Il n’est pas anodin que cette incompréhension soit aussi celle par laquelle Pierre Michon, enfant, est entré en contact avec la littérature. Interrogé sur ses premières émotions littéraires, l’auteur déclare qu’il s’agit des récitations d’école primaire parce qu’« On n’y comprenait rien » que c’était « quelque chose comme de l’incantation qui les [les écoliers] subjuguait totalement »13. Cette interrogation du signe, de sa valeur, renvoie également à « l’ambivalence [qui] est au cœur de [s]a mythologie personnelle »14. Celle-ci traverse nombre d’œuvres de Michon, grâce à des couples parfois réversibles : le saint et le minable, l’athénien et le barbare, le maître et le serviteur.
51Le Moyen Âge, envisagé comme un monde fortement bipolaire, avec le bien et le mal, le profane et le sacré, et ses hésitations interprétatives, dont l’exemple suprême dans Mythologies d’hiver serait la fin de « Légèreté de Suibhne » suggérant, avec hésitation, sainteté et/ou folie du personnage, ne peut que fasciner Pierre Michon.
52Une figure de cette époque concentre la perception aiguë d’un monde polarisé : celle de l’abbé. Le texte éponyme peut être vu comme trois histoires de lecture du signe, d’interprétation erronée. Les textes consacrés à Énimie questionnent le miracle ; Eble s’interroge sur la nature de la gloire. Derrière tout cela, c’est la croyance qui est en jeu, et le Moyen Âge en symbolise, aux yeux de Pierre Michon, la naissance, dans un monde de mélanges, de paganisme et du premier christianisme. Il y a une forme de syncrétisme religieux présent dans « Trois Prodiges en Irlande ». L’évangélisation par Saint Patrick y est présentée comme un tour de passe-passe, le peuple voit « la Sainte Trinité dans la feuille de trèfle » (p. 13), ce qui correspond aux thèses de Jacques Le Goff évoquant l’intégration de la culture païenne dans la culture religieuse. Le moine, l’abbé, côtoient les signes (du sanglier ou des nuages), la sainteté, le miracle. En cela, le Moyen Âge permet à Pierre Michon d’interroger la nature de la littérature, puisque, pour lui,
Écrire, c’est changer le signe des choses, transformer la douleur passée en jouissance présente, faire de l’art avec la mort15.
535) D’autre part, cette figure de l’abbé est liée à la naissance du livre (le volumen, le parchemin, le livre) et d’un schéma de réception littéraire fondamentalement différent du nôtre. Le Moyen Âge est l’époque d’une puissance du texte, qui laisse Pierre Michon rêveur.
54Ainsi, au constat qu’au Moyen Âge guerrier il privilégie le Moyen Âge spirituel, l’auteur précise :
Ce christianisme me passionne : c’est une époque de mensonge éhonté, de fabrication de vies de saints, mais qui portent tout de même une vérité plus saine pour le monde que l’horreur qui s’est installée entre la chute de l’Empire romain et le viiie siècle. Un mensonge civilisateur, pacifiant. Je le dis dans « Bertran », un des textes de Mythologies d’hiver que j’aime bien et où je parle de la façon dont on a inventé Sainte Enimie. Le type qui l’invente finit par croire lui-même que c’est vrai. Il attend d’avoir les os, les garants. Puis il cherche du texte pour mettre autour. C’est ce qui se passait réellement dans ces inventions de Saints, comme dans l’invention de la peinture que je raconte dans Maîtres et serviteurs16.
55Dans cette image de l’écrivain médiéval, on retrouve sans mal le « fabricant de texte » que Pierre Michon dit lui-même être. De plus, dans l’image du moine copiste, inscrit dans une transmission, se dit une thématique fondamentale de Michon, celle de la filiation. En rapportant ces récits médiévaux, Pierre Michon prend place dans la transmission et s’inscrit dans une lignée d’auteurs17 : nous rappelons qu’en définissant la relique comme « les os seulement qu’on peut revêtir d’un texte, le texte écrit il y a mille ans ou les textes écrits il y a cent ans ou le texte qu’on écrit à l’instant pour eux » (Abbés p. 56), Michon dit aussi dans l’ambiguïté du pronom « on » une attitude commune qu’il partage avec les religieux. Le texte sauve ou consacre des restes, un reliquat de l’histoire, une archive. Le parallèle avec l’écrivain médiéval peut être poussé plus loin si l’on examine la manière dont Pierre Michon, à plusieurs reprises, déclare écrire : d’une seule traite, sans faire de corrections une fois que c’est écrit, sans revenir en arrière, avec un geste qui se perpétue d’un jour sur l’autre.
56Deux autres aspects de l’auteur médiéval sont mis en valeur par Michon. D’abord, le moine, le copiste se coupe du monde, et très souvent les circonstances qui président à l’écriture sont une commande dans les récits de Pierre Michon : qu’on relise le moment où frère Simon envoie frère Pallade chercher un nom dans les archives, puis celui où il s’isole puis « d’un trait [...] écrit en langue noble la Vita santa Enimia » (Mythologies d’hiver p. 57), ou dans « Bertran » la commande par l’évêque Guillaume du texte en langue vulgaire (p. 65-68). Les Annales des quatre Maîtres, citées par Michon, sont également le fruit d’une commande. Ainsi, les figures d’écrivain viennent mimer le statut même de Pierre Michon qui séjourne dans des maisons d’écrivains, y répond à des commandes, et écrit sous la contrainte. Petrus Malleancensis, Pierre de Maillezais, le parallélisme des prénoms et des initiales est trop beau pour ne pas dire une mise en abyme de la posture de Pierre Michon, dont la démarche, nous l’avons vu, s’apparente à celle de frère Pallade.
57Ensuite, dans le Moyen Âge de Pierre Michon, le texte est doté d’un pouvoir et on s’y réfère pour asseoir une autorité politique ou religieuse. La consultation de la chronique de Ligugé permet à Emma de fonder et de légitimer son monastère (p. 43). Tout le récit intitulé « Tristesse de Columbkill » dans Mythologies d’hiver, peut se lire comme une interrogation sur la puissance du texte. Il y a, de plus, un leitmotiv michonien de la lecture « violente » et debout du texte18.
58Plus précisément, nous pourrions penser que Pierre Michon envie les textes « inerrants », ceux écrits par quelqu’un qui a « l’oreille de Dieu » comme il le dit à la fin de « Légèreté de Suibhne ». C’est que l’écriture est en rapport avec l’invisible, la transcendance (qu’on l’appelle telle ou « roi » comme dans le titre du dernier ouvrage de Pierre Michon reprenant une série d’entretiens consacrés à la littérature19), et relève d’une expérience quasi extatique, perceptible dans les deux corps du roi, ou narrée dans l’expérience de la montée sur le Causse de Simon avant d’écrire (Mythologies d’hiver p. 57).
596) Si le Moyen Âge de Michon résulte de lectures historiques, il est également mâtiné de lectures ultérieures, y compris d’approches littéraires : Froissait, Jacques de Voragine, Michelet, ou une approche du forgeron très mythologique qui nous fait penser aux analyses de Mircea Eliade (Forgerons et Alchimistes), Flaubert, intertexte indéniable pour Abbés20, Rimbaud (par exemple dans la vision du printemps dans « Légèreté de Suibhne »), Baudelaire (dont les images omniprésentes dans le premier texte d’Abbés viennent érotiser le texte et le contexte), et d’autres.
60Au final, le creuset médiéval, dans lequel se mélangent des lectures de tous temps et de tous ordres, donne également à Michon l’occasion de faire résonner les langues. L’effet d’exotisme langagier lié aux noms médiévaux existe aussi avec un certain type de vocabulaire plus ou moins rare, correspondant à des pratiques ou des techniques, mais surtout avec le latin, souvent défini par Michon comme la langue liturgique, la langue des anges. Nous pourrions presque dire que le Moyen Âge est un prétexte ou un moyen pour Pierre Michon de faire entendre dans sa langue d’autres langues (le latin – Petrus Malleacensis, Insulanus dei miles, Ora pro Fausto, par exemple – le gaélique, le celte, l’anglais, les noms irlandais et leur effet d’étrangeté, la langue des Psaumes, etc.).
61Si le terme « creuset » semble avoir une étymologie à rapprocher des petites lampes que l’on accrochait jadis, il nous faut chercher ce qu’il éclaire. Le Moyen Âge, si l’on suit Michon, éclaire le présent, établit notre filiation, nous montre ce dont nous découlons :
[...] c’est bien l’homme contemporain que je rencontre dans les lectures historiques, dont je me gave. « Boire le sang noir des morts », comme disait Michelet, c’est commercer avec d’anciens vivants. Suétone et Tacite parlent de l’hubris du politique d’aussi pure façon que les récits du Goulag. La Vie de Monsieur de Malherbe de Racan rend compte du mythe littéraire aussi joliment que le Rimbaud de Mallarmé. Ces textes archaïques sont les plus durs, les plus épurés, les plus impitoyables, les plus froids : ils sont inerrants eux aussi, ils parlent de nos invariants, et il est bon de se souvenir d’eux si on ne veut pas trop céder à la contingence, à l’exégèse21.
62Nous retrouvons ici une posture similaire à celle de Foucault qui déclare : « Il est bon d’éprouver de la nostalgie à l’égard de certaines périodes, pourvu que ce soit une manière d’entretenir un rapport réfléchi et positif au présent ».
63Pour Michon, la littérature « parle du monde qui lui est contemporain en ne parlant pas de lui. ». C’est « un des derniers lieux où l’on peut se permettre de n’être contemporain que de l’homme »22.
64À travers l’exhumation de personnages médiévaux et l’évocation de textes sources, Pierre Michon cherche alors à retrouver la justification de certains toponymes, de notre géographie, ou les textes fondateurs de notre société actuelle et de notre littérature. Dans Mythologies d’hiver, les trois « saints » fondateurs de l’Irlande sont évoqués, même si la Brigid dont il est question n’est pas Sainte Brigitte. On trouve des échos à Hamlet (entretenus par la parenté linguistique entre Leary et Lear, roi lui aussi), et une réactivation d’éléments folkloriques (l’histoire d’Ethne et Fedelin est sous-jacente dans « Ferveur de Brigid » par exemple). Columbkill, dans le deuxième texte, est bien le saint fondateur de l’important monastère d’Iona, qui a laissé des traces géographiques et historiques.
65Le cas de Suibhne fera mieux comprendre notre propos, car plusieurs strates se superposent. Dans cette histoire de métamorphose difficile à qualifier et à interpréter – pour les personnages, comme pour les narrateurs – peu importe, finalement, que Suibhne, Buile Suibhne Geilt, soit homme ou oiseau. L’essentiel pour Pierre Michon est peut-être qu’il soit à la source de bien d’autres textes essentiels et fondateurs, qui dépassent la particularité de la terre irlandaise pour entrer dans le champ plus large de la littérature occidentale.
66En effet, Suibhne, l’homme sauvage dans la forêt ou la folie de Suibhne, constitue une légende fondatrice fondamentale et séminale. La persistance de ce mythe dans les textes irlandais, la poésie irlandaise avec des textes anonymes du xiie siècle par exemple ou dans la littérature médiévale occidentale plus largement est nette. Ainsi Jacques le Goff peut-il citer les « Mischwesen », êtres mi-hommes mi-animaux parmi l’une des catégories du merveilleux médiéval23. En « clochard sylvestre », Suibhne a bien aussi des allures de Roi Lear, référence qui flotte dans l’esprit du lecteur depuis sa lecture de la première nouvelle du recueil.
67Des études ont montré que l’homme sauvage des bois, à l’écart de la société et assumant le comportement et l’apparence des animaux avec lesquels il partage sa demeure est l’ancêtre de Merlin l’enchanteur. Étudiant La Folie Yvain, Jacques Le Goff revient sur l’homme sauvage et déclare qu’« à travers [son] personnage [...], les sociétés organisent aussi leurs rapports avec l’environnement proche ou lointain, avec le temps découpé en saison »24 et il évoque « un homme sauvage hivernal » et « un homme sauvage printanier, ceint d’une frondaison symbolique, le « Feuillu » ou « Homme de mai ». Pierre Michon réactive dans « Légèreté de Suibhne », ce topos de l’homme de mai, par la liaison intime qu’il établit entre la légèreté et la saison.
68Suibhne acquiert ainsi une place qui séduit incontestablement Pierre Michon. Son personnage a influencé et donc contribué à engendrer celui de Merlin dans le cycle arthurien.
69Et comme les chroniques et les annales sont elles-mêmes réécriture perpétuelle en ce qu’elles sont compilation de textes préexistants, Michon entre à son tour dans ce processus de réécriture, en ce qu’il
essaye de brasser l’histoire, c’est-à-dire tout ce qui a été écrit, par des moines, des chroniqueurs ou des notaires, donc à des fins extralittéraires, et de faire passer tout ça dans le giron de la littérature25.
70Dans cette entreprise de passage au littéraire, les annales constituent des sources inépuisables dont les empreintes laissées dans les mentalités et l’imaginaire collectifs sont fortes. Emprunter aux Annales, c’est donc aussi revivifier l’empreinte, et mesurer la genèse d’un imaginaire – collectif ou individuel.
71Aussi le Moyen Âge de Pierre Michon, ou plutôt les Moyen Âge de Pierre Michon exploitent-ils toujours la notion de trace fondatrice et dont la perception ou l’interprétation varient. Incertain Moyen Âge.
72Mais également un certain Moyen Âge qui inspire le travail de l’auteur en concentrant des questions pour lui fondamentales sur les origines de notre société actuelle, de notre imaginaire, sur la nature de la fiction, sur la fabrication que constitue l’acte d’écrire ou celui de commenter. Dissonance ironique tendant à dévaluer la trace du texte ainsi produit. L’exégèse ou la « continuation » constituent-ils une œuvre ? Quel est le statut de l’écrivain ? : « Je tiens de Pierre de Maillezais [...] de cette forgerie, de ce pur nom, je tiens le récit que je vais dire. » (p. 35). Forgerie ?
Notes de bas de page
1 Sauf indication contraire, toutes les citations sont de Pierre Michon, et les propos soulignés le sont par nous.
2 Georges Pon, Yves Chauvin, La Fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, Centre vendéen de recherche historique, 2001 ; et Adémar de Chabannes, Chronicon, éd. Pascale Bourgian, Turnhout, Brepols, 1999.
3 « Un auteur majuscule », propos recueillis par Thierry Bayle, Magazine littéraire, n° 353, avril 1997.
4 « Entretien avec Pierre Michon », propos recueillis par J.-L. Bertini, C. Casaubon, S. Omont et L. Roux, La Femelle du requin, n° 22, hiver 2004, p. 24-33.
5 Entretien avec T. Guichard, Le Matricule des anges, n° 5, décembre 1993-janvier 1994.
6 Voir à ce propos, la fin du texte II consacré à Emma (p. 52-53) et celle du dernier texte (p. 71).
7 « Pierre Michon, écrire avant l’autodafé » par Pierre-Marc de Biasi, Magazine littéraire n° 415, décembre 2002.
8 Entretien avec Tristan Hordé, Recueil, n° 21, printemps 1992.
9 « Pierre Michon, écrivain majuscule », Nouvel Observateur, 24-30 octobre 2002.
10 « Mais qu’est-ce qu’on va devenir ? », La femelle du requin n° 22, hiver 2004.
11 « La Danseuse » dans Trois Auteurs, Verdier, 1997.
12 « Pierre Michon, écrivain majuscule », op. cit.
13 « Châtelus, Bénévent, Mégara », propos recueillis par Michel Jourde et Christophe Musitelli, Les Inrockuptibles, n° 46, juin 1993.
14 Entretien avec Catherine Argand, Lire, n° 271, décembre 1998-janvier 1999.
15 Ibid.
16 « Mais qu’est-ce qu’on va devenir ? », op. cit.
17 Nul besoin de développer longuement le caractère séduisant, pour Michon, du modèle hagiographique et de certains de ses schèmes, perceptible dans toute l’œuvre de Michon, dans les titres Vie de Joseph Roulin, ou dans certains traits narratifs de Rimbaud le fils ou de Vies minuscules.
18 Voir pour ce point ce qu’il est dit de Columbkill, dans Mythologies d’hiver, ou d’Hugues dans Abbés.
19 Le Roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2006.
20 Les rapports entre Abbés et Flaubert sont nombreux, notamment avec Trois Contes, d’un point de vue structurel et thématique, entre autres, mais cela mérite une analyse développée qu’il n’est pas possible de faire ici.
21 « Entretien avec Pierre Michon », propos recueillis par Jean-Christophe Millois, Prétexte, n° 9, 1996.
22 Entretien avec C. Argand, op. cit.
23 Jacques Le Goff « Le merveilleux », L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985 et 1991 Un autre Moyen-Age, Paris, Gallimard, Quarto, 1999, p 453 sq.
24 Jacques Le Goff, « Littérature et imaginaire » « Lévi-strauss en Brocéliande », in L’imaginaire médiéval, op. cit. p. 595.
25 « Pierre Michon, un auteur majuscule », op. cit.
Auteur
Université Lyon I
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