Merveilleux Moyen Âge... L’intertexte hagiographique et mystique dans la littérature non confessionnelle au xxe siècle
Joseph Delteil, Blaise Cendrars, Christian Bobin, Sylvie Germain
p. 141-148
Texte intégral
1Dans les années 1920, nombre d’intellectuels catholiques pensaient l’époque en référence au Moyen Âge et évoquaient parfois la venue d’un « nouveau Moyen Âge1 » qui réorienterait la civilisation mécaniste et positiviste vers le spirituel. Les écrivains catholiques, à leur tour, prenaient pour modèle l’art religieux du Moyen Âge ou des figures de saints médiévaux, que l’on songe à Saint Dominique (1926) et à Jeanne relapse et sainte (1929) de Bernanos. Alors, « les Saints envahissent la littérature par la grande porte » et « sont à la mode », selon l’expression de Jean Calvet2. Contre toute attente, des auteurs non confessionnels se ressourcèrent eux aussi au genre médiéval de l’hagiographie. Ainsi, Nicolas Ségur, dressant pour la Revue mondiale un panorama de « la jeune littérature » en 1925, parla d’un « succès d’audace » à propos de l’obtention du Prix Femina par Joseph Delteil pour Jeanne d’Arc. Ce jeune auteur issu du groupe surréaliste ne s’accordait pas, selon le critique, avec sa génération littéraire qui, contrairement au romantisme perçu comme un retour « vers l’étude des origines moyenâgeuses [sic] de l’Europe », éprouvait du « mépris pour le passé » et « ha[ïssai]t la culture3 ». Pourtant, Delteil ne cessa d’investir le genre hagiographique et s’intéressa depuis l’entre-deux-guerres jusqu’en 1960 à la figure de François d’Assise4. De même, Blaise Cendrars, auteur également proche de l’avant-garde, affichait, dans ses Mémoires5, une intertextualité avec La Légende dorée et avec des mystiques du Moyen Âge : Jacopone de Todi, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix. Cet attrait pour le merveilleux médiéval était d’autant plus surprenant dans un siècle marqué par l’autorité des sciences qui disqualifiait le surnaturel. Par ailleurs, l’intérêt de ces écrivains pour l’hagiographie et les mystiques apparaissait en décalage par rapport à leur position dans le champ littéraire. Peut-on, pour autant, rapprocher leur conception du Moyen Âge de celle, idéalisée, des écrivains catholiques de cette même génération ?
2À l’autre pôle du siècle, la résurgence de l’hagiographie et l’intérêt pour des figures de saints ou de mystiques médiévaux réapparaît, notamment chez Christian Bobin avec les figures de François d’Assise, Catherine de Sienne et Marguerite Porete dans La Part manquante, Le Très-Bas et L’Inespérée6, et chez Sylvie Germain avec l’évocation de Jean Népomucène dans La Pleurante des rues de Prague et de La Légende dorée dans Céphalophores7. Le rapport à ces référents religieux et littéraires et le regard que ces auteurs ont porté sur le Moyen Âge furent-ils les mêmes aux deux pôles du siècle ?
3Après avoir expliqué pourquoi ces auteurs empreints de modernité éprouvent paradoxalement le besoin de se tourner vers ces figures du passé pour penser le présent, nous verrons en quoi les saints et les mystiques leur permettent de trouver un nouveau souffle pour leur création littéraire.
Les saints médiévaux, des repères pour la modernité
Pour une autre modernité
4Contrairement aux écrivains catholiques qui envisagent la littérature hagiographique comme un objet de piété, les auteurs non confessionnels la considèrent comme un vecteur d’imaginaire, c’est pourquoi ils sont essentiellement fascinés par le merveilleux des légendes hagiographiques. Ce retour aux sources du merveilleux semblait s’élever contre un merveilleux moderne des sciences et techniques. En effet, la Première Guerre mondiale, et plus encore la deuxième, introduisirent l’idée que la science avait été dévoyée par la violence. Delteil et Cendrars lui opposèrent alors le merveilleux hagiographique. Symboliquement, dans Le Lotissement du ciel de Cendrars, les lévitations font concurrence à l’aviation et la surpassent. Chez Delteil, la violence sublimée de la stigmatisation de François d’Assise fait pièce à la bombe atomique. En effet, le saint, chantre de la communion avec la nature, présenté comme un homme des bois, est qualifié de « saint François moderne, [...] pour la jeunesse, qui répond [...] à l’interrogation de l’homme atomique ». Le modèle médiéval fonde sa légitimité sur la dépréciation de la « civilisation moderne » qualifiée d’« absurde, monstrueuse8 ». Le paradigme rural et spirituel devient alors l’alternative à l’urbanisation et à la mécanisation de la société. Le décalage temporel et existentiel, loin d’invalider le modèle franciscain comme passéiste, garantit au contraire sa valeur puisqu’il permettrait de s’éloigner en tous points de la faillite du progrès.
5À la fin du siècle, Bobin réitère cette condamnation. S’il ne relie plus le progrès à ses conséquences mortifères, il l’envisage comme un dogme réducteur. Ainsi, revenant sur les critiques qui lui avaient été adressées à propos de son goût pour le merveilleux, Bobin renverse la hiérarchie du savoir. Il minore la découverte scientifique au regard du surnaturel :
Je ne peux m’empêcher de voir dans ce genre de reproche un symptôme de notre époque nihiliste et du misérable credo du progrès. D’ailleurs les scientifiques me font rire : ils vont déréaliser le fauteuil sur lequel je suis assis, jusqu’à le réduire à un assemblage d’atomes, mais si on se risque à leur parler de l’invisible, ils vous perçoivent comme un barbare. [...] On devrait se réjouir de l’existence des saints au lieu de la soupçonner, même si on sait que l’Église en a quelquefois fabriqué. Le doute est respectable et toujours désirable, mais parfois la pensée ne sait plus quoi dire parce qu’elle est en face de plus grand qu’elle. (LM, p. 31 et 39)
6Selon lui, l’influence de la pensée positiviste a moins perverti l’intelligence qu’elle ne l’a limitée. Se ressourcer à la mentalité médiévale, qui admettait le miracle au quotidien, permettrait à l’homme du xxe siècle de retrouver une grandeur en élargissant son être au-delà de la sphère du rationnel. On pourrait alors affirmer avec Jacques Le Goff, commentant l’engouement pour le Moyen Âge de la fin du xxe siècle, que le merveilleux médiéval propose un « "religieux avec distance"9 ». En effet, à travers ce merveilleux, Bobin redonne une dimension métaphysique à l’homme sans la relier à une religion établie. L’opposition positiviste entre religion et science se trouve dépassée par une volonté de synthèse entre rationalité, comprise comme esprit critique, et imaginaire.
7Ainsi, sous la plume de nos auteurs, saints et mystiques du Moyen Âge gardent leur valeur d’exemplum. Ils pallient, à leurs yeux, l’absence de modèles spirituels et éthiques dont souffre leur époque. Delteil affirmait dans une intrusion d’auteur : « Il me semble que le monde moderne a un besoin profond des simples enseignements de la Pucelle10. » De même, en 1960, il résumait « l’esprit franciscain » en deux mots, « pauvreté et non violence11 », qui s’opposaient aux valeurs de la société de consommation et au contexte de Guerre froide. Le saint proposait les fondements spirituels d’une révolution sociale que Delteil nommait « Révolution à la françoise ». D’ailleurs, dix ans plus tard, il n’hésita pas à faire de François le précurseur « des valeurs qu’on appelle aujourd’hui hippies12 ». C’était encore souligner l’actualité du message franciscain tout en le déliant de la religion instituée. La figure médiévale offrait une personnalité qui pouvait incarner une révolte pacifique renvoyant dos à dos les deux idéologies antagonistes du moment : capitalisme et communisme. En tirant le portrait du saint du côté de l’anarchiste, Delteil déplaçait François d’Assise sur le plan profane, au cœur du débat social. Cendrars faisait de même dans Bourlinguer avec Jacopone de Todi, figure de saint rebelle dénonçant la cupidité du pape.
8On retrouve cette opposition du saint aux puissants à la fin du siècle. Ainsi, Bobin retient de Catherine de Sienne l’image d’une mystique engagée dans les conflits sociaux et politiques de son temps : « Je sais peu de chose d’elle, sinon qu’elle avait coutume de dire leur vérité aux papes et aux puissants, avec cette violence que peuvent avoir les femmes pour défendre leur enfant13. » Dans ses lettres, Catherine de Sienne employait effectivement des images violentes contre les lois mondaines14, il est significatif que Bobin ne retienne que ce trait. Derrière cette conception du saint, se dessine la nécessité pour l’auteur de réintroduire le spirituel en politique pour organiser la société contemporaine sur d’autres valeurs que l’économie. De son côté, Sylvie Germain met en valeur deux saints qui ont refusé la compromission avec les puissants : Jean Népomucène et Denys. Comme Marguerite Porete chez Bobin, ils sont les modèles d’une parole insoumise à l’ordre social et politique par fidélité à un ordre spirituel supérieur. Aux yeux de ces auteurs, le Moyen Âge représente un temps où des hommes et des femmes refusaient de sacrifier la spiritualité au matériel. De plus, à l’heure des mass media, où le succès et la diffusion d’une œuvre sont de plus en plus dépendants des lois du marché, l’éloge de ces figures semble dicter une ligne de conduite pour l’écrivain dans le sens d’un refus des compromis commerciaux au nom d’une très haute conception de la parole.
9Finalement, aux deux pôles du siècle, le saint ou le mystique incarne une résistance de l’individu contre le groupe, contre la doxa. Ce n’est donc pas la société médiévale qui est idéalisée par nos auteurs. Contrairement à certains écrivains catholiques comme Huysmans qui admiraient l’harmonie d’un Moyen Âge où régnait une foi totale, ils mettent en valeur le rapport de force entre le saint et la société de son temps parce qu’il reflète et justifie, à la fois, le conflit entre l’individu, ou l’artiste, et l’époque contemporaine. Par ailleurs, en valorisant la singularité de ces figures religieuses et le merveilleux hagiographique, c’est aussi l’appréhension médiévale du monde qu’ils plébiscitent.
Pour une autre appréhension du monde
10En effet, Jacques Le Goff a souligné que naturel et surnaturel ne sont pas séparés dans la mentalité médiévale15. Delteil semble trouver dans ce merveilleux issu du quotidien le point d’ancrage d’une continuité entre ses récits surréalistes et ses hagiographies. Ainsi, le regard de François d’Assise sur la nature retrouve l’innocence du premier homme percevant son origine divine : « Le scintillement de la lumière, la richesse des sens, la rêverie adolescente déployaient et multipliaient l’univers in extenso... Il se sentait les yeux immenses et nombreux, et jusqu’à métaphysiques. » Il voyait alors « les choses telles qu’elles sont, à l’état naissant au sortir des mains de Dieu16 [...]. » La conversion du regard sur le réel, dont le saint devient le paradigme, se confond avec une appréhension par les sens et l’imagination, tremplins vers la surréalité ou le surnaturel, les deux mots semblant équivalents chez Delteil. Le saint propose donc un autre mode de connaissance, à contre-courant d’une civilisation qui vise à assurer la toute-puissance de l’intellect. Il est intéressant de noter que pour Bobin aussi, François invite à rencontrer l’Autre dans le monde sensible. Le discours du saint définit la joie notamment comme la « merveille de toutes présences » et la faculté d’être « partout dans le dehors du monde comme au ventre de Dieu17. » Bobin rejoint l’esthétique de la surprise liée à une perception originelle de la nature, présente dans la découverte de la terre par François chez Delteil. Là encore, le saint invite à redécouvrir l’étrangeté du monde en s’émancipant d’une pensée du vivant qui nie tout au-delà. Cette ouverture de l’humain à ce qui le dépasse est aussi ce qui fascine Sylvie Germain dans La Légende dorée. Les saints y « pulvérisent les limites de la condition humaine » : « lois de la nature, de l’espace et du temps18 ». Pour ces écrivains, en oubliant les récits hagiographiques, ce n’est pas tant Dieu que l’homme a perdu mais la conscience qu’il peut dépasser sa finitude. Cette connaissance supérieure n’est d’ailleurs pas livresque, elle s’acquiert dans l’expérience et particulièrement dans le contact avec la nature, autre aspect qui distingue à leurs yeux l’époque contemporaine du Moyen Âge empreint de spiritualité franciscaine.
11Cependant, la conversion du regard implique aussi une conversion de l’écriture. L’innocence devient alors un critère esthétique à des époques où la possibilité d’un langage authentique est mise en question.
À la recherche d’un langage authentique
Un nouvel art naïf ?
12En effet, le roman de l’entre-deux-guerres développait fréquemment le thème de l’illusion et du mensonge. Les mots étaient perçus comme les premiers instruments de l’imposture qui dominait le monde. Dans ce contexte, Delteil louait dans Jeanne d’Arc « cette naïveté d’âme qui est la poésie du Moyen Âge19 » dans une époque pourtant dépeinte comme « foncièrement dépravée20 », rappelant étrangement l’époque de rédaction. Dès lors, la naïveté, valeur morale, devenait valeur littéraire. Delteil trouvait en Jeanne d’Arc un modèle pour le style, en témoigne le chapitre XVIII, anthologie des paroles de la sainte admirées pour ses qualités de « bon sens », « fraîcheur » et « densité21 ». Il s’agit donc d’un langage simple, d’un franc-parler qui allie concision et richesse du sens. Toutefois, Jeanne a été désignée comme la représentante d’un esprit de naïveté nullement majoritaire en son époque. Ainsi, dans son interview avec Frédéric Lefèvre, Delteil l’envisageait comme une figure d’avant-garde : « Dans ce Moyen Âge terriblement raisonneur, entortillé dans les systèmes et les textes, Jeanne apparaît comme une fleur révolutionnaire ; c’est la première figure moderne. » Transposant cet antagonisme au présent, Delteil se déclarait opposé à « la littérature actuelle, toute cette littérature d’intellectuels et de psychologues, en dehors de toute vie vivante » et affirmait « J’avais envie de mettre une petite préface dans ce genre : “Jeanne d’Arc c’est moi22 !” » Contre toute attente, la sainte devenait une référence avant-gardiste dirigée notamment contre le groupe de la N.R.F. qui dominait alors le champ littéraire et cherchait à imposer le retour au classicisme en idéal artistique. En effet, trois ans après la parution de Jeanne d’Arc, Delteil déclarait que le Moyen Âge représentait l’« apogée » de l’« art français » parce qu’il était encore indemne du processus d’« intellectualisation de l’art23 » amorcé à l’âge classique. La valorisation du Moyen Âge dans cette reconfiguration subjective de l’histoire de l’art lui permettait de se situer dans le débat esthétique de son époque en prônant le vitalisme et la spontanéité, incarnés par Jeanne, contre l’intellectualisme classicisant.
13D’ailleurs, lors de la réception de l’œuvre, les critiques se divisèrent sur le concept de naïveté, parfois associé à la crudité du style. Beaucoup le reliaient à la tentative de renouer avec l’art médiéval, notamment celui de l’enluminure ou des imagiers24, ce qui inscrivait l’œuvre dans l’art populaire. Ainsi, elle n’était pas dépréciée mais se trouvait placée dans les marges, dans une littérature de masse indigne de la littérature de « production restreinte25 ». Les détracteurs de l’œuvre y voyaient au contraire une fausse naïveté et refusaient de lui concéder le charme du vitrail26, par exemple. Cette réticence peut s’expliquer par le refus, de la part de ces mêmes critiques, d’adhérer aux rapprochements établis par certains entre Delteil et Péguy27. En effet, Péguy avait également loué la miniature et le vitrail, destinés au peuple, au détriment de « la littérature » placée du côté de Satan28. Cette opposition pouvait légitimer le parallèle avec Delteil qui soutenait la critique de la littérature au profit de la vie menée par les surréalistes dans les années 1920. Dans ce cadre, les avant-gardes revendiquaient d’ailleurs les genres populaires ou paralittéraires pour modèles. Mais, aux yeux des détracteurs de Delteil, les modèles médiévaux, fortement valorisés, devaient rester des modèles de piété chrétienne, un tel auteur ne pouvait alors que les dénaturer. Finalement, nul n’admettait vraiment la naïveté comme une qualité esthétique, pour les uns elle était sociale, en renvoyant au populaire, pour les autres, elle était religieuse. Ce critère posait sans doute problème parce qu’il imposait les qualités orales des paroles de la sainte en modèles pour la littérature, inversant la hiérarchie institutionnelle entre oral et écrit. Delteil n’hésitait pas à souligner le paradoxe en présentant les aphorismes de Jeanne comme « dignes des plus belles pages de la langue française29 » alors qu’ils ne relèvent pas de la langue littéraire. D’ailleurs, il ne replace pas les paroles de Jeanne dans le contexte du procès pour transférer l’opposition entre Jeanne et ses juges sur le plan stylistique. La rhétorique scolastique des docteurs devenait le symbole de la rhétorique littéraire. Elle se trouvait alors implicitement dépréciée face à la spontanéité de l’oral érigée à sa place en canon esthétique, et même au rang de classique.
Le chant et l’écriture
14Par ailleurs, pour établir l’authenticité en valeur esthétique à l’instar de Delteil, les autres auteurs non confessionnels vont choisir le modèle du chant mystique. Dans Le Sans-Nom, daté approximativement de la fin des années 1930, Cendrars déclarait que la poésie des mystiques était « la seule poésie authentique de notre terre30 ». Ainsi, pendant l’Occupation, les mystiques médiévaux jouèrent à ses yeux un rôle de modèle en contrepoint du contexte historique, comme l’indique cette lettre adressée à Jacques-Henry Lévesque en 1942 :
C’était ça ces langues de lumière, que le « sombre Moyen Âge », une flambée de mystiques poètes [...]. Beaucoup de ces anonymes n’ont jamais écrit, et c’est la tradition des cloîtres qui a fini par les recueillir à la suite des oraisons psalmodiées durant les longues nuits d’hiver. Et nous entrons dans une longue nuit... Chez nous, Doriot va venir au pouvoir. Ailleurs, des autres, du même calibre, des faux-prophètes, et je vois très bien, cette longue nuit dans laquelle nous entrons s’illuminer de flambées inconnues, pas dans les cloîtres puisqu’il n’y aura plus que des écoles de cadre et une guerre idéologique, mais dans les taudis des grandes villes où des types illuminés finiront par crever de misère31...
15Cendrars met à bas le mythe du Moyen Âge comme âge de ténèbres. En effet, il développe un jeu de métaphores antithétiques en plaçant le champ lexical de la lumière du côté du Moyen Âge alors que celui de l’obscurité désigne l’époque contemporaine marquée par les prises de pouvoir fascistes. Non seulement le cliché de l’âge barbare appliqué au Moyen Âge s’efface et s’inverse grâce à la poésie mystique, mais la barbarie se déplace au xxe siècle. Par ailleurs, à travers l’éloge du chant mystique, Cendrars valorise l’oralité. Ainsi, en superposant la figure monacale à celle des poètes contemporains vivant dans des conditions matérielles difficiles, il célèbre une voix populaire et marginale contre la voix institutionnelle dépréciée dans la mention des « écoles ». Jacopone de Todi incarne cet idéal littéraire. Dans Bourlinguer, Cendrars le présente comme « le poète populaire, précurseur de Dante Alighieri quant à l’emploi de la langue vulgaire, lui, le dialecte ombrien dans la canzonette, ne se taisait pas, en proie à sa folie, une folie nouvelle32... » L’insistance sur l’émancipation de la langue par rapport au latin amorcée par Jacopone renvoie sans doute à la volonté qu’avait Cendrars, comme Delteil, de libérer le langage littéraire des règles syntaxiques et rhétoriques, grâce à l’oralisation du langage populaire et à un langage régi par l’émotif et non par l’intellect33. La métaphore de la flambée présente dans sa lettre et la mention répétée de la folie reflètent bien la nature de ce langage tout en renouant avec l’image du poète inspiré.
16Dans Le Très-Bas, les « chants du Moyen Âge » sont érigés en modèles énonciatifs par Bobin au regard des images privilégiées par le xxe siècle. Ils sont placés du côté de l’harmonie et de la douceur par une comparaison naturelle : « ils font à peine plus de bruit que de la neige tombant sur de la neige », et du côté de l’émotif puisqu’avec eux « Le treizième siècle parlait au cœur. » En revanche, les images contemporaines sont au service des « marchands », elles sont associées à la tromperie et à la violence : comparées à des « épées », elles visent à « flatter » et à « aveugler34 » l’œil. Là encore, le chant est le vecteur d’une authenticité par sa discrétion qui touche sans viser à manipuler. Ainsi, à la fin du siècle, ce n’est pas tant l’oralité populaire qui est mise en avant, puisque celle-ci est déjà largement entrée en littérature, mais plutôt une poétique de la voix faible opposée aux voix des puissants.
17Aux deux pôles du siècle, l’innocence du saint ou du mystique apparaît donc comme le moyen de refonder une voix authentique. Ainsi, le ressourcement aux littératures hagiographique et mystique permet à nos auteurs de repenser les critères esthétiques de la langue littéraire en revenant à ses origines orales. C’est sur ce point qu’ils se démarquent des écrivains catholiques, comme Jacques Maritain, qui avaient loué la candeur de l’art médiéval mais y voyaient une manifestation de la foi chrétienne susceptible d’amener les âmes à Dieu35. De plus, le Moyen Âge dont Maritain était nostalgique est certes celui d’un art populaire où l’artiste « ne travaillait pas pour les gens du monde et pour les marchands », mais c’est une époque où art et scolastique, pour reprendre le titre de son ouvrage, se mêlaient harmonieusement : « O temps incomparable, où un peuple ingénu était formé dans la beauté sans même s’en apercevoir [...] où docteurs et imagiers enseignaient amoureusement les pauvres, et où les pauvres goûtaient leur enseignement, parce qu’ils étaient tous de la même race royale née de l’eau et de l’Esprit36. » Dans cette perspective, la naïveté ne conduit pas à l’anti-intellectualisme, puisque le langage de l’artiste et de l’intellectuel, réunis dans un même but édifiant, font accéder le peuple fidèle à une forme de connaissance. Suivant son esthétique thomiste, Maritain défendait ici la renaissance d’un art chrétien où la beauté réunit sens et intelligence dont l’imagier et le docteur sont sans doute les allégories. Au contraire, les auteurs non confessionnels choisissent le modèle de l’imagier contre celui du docteur, en faisant du Moyen Âge le reflet des conflits esthétiques et idéologiques du xxe siècle.
18Ferment pour le présent plutôt qu’objet de nostalgie, ce passé culturel fournit le modèle d’un décloisonnement des catégories littéraires et génériques. En renouant avec la plasticité de l’hagiographie qui était à l’origine orale, voire chantée, en prose ou en vers et, selon les termes d’Alain Boureau à propos de la Légende dorée, « amassa tous les genres et espèce narratifs religieux du Moyen Âge37 [...] », nos auteurs restaurent une liberté littéraire qui dégage le texte de tout système. Symboliquement, dans le ressourcement de la littérature à ses origines, ils rêvent peut-être de conférer au texte une forme d’innocence qui l’émanciperait des codes littéraires, comme le saint l’était, à leurs yeux, des codes sociaux.
Notes de bas de page
1 Selon le titre de l’ouvrage de Nicolas Berdiaev traduit du russe en 1924.
2 Jean Calvet, « Hagiographie laïque », Les Lettres, 1er février 1926.
3 Nicolas Ségur, « La jeune littérature », La Revue mondiale, 15 septembre 1925, p. 182-183.
4 Joseph Delteil, Jeanne d’Arc (1925), François d’Assise (1960). Les citations renverront aux Œuvres complètes, [1961], Paris, Grasset, 2002. Désormais, les références à ces ouvrages seront abrégées par les sigles : JA et FA.
5 Nous retiendrons ici uniquement : Blaise Cendrars, Bourlinguer (1948), les références à cet ouvrage seront désormais abrégées en B ; Le Lotissement du ciel (1949), les références à cet ouvrage seront désormais abrégées par le sigle LC. Les citations renverront aux volumes 9 et 12 des œuvres complètes, Paris, Denoël, coll. « Tout autour d’aujourd’hui », 2003-2005.
6 Christian Bobin, La Part manquante, [1989], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002 ; Le Très-Bas, [1992], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, toutes les références à cet ouvrage seront désormais notées avec le sigle TB suivi du numéro de page ; L’Inespérée, [1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, toutes les références à cet ouvrage seront désormais abrégées en In suivi du numéro de page. Les références à ses entretiens : La Lumière du monde, Paroles réveillées et recueillies par Lydie Dattas, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, seront indiquées par le sigle LM suivi du numéro de page.
7 Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague, [1992], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001 ; Céphalophores, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1996. Toutes les références à cet ouvrage seront désormais abrégées en Cé suivi du numéro de page.
8 FA, p. 550.
9 Entretien de Jacques Le Goff avec Antoine de Baecque, Libération, 10-11 janvier 2004, p. 6.
10 JA, p. 334.
11 FA, p. 642.
12 Joseph Delteil, « Pour Jean-Marie Drot », préface du Temps des désillusions ou le retour d’Ulysse manchot, [Paris, Stock, 1971], dans Le Sacré Corps, Paris, Grasset, 1976, p. 167.
13 In, p. 109.
14 « Allons très cher Père, donnons des coups de pied à ce monde, à toutes ses pompes, à ses délices et à ses richesses et, bien pauvre, suivez l’Agneau abandonné sur le bois de la très sainte Croix. », Catherine de Sienne, Lettre X à l’abbé Martin de Passignano, de l’ordre de Vallombrosa, dans Vingt-et-une lettres, traduction de Louis-Paul Guigues, Paris, Cerf, coll. « L’eau vive », 1947, n° 16, p. 46.
15 Jacques Le Goff, « L’homme médiéval », L’Homme médiéval, Paris, éd. Seuil, 1989, p. 35-36.
16 FA, respectivement p. 555 et 554.
17 TB, p. 120-121.
18 Cé, p. 104.
19 JA, p. 276.
20 Ibid., p. 275.
21 Ibid., p. 340.
22 Frédéric Lefèvre, « Une heure avec M. Joseph Delteil. Poète de Jeanne d’Arc », Les Nouvelles littéraires, 16 mai 1925, p. 2.
23 Joseph Delteil, De Jean-Jacques Rousseau à Mistral, Paris, éd. du Capitole, coll. « Faits et gestes de la vie contemporaine », 1928, p. 139.
24 Pierre Lasserre, dans L’Éclair, parle d’une « série bien ordonnée de vignettes, enluminures », cité dans Jean Guiraud, La Critique en face d’un mauvais livre, Limoges, Imprimeries Guillemot ; Paris, éd. Lamothe, 1926, p. 64 ; Georges Le Cardonnel dans Le Journal déclarait : « il a en somme, apporté dans cette reconstitution l’esprit des imagiers des cathédrales, [...]. », ibid., p. 76 ; Jean Vignaud dans le Petit Parisien louait « la naïveté de sa Jeanne d’Arc », ibid., p. 84 ; Jules Véran dans l'Eclair de Montpellier du 8 janvier 1926 écrivait : « M. Joseph Delteil fait penser à ces imagiers du Moyen Âge [...]. », ibid., p. 97.
25 Selon la bipolarisation qui structure le champ littéraire d’après Pierre Bourdieu.
26 Louis d’Antin de Vaillac, « Le cas Delteil », L’Express du Midi, 25 août 1925, refuse d’y retrouver « la grâce naïve du Moyen Âge avec son réalisme innocent et spontané », ibid., p. 27, même refus chez André Billy, L’Œuvre, 2 juin 1925, ibid., p. 36 ; Eugène Montfort, Marges, n° 132, 15 juin 1925, p. 133 parle également de « fausse naïveté » ; enfin, selon John Carpentier, Mercure de France, 15 juillet 1925, p. 447, la Jeanne d’Arc de Delteil pas plus que les autres vies contemporaines de la sainte n’a été conçue comme il se doit, c’est-à-dire « comme un sujet de vitrail ».
27 John Carpentier, art. cit., lui oppose Péguy tandis que Schlumberger pour la NRF du 1er juillet 1925 et Bernoville pour La Revue hebdomadaire du 21 février 1925 le rapprochent de lui.
28 « Les armes de Satan c’est la littérature ; / [...] Les armes de Jésus [ ] c’est les belles images / Qu’on voit sur les vitraux et c’est les trois rois mages ; [...] » Charles Péguy, La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, [Cahiers de la Quinzaine, 1er décembre 1912] dans Œuvres poétiques complètes, Introduction de François Porché, chronologie de la vie et de l’œuvre par Pierre Péguy, notes par Marcel Péguy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 866 et 868.
29 JA, p. 340.
30 Blaise Cendrars, Le Sans-Nom, [1935-1938], Paris, Denoël, coll. « TADA », n° 5, 2002, p. 392.
31 Lettre de Blaise Cendrars du 1er août 1942, « J’écris. Écrivez-moi. » Correspondance Blaise Cendrars-Jacques-Henry Lévesque 1924-1959, établie et présentée par Monique Chefdor, Paris, Denoël, 1991, p. 171-172.
32 B, p. 387.
33 Sur le modèle du langage mystique dans la recherche d’un langage régi par l’émotif chez Cendrars, nous nous permettons de renvoyer à nos articles : « Sainteté et violence. Le saint comme contrepoint dans les Mémoires de Blaise Cendrars », Continent Cendrars, n° 12, 2006, p. 90-91 et « Homme nouveau et langage neuf. Le paradigme du saint dans les années 1940 (Cendrars, Delteil, Suarès et les intellectuels catholiques) », à paraître dans les actes du colloque « Cendrars et ses contemporains : entre texte(s) et contexte(s) » organisé par l’Université de Palerme du 10 au 12 mai 2007.
34 Ces citations font toutes référence à TB, p. 127-128.
35 « Si l’ingénuité des grands médiévaux porte le cœur au Dieu vivant, c’est que cette ingénuité est d’une qualité unique ; c’est une ingénuité chrétienne, c’est comme une vertu infuse d’ingénuité émerveillée et de candeur filiale en face des choses créées par la Trinité sainte, c’est précisément dans l’art la marque propre de la Foi et des Dons passant en lui et le surélevant. » Jacques Maritain, Art et scolastique, [1919-35], Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 257.
36 Ibid., p. 39.
37 Alain Boureau, L’Evénement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, Les Belles lettres, coll. « Histoire », n° 22, 1993, p. 18.
Auteur
Université de Paris IV Sorbonne
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003