« La fée des gens qui ne veulent pas de la croix ». La Mélusine de Jacques Audiberti
p. 127-139
Texte intégral
« Je regarde ma main écrire. Trace-t-elle le mensonger ? Trace-t-elle le véritable ? Je pense qu’elle trace le véritable. Que dit-elle ? Que dit la véracité de ma main qui trace le véritable ? J’écris ? Non. Je lis. Lisons ensemble. » Jacques Audiberti1
1Si l’activité de « polygraphe » est, pour l’histoire littéraire, la marque du grand auteur français, elle caractérise avec justesse la production littéraire de Jacques Audiberti, lui accordant une place de choix parmi « Voltaire, Hugo et plus près de nous, Sartre »2.
2Auteur du xxe siècle, Jacques Audiberti se forge une image de « cavalier seul »3 de la littérature française, excédant tous les genres littéraires. Son premier recueil de poèmes, daté de 1930, l’Empire et la trappe, est un essai d’épopée hermétique qui se présente sous forme de longues laisses d’alexandrins, d’octosyllabes et d’heptasyllabes. Intitulé Abraxas, son premier roman, publié aux éditions Gallimard, est qualifié, dès sa parution en 1938, de « tout ensemble poème, récit légendaire, chronique fabuleuse [...] : c’est un roman épique comme un poète peut en écrire un »4. Sa première pièce représentée en 1946, Quoat Quoat, est définie par ses soins comme un « texte dialogué ». Prolixe dans cette exploration des genres, Audiberti publie une centaine de textes, posant sans relache la question de la norme.
3Qu’il s’agisse de revisiter l’espace comme dans Quoat Quoat et La Poupée qui se déroulent en Amérique latine, ou comme dans Les Patients et Les Jardins et les Fleuves en Orient et Monorail qui alterne entre Paris et Antibes, Jacques Audiberti offre une exploration de l’espace textuel par le biais de l’espace géographique mais aussi temporel. Si ses œuvres peuvent se situer dans un hors temps proche de l’utopie (Les Patients), dans un futur d’anticipation (La fin du monde) ou dans un passé que l’on peut qualifier d’historique, Audiberti affiche cependant un goût particulier pour le Moyen Âge5. Abraxas, premier roman, s’écrit entre un Moyen Âge finissant et l’aube des grandes découvertes ; cinq de ses pièces nous offrent un découpage plus précit : la Hobereaute et Opéra parlé visent le haut Moyen Âge (ixe siècle) ; Cavalier seul se déroule au xie siècle ; Pucelle et Cœur à cuire actualisent un xve siècle lourd de changements et porteur d’interrogations sur un monde mouvant.
4Trois œuvres cependant retiendront plus particulièrement notre attention : Carnage (roman, 1942), Opéra parlé (pièce de théâtre, 1954), La Hobereaute (version scénique, 1959). Parti d’une version romanesque en deux sections, prenant pour cadre le Jura puis le Paris de la fin du xixe siècle et pour héros Médie, Audiberti, une dizaine d’années plus tard, propose une version théâtrale écrite puis jouée6. Elle se déroule au ixe siècle, dans les régions forestières de l’Est de la France, et a pour héros La Hobereaute. Femmes des airs et femmes des eaux, Médie et la Hobereaute incarnent cette possible Mélusine médiévale sous les traits de la « la déesse des gens qui ne veulent pas de la croix »7. À travers ces trois états de l’histoire féérique, Mélusine s’offre comme le point fécond où le roman et le théâtre, le présent et le passé, se rencontrent pour dire un questionnement sur l’écriture capable de transcender mythes universels et mythologies personnelles. Par cette trilogie, Audiberti nous offre une riche réflexion sur les fantasmagories du Moyen Âge, raccordant le péjoratif de moyenâgeux avec son sens premier de médiéval, opérant dans un geste théâtral le détour par le faux pour dire le vrai. Dans sa « rêverie »8, il rend vie à la Mélusine de Jean d’Arras et de Coudrette9, réaffirmant, à la suite du « El Desdichado » de Nerval, la force lyrique de la fée.
Pour un art poétique : l’écriture moyenâgeuse
5Véritable art poétique, l’article de Jacques Audiberti, intitulé « Avec La Hobereaute j’ai voulu faire revivre les cartes peintes du Moyen Âge », offre un précieux éclairage introducteur sur la conception que se fait l’auteur de son utilisation du Moyen Âge. Légitimant la mise en scène de Jean Le Poulain au festival de Bourgogne10, l’article d’Audiberti se veut un vibrant plaidoyer pour l’imaginaire moyenâgeux. Cautionnant une esthétique romantique où « tout l’arsenal (personnel, accessoires, dramaturgie) du mélodrame est donc associé à la peinture d’un Moyen Âge apparemment plus sérieux que celui du Cavalier seul et de Pucelle »11, Jacques Audiberti entend expliciter les moyens déployés dans sa récriture du mythe de Mélusine.
6Le texte s’articule autour de trois grands mouvements : partant d’une défense et illustration d’un Moyen Âge romantique, Jacques Audiberti va plaider pour un non-réalisme lui permettant de mettre en œuvre sa poétique.
7Suivant une captatio bien médiévale, il évoque tout d’abord le statut de l’écrivain, puis celui du spectateur, pour parvenir, dans un ultime glissement, au « spectateur écrivain » puis au fameux : « cet auteur, c’est moi ». Si Jacques Audiberti masque à peine l’origine de son propos (justifier la mise en scène) c’est qu’au-delà de la défense d’auteur, il entend faire de son plaidoyer un véritable art poétique.
8C’est ainsi qu’après avoir évoqué le romantisme comme le moment de la découverte du sentiment national et du retour vers le Moyen Âge, Audiberti passe en revue les images d’épinal qui lui sont associées :
Maintes figures joviales ou ténébreuses, façonnées de concert par la légende et la chronique, combinent Charlemagne et Barbe-bleue, Roland et Du Guesclin, Jeanne d’Arc et l’imberbe et mince Bonaparte du Saint Bernard, le moine bourru de la complainte et les dominicains à capuche, le tout à l’enseigne de Dieu réfracté par le monarque, quelque part là-haut lui aussi12.
9S’opposant au réalisme des livres d’histoire, l’auteur revendique une autonomie narrative, invitant à l’élaboration d’une poétique des « équivalences transvasées », un espace d’écriture où le dessus des cartes suscite le soulèvement du dessous et où les « juvéniles images d’autrefois » invitent aux « matures représentations d’aujourd’hui » :
Dans La Hobereaute, en effet, prenons le rideau par les cornes. Nous jouons avec le dessus des cartes. Cartes accoutumées dans leur franc coloris. Juvéniles images d’autrefois promptes à se faire jours hors du coffret baroque où l’adolescence lyrique tient ses trésors13 !
10Le moyenâgeux est cet « écart [...] qui le justifie, [...] ce qui d’insolite et de faux constitue son charme et son royaume »14. Il est une stratégie ou un leurre de l’écriture pour aller plus profond et faire sortir des « coffrets » les « trésors ». Si cette dialectique est l’une des particularités qu’Audiberti attribue au théâtre, évoquant sa « généreuse anomalie », l’écart peut être aussi étendu à la littérature de façon large. Car, à travers l’artifice, c’est la nature qui émerge, dans une conception baroque de l’écriture15. C’est dans ce « distancement » dont parle Audiberti à la fin de son texte que peut émerger non pas le véridique mais peut-être la vérité. Dès lors le processus de mimesis et de catharsis pourra paradoxalement opérer, à condition que le pacte de l’imaginaire soit compris et intégré. Le moyenâgeux pourra alors donner accès au médiéval.
Une Mélusine moyenâgeuse et moderne
11Objet de sa réflexion et point de départ de sa théorie, La Hobereaute est pour Jacques Audiberti la fin de la trilogie mais aussi le début d’une possible réflexion poétique sur les termes « médiéval » et « moyenâgeux ». Si l’auteur nous dit que « toutes les cartes peintes du Moyen Âge y sont », il va même jusqu’à relever les « juvéniles images d’autrefois » qui la composent :
La jeune fille armée de la féerique sorcellerie de ses pouvoirs, le castel où, changée en femme par le mariage, elle languit après l’ardent chevalier qu’elle aime et qu’elle appelle à travers le grotesque seigneur barbu qui l’épousa, les moines et ce qui grouille dans leur tête inconnue, les animaux parlants, les soldats malotrus, les jongleurs promenant de manoir en manoir les losanges de leurs costumes bariolés, qui contesterait que ces personnages peuplent à coup sûr la rêverie scolaire française sitôt qu’elle se soucie de s’incarner, fût-ce au petit bonheur d’un cahier quadrillé ?
12Par ce résumé, Audiberti met en tension auteur et spectateur, Hobereaute et Mélusine, moyenâgeux et médiéval. D’un texte à l’autre, du roman à la pièce (créée puis jouée), les différences affleurent pour signifier le caractère polymorphe du mythe, y compris dans la production d’un même auteur.
13Situant l’action de sa pièce au ixe siècle, dans les régions de l’est de la France, Audiberti déplace non seulement dans l’espace et dans le temps l’histoire de la fée poitevine, mais modifie encore le sens lignager de l’histoire de Jean d’Arras et de Coudrette. Femmes sans enfants16, elles mêmes enfants trouvées, Médie et la Hobereaute portent en elles les marques de la féerie : aux doigts palmés de la première17 dont les dons féconds se manifestent par les pierres18 répond le nom de l’autre :
Nous l’appelons la Hobereaute. [...] Elle vole comme un oiseau. Elle vole dans l’air.
Elle vole dans l’eau19.
Le Maître — Le hobereau tient beaucoup de l’épervier.
GARON — Il se cloue au sommet du ciel. Il plane immobile longtemps. On se demande ce qui la retient d’en faire autant. Elle nage dans l’air. Elle vole dans l’eau. Elle20 ...
14Dépourvues d’ascendance féerique, Médie-Médée21 et La Hobereaute ont pourtant l’identité singulière d’un être faé22, reliées au sanglier fondateur de la lignée des Lusignan23. Refusant le poids du secret et l’interdit du samedi, les Mélusine d’Audiberti conjoignent en elles la capacité à se faire totalité non disjonctive, à ne pas subir le poids de la métamorphose partielle, à intégrer pleinement la somme des possibles :
La Hobereaute — Je ne nagerai plus ? Je ne volerai plus ?
Garon — Les femmes ne sont pas des truites. Les femmes ne sont pas des hirondelles.
D’ailleurs, avec un mari sur le dos24 !
La vipère de l’eau des lacs devait être, aussi, la hoberelle de l’eau du ciel25.
15Elles sont l’essence d’un tout : femmes et animaux, air et eau, profane et sacré. Elles invitent à rêver une nature humaine réconciliée avec ses contraires :
Médie emplissait de sa stature rêveuse ce ciel qui la comble. Elle était l’ampleur du ciel. Elle était cette terre, tant et tant de sapins à l’infini de leurs aiguilles, tous ces villages, tous ces hommes, toutes ces femmes26.
La Hobereaute, toute au souvenir de ses exploits — [...] Je turlupine les ours. Je décourage les loups. J’ai le pouvoir de planter mon cœur à la place du cœur de n’importe quel animal et de me transformer dans cet animal. J’ai le pouvoir...
Le Maître — Je connais tes pouvoirs. Tu les reçus de moi27.
16Pourtant arrive le temps où « noircit l’œuf des serpents »28, celui où pour lequel, pour « les déesses [et pour] les dieux, on doit, pour le moment, faire une croix dessus »29. « La déesse des gens qui ne veulent pas de la croix » doit alors porter sa propre croix en épousant Carnage ou Massacre et en faisant une croix sur Pierre ou Lotvy (l’autre vie). Car, ainsi que le dit le créateur à sa créature, le Maître à la Hobereaute :
Les entrailles, les planètes se sont pronocées. Tu dois rentrer dans le troupeau banal. Un homme, ici, ce soir, viendra. Il t’épousera. Mais l’Église chrétienne à son tour tombera. C’est toi, c’est toi qui lui donnera le coup le plus fort30.
17« Dernier pontife souverain et sans doute le dernier serviteur d’un culte dépossédé, deshérité »31, le Maître est cette figure d’autorité absente du roman médiéval, sorte de deus ex machina destiné, par son caractère moyenâgeux, à susciter chez le spectateur l’adhésion à une religion naturelle, à remplacer la « croix » par la « croyance ».
Lecture à rebours d’une trilogie
18Inconnu de Carnage qui n’a recours à aucun personnage tutélaire, le Maître Parfait est la figure emblématique d’une écriture qui travaille du médiéval au moyenâgeux, de l’allusion à l’explicitation, du roman au théâtre.
19Dans un premier acte qui place les protagonistes sous l’antagonisme nature/ culture, féerie/humanité, homme/femme, transmission/progrès, le monde de La Hobereaute s’offre d’emblée dans un espace double : « Après la forêt, la route. Après la fauscille, la crosse. Après la fille, la femme »32. C’est le ternaire de Lotvy et la trinité du pape33 qui vont faire basculer les équilibres et dépasser la dualité du Maître et de la Hobereaute en appelant l’arrivée de l’homme dans le monde :
La Hobereaute — Je suis une déesse. C’est vous qui l’avez dit.
Le Maître — Je t’ai laissée te régaler de ta magique solitude. Davantage, ce serait trop. Les peuples, pour un temps, les Gascons, les Saxons, les Bretons, les peuples vont vivre selon la loi cléricale, canoniale, épiscopale, pontificale34.
20Au premier regard, Lotvy oublie ses convictions et ne désire qu’une chose, épouser la fée ; mais le Maître Parfait refuse ce nouvel ordre et force la Hobereaute à choisir Massacre pour époux. Le deuxième acte s’ouvre sur la révolte de Lotvy qui rôde autour du château de Massacre où est enfermée la Hobereaute, en compagnie d’Aldine, la sœur de Lotvy. La Hobereaute est devenue l’épouse modèle de Massacre sous le nom chrétien de Marie. Après une brève rencontre avec Lotvy, La Hobereaute souhaite retrouver ses anciens pouvoirs perdus lors du mariage. L’acte il s’achève sur la mort d’Aldine et sur l’incapacité de la Hobereaute de s’élever dans les airs :
La Hobereaute, amère — Une châtelaine ne voyage pas dans les airs. (Résolue.) Le Maître m’en voudrait-il si je ressuscitais la frénésie d’espace qui m’était consentie ? je me souviens des mots. Je me souviens des gestes. Mais l’espace, l’espace voudra-t-il à nouveau consentir ? (Se déchaînant peu à peu.) Écume flamboyante des mondes rapprochés, vipères du soleil, hirondelles de mars, en moi servez la vie éparse et rassemblée en balayant du ciel tout ce qui... tout ce qui... (Elle s’écroule sur la poitrine de Garon.)35.
21Si le grand rêve d’alliance avec la nature est perdu, l’acte iii s’affiche délibérément comme le moment de résolution du conflit. Lotvy accepte sa passion : mourir en héros, glorifié par les discours de la Hobereaute et du Prieur :
La Hobereaute, étreignant Lotvy — Lotvy ! Lotvy ! Tu es mort. Tu es mort pour notre amour. Comme un lac sans cesse plus grand, plus grand toujours, notre amour dépasse, il noie, il déborde les hommes, les femmes, l’espace, l’amour, le ciel. Dieu des païens, Dieu des Chrétiens, je te tiens. Je te touche36.
22Massacre étrangle la Hobereaute et Aldine, déjà morte, réapparaît pour un ultime chant.
23Entre Opéra parlé et La Hobereaute, les différences, si elles ne sont pas majeures, invitent néanmoins au commentaire37. Dramatisant Opéra parlé, Audiberti joue à la fois sur l’efficacité des effets théâtraux38 mais aussi sur une démonstration à visée didactique39 et symbolique. Au dialogue des moines, il ajoute en effet la découverte d’une statuette païenne enfouie dans le sol chrétien. L’opposition est donc nettement marquée entre religion naturelle et christianisme conquérant, faisant d’Opéra parlé un renoncement à l’idéal féerique40 et de La Hobereaute le triomphe de l’éternelle nature. Rejoignant les mythiques adieux de la Mélusine médiévale41, la Hobereaute propose un véritable credo naturaliste :
La Hobereaute —Je persisterai sous de clairs manteaux. De la Lorraine à la Champagne quand une fille fantastique traversera le territoire sous des écailles qui luiront, ce sera moi. Sur les feuillages pénétrés par le discours du rossignol, quand la chevelure des comètes traînera, la nuit, dans le jardin des châteaux, ce sera moi. Par la vertu du gui, génie du chêne, et par la vertu du chêne, fantôme du Seigneur de tout, quand la médecine et la vitesse atteindront leur degré le plus haut, ce sera moi. Ce sera moi42 !
24Répondant aux premiers mots du Maître43, la Hobereaute incarne la possibilité concédée à l’homme de contempler la résurgence du mythe dans l’affleurement d’une modernité moyenâgeuse. Elle invite, par la figure de Mélusine, à penser le temps sous la forme d’un cycle. Elle se donne, sur le plan de l’écriture, dans l’esthétique du retour, exhibant, dans La Hobereaute, ses attributs moyenâgeux pour atteindre, dans Carnage, l’essence du médiéval.
25À l’origine de la trilogie, Carnage met emblématiquement la source au centre de ses problématiques. C’est elle qui permet le passage d’une première à une deuxième partie romanesque, rendant compte, dans la fluidité de son enchaînement, d’une ellipse de vingt ans :
De ses deux mains, Médie compose la barque creuse, l’amande vide. La source débouche plus vive toujours, bleue comme les ailes, comme les pensées, forte à vous renverser, mais douce, laiteuse, une tendre perpétuité de joie, grâce striée, flamme caressante, ève sereine, merveille renoncée. Médie se redressa, s’écarta.
L’eau coulait.
L’eau coulait.
[...] L’eau coulait. dans un grand tumulte de clameurs et de vapeurs. Une femme, petite, carrée, surveillait le bastringue, le bistric. Parfois elle passait son bras nu, criblé de roux, sous son nez, pour effacer une goutte. Sa crinière grise, librement rejetée en arrière, sans peine et sans chignon, lui donnait un air d’ivrognesse. Mais ses larges yeux verts, dans sa face boursoufflée, rougeâtre, brillent du feu de l’énergie44.
26L’ève est cet ave marial, capable de transformer Médie en « lionne de cirque »45, appelant la Marie d’Opéra parlé et de La Hobereaute46. « L’eau coulait » opère la véritable métamorphose de Médie, soulignant non pas sa nature serpentine mais son identité féminine :
Les années passaient [...]. Médie était devenue corpulente. Dans son chignon mal arrimé, des cheveux blancs se mêlaient aux cheveux blonds. L’ensemble luisait comme une broussaille équivoque, urticante, d’assassins et d’assassinés. Un boudin de crêpé sortait, parfois, de la grosse boucle du front. Elle portait une grosse robe de pilou sous un tablier bleu, toujours taché d’eau sur le ventre, avec deux poches47.
27Elle marque encore le passage du roman naturel au roman naturaliste, faisant de la deuxième partie du roman une peinture de la vie parisienne du xixe siècle48. Refusant la figure du Maître au profit d’un narrateur encadrant49, préférant la suggestion de la prose poétique50 à la pédagogie théâtrale, Audiberti avec Carnage, construit une œuvre-source ouvrant au cycle d’Opéra parlé et de La Hoberaute51. Ainsi, Carnage raconte l’histoire de Médie, élevée dans la nature par Gesseran, son père adoptif52. Dans cet eden naturel arrive alors un jeune soldat, neveu de Gesseran, Pierre. Médie lui promet de l’épouser mais fait subitement alliance avec Carnage, le tueur de bête sanguinaire. S’ouvre alors la deuxième partie du roman. Médie et Carnage sont à Paris, vingt ans après, propriétaires d’un lavoir où Médie, méconnaissable sous ses traits féminins, officie comme « patronne » et où Gomais-Carnage « malfaiteur intermittent, devenait un mirliflore »53. Comme plus tard avec Aldine, la mort de la « petite », jeune protégée de Carnage, ouvrira sur la mort de Médie, métamorphosée et transfigurée :
Dans un grand zigzag, comme une moustique, mais une moustique sans ailes, sans ailerons, une pièce de dix francs plutôt, une crocodile avec sa queue en avant, et cette queue, ce serait de l’électricité, de la fanfare, l’étoile nous venait dessus. [...] Nous avons vu, dans un lit d’étincelles, une femme jeune, brillante. Elle volait. Ses cheveux étaient pris dans une résille [...] Oui, oui. Nous avons pu distinguer les détails. Elle avait de grands yeux verts, des yeux de pierre, de métal. Elle était portée par un matelas d’étincelles, elle fabriquait une espèce de chant, de paroles. [.] Non, cette femme volante, jeune comme je vous ai dit, les cheveux blonds, blonds pernod, elle avait, tour autour d’elle, et ça, je le voyais comme je vous vois, une autre femme, la forme d’une autre femme, plus grosse, plus vieille, une assez vilaine touche, et les cheveux en désordre. Elle était en chemise, celle-là, fourrée dans un édredon rouge, et c’était cet édredon qu’elles s’en échappaient, les plumes. Les deux n’en faisaient qu’une54.
28Retrouvant sa nature féerique originelle, Médie rejoint la Mélusine médiévale dans la métamorphose et dans le chant55, invitant le lecteur à entendre, dans le lyrisme de la plainte, le souvenir de la fée poitevine et l’écriture des « dispositifs transvasés » :
Nous nous trouvons au pays des dispositifs transvasés, des équivalences surgies. Nous marchons, sans faire un seul pas, dans du géranium, dans du brou de cylindres, où sinue la lueur céréale de la jeune fille venue de Chalon56.
29À la Hobereaute moyenâgeuse répond la Médie médiévale, dans un jeu générique et temporel. Dépourvue d’attributs moyenâgeux, Médie se rapproche pourtant davantage de Mélusine dans une interrogation sur le secret, le pacte, le couple et la filiation, absente des œuvres théâtrales postérieures. Creuset narratif où puisent Opéra parlé et la Hobereaute, Carnage revendique la capacité à se faire œuvre ouverte, dans l’indétermination du genre et du temps. La plume donnée au narrateur, tombée de l’édredon de Médie, est celle qui restitue la trilogie, laissant libre les trois autres plumes, dans une numérologie symbolique chère à Audiberti :
Quatre plumes de l’édredon de Médie m’apparurent, serrées, jaunâtres, dans l’épaisseur feuilletée.
L’une d’elles me fut donnée
L’une d’elle me fut donnée. Elle nous servira, tous ensemble à démarrer. Que serait un livre qui ne parlerait pas ? Que seraient des lecteurs qui ne parleraient pas ? Il faut que cette plume, après avoir porté l’horreur et peut-être la justice de notre vie criminelle, se restitue à soi-même la puissance de nous emporter, non pas demain après la mort, mais aujourd’hui, par le travers béant des murs, et du mur de notre misère, vers la pierre qui ne sait plus qu’elle est la pierre, vers le ruisseau qui ne sait pas encore qu’il aura quelque jour un nom, vers le domaine de la vie tout entière présente dans l’instant de la vie57.
30Unitaire, la plume de l’écrivain donne vie aux trois plumes libérées, aux trois œuvres déployées dans une écriture du cycle, se rêvant elles-mêmes cycle. « Elle nous servira, tous ensemble à démarrer » et à questionner la fantasmagorie d’Audiberti projeté sur ses Mélusine, à interroger le sens d’une trilogie se rêvant trinité.
Une trinité problématique
31« Au pays des dispositifs transvasés », là où le Moyen Âge donne chair au médiéval et au moyenâgeux, Audiberti, par le recours à la figure féerique, met sur la scène un antagonisme : celui qui oppose paganisme et christianisme. Absente des romans médiévaux58 et de Carnage59 plus proche d’eux, la question de la croyance structure pourtant l’économie d’Opéra parlé et de La Hobereaute, infléchissant le mythe originel et le dimensionnant sur l’axe cardinal de la croix.
32En donnant à Lotvy, la Hobereaute et Massacre une dimension psychologique et humaine, Audiberti greffe sur l’opposition nature/culture une incarnation qui lui permet d’évoquer ses problématiques personnelles : la peur du mal, la question de la chair et l’idéalisation de la femme. Se rêvant dans la figure du Maître Parfait, il donne ou prive de ses pouvoirs la fée, métamorphosant la Hobereaute en femme, et programmant, dans le même temps, la mort d’un naturalisme édénique et la faillite d’une Église minée dans ses fondements. Reniée par Lotvy, intégrée par la Hobereaute, l’Église devient progressivement dans la pièce l’instrument du mal : Massacre épouse la Hobereaute à l’Église sans qu’il soit condamné pour ses crimes ; Lotvy rejette sa foi ; La Hobereaute devient une Marie problématique. Le Maître, en instrumentalisant les personnages du mystère, vise, selon la Hobereaute, la destruction par ses propres croyances, de la foi chrétienne :
La Hobereaute — Le Maître a voulu que je me marie.
Aldine — Le Maître ? Quel Maître ? Maître de quoi ? Maître de qui ?
Garon — Le savant qui garde et qui connaît les secrets de la vie.
La Hobereaute — Il a voulu que je me marie. Non pas avec Lotvy, non pas avec celui que j’aime...
Aldine — Mais avec le baron Massacre, nous savons. Ceci ne me dit toujours pas...
La Hobereaute — Pour que l’Église se renie elle-même...
Garon — [...] en bénissant l’homme et la femme...
La Hobereaute — [...] dans le mensonge et le blasphème60.
33Le mariage s’écrit comme âge de Marie et programme la chute de Lotvy dans la passion amoureuse et dans le sacrifice de sa mort. Pervertis, les signes ne font plus sens, à l’image de la prière mariale, prononcée pour la fée christianisée :
Lotvy, d’une voix éclatante — Je crois en celle que j’aime, la reine de la lumière, l’herbe du printemps, la neigeuse neige, la lumière des étoiles de l’été.
Le Prieur — Sa grande clarté troue le ciel noir de l’hiver. L’esprit voltige autour de sa bouche de chair.
Lotvy — Souffrir pour elle rend fier.
Le Prieur — Elle rajeunit d’éternité. Son allure... Sa chevelure...
Clément, au Prieur — On vous écoute. Dans une souvenance impie votre sérénité se fourvoie.
Le Prieur — Litanie poétique, orthodoxe toutefois. Où davantage la Vierge sainte s’affirmerait que dans la métaphore d’une femme qui fut aimée ?
Massacre, au Prieur, en désignant Lotvy — Il parle de ma femme. Vous pensiez qu’il parlait de Marie la Vierge ? Que non ! Il chauffe pour ma femme. Le sale poisson, le salaud ! Cavaliers ! Capucins ! Vous l’avez entendu61 !
34Au cœur du débat religieux, la nouvelle Eve introduit la pomme de la discorde dans un ordre religieux déjà vacillant car dépourvu de transcendance. Dans ce drame de l’incarnation et de la passion, le souvenir de l’aquatique Mélusine rencontre le poisson christique de L’autre Vie pour se rêver dans l’union sublime de l’amour. Pourtant, la rencontre féconde sera là encore refusée aux héros, faisant du cadre moyenâgeux, le lieu de la répétition du mal, indépendemment des rêves de transcendance et de fusion proposés par la fée. La mort est la seule issue offerte aux héros pour concilier leur rêve d’absolu et parvenir à l’unité divine, dans l’indistinction des êtres et du temps :
La Hobereaute, étreignant Lotvy — Lotvy ! Lotvy ! Tu es mort. Tu es mort pour notre amour. Comme un lac sans cesse plus grand, plus grand toujours, notre amour dépasse, il noie, il déborde les hommes, les femmes, l’espace, l’amour, le ciel. Dieu des païens, Dieu de Chrétiens, je te tiens. Je te touche62.
35Le rêve de totalité cosmique, qu’il se manifeste dans Carnage par l’arbre63 ou dans Opéra parlé et La Hobereaute par la croix, ne trouve de réalisation que dans l’Amour, plaçant la féerie de la femme à la croisée des chemins. En supprimant de la dualité humaine la chair, les personnages peuvent enfin parvenir à la réalisation de leur être, réalisant la réconciliation du passé et du présent, du mythe et de l’humain, de l’homme et de la femme,
par la vertu de ce qui serait à la fois l’amour et la volonté [...], dans cet état de surnature et d’espérance consentie, à la faveur de cette épouvante que nous ressentons devant le temps64.
Étrange compromis, entre deux styles, entre le roman et le rococo, Audiberti fait penser à ces colonnes d’une cathédrale du xie , gainées de damas cramoisies, sous le Bernin65 [dira de lui Paul Morand].
36Arpenteur de la langue française qu’il ne cesse de mesurer à l’aune de son inventivité, chantre de la beauté féminine équivalente en grâce à la féerie d’une Mélusine à jamais disparue, interrogateur du mal sous les formes les plus cachées de l’âme humaine, Jacques Audiberti est bien cet inclassable, capable de puiser dans le Moyen Âge la force de sa modernité, renouvelant langue et discours du passé par une philosophie personnelle exempte de tout dogme. Puisant au Moyen Âge comme à un discours des origines et sur les origines, Jacques Audiberti réinvestit le mythe de Mélusine d’une force évocatoire qui transcende l’histoire familiale pour viser une participation collective qui fait de son lecteur/spectateur, le héros d’une humanité à construire, dans l’héritage du Jésus de Cavalier seul, de la Jeanne de Pucelle, du Jacques Cœur de Cœur à cuir(e), et du Christophe Colomb d’Abraxas. À travers ce panthéon de nouveaux dieux, c’est toute une fantasmagorie audibertienne du Moyen Âge qui s’élabore, appelant à une étude globale de ces réseaux cycliques et de ces incarnations figurées66.
37Traquant le mal sous toutes ses formes, Audiberti interroge l’homme dans son rapport au divin, rappelant que le moyenâgeux n’est que la face historiée de l’obscurantisme et que le médiéval est cette plénitude consentie à la totalité de la somme des possibles. « Venu sur terre pour enquêter afin d’ajouter son reportage aux dossiers de Dieu, il était une sorte d’inspecteur Maigret métaphysique qui venait sur la terre, mais qui n’appartenait pas à la bande à Bonnot de l’homme, qui était épouvanté par l’homme, par sa face grimaçante de bourreau éternel de lui-même et des autres, par toutes ses empreintes digitales pleines de sang, de peur, d’Auschwitz » : ainsi parlait Claude Nougaro du fils du maçon né rue du Saint-Esprit67.
Notes de bas de page
1 Jacques Audiberti, La Nâ, Paris, Gallimard, 1944, p. 280.
2 Nous renvoyons à Jeanyves Guérin, Audiberti, Cent ans de solitude, Paris, Champion, 1999, chap. VI « Un polygraphe », p. 95.
3 « Cavalier seul » est le titre d’une des pièces de Jacques Audiberti (Jacques Audiberti, Cavalier seul, Paris, Gallimard, 1955). Il a servi, de façon emblématique, à caractériser l’identité littéraire d’Audiberti et a fourni le thème d’un colloque international organisé par la Bibliothèque Nationale et l’Association des Amis de Jacques Audiberti les 13 et 14 décembre 1990. Les actes ont été réunis par Henry Bouillier en 1992 aux éditions de la Bibliothèque Nationale.
4 Henri Calet, « Abraxas de Jacques Audiberti », in Europe, xlviii, décembre 1938, p. 562-563. Pour des développements sur Abraxas, nous renvoyons à nos articles « La mort dans Abraxas : de l’invisible à l’indicible », in « Dimanche m’attend », Cahiers Jacques Audiberti, 24, 2005, p. 13-18 et « Point de croix ou point de cercle : Abraxas et la géométrie de l’absolu », in Cahiers Jacques Audiberti. Actes de la journée d’études Jacques Audiberti (Paris, Université Paris III-Censier, 5 novembre 2005), éd. Jeanyves Guérin, Paris, Éditions le Manuscrit, 2007, p. 57-82.
5 Voir Michel Autrand, « Le Moyen Âge dans le théâtre d’Audiberti », Audiberti, Cavalier seul, éd. Henry Bouillier, Paris, Bibliothèque Nationale, 1992, p. 123-131.
6 Cette version théâtrale comporte elle-même deux versions : une version écrite intitulée Opéra parlé et publiée en 1954 et une version scénique intitulée La Hobereaute et publiée en 1959. Cette version scénique se veut une réécriture de la version écrite d’Opéra parlé, enrichie des modifications apportées par Audiberti lors des deux mises en scène de 1957 au Festival de Bourgogne et de 1958 au Vieux-Colombier.
7 Jacques Audiberti, Opéra parlé, in Théâtre, iii, Paris, Gallimard, 1956, acte I, p. 109 et La Hobereaute, in Paris-Théâtre, 1959, n° 146, p. 12.
8 Nous préférerons au terme de « fantasmagorie » celui de « rêverie », renvoyant ainsi aux analyses fournies de Gaston Bachelard sur l’écriture d’Audiberti dans Poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaires de France, 1975.
9 Nous ne développerons pas, dans cet article, la comparaison de Carnage, Opéra parlé et La Hobereaute avec les romans de Jean d’Arras et de Coudrette, cette étude ayant déjà fait l’objet d’un mémoire de maîtrise réalisé par nos soins (Nelly Labère, Étude comparée du mythe de Mélusine au Moyen Age et au xxe siècle, Michèle Gally et Jean-Pierre Morel (dir.), Université Paris III, juin 1998). Nous tenterons davantage de comprendre les implications des termes « moyenâgeux » et « médieval » dans l’œuvre de Jacques Audiberti.
10 La Hobereaute est jouée, en effet, en 1957 au Festival de Bourgogne, dans la cour du château de Château-neuf avec pour rôle titre Françoise Spira. Suite au succès de la pièce, La Hobereaute est reprise au Vieux-Colombier dans une mise en scène de Lars Schmidt. En accord avec Audiberti, le décorateur Jacques Noël, travaille à une représentation « romantico-symboliste », ce qui n’est pas sans déplaire à certains critiques. Pour des développements sur les mises en scène de La Hobereaute, nous renvoyons à Gérard-Denis Farcy, Les théâtres d’Audiberti, Paris, PUF, 1988, p. 202-215.
11 Gérard-Denis Farcy, Les théâtres d’Audiberti, op. cit., p. 203. Pour des développements sur la structure dramatique de la pièce, nous renvoyons aux p. 204-205.
12 L’article paru dans Arts le 24 septembre 1958 est reproduit par Gérard-Denis Farcy dans son ouvrage Les théâtres d’Audiberti, op. cit., p. 300-303. Pour faciliter au lecteur la consultation de l’article, nous citerons selon la pagination de l’ouvrage de Farcy (p. 302).
13 Gérard-Denis Farcy, Les théâtres d’Audiberti, op. cit., p. 300.
14 Ibid, p. 303.
15 Nous renvoyons à l’ouvrage fondateur de Jeanyves Guérin, Le Théâtre d’Audiberti et le baroque, Paris, Klincksieck, 1976.
16 À la différence de la Mélusine médiévale, très féconde (elle donne, en effet, dix enfants mâles à Raimondin), la Mélusine de Jacques Audiberti est une femme sans enfant car enfant elle-même. Cette vision de la féerie moderne dans les réécritures du mythe est unanime dans la référence : les auteurs du xxe siècle (Franz Hellens, André Breton, etc.) marqueront cette tendance très nettement. La fée est femme avant d’être mère : « La grossesse, Mesdames ! La grossesse. Tel quel ! C’est une pestilence » (Jacques Audiberti, Opéra parlé, op. cit., acte ii, p. 134).
17 « Hormis le pouce, les doigts n’étaient, à la base, pas tout à fait distincts. Une peau transparente les recouvrait ensemble jusqu’à la dernière phalange. Trois sillons, qui semblaient tracés à l’encre rouge, dessinaient, dans la mitaine de chair, l’autonomie sous jacente des doigts. Les parents nourriciers prirent l’habitude d’envelopper d’un bas de laine ou de fil cette main, d’ailleurs pliante, longue et vigoureuse » (Jacques Audiberti, Carnage, Paris, Gallimard, 1969, p. 34).
18 « Il distingue, sous la couverture, à côté du petit corps, un creux, un trou, comme laissé par le poids d’une bête. Dans ce trou, des pierres [...].Une fortune. Une for... Une fortune... Ah ! Mademoiselle ! Mademoiselle ! Je savais bien... [...]. L’homme, avec un sac, est venu, sans bruit... Prenons... Prenons toujours... Oublions qu’elle n’est qu’une enfant en train de faire ses dents... À l’ombre de ses ailes, ah ! que nous sommes bien ! » (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 42).
19 Jacques Audiberti, Opéra Parlé, op. cit., acte i, p. 108.
20 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 12.
21 Dans Carnage (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 35), le nom de Médie est lui aussi l’objet d’une réflexion des personnages : « La petite, déjà sur ses trois ans, fit des sons où l’on pouvait entendre : « Alise… Médie… »
— Hé bien ! ma fille Alise et Médie tu seras !
— Alise ? gronda l’épouse. C’est à peine un prénom et ça ne suffit pas. Pour Médie, que lou diable m’emporte si je comprends ce que ça veut... Alise quoi ? Médie quoi ?
— Mais... Rien. Alise-Médie Rien, répondit, pris de court, l’aimable sabotier. Baste ! L’avenir se chargera de nous éclairer. Il n’est pas de meilleur devin que l’avenir. Fille de rien, ma mie, je vous souhaite tout le bonheur possible, un bonheur que dans sa plénitude, il soit égal à la merveille du vide de votre nom. Ce qui vole... Ce qui ne pèse pas... ».
Le choix du nom Médie, au-delà du jeu de reprise du « M » initial de Mélusine et des mêmes lettres composant le nom – à défaut du « d » –, serait à notre avis un écho implicite à la mythologie. Médie, pourrait être, en effet, un rappel du personnage mythologique de Médée, petite-fille du Soleil, Hélios, et nièce de la magicienne Circé ; on lui donne même parfois comme mère la déesse Hécate, patronne de toutes les magiciennes, divinité présidant à la magie et aux enchantements, et à qui on attribue l’invention de la sorcellerie. Ainsi, Médie-Médée retrouverait-elle par cette filiation une des caractéristiques du mythe : des pouvoirs surnaturels.
22 Dans un jeu étymologique, Audiberti nous présente Médie comme « la faille, on l’appelait, c’est-à-dire la fée, la fille, la folle, la fêlée » (Audiberti, Carnage, op. cit., p. 26) et la Hobereaute comme une déesse (Opéra parlé, op. cit., acte i, p. 113 et La Hobereaute, op. cit., acte I, p. 13).
23 Le mythe de Mélusine prend, en effet, naissance du meurtre initiatique de l’oncle, confondu avec un sanglier, et dont les dents resurgiront dans la bouche de Geoffroy à la grant dent, fils préféré de la fée. Cet écho des fondations se fait entendre chez Audiberti dans Carnage où le héros est un tueur de sangliers (Carnage, op. cit., p. 133) et dans la métaphorique association dans La Hobereaute de Massacre avec un sanglier (La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 15).
24 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 12-13.
25 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 64.
26 Ibid., p. 136.
27 Jacques Audiberti, Opéra parlé, op. cit., acte i, p. 112-113.
28 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 12. Dans Carnage, la référence à la nature serpentine de Mélusine se fera par la référence à Carnage, porteur d’un sifflement caractéristique : « Quelque part sous les retombées feuillagères naissait, terrestre lézard, le souvenir de l’humaine nature. Il sifflait, doucement, ne voulant briser. » (Audiberti, Carnage, op. cit., p. 50).
29 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 13.
30 Ibid., acte i, p. 14. Il est intéressant de noter que dans Carnage, Audiberti ne mentionne aucune divination à l’origine de la rupture. Le rétablissement de la source et le pacte avec Gomais-Carnage est la seule raison de l’effacement de la féerie de Médie. Le passage de l’avant à l’après ne se marque pas par l’interdit du Maître Parfait mais par l’ellipse :
« L’eau coulait.
L’eau coulait.
L’eau coulait dans un grand tumulte de clameurs et de vapeurs » (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 159).
Dans La Hobereaute, c’est Le Maître qui décide de la perte de la féerie et dit avoir consulté « les entrailles, les planètes » (La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 13). Les « entrailles » renvoient ainsi à l’extispicine ou hiéroscopie, pratique divinatoire d’origine étrusque fondée sur l’analyse de la conformation des entrailles ; les « planètes » à l’astrologie. Dans Opéra parlé (op. cit., acte i, p. 113), il s’agit des « tables profondes [qui] se sont prononcées ». Il est ici possible qu’Audiberti se réfère aux tables d’émeraude, ensemble de versets écrits dans le style propre aux oracles, liés à l’alchimie et à la magie talismanique ; les tables d’émeraude seraient issues de l’enseignement d’Hermés, non pas le dieu du panthéon grec mais le substitut grec du dieu égyptien Thot, inventeur de l’écriture, de la magie et de la médecine. Elles contiendraient les secrets de la création. On le voit ici, Audiberti explore les variantes contenues dans la mention médiévale de l’expertise du ciel par le comte Aymeri son oncle : « Le conte, qui moult savoit d’astronomie, regarde ou ciel et voit les estelles cleres et l’ai pur, et la lune estoit moult belle, sans tache ne obscurté » ; il y lit que « se a ceste presente heure, uns subgiéz occioit son seigneur qu’il devendroit ly plus riches, ly plus puissants, ly plus honnouréz qui feust oncques en son lignaige, et de lui ystroit si tresnoble lignie qu’il en seroit mencion et remembrance jusques en la fin du monde » (Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan, éd. Jean-Jacques Vincensini, Paris, Le Livre de Poche, p. 150 et p. 152-154).
31 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 14.
32 Id.
33 Lotvy surgit, en effet, avec la bannière du pape et se présente comme « officier du duc souverain, lui-même vassal de l’empereur, lui-même support du pape romain » (Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 17).
34 Ibid., acte i, p. 14.
35 Ibid., acte ii, p. 30.
36 Ibid., acte iii, p. 37.
37 Nous renvoyons pour des développements à Jacques Le Marinel, « Audiberti, de Carnage à Opéra parlé », Audiberti, Cavalier seul, op. cit., p. 141-156 et à Gérard-Denis Farcy, Les Théâtres d’Audiberti, op. cit., p. 202-215.
38 On observe ainsi une réduction des répliques, faisant passer du monologue poétique d’Opéra parlé (« Le Maître — Au solstice d’hiver la rate des souris se gonfle. Au printemps, à l’automne, quand on touche une corde, chaque corde frémit », p. 108) à la répartition stichomitique de La Hobereaute :
« Le Maître — Au solstice d’hiver la rate des souris se gonfle.
Garon, perplexe — La rate des souris ?
Le Maître — Au solstice d’été noircit l’œuf des serpents.
Garon — L’œuf des serpents ?
Le Maître — Au printemps comme à l’automne dès qu’on touche une branche toute la forêt frémit ». (Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte i, p. 12).
39 Contrairement à Opéra parlé, Massacre meurt sur scène dans La Hobereaute, transformant, dans un effet d’économie dramatique, l’acte iii en moment de clôture ; de fait, Aldine, au lieu de mourir dans l’acte iii (comme c’était le cas dans Opéra parlé), disparaît dans l’acte ii de La Hobereaute, faisant de son apparition à l’acte iii une résurrection.
40 En effet, dans Opéra parlé, Massacre étrangle la Hobereaute dans un acte de jalousie succédant à la déclaration d’amour de la Hobereaute à Lotvy mort. Privant La Hobereaute de tout discours prophétique, Audiberti laisse clôt sa pièce sur un impossible retour et sur la victoire de nouvelles puissances (Massacre, l’Église, etc.).
41 Jean d’Arras,Mélusine, op. cit., p. 698-704.
42 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte iii, p. 37.
43 « Le Maître — En ce neuvième siècle chrétien je suis le dernier pontife souverain et sans doute le dernier serviteur d’un culte dépossédé, deshérité. Personne, après moi, personne ne récitera les profondes litanies du chêne et du gui, personne, jamais plus, jamais. Plus bas que Chartres, là-bas, mais plus haut qu’Orléans, j’élève des abeilles. C’est ainsi ! Les membres d’un sacerdoce vaincu se réfugient dans ces métiers-là. Je suis venu pour la voir. Je veux la voir. Où est-elle ? » (Ibid., acte i, p. 12).
44 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 159-160.
45 Ibid., p. 198.
46 « Massacre, exultant — Vive Dieu de vive Dieu de vive Dieu ! (À la Hobereaute.) Vous aurez pour le coup, ma belle, un château fort, créneaux, portail et corridors, appartements, velours, pots de crème, trésors, trésor ! souliers de chevreau, robes, chapeaux, chaufferette, dentelle, aigrette, jarretelles, les robes sont prêtes, la cuvette est propre depuis quinze ans. J’y pense ! Pour vous marier, pour avec moi vous marier, il vous faut un nom chrétien. (Prenant à témoin tous les assistants.) Ce n’est pas possible autrement. Lequel choisissez-vous ? Gilberte ? Théodrade ? Sigismonde ? Bertramine ? Menehoulde, comme sainte Menehoulde ?
La Hobereaute — La patronne des pieds de veau ? Merci ! Pour me marier, pour avec vous me marier dans la chapelle du monastère de Mont-Wimer, je m’appelerai Marie.
Lotvy, implorant, scandalisé — Marie ! Marie ! « (Jacques Audiberti, La Hoberaute, op. cit., acte i, p. 18-19).
47 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 183.
48 Nous renvoyons à l’article d’Anne Le Feuvre, « Mélusine dans le lavoir ou la renaissance d’un mythe : Carnage », Audiberti. Poète, romancier et dramaturge. Actes du Colloque du Centenaire de la naissance d’Audiberti (Marne-la-Vallée, 15, 16 et 18 octobre 1999), éd. Jeanyves Guérin, Paris, Champion, 2002, p. 211-224.
49 C’est dans le dernier chapitre du roman que le narrateur nous rend compte de son statut : « Et moi j’étais venu dans le Pouppaz, tout de suite après la grande guerre, pour connaître ce qui pouvait, par là, subsister du patois singulier qu’on parle entre les Vosges et le Rhône » ; excédant son rôle de conteur, il invite le lecteur à une participation active dans un dialogisme sensible : « Cette force volante partout qui nous fourmille. Elle nous gêne, elle nous cerne, elle nous porte... Tu la sens ? » (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 260 et p. 268).
50 Voir Roselyne Koren, L’Anti-récit : les procédés de style dans l’œuvre romanesque de Jacques Audiberti, Genève, Slatkine, 1983.
51 Nous retrouverons ainsi dans la pièce des personnages récurrents faisant écho au roman : Médie/ La Hobereaute, Pierre/Lotvy, Carnage/Massacre, Gesseran/Garon. Le Maître Parfait et Aldine seront deux adjonctions de poids qu’Audiberti inscrira dans sa pièce, dans une visée d’économie dramatique et pédagogique.
52 Dans une lettre de 1941 adressée à Jean Paulhan, Jacques Audiberti évoque en ces termes Carnage : « Dans les montages du Jura vit une jeune fille de pleine nature au sein de la solitude. Un jour, elle souhaite connaître l’amour, les hommes. Épousera3gh-t-elle le jeune soldat ? Non Pour aller jusqu’au bout de l’option terrestre, pour consommer l’expérience de ce monde, elle devient la femme du nommé Carnage, le plus sale type. À ses côtés, à Paris, passage de la Marguerite, plus tard, elle dirige un lavoir populaire, se transforme en mégère. C’est alors...
Entre nous, c’est alors qu’elle s’envolera physiquement. Je m’efforce de faire un livre de phrases courtes. Je pense à notre âme. » (Jacques Audibertin, Lettres à Jean Paulhan (1933-1965), éd. Jeanyves Guérin, Paris, Gallimard, 1993, p. 360).
53 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 194.
54 Ibid., p. 265-266.
55 La question du chant demanderait à être questionnée plus avant. Rapprochant la Mélusine médiévale de la sirène antique, le chant interroge bien le lyrisme et fait signe vers le carmen magique. Très présent dans l’œuvre de Jacques Audiberti, le chant propose intermèdes ou déplorations (La Hobereaute : p. 19, 21-24, 27-28, 37 et Opéra parlé : p. 116, 127, 133, 139, 145, 169). Il donne d’ailleurs son titre à Opéra parlé, soulignant la possible filiation avec un livret d’art lyrique. Ce parallèle sera souligné par Audiberti lui-même dans « Avec La Hobereaute j’ai voulu faire revivre les cartes peintes du Moyen Âge » : « Imitant de l’opéra l’artifice fondamental dans ces trois actes parlés, j’ai tenté que le chant y vint substituer par les divers degrés d’une emphase approuvés, chaque protagoniste unissant à son monologue ainsi qu’à son mouvement l’exubérance intime et proclamée liée au plus démonstratif des arts. Même emporté dans l’élan, le baron barbu barytonnera, s’il le faut du fond de sa tripe goulue. Et la vestale druidique psalmodiera sa douleur au gré de la romance du tendre sang déçu » (in Gérard-Denis Farcy, Les Théâtres d’Audiberti, op. cit., p. 303). Le chant clôt Carnage, sous la forme d’une « complainte » ou d’une « gloire » : « Je me suis nourrie de l’horreur de tout. J’ai traversé la chair et sa joie. J’ai payé de mon corps, sou par sou, le permis de retourner dans les endroits. » (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 266), rappelle les adieux de Mélusine à Raimondin : « Et lors fist un moult doulereux plaint et un moult grief souspir, puis sault en l’air et laisse la fenestre et trespasse le vergier, et lors se mue en une serpente grant et grosse et ongue de la longueur de .xv. piéz » (Jean d’Arras, Mélusine, op. cit., p. 704).
56 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 268.
57 Ibid., p. 267-268.
58 La question de la croyance, évoquée par Raimondin lors de la consultation des astres par son oncle, est peu présente dans le roman. Mélusine n’a de cesse de proclamer sa foi religieuse catholique, rappelant lors de ses adieux son ascendance royale et recommandant ses proches à Dieu. Au Moyen Âge, en effet, la féerie n’est pas perçue dans la dichotomie paganisme/christianisme ; elle est, comme le rappelle l’auteur dans son prologue, la manifestation du mystère divin (Jean d’Arras, Mélusine, op. cit., p. 110-118).
59 Carnage, en effet, interroge davantage les rapports entre l’homme et la femme, faisant de Médie et de Carnage, les paragons de la lutte de l’homme et de la femme. Le roman pose ainsi, autour du couple antithétique, la question du pacte amoureux et infléchit la portée du mythe en le focalisant sur l’alliance des contraires : « L’homme, ce manque de mémoire, et la femme, cette infirmité, reprenaient, poursuivaient leur vieille guerre » (Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 109).
60 Jacques Audiberti, La Hobereaute, op. cit., acte ii, p. 29.
61 Ibid., acte ii, p. 35.
62 Ibid., acte iii, p. 37.
63 Nous renvoyons à Jacques Le Marinel, « Audiberti, de Carnage à Opéra parlé », Audiberti, Cavalier seul, op. cit., p. 141-156 (voir plus précisément les p. 148-150) et, de façon plus large, à Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, Paris, Corti, 1944 et à Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
64 Jacques Audiberti, Carnage, op. cit., p. 268.
65 Paul Morand, « Hommage à Audiberti », in La Nouvelle Revue Française, n° 156, 1965.
66 C’est ce que nous nous proposons de faire ultérieurement dans une étude plus détaillée.
67 Claude Nougaro, citation extraite des Cahiers Jacques Audiberti, n° 21, 1999, p. 23. Claude Nougaro, ami de Jacques Audiberti, lui dédie une chanson, la Chanson pour le maçon (voir Dimanche m’attend. Cahiers Jacques Audiberti, n° 24, 2005, p. 11).
Auteur
Université Michel de Montaigne-Bordeaux III.
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