Un autre Moyen Âge est possible. Plaisirs et enjeux de l’anachronisme chez les auteurs de l’Oulipo
p. 119-126
Texte intégral
Un essaim d’éphémères en vol tomba sur une forteresse, se posa sur les bastions, prit d’assaut le donjon, envahit le chemin de ronde et les grosses tours. Les nervures des ailes transparentes planaient entre les murailles de pierre.
« En vain vous vous efforcerez de tendre vos membres filiformes », dit la forteresse.
« Seul ce qui est fait pour durer peut prétendre être. Je dure, donc j e suis ; vous non. »
« Nous habitons l’espace de l’air, nous scandons le temps en faisant vibrer nos ailes. Que signifie d’autre : être ? » répondirent ces créatures fragiles. « C’est toi, plutôt, qui n’es qu’une forme placée là pour marquer les limites de l’espace et du temps dans lequel nous sommes. »
« Le temps coule sur moi : je reste », insistait la forteresse. « Vous n’effleurez que la surface du devenir comme celle de l’eau des ruisseaux. »
Et les éphémères : « Nous dansons dans le vide comme l’écriture sur la feuille blanche et les notes de la flûte dans le silence. Sans nous, il ne reste que le vide [...] dont le pouvoir anéantissant se revêt de forteresses compactes, le vide-plein qui ne peut être dissous que par ce qui est léger, rapide et subtil1. »
1Dans cet apologue imaginé par Italo Calvino, le réel oppose sa présence massive, inébranlable, au geste créatif, libre, vif et sensible, et il n’est pas anodin que l’ouvrage architectural symbolique d’une réalité écrasante soit un donjon médiéval. Édifice de pierre, pétrification du passé : comment s’affranchir de cette inamovible matérialité, pour que de formes anciennes, aujourd’hui inanimées, surgisse une étincelle de vie ? comment faire vibrer de nouveau ce qui fut ?
2Tel est le défi que se donnent trois auteurs, membres de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, lorsqu’ils se tournent vers le Moyen Âge. En 1959, I. Calvino publie le volet conclusif de la trilogie Nos Ancêtres, Le Chevalier inexistant, dont l’action se déroule sous le règne de Charlemagne. En 1965, dans Les Fleurs bleues, Raymond Queneau imagine les voyages dans le temps du Duc d’Auge, vassal de Louis IX – Calvino traduira ce roman en italien à peine deux ans plus tard. En 1997, avec Le Chevalier Silence, Jacques Roubaud s’amuse à réécrire très librement le Roman de Silence, rédigé au xiiie siècle par Heldris de Cornouailles2. Épopée carolingienne, matière arthurienne, chronique capétienne, trois périodes et trois couleurs médiévales bien distinctes à première vue mais les oulipiens prennent une telle liberté avec la représentation historique que, très rapidement, les strates temporelles se brouillent et se confondent pour laisser place à un Moyen Âge de fantaisie : le paladin de Charlemagne croise la Confrérie des Chevaliers du Graal ; Silence et Wallwein, les intrépides chevaliers gallois rencontrent la petite laitière de La Fontaine et doivent répondre à l’énigme du Sphinx ; le duc d’Auge assiste aux travaux de construction de Notre-Dame de Paris mais aussi à ceux de Saint-Germain-l’Auxerrois, plus d’un siècle plus tard. Empêtré dans l’écheveau du temps, le lecteur n’a plus qu’à suivre la course haletante des héros, quand le romanesque et l’aventure prennent le pas sur l’exactitude historique. À moins que, derrière la fonction ludique des anachronismes, on ne cherche le sens de cet improbable Moyen Âge.
Du jeu de mots gratuit à la représentation d’un monde possible
3Tout récit historique repose sur un anachronisme linguistique généralisé et conventionnel : le lecteur accepte sans sourciller que les propos ou les pensées d’un personnage médiéval lui soient restitués en français moderne et rompre cette convention, c’est risquer de nuire à l’intelligibilité du texte. L’idiome des personnages est donc généralement traduit et parsemé de quelques archaïsmes suffisants à lui conférer une couleur médiévalisante. Tout au contraire, dans les trois romans oulipiens, les anachronismes constituent une discordance remarquable et exhibée comme telle, une infraction patente à l’illusion historique. Qu’elle affecte le niveau des signifiants ou des signifiés, la collision d’éléments appartenant à des époques différentes produit des effets humoristiques en construisant un monde de référence incongru et pourtant familier.
4Au niveau des discours, l’anachronisme s’inscrit dans un parti-pris esthétique d’hétérogénéité qui entraîne des décalages comiques. Ainsi, le mélange des parlures s’accompagne d’un mélange des registres de langue et l’effet de réel historique, que devrait garantir l’usage de termes médiévaux, est désamorcé lorsque les archaïsmes sont associés au vocabulaire familier ou argotique. Le narrateur du Chevalier Silence explique qu’un chevalier recréant est tout simplement un « froussard » (CS, p. 62) ; le duc d’Auge, refusant de participer à la huitième croisade, s’exclame : « Nenni, Sire. Cette fois-ci, je ne suis mie dans le coup » (FB, p. 25) ou bien, « Mais c’est foutu, pauvre faraud ! On va encore prendre un chaud-froid de bouillon » (FB, p. 55). Dans le Chevalier inexistant, le discours archaïsant et solennel de Charlemagne change assez rapidement de registre :
— Or çà, qui êtes vous, paladin de France ?
— Olivier de Vienne, Sire, articulaient les lèvres, aussitôt soulevé le mézail du heaume. [...] Trois mille cavaliers d’élite, sept mille hommes de troupe, vingt machines de siège. Vainqueur du païen Fiérabras, par la grâce de Dieu, et pour la gloire de Charles, roi de France !
5Le majestueux tableau épique dessiné ici par les formules, l’emphase, les noms propres célèbres est sapé dès la réplique suivante : « – Bien travaillé, bravo le Viennois, commentait Charlemagne ; puis aux officiers qui l’escortaient : Un peu maigrichons, ces chevaux, faites doubler le picotin » (CI, p. 14). Ce glissement du discours officiel à l’aparté familier – et plus désabusé – manifeste le projet que partagent les trois auteurs : faire redescendre le passé du piédestal que l’histoire officielle lui a élevé ; le remettre à hauteur d’homme et redonner un peu de vigueur à une Histoire tellement idéalisée qu’elle n’a plus rien d’humain. Avec ces chocs lexicaux, la fiction dessine un « monde possible »3 où le passé et ses héros sont désacralisés, mais également humanisés. Leurs pulsions, leur extravagance, leur violence même ou leur amoralité les rendent certes un peu grossiers, et pour le moins imparfaits, mais nettement plus vivants et énergiques. Et à mesure qu’il transforme les héros prestigieux en individus plus proches de nous, le langage familier génère un nouvel effet de réel.
6L’anachronisme fait aussi revivre les temps révolus dans la mesure où il suggère des analogies saisissantes qui font image. La bataille décrite par I. Calvino comme un formidable « embouteillage » (CI, p. 51)4 évoque pour nous un ensemble de perceptions – carcasses métalliques à perte de vue, touffeur et puanteur, vrombissement ininterrompu – lesquelles restituent précisément les impressions que l’auteur veut nous faire partager5. Voici le lecteur transporté dans un Moyen Âge imaginaire, c’est-à-dire fait d’images, sollicitant son expérience quotidienne pour faire du passé un monde sensible. Parallèlement l’anachronisme verbal permet de représenter l’univers médiéval en se référant à des réalités modernes : la croisade est appelée la « guerre aux colonies » (FB, p. 27) ; Kamaalot est présenté comme « le centre mondial des Aventures » (CS, p. 29). De là à inventer quelques institutions supplémentaires, il n’y a qu’un pas : pour réparer le meurtre de son père, un chevalier doit se présenter au « quartier de la Surintendance des Duels, Vengeances et Atteintes à l’Honneur » où des fonctionnaires lui expliqueront que « pour venger un général, la procédure la plus simple est encore d’expédier trois majors » (CI, p. 30) ; et Louis IX envoie ses Compagnies Royales de Sécurité menacer le duc d’Auge – ce sont les fameuses « céhéresses » (FB, p. 53). D’un clin d’œil, on suggère que les hommes du passé subissaient les mêmes désagréments que nous face à une administration tatillonne... mais plus généralement, tourner en dérision les figures d’autorité permet surtout de révoquer les références admises en matière d’historiographie ou d’histoire littéraire. Ainsi le duc d’Auge se plaît à employer les locutions figées des livres d’histoires : il blâme les « mesures anti-féodales » (FB, p. 68-69) qui frappent les vassaux de Charles VII et admire la Sainte Chapelle en la qualifiant de « joyau de l’art gothique » (FB, p. 27). Déplacé dans la bouche d’un personnage médiéval, le stéréotype paraît tellement inapproprié que par contrecoup sa portée dans un discours moderne est remise en question. Le narrateur du Chevalier Silence dénonce pour sa part la version de son histoire, « criminellement déformée » par un auteur dont il ne donne que les initiales, « Chr. de T. » (CS, p. 10), tandis que les chevaliers du temps de Charlemagne s’accordent à reconnaître que « dans ce que racontent les chroniqueurs et les auteurs de chansons, bien entendu, il y a plus à laisser qu’à prendre » (CI, p. 96). Désacralisant à la fois l’immutabilité de la langue littéraire et celle de l’histoire, l’anachronisme marque une distance critique, voire iconoclaste, vis-à-vis d’un discours savant qui fige le passé par des formules toutes faites et des jugements définitifs. Avec un esprit à la fois ludique et subversif, on introduit dans la reconstitution historique une joyeuse exubérance mais aussi une ironie dévastatrice, de sorte que l’exhibition de ruptures chronologiques saugrenues déstabilise les représentations habituelles du passé pour esquisser un autre Moyen Âge.
Le Moyen Âge potentiel, ou comment ressusciter le passé
7Que faire d’un monde qu’on ne dit pas6 : loin de chercher à reconstituer le passé (c’est le projet de l’historien), les auteurs oulipiens préfèrent lui rendre la parole. Née d’une comparaison du système linguistique avec le système mathématique, la littérature potentielle valorise la prolifération et la ramification des textes possibles à partir d’une matrice formelle. Il s’agit donc de ranimer des structures discursives par un travail sur la langue et sur la composition narrative.
8À ce titre les passages consacrés aux échanges d’insultes sont révélateurs. On sait que la profération d’injures est un élément topique important de la chanson de geste. Croisant cette tendance avec les grandes entreprises de traduction qui ont marqué le règne de Charlemagne, I. Calvino imagine un détail savoureux dans le récit des combats épiques : une escouade d’interprètes papillonne sur le champ de bataille, d’un guerrier à l’autre, pour traduire les insultes échangées dans des langues différentes. Avec cette invention, au-delà du simple plaisir de transgresser la bienséance littéraire et de créer une situation grotesque, l’auteur nous rappelle que notre rapport à l’autre est nécessairement médiatisé par le langage : il en va de même de notre rapport au passé7. R. Queneau pointe aussi ce problème en introduisant dans son texte des formes graphiques médiévales : l’auteur crée un sentiment d’étrangeté face à notre propre langue considérée dans la diachronie, avec les termes « châtiau », « borgeois » ou « mérancolieux », ou avec l’orthographe du pluriel de « cheval » qui varie selon l’époque où se situe le personnage-locuteur : « chevaus », « chevals » ou « chevaux ». Cautionnée par cette observation de la variabilité des normes, apparaît la possibilité de créer des néologismes dans la langue du passé8 : il suffit d’exploiter les virtualités du système linguistique, dans lequel les lettres et les mots sont disponibles, pour qu’apparaissent la « baignoirie » (FB, p. 27) ou le verbe « ils beuvèrent » (FB, p. 84). Pour revenir aux insultes, lorsque le duc d’Auge se fait traiter d’« ord couard », l’injure peut être transformée par permutation avec des termes apparus en moyen français et l’on obtiendra « crassou poltron », ou elle sera modifiée par combinaison en « mauviette pouilleuse » (un adjectif médiéval et un nom d’oiseau dont l’usage figuré est moderne). Reproduit en série, le processus devient jubilatoire :
— [...] oh le vil dégonflé, le foireux lardé, la porcine lope, le pétochard affreux, le patriote mauvais, le marcassin maudit, la teigne vilaine, le pleutre éhonté, le poplican félon, la mauviette pouilleuse, le crassou poltron, l’ord couard, le traître pleutre qui veut laisser le tombeau de sire Jésus aux mains des païens et qui répond mal à son roi. Vive Louis de Poissy ! (FB, p. 26)
9En somme, il s’agit moins de reproduire le parler médiéval que de se glisser dans le mouvement de la langue, de restituer sa mobilité, d’en exploiter des accidents oubliés... ou jamais advenus. Déplacements, combinaisons, permutations, ces principes fondamentaux de la littérature potentielle affectent donc les mots, les noms propres9, les phonèmes pour faire entendre un discours du passé, en considérant la langue ou la bibliothèque comme un système dont les virtualités demeurent des sources d’invention.
10Cependant, le comique verbal pourrait masquer une technique d’écriture et un travail fondé sur les contraintes narratives qui renouent avec la conception médiévale de la narration10.
11Chez R. Queneau domine le mode de l’allusion. Les citations et références livresques saupoudrées tout au long du récit servent de repères temporels, jalonnant le parcours du duc dans l’Histoire de France – ainsi au xviie siècle, la vie amoureuse du duc d’Auge prend les allures d’un conte à la Perrault. Certaines citations révèlent aussi la capacité des personnages à anticiper l’avenir : l’un d’eux entonne « un rondeau que Charles d’Orléans s’apprêtait à écrire : Hyver, vous n’êtes qu’un vilain » (FB, p. 72 et p. 87), on cite Rabelais dès 1264, le duc prophétise la Révolution en rectifiant la Carmagnole (« Si les Capets commencent à nous traiter de la sorte, on verra bientôt les aristocrates à la lanterne » FB, p. 57). Ces anachronismes par allusion sont mis au service d’une critique de l’immobilisme historiographique, condamnation d’une Histoire « fleur bleue » encombrée d’images d’Épinal et de stéréotypes si galvaudés qu’on ne peut même plus les replacer dans un contexte précis. Aussi, quand Saint Louis – bien évidemment assis sous un chêne – tente de convaincre son vassal de participer à la huitième croisade, il parcourt en vrac tous les clichés attachés à la Tunisie :
Carthage ? mais voyons, mon bien aimé Auge, rien que pour les souvenirs historiques... saint Augustin... Jugurtha... Scipion... Hannibal... Salammbô... cela ne te dit rien ? (FB, p. 25)
12Le flou qui entoure ces quelques noms d’époques distinctes dénonce l’usure de telles références, détachées finalement de toute chronologie cohérente et de tout rapport à l’événementiel, au vécu. Et comme le propre des poncifs est qu’ils se répètent continuellement, on rencontre souvent deux fois la même citation ou la même allusion : l’effet d’écho du déjà-lu accroît donc le flottement des repères temporels auxquels le lecteur pourrait se raccrocher.
13Chez J. Roubaud, le montage narratif opère un assemblage d’hypotextes disparates, conforme au mariage des motifs et des traditions pratiqué par les conteurs médiévaux. D’ailleurs, avec un clin d’œil à Chrétien de Troyes, l’auteur emprunte également la technique de la conjointure :
Ici le conte a un choix à faire. C’est toujours ainsi que cela se passe. Un carrefour dans la forêt ; deux, trois voies, ou plus ; autant de chevaliers. L’un va par ici, l’autre par là. Qui suivre ? [...] réfléchissez un peu et vous trouverez. Mais pas trop longtemps, nous n’allons pas passer tout le dix-neuvième chapitre à hésiter. (CS, p 74)
14Le Roman de Silence s’enchevêtre ainsi aux épisodes du Bel Inconnu, du Roman de Renart, de l’Escoufle et du Lancelot en prose. Mais lorsqu’il est question de l’éducation de Silence, c’est le chapitre XXIII de Gargantua qui réapparaît, presque mot pour mot. Au fil de la lecture, on reconnaît quelques références plus discrètes à un Mabinogi celte, aux mythes d’Œdipe, d’Héraclès, mais également aux fables de La Fontaine, ou encore à Jules Verne, Alfred Hitchcock... et même Italo Calvino. En s’emparant de l’imaginaire médiéval, qu’il connaît parfaitement, J. Roubaud le remodèle, le mêle à sa propre culture et recrée une œuvre potentielle qu’il proclame être la traduction d’un manuscrit authentique, autre ficelle appliquée dans les scriptoria.
15La démarche d’I. Calvino est encore singulière : c’est au cœur de la tradition médiévale qu’il insinue l’anachronisme littéraire, en appariant l’esthétique de la geste à celle du roman de chevalerie. Dans les sept premiers chapitres du récit, on assiste à la dégradation de la chanson de geste : les guerriers sont voraces, grossiers, répugnants, les batailles sont absurdes, Charlemagne lui-même est un vieillard épuisé et maladroit qui porte un regard blasé sur les anciens héros, devenus des vétérans affligeants. Au début du chapitre 7, la narratrice remarque que sa « plume ne gratte plus qu’une encre poudreuse, où ne circule plus une goutte de vie » (CI, p. 90), c’est l’instant où s’épuise l’épopée. Mais dès le chapitre suivant son écriture devient plus leste, dit-elle, la plume se met bientôt à « galoper » sur la page, à la conquête de la forme romanesque : les « jeunes » sont partis à l’aventures, vers des châteaux maléficiés, sur mer où menacent les pirates, dans des harems orientaux, en Grande Bretagne où vivent les Chevaliers du Graal. Changement de lieu, changement d’époque, fin de l’épique : les chevaliers emportés par leur course turbulente peuvent enfin s’accomplir dans un monde en perpétuel mouvement qui, du reste, accorde plus d’espace aux femmes et au peuple. On assiste à l’extinction du genre narratif ancien célébrant les hauts-faits de combattants glorieux puis à l’élan des romans nouveaux : la sortie du genre historique consacre l’avènement de la fiction. Le Chevalier inexistant retrace donc, en les condensant, des mutations de la littérature qui se sont produites très progressivement, au long des xiie et xiiie siècles.
16Le point commun de ces trois techniques narratives est qu’elles dotent le temps de la fiction d’une étonnante qualité d’élasticité : le héros des Fleurs bleues fait des allers-retours entre le Moyen Âge et d’autres époques, par bonds de 175 ans systématiquement ; ou alors l’œuvre médiévale s’étire, dans un mouvement expansif, pour accueillir de nouvelles histoires et de nouvelles images. La confusion et la fusion de multiples strates temporelles dessinent finalement une « hétérochronie » généralisée, dans la représentation d’un temps instable et fluent.
Rêver des temps aventureux
17Derrière ces opérations de transfert anachronique et de condensation d’époques distantes, on reconnaît le fonctionnement du mot d’esprit, qui correspond aussi la mécanique du rêve. Le Moyen Âge possible ou potentiel est en fait un Moyen Âge rêvé, où les jeux de mots et d’allusions cryptées nous transforment en interprétants – pour emprunter à la critique de la réception, ils font du « lisant » un « lectant », un enquêteur actif, vigilant et curieux. Comme dans nombre de rêves, l’eau est un élément essentiel de l’univers représenté et sans doute une clé d’interprétation de ce passé onirique, puisqu’elle est le symbole de l’écoulement irréversible du temps – selon la formule héraclitéenne, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
18Tout commence par un liquide troublé et sombre. Au début des Fleurs bleues, le duc d’Auge observe la situation historique du haut de son donjon : il découvre, sur les bords du ruisseau tout proche, les résidus désordonnés du passé, Romains, Gaulois, Sarrasins etc., qui évoquent chez lui autant d’images du dépérissement et qu’il désigne par le terme de « boue » en détournant un vers baudelairien : « Ici la boue est faite de nos fleurs [bleues] » (FB, p. 15). Il n’y a pas grande différence avec l’exclamation, répétée à trois reprises par l’un des personnages du Chevalier inexistant : « Tout est soupe ! » (p. 72). Qu’il s’agisse des déchets de l’histoire ou du magma informe du réel, le liquide bourbeux, pâteux, représente un monde dépourvu de sens11. Dans le Chevalier Silence, le royaume où vivent les héros est bordé par la rivière Ombre, qui baigne les Monts-Noirs. Silence et ses compagnons sont entraînés bien au-delà de cette frontière, jusqu’aux Antipodes, une région « presque entièrement recouvert[e] d’eau » (CS, p. 136). Pour les protagonistes des trois récits, se lancer dans une chevauchée effrénée à travers l’espace et le temps est le moyen de s’extraire d’un réel confus, représenté par ces eaux brouillées et opaques. Si la cavalcade donne une représentation dramatisée du temps vécu12, la nappe d’eau figure un autre aspect du temps, me semble-t-il, son caractère abstrait, continu et insaisissable, auquel les personnages ont à se mesurer.
19Mais à la fin, leur course doit bien s’interrompre... En 1964, le duc d’Auge rencontre son alter ego, Cidrolin, un rêveur invétéré qui vit sur une péniche immobile et demeure, au contraire du seigneur médiéval, embourbé dans son temps13. On comprend que toutes les aventures du duc d’Auge et ce temps palindrome, qui se parcourt en tous sens, ne sont que les rêves de Cidrolin. Parvenu au terme de son voyage, le duc embarque chevaux, écuyers et compagnons de route sur la péniche, il repart vers un autre donjon sous une pluie diluvienne, tandis que Cidrolin se décide à vivre une histoire d’amour, abandonnant enfin le rêve pour le réel14. Nouveaux croisements intertextuels : l’image du déluge final scelle la fusion des deux seuils de la Bible, la Genèse et l’Apocalypse. Ce n’est donc pas vraiment une fin mais une sortie du temps historique.
20L’œuvre reste apparemment ouverte sur l’horizon d’un hors-temps, qui trouve un écho dans la clausule du Chevalier Silence. Cherchant à revenir chez elle par la voie des mers, l’héroïne est engloutie par un maelstrom et, dans l’épilogue et le « postlogue », le narrateur dit sa certitude qu’elle est encore en vie, accomplissant aux Antipodes son destin chevaleresque. Pas de cataclysme ni de naufrage à la fin du Chevalier inexistant mais le héros disparaît et l’on ne retrouve que son armure : « [...] il s’est perdu comme une goutte dans la mer » (CI, p. 159). Quant à la narratrice, elle abandonne son récit pour repartir vers les combats et l’aventure, le conte s’achève sur ces mots :
Quels torrents dévastateurs vont-ils ruisseler des châteaux et des jardins que j’aimais ? Quels âges d’or imprévisibles apprêtes-tu, ô toi mal gouverné, toi, fourrier de trésors impayés d’un prix si cher, toi, mon royaume à conquérir, futur... (CI, p. 169)
21Trois points de suspension pour trois héros évaporés dans ces œuvres ouvertes, où le temps semble s’échapper avec la fluidité de l’eau, dessiner des méandres insoupçonnés et laisser sourdre d’improbables résurgences anachroniques. En somme, les auteurs de l’Oulipo n’écrivent pas sur le Moyen Âge, ils écrivent un autre Moyen Âge. Le désordre apparent des discours, la cacophonie chronologique, le tempo précipité de l’intrigue rendent à ce passé le mouvement d’un présent et, plus encore, son absolue contingence.
22Les chevaliers médiévaux restent sans doute endormis, engourdis au fond de la mémoire collective, tant que les conteurs ne les ramènent à la vie, en les réinscrivant dans cette course contre la montre qu’est l’existence temporelle. Avec une feinte désinvolture, les oulipiens sortent ces héros de leur torpeur, leur procurent l’énergie et la vitalité dont le discours historique ou la critique littéraire les avaient dépouillés. Au fil de leurs aventures, ce que chatouillent en nous toutes les aberrations chronologiques, c’est un sentiment de l’absurde, ou un besoin de révolte contre ce que le temps solidifie. Chez R. Queneau ou I. Calvino, la sortie de ce Moyen Âge rêvé est une incitation à agir et à vivre dans le monde réel, tandis que chez J. Roubaud, la théorie des mondes possibles aide à penser la disparition de l’être cher comme s’il continuait de vivre ailleurs, dans un monde parallèle au nôtre. En définitive, remettre en mouvement le passé, dans un geste de défi à l’Histoire, est une incitation à conquérir notre avenir, une promotion de l’agir : ne pas se laisser entraîner impassiblement par le cours du temps mais s’engager dans la conquête du possible, sur d’autres rives s’il le faut. Les propos de Calvino au sujet du Roland furieux de l’Arioste (une autre réécriture des temps aventureux) s’appliquent donc parfaitement à ces trois représentations du Moyen Âge : elles composent « un univers en soi, où l’on peut voyager de long en large, entrer, sortir, se perdre », elles nous offrent « une conception du temps et de l’espace qui rejette la configuration close du cosmos ptolémaïque et s’ouvre, illimitée, vers le passé et l’avenir, comme vers une incalculable pluralité de mondes »15. En remuant cet espace-temps abstrait, en façonnant des mondes médiévaux possibles, I. Calvino, R. Queneau et J. Roubaud nous laissent peut-être entrevoir quelques scintillements à l’intérieur des forteresses.
Notes de bas de page
1 Italo Calvino, Collection de sable, trad. Jean-Paul Mangarano, Défis aux labyrinthes, Paris, Seuil, 2003, vol. i, p. 430.
2 Italo Calvino, Le Chevalier inexistant, trad. Maurice Javion et Mario Fusco, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001 (ce récit est antérieur à la formation de l’Oulipo, mais Calvino rejoindra le groupe quelques années plus tard et le lien de parenté qui unit ses œuvres et sa réflexion sur l’Histoire à celles de R. Queneau est incontestable (voir P. Daros, « Les Cosmicomics, une petite mythologie à l’usage de notre temps », Italiques, 4, 1985) ; R. Queneau, Les Fleurs bleues, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1965 ; Jacques Roubaud, Le Chevalier Silence. Une aventure des temps aventureux, Paris, Gallimard, coll. « Haute enfance », 1997. Les titres seront désormais abrégés CI, FB, CS.
3 Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1986 ; Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, trad. Myriam Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche, coll. « biblio essais », 1985, p. 157-225.
4 La source d’inspiration d’Italo Calvino pour ce roman était précisément l’acquisition d’une automobile où il se sentait comme dans une armure (voir l’entretien avec J. Platier, publié dans Le Monde, Paris, 7/04/62, cité par Aurore Frasson-Marin, Italo Calvino et l’imaginaire, Genève-Paris, éd. Slatkine, 1986, p. 74). Raymond Queneau inverse cette image, lorsque le duc d’Auge décrit une voiture en ces termes : « Ce sont bestioles vives et couinantes qui courent en tous sens sur leurs pattes rondes. Elles ne mangent rien de solide et ne boivent que du pétrole. Leurs yeux s’allument à la nuit tombante » (FB, p. 45).
5 Au sujet du Baron perché, Gilbert Bosetti évoque une « métamorphose du réel », opérée par un regard enfantin, qui « subsume les événements historiques » (G. Bosetti, « Calvino 1945-1957 : l’enfant au maquis ou dans les arbres. Un point de vue fabuleux marginal et subsumant l’histoire », I. Calvino. Imaginaire et rationalité, A. Frasson-Marin (dir.), Genève, Slatkine, 1991, p. 35-51).
6 Jacques Roubaud, La Pluralité des mondes de Lewis, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1991, p. 30. Les poèmes de cet ouvrage sont inspirés par la lecture du logicien anglais David Lewis qui promeut la théorie des mondes possibles. Plusieurs textes de ce recueil évoquent le travail du deuil après la disparition d’Alix-Cléo Roubaud, mais la théorie des mondes possibles alimente aussi la réflexion de l’oulipien sur la fiction et l’écriture de soi.
7 On pense aux réflexions de la narratrice sur ces temps où certains noms ou institutions ne correspondaient parfois à aucune réalité, tandis que « le monde regorgeait de choses, d’énergies et d’êtres que rien, pas même un nom ne différenciait du reste » (CI, p. 47).
8 Voir les commentaires du duc lui-même sur l’évolution phonétique des mots et la néologie : « Ne néologise pas toi-même : c’est là privilège de duc. Aussi de l’espagnol pinaça je tire pinasse puis péniche [...] et à la place de mouchenez que je trouve vulgaire, je dérive du bas latin mucare un vocable bien françoué selon les règles les plus acceptées et les plus diachroniques. » (FB, p. 42).
9 Florence Plet, « Six personnages en quête d’épique. Le Chevalier inexistant d’Italo Calvino », L’épique médiéval et le mélange des genres, C. Cazanave (dir.), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 283-296.
10 L’anachronisme était pratiqué couramment, sans scrupule – mais sans visée comique non plus -notamment par les auteurs des romans antiques (Aimé Petit, L’anachronisme dans les romans antiques du xiie siècle, Paris, Champion, coll. « NBMA », 2002) ou de récits lignagers. En outre, la structure des textes oulipiens relève d’un montage d’éléments diégétiques hétérogènes, technique narrative appliquée à l’envi au Moyen Âge, avec la reprise de motifs ou la traduction-réécriture d’histoires entières, l’insertion de pièces lyriques dans la narration ou la citation des classiques.
11 Parcourant l’œuvre de Calvino, Philippe Daros écrit que « le roman a pour fonction de mettre un peu d’ordre dans le sentiment de chaos provoqué par le spectacle du monde et, pour ce faire, doit s’évader d’une mise en fiction asservie à la perspective historique » (Italo Calvino, Paris, Hachette, coll. « Supérieur », 1994, p. 45).
12 Aurore Frasson-Marin, Italo Calvino et l’imaginaire, op. cit., p. 90-91.
13 L’eau de la Seine, où la péniche est amarrée « paraît un peu sale, dit Cidrolin, mais elle n’est pas stagnante. On ne sent pas toujours deux fois les mêmes ordures » (FB, p. 231).
14 Les personnages du Chevalier inexistant, Raimbaut et Téodora-Bradamante, effectuent le même parcours qui les mène à abandonner leur aspiration à un idéal, ou la réclusion méditative, pour s’adonner à la vie chevaleresque.
15 Italo Calvino, Les Classiques, trad. J.-P. Mangarano et Michel Orcel, Défis aux labyrinthes, op. cit.,vol. ii, p. 181-182.
Auteur
Université de Poitiers,IUFM/CESCM)
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