Au carrefour de la science, de la politique et de la littérature, le Moyen Âge de François Guizot
p. 99-106
Texte intégral
1La personnalité et les œuvres de François Guizot restent encore largement méconnues, en dépit d’un certain nombre de travaux récents qui ont essentiellement remis à l’honneur le penseur politique1. Du premier ministre de Louis-Philippe de 1840 à 1848, la plupart des gens ne retiennent guère aujourd’hui que la célèbre réponse aux partisans du Suffrage Universel « enrichissez-vous par le travail et par l’épargne », formule censée résumer l’égoïsme de la bourgeoisie triomphante, ainsi que, quelque temps plus tard, la chute ignominieuse de l’homme et de la monarchie de Juillet qu’il incarna à l’issue de la « révolution du mépris »2 en février 1848. François Guizot ne se contenta pourtant pas d’être un homme politique et un théoricien de premier plan, dont l’échec final ternit rétrospectivement l’œuvre antérieure. Les conceptions du sévère doctrinaire étaient en effet étroitement liées à sa lecture de l’histoire, comme souvent au cours d’une période où, selon Stanley Mellon : « history was the language of politics »3. François Guizot fut ainsi un historien majeur. Ses œuvres connurent un très grand succès tout au long du xixe siècle. Comme ses autres écrits, ses travaux historiques se voulaient rationnels et rigoureux. Ils entendaient dévoiler un mouvement de l’Histoire qui faisaient de la monarchie censitaire le couronnement d’une évolution entamée à la chute de l’Empire romain, ce qui explique que le Moyen Âge ait constitué un de ses centres d’intérêt essentiels tout au long de sa carrière. La fiction, l’invention ou le surnaturel en étaient bannis, et il condamna même explicitement à diverses reprises les historiens antérieurs qui leur accordaient une trop large place. A priori, donc, l’œuvre de François Guizot ne laisse nulle place à la fantaisie, aux « fantasmagories ». Elle se situerait non pas quelque part sur une ligne reliant le médiéval et le moyenâgeux, mais serait placée à cette première extrémité, du moins si l’on définit les deux termes comme un couple de notions antagonistes : la première renvoyant à l’histoire, au sens noble, caractérisée par une approche méthodique et scientifique garante de la véracité historique, la seconde relevant de la littérature, dans son acception péjorative, une fiction dont la finalité esthétique passe par la confusion, la méconnaissance et l’affabulation. C’est justement la pertinence même de cette opposition volontairement caricaturée que nous entendons remettre en cause ici. Cela semble d’autant plus fondé que les rapports entre l’histoire et la littérature, certes toujours complexes, connurent une profonde évolution à l’époque où écrit François Guizot. Durant le « siècle de l’histoire », cette dernière, initialement considérée comme un genre littéraire, s’émancipa progressivement pour devenir une discipline à part entière, une science humaine, voire une science sociale. François Guizot joua lui-même un rôle décisif dans cette évolution lorsque, devenu ministre de l’Instruction publique sous la monarchie de Juillet, il fonda la Société de l’histoire de France en 1833 et lança une vaste entreprise de publication de documents historiques inédits, coordonnée par un comité des travaux historiques et scientifiques dont il assura lui-même la présidence4.
2En fonction de ce qui précède, l’interaction entre politique, histoire et littérature apparaît particulièrement forte au début du siècle, au moment où François Guizot publia ses œuvres majeures. Ce dernier en avait profondément conscience, écrivant ainsi :
Dans le premier âge des sociétés, quand tout est nouveau et attrayant pour la jeune imagination de l’homme, il demande à l’histoire un intérêt poétique ; [...] on a des chroniques simples mêlées de fables et de légendes [...] Si, plus tard, la civilisation se développe dans un pays sans que la liberté s’y établisse [...] c’est un intérêt philosophique que les hommes cherchent dans l’histoire ; elle quitte le champ de la poésie ; [...] c’est une série de dissertations sur la marche du genre humain, et l’historien semble ne vouloir ressusciter que le squelette du passé, pour le revêtir ensuite d’idées générales et de considérations philosophiques. [...] Si une civilisation avancée et un grand développement de l’esprit humain coïncident, chez un peuple, avec une vie politique animée et forte, [...] l’histoire [...] devient, pour ainsi dire, pratique [...] On veut connaître[...] les secrets de l’influence des masses et de l’action des individus ; il faut que les hommes et les faits ressuscitent aux yeux de l’esprit, non plus seulement pour l’intéresser ou le divertir, mais pour lui révéler comment s’acquièrent, s’exercent, et se défendent les droits, les libertés, le pouvoir [...]. Le goût des narrations naïves, le penchant aux généralisations philosophiques, le besoin des instructions politiques, appartiennent presque toujours à des temps et à des états de civilisations fort différents. Par un rare concours de circonstances, tous ces goûts, tous ces besoins semblent se réunir aujourd’hui5.
3Comme le souligne ce passage, François Guizot faisait lui-même du contexte politique la principale explication des évolutions historiographiques. Aussi, pour étudier les rapports entre histoire, politique et littérature dans la représentation singulière du Moyen Âge que propose l’auteur, nous commencerons par rappeler le climat de la Restauration et les engagements politiques de François Guizot. Nous en viendrons ensuite à ses conceptions du Moyen Âge, pour finir par montrer que la littérature constituait à ses yeux un ciment indispensable donnant sa cohérence à son œuvre.
Guizot en son temps
4C’est principalement entre 1820 et 1830 que François Guizot consacra son attention au Moyen Âge. Ces années marquèrent l’apogée de sa réputation en tant qu’historien. Pourtant, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, il ne rappela qu’assez brièvement le fait, et insistait surtout sur les répercussions politiques de ses écrits. Cette période correspond en effet à la décennie qu’il passa dans l’opposition libérale au pouvoir ultraroyaliste6. Un bref retour sur la carrière de Guizot s’impose pour comprendre les enjeux politiques de son travail. Ce protestant né à Nîmes en 1787, l’année même où Louis xvi accorda des droits civils aux protestants, reçut une éducation soignée puis entama une carrière universitaire à la fin de l’Empire. Dès les débuts de la Restauration, il abandonna son poste pour intégrer les cabinets ministériels et la haute fonction publique sous les gouvernements du centre qui se succédèrent jusqu’en 1820. Rapidement devenu l’une des bêtes noires des ultraroyalistes, il fut révoqué de ses fonctions lorsque ces derniers participèrent à nouveau au pouvoir, après l’assassinat du duc de Berry le 13 février 1820. Tout en entamant une carrière de publiciste, il reprit alors ses cours à la Sorbonne. Ils rencontrèrent un succès d’autant plus grand que les étudiants de Paris manifestaient ainsi leur opposition au nouveau pouvoir7. Leur publication prit la forme de trois des ouvrages auxquels nous allons plus spécifiquement nous intéresser : l’Histoire des origines du Gouvernement représentatif et des institutions politiques de l’Europe depuis la chute de l’Empire romain jusqu’au xive siècle, paru en 1822, puis l’Histoire de la Civilisation en Europe et l’Histoire de la Civilisation en France, parus respectivement en 1828 et 1830. Entre-temps, il a publié ses Essais sur l’histoire de France en 1823. Ces quatre ouvrages ont un point commun : bien que ne portant pas spécifiquement sur l’histoire médiévale, ils y consacrent l’essentiel de leur attention. Cela peut s’expliquer partiellement par l’essor d’un « goût pour le Moyen Âge » étudié par Christian Amalvi8, dont François Guizot avait pleinement conscience :
L’imagination se plaît aujourd’hui à se reporter vers cette époque. Ses publications, ses mœurs, ses aventures, ses monuments ont pour le public un attrait qu’on ne saurait méconnaître. On peut interroger à ce sujet les lettres et les arts ; on peut ouvrir les histoires, les romans, les poésies de notre temps ; on peut entrer chez les marchands de meubles, de curiosités ; partout on verra le Moyen Âge exploité, reproduit, occupant la pensée, amusant le goût de cette portion du public qui a du temps à donner à ses besoins ou à ses plaisirs intellectuels9.
5Mais quels que soient les effets d’une mode romantique sur cet intellectuel, par ailleurs féru de littérature et de philosophie anglaises et allemandes contemporaines dont il avait traduit de nombreux ouvrages, sa prédilection pour le Moyen Âge est à chercher dans sa vision de l’histoire. Tous ses ouvrages cherchaient à montrer que le Moyen Âge, temps des origines qui s’ouvrait avec les invasions barbares, était l’époque où apparurent et commencèrent à se développer les éléments constitutifs de la civilisation moderne : « les pouvoirs spirituels et temporels, les éléments théocratique, monarchique, aristocratique, démocratique »10. Leur interaction féconde, quoique souvent conflictuelle, permit l’essor du progrès et de la liberté. Cette dernière se développa initialement sous la protection initiale de l’Église qui se mit cependant à la combattre lorsqu’elle se sentit menacée. La Réforme marquait ainsi la fin du Moyen Âge et une nouvelle phase de libération aux yeux de ce protestant convaincu. Le point d’aboutissement de cette lente maturation était la Charte de 1814 qui consacrait solennellement les libertés acquises. Auparavant, celles-ci avaient été tout à la fois proclamées et dévoyées par la Révolution et surtout par la Terreur : le jeune François Guizot avait été profondément marqué par une dernière entrevue en prison avec son père, juste avant son exécution le 8 avril 1794. La liberté n’était donc possible qu’avec l’ordre, garanti par la royauté, d’où sa prédilection pour la monarchie constitutionnelle. Loin d’être une funeste innovation révolutionnaire comme le prétendaient les ultras, la liberté des modernes, au même titre que la monarchie, était selon cette théorie l’héritière de l’histoire médiévale, l’une et l’autre s’étant développée de concert. C’était donc un historicisme tel que le définit Karl Popper11 : « L’idée que l’histoire de l’homme a une trame et que, si nous réussissons à dénouer cette trame, nous tiendrons la clé du futur ». François Guizot tirait en effet de l’étude du passé la conclusion qu’il fallait défendre la liberté contre les attaques des ultraroyalistes, même si cela n’était qu’implicite dans les leçons qu’il professait.
6La portée politique de ces ouvrages n’échappa cependant pas aux autorités de l’époque. Le ministère ultra présidé par Villèle décida ainsi en 1822 de suspendre ce cours, de même que celui de Villemain et de Cousin, et il fallut la défaite électorale des ultras à l’automne 1827, suivie de la formation d’un nouveau ministère du centre dirigé par Martignac, pour que François Guizot pût reprendre ses leçons le 18 avril 1828. Ce fut l’occasion d’une manifestation du libéralisme de la jeunesse estudiantine, comme en témoignèrent les premières phrases de l’article du Journal des Débats du 21 avril suivant consacré à l’événement : « La philosophie, long-temps proscrite, a reparu à la Faculté des Lettres. Avant-hier, c’était le tour de l’histoire. M. Guizot a repris ses graves et profondes leçons devant un auditoire immense dont l’émotion s’est manifestée par de longs applaudissements. Le professeur était ému lui-même ».
La rigueur de l’historien
7Prises de position politiques et conceptions historiques apparaissent donc inextricablement liées, et il est probable que les unes et les autres ne cessèrent de s’influencer mutuellement. Cependant, François Guizot ne cessait d’affirmer que celles-là étaient les conséquences de celles-ci, et réfutait toute influence de sa sensibilité partisane sur sa vision historique. En effet, l’adepte de la « souveraineté de la raison » prétendait fonder ses conceptions politiques sur une analyse historique objective, rigoureuse et argumentée. Il recourait en diverses occasions à des documents, précisément cités, se dotait d’un appareil critique comme les références infrapaginales, les discussions historiographiques... et tenait à se différencier fortement sur tous ces points des générations antérieures d’historiens. Il concluait ainsi un passage, relatif aux écrits sur les barbares du Haut Moyen Âge, par une dénonciation de ces tableaux « singulier mélange de mythologie, de barbarie et de civilisation naissante, des âges fabuleux, héroïques et semi-politique, sans exactitude et sans ordre aux yeux d’une critique un peu sévère, sans vérité pour l’imagination »12. Comme l’indiquent les derniers mots de cette citation, l’imagination n’était pas pour autant récusée en tant que telle, elle apparaissait même comme un atout indispensable pour arriver à saisir le passé.
8L’ambition de démontrer l’irrésistible marche en avant de la civilisation excluait du cœur de la réflexion historique l’attitude des individus, comme dans l’historia magistra vitae, ou l’explication minutieuse de tel ou tel événement. Les évolutions sur la longue durée étaient déterminantes, et elles se manifestaient essentiellement à travers les institutions et surtout les forces sociales. Avec une méthode que Pierre Viallaneix compare à celle de Michel Foucault13, François Guizot décomposait en effet la société en une série d’éléments dont il suivait les évolutions sur des siècles. Il qualifiait par exemple le fief médiéval autour de son château de « molécule sociale primitive »14. Parmi les composantes fondamentales de la société médiévale, il identifiait à la suite d’Augustin Thierry les « races », et surtout les classes, d’où cette célèbre citation de l’Histoire de la civilisation en Europe dont Karl Marx s’inspira partiellement par la suite :
Le troisième grand résultat de l’affranchissement des communes, c’est la lutte des classes, lutte qui constitue le fait même, et remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société15.
9Cette conception de l’histoire débouchait sur deux conséquences essentielles. Tout d’abord, les récits factuels, les anecdotes étaient rares, particulièrement dans l’Histoire de la Civilisation en Europe. Dans l’Histoire des Origines du Gouvernement représentatif, on en trouve quelques-unes, comme le long récit des relations entre le roi Henri II et Thomas Beckett, puis de l’assassinat de ce dernier. Ces moments narratifs tranchent cependant avec le reste du texte, et les raisons de leur insertion apparaissent problématiques du point de vue de la cohérence explicative, puisque leur juxtaposition ne débouche pas sur un récit suivi de type événementiel, et qu’ils ne sont pas non plus véritablement conçus comme une vérification empirique des concepts élaborés dans le reste du texte. La prolixe Histoire de la Civilisation en France accordait plus de place aux portraits individuels, mais, là encore, la logique régissant leur insertion apparaît souvent problématique.
10Dans l’ensemble, il faut souligner que ces passages avaient pour finalité essentielle de distinguer des types, non de caractériser des individus. Les phrases qui introduisent le portrait d’Alcuin sont particulièrement éclairantes :
Esprit plus étendu et plus actif, sans aucun doute, que tout autre, Charlemagne excepté ; supérieur en instruction et en fécondité intellectuelle à tous ses contemporains, sans s’élever beaucoup au dessus d’eux par l’originalité de sa science ou de ses idées ; représentant fidèle en un mot du progrès intellectuel de son époque, qu’il a devancée en toute chose, mais sans jamais s’en séparer16.
11Parmi les quelques évocations précises de personnages, il faut souligner la place importante occupée par des saints et de leurs miracles. C’est ainsi qu’il citait longuement dans ses Essais une lettre des évêques à Louis le Germanique évoquant le surgissement d’un dragon lors de l’ouverture de la tombe de Charles Martel. L’introduction du passage était particulièrement intéressante. En effet, François Guizot commençait par s’excuser d’accorder une telle place à cet épisode en affirmant que « malgré l’incohérente fausseté, je ne dis pas des prétendus miracles, mais de quelques-uns des faits rapportés dans la lettre [...] elle est curieuse à connaître »17. Les précautions déployées par l’auteur, et la faiblesse de l’argumentation avancée pour justifier la (très) longue citation qui suit, masquaient mal une certaine fascination pour ce récit fantastique. Il consacrait d’ailleurs dans son Histoire de la Civilisation en France tout un chapitre, parsemé de plusieurs dizaines de longues citations, aux biographies de saints du Haut Moyen Âge. Tout en exprimant un doute radical sur les épisodes miraculeux mentionnés par la plupart de ses sources, François Guizot estimait que ces histoires dévoilaient les mentalités de l’époque, une crédulité générale, mais aussi un désir de morale, et un besoin d’évasion dans l’imaginaire de la part d’un petit peuple confronté à une vie rude.
12La deuxième conséquence de cette lecture du passé en terme d’affrontements de classes sociales est la présentation de types sociaux – le chevalier, le bourgeois, le clerc – qui apparaissent, bien plus que les individus, comme les véritables acteurs de l’histoire. Or, ces derniers étaient des constructions subjectives, qu’on pourrait même qualifier d’imaginaires. Elles ne s’appuyaient jamais sur des statistiques permettant de conforter telle ou telle affirmation et que trop rarement sur des documents, même si l’auteur citait de temps à autre, et étudiait parfois avec minutie, des textes originaux ou des indices archéologiques, comme lorsqu’il cherchait à faire comprendre la mentalité bourgeoise par une description de l’intérieur d’un domicile. De ce fait, les types sociaux élaborés par l’historien ne différaient guère de ceux de nombre de romanciers contemporains, en dépit de ce qu’en pensait Guizot, notamment dans une virulente critique de Walter Scott :
On se fait aujourd’hui une très-fausse idée de la vie des bourgeois des douzième et treizième siècles. Vous avez lu dans l’un des romans de Walter Scott, Quentin Durward, la peinture qu’il a faite du bourgmestre de Liége : il en a fait un vrai bourgeois de comédie, gras, mou, sans expérience, sans audace, uniquement occupé de mener sa vie commodément. Les bourgeois de ce temps, Messieurs, avaient toujours la cotte de mailles sur la poitrine, la pique à la main ; leur vie était presque aussi orageuse, aussi guerrière, aussi dure que celle des seigneurs qu’ils combattaient18.
13Si la critique du romancier par l’historien peut sembler fondée, le portrait que ce dernier faisait des bourgeois médiévaux, ayant « toujours la cotte de mailles sur la poitrine, la pique à la main »19 apparaît tout aussi contestable, fantasmé et caricatural que le personnage de Walter Scott. En l’occurrence, la description répondait avant tout à des finalités politiques. Il s’agissait de donner des lettres de noblesse à la bourgeoisie et de la créditer d’un héritage héroïque et guerrier.
14Ainsi, les personnalisations de quelques forces sociales si caractéristiques de l’œuvre de Guizot pouvaient à bien des égards passer pour le fruit de son imagination, au sens péjoratif du terme. De même que les portraits de quelques personnages emblématiques, ces passages semblaient souvent avoir moins pour finalité de vérifier concrètement telle ou telle théorie, que de redonner chair au passé. Dans un passage qui annonçait Michelet, François Guizot n’hésita en effet pas à écrire :
Vous avez énuméré les faits ; vous savez suivant quelles lois générales et intérieures ils se sont produits. Connaissez-vous aussi leur physionomie extérieure et vivante ? [...] Assistez-vous au spectacle de la destinée et de l’activité humaine ? Il le faut absolument, car ces faits qui sont morts, ont vécu, ce passé a été le présent ; s’il ne l’est pas redevenu pour vous, si les morts ne sont pas ressuscités, vous ne les connaissez pas, vous ne savez pas l’histoire20.
15L’historien ne pouvait donc dévoiler le sens de l’histoire, dont se nourrissait l’homme politique et le théoricien que s’il était capable de dépasser l’explication rationnelle. Nouveau démiurge, il devait ressusciter, recréer un monde. Tel était du moins l’ambitieux objectif que Guizot assignait à l’historien quelques mois avant les Trois Glorieuses. Il ne put pour sa part que partiellement le remplir, ce dont il avait pleinement conscience. Après l’accession au trône de Louis-Philippe, il fut accaparé par la vie politique, et abandonna de ce fait presque totalement les travaux historiques. Néanmoins, cette affirmation incite à s’interroger sur les procédés qui lui permirent de procéder par intermittence à cette résurrection. Ils sont en bonne partie d’ordre stylistique, et posent plus généralement le problème d’un rapport très complexe avec la littérature.
La dimension littéraire de l’œuvre de Guizot
16L’abolition de la frontière séparant le monde des vivants et celui des morts passait naturellement par de classiques procédés littéraires destinés à dramatiser ses écrits. Dans une œuvre rédigée au passé, on observe ainsi de récurrents recours au présent de narration lors des quelques récits événementiels. François Guizot recourait également à la métaphore pour mieux communiquer sa pensée. Cela contribuait à donner à sa présentation du monde médiéval du relief et des couleurs qui excédaient le pur aspect scientifique, voire le transfiguraient. La multiplication des adjectifs matérialisant l’étonnement ou la stupéfaction allait dans le même sens. Dans son Histoire de la Civilisation en Europe, il utilisa à trente reprises l’adjectif « prodigieux » ; vingt-trois de ces occurrences se produisaient dans les passages spécifiquement consacrés à l’histoire médiévale. Le qualificatif s’appliquait le plus souvent à la diversité du monde médiéval, mais renvoyait aussi à l’orgueil des nobles de cette époque, à l’essor économique, à l’activité monastique : c’était une époque d’énergie pour ainsi dire surnaturelle, que seuls les artifices littéraires pouvaient faire surgir de son tombeau.
17Mais la littérature ne fournissait pas seulement des modèles stylistiques ou rhétoriques, elle pouvait également servir de source, au même titre que les textes d’historiens ou de chroniqueurs. Guizot n’hésitait pas à diverses reprises à se référer à des auteurs littéraires, comme source de son œuvre, au point même de privilégier pour la connaissance des barbares les légendes aux récits plus « sérieux ». Il écrit par exemple :
Les chroniqueurs proprement dits nous en apprendront moins sur ces mœurs que les chantres de l’Edda, des Sagas et des Nibelungen, moins que les codes barbares, moins que les légendes naïves de ces saints personnages qui prêchaient à des guerriers farouches la parole de Dieu, et pénétraient, en bravant la mort, dans les repaires où de grossiers colons se cachaient avec leur ignorance et leur cruel fanatisme. Missionnaires de l’invasion, missionnaires de la foi, les uns et les autres marchent à la conquête, ceux-là avec des cris de mort, ceux-ci des paroles de paix sur les lèvres.
18Son attitude à l’égard des romans contemporains était de ce fait ambiguë et ne se limitait pas à la critique précédemment citée de Walter Scott qui semblait marquer l’irréductible opposition de l’histoire et de la littérature. D’autres passages, comme la description d’une forteresse médiévale, font d’une source littéraire, un autre roman de Walter Scott, l’égale de sources historiennes et architecturales.
19Enfin, il lui semblait parfois que l’œuvre de fiction était davantage à même de rendre certaines notions que les travaux des historiens. C’est le cas de la psychologie des barbares du Haut Moyen Âge. À diverses reprises, il se servit des romans de Fenimore Cooper pour décrire leur mode de vie. Dès 1822, il indiqua que la lecture du romancier américain – précisons au passage qu’il venait tout juste de publier ses deux premiers romans qui n’avaient pas encore été traduits21 – permettait de mieux comprendre les Barbares. De façon beaucoup plus réservée il est vrai, il reprit la même idée en 1830, reconnaissant dans ces romans « un sentiment assez vif, assez vrai, de certaines parties, de certains moments de la vie et de la société barbare ; de son indépendance, par exemple »22.
20Même si ces jugements relativement positifs étaient rares, ils montrent bien que les romans historiques étaient souvent discutés par François Guizot à l’instar de nombreux livres d’histoire.
Conclusion
21Au terme de cette brève analyse, il apparaît donc que l’opposition entre l’histoire et la littérature est beaucoup moins apparente qu’attendue dans l’œuvre de François Guizot. Au moment même où il s’efforçait avec d’autres de conférer une autonomie à l’histoire en tant que discipline, il avait non seulement recours à des procédés littéraires visant à rendre la lecture plus agréable, comme tous les auteurs nourris de culture classique de son époque, mais il considérait même que des artifices étaient le seul moyen d’accès au véritable savoir historique. Dès lors, l’opposition de départ entre médiéval et moyenâgeux apparaît mal fondée si l’on se réfère au contenu des œuvres étudiées, quoiqu’elle garde sa pertinence si l’on prend en compte l’ambition que s’assignent les auteurs. L’œuvre de François Guizot, en soulignant le rôle de l’imagination dans le travail de l’historien, se nourrit également, inconsciemment sans doute, de ses prises de position politique. Histoire, idéologie et littérature entretiennent ainsi, de façon particulièrement nette dans cette œuvre, une relation circulaire qui lui confère une originalité singulière et se manifeste principalement dans les passages où l’historien délaisse les généralisations abstraites.
Notes de bas de page
1 Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985 ; Gabriel de Broglie, Guizot, Paris, Perrin, 1990 ; Marina Valensise (éd.), François Guizot et la culture politique de son temps, Paris, Gallimard-Seuil (éd. EHESS), 1991 ; Aurelian Craiutu, Le Centre introuvable. La pensée politique des doctrinaires sous la Restauration, Paris, Plon, 2006.
2 La formule prophétique de Lamartine fut prononcée lors du banquet de Mâcon, en juillet 1847, quelque sept mois avant la Révolution proprement dite. Alphonse de Lamartine, Œuvres Complètes, Paris, Chez l’auteur, 1863, t. 38, p. 22.
3 Stanley Mellon, The Political Uses of History: A Study of Historians in the French Restoration, Stanford, Stanford University Press, 1958, p. 1.
4 Gabriel de Broglie, op. cit., p. 171 et s.
5 François Guizot, Histoire des origines du Gouvernement représentatif, p. 4-7.
6 Les passages consacrés à ses écrits historiques étaient significativement inclus dans le chapitre vii intitulé « Mon opposition. (1820-1830) », Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Paris, Michel Lévy, 1858, t. 1, p. 327 et s. notamment.
7 Jean-Claude Caron, Génération romantiques. Les étudiants de Paris et le quartier latin (1814-1851), Paris, Armand Colin, p. 239 et s.
8 Christian Amalvi, Le goût du Moyen Age, Paris, Plon, 1996.
9 François Guizot, Cours d’histoire moderne. Histoire de la Civilisation en France depuis la chute de l’Empire Romain jusqu’en 1789, Paris, Didier, 1829-1832, t. iv, p. 15.
10 François Guizot, Histoire de la Civilisation en Europe, Bruxelles, Lacrosse, 1838, p. 37-38.
11 Cité par Dominique Poulot, « L’archéologie du savoir » dans François Guizot et la culture politique de son temps, p. 280.
12 François Guizot, Cours d’histoire moderne. Histoire de la Civilisation en France..., t. iii, p. 256.
13 Pierre Viallaneix, « Guizot historien de la France » dans François Guizot et la culture politique de son temps, p. 246.
14 François Guizot, Cours d’histoire moderne. Histoire de la Civilisation en France, t. iv, p. 164.
15 François Guizot, Histoire de la Civilisation en Europe, p. 157.
16 François Guizot, Cours d’histoire moderne. Histoire de la Civilisation en France, t. ii, p. 346.
17 François Guizot, Essais sur l’histoire de France, Paris, Charpentier, 1842 (5e éd.), p. 102.
18 François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p. 160.
19 Ibid., p. 219.
20 François Guizot, Histoire de la civilisation en France, p. 392.
21 La première traduction de The Spy, sous le titre L’espion, date de 1823, une année après sa parution en version originale, celle du dernier des Mohicans a lieu l’année même de sa sortie en langue anglaise, en 1826.
22 François Guizot, Histoire de la Civilisation en France, t. 3, p. 284.
Auteur
Docteur en histoire
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