Lectures du Moyen Âge chez les catholiques romantiques : mythe de l’âge d’or ou temps de l’erreur ?
p. 89-97
Texte intégral
1À l’aube du xixe siècle, la religion catholique est en crise. Mise à mal par les exactions commises tant envers le clergé qu’envers les églises et les cathédrales pendant la Révolution, l’Église de France est à refonder quand Napoléon prend le pouvoir. L’accession au trône de Bonaparte rend de nouveau légitime une religion qui jusque-là se pratiquait en cachette, mais les débats sont vifs entre réfractaires et non réfractaires, entre gallicans et ultramontains, entre conservateurs et libéraux. C’est dans ce climat que ressurgit le Moyen Âge au centre des débats houleux sur la place et l’avenir de la religion catholique en France :
La religion catholique est attaquée avec plus de fureur que jamais, constate Lamennais en 1820 ; c’est un fait incontestable. On tourne en dérision sa doctrine et son culte, on blasphème son fondateur, on outrage ses ministres, on les calomnie, on les désigne à la haine publique, on emploie jusqu’à la violence pour empêcher la prédication de l’Évangile ; et les factieux ne daignent plus même déguiser le projet qu’ils ont formé, l’espérance qu’ils ont conçue d’abolir parmi nous la religion de nos ancêtres, la religion de Charlemagne et de Louis IX, de Duguesclin et de Turenne [...]1.
2On le voit, l’apparition de grandes figures du Moyen Âge au beau milieu de ce cri de révolte lancé par Félicité de Lamennais dans un article de 1820 rend compte de l’importance croissante prise par la période médiévale dans l’argumentaire des catholiques romantiques dans la première moitié du xixe siècle. Cette place fondatrice du Moyen Âge aux yeux des catholiques romantiques n’en est pas moins problématique. Certes, on peut, à l’instar de Lamennais, convoquer Charlemagne et Du Guesclin pour refonder la nation française autour de personnages consensuels. Le recours à de telles figures - symboles de la grandeur et de la puissance passées - n’appelle, à vrai dire, aucune discussion, tellement il va de soi que ces « ancêtres » sont pour tous des points de référence incontournables. Aussi Charlemagne revêt-il, chez Joseph de Maistre, la même posture fondatrice du catholicisme ancestral. C’est son « immense héritage » qu’il s’agit de conserver, ou de sauver2. Maistre s’appuie également sur Saint Louis lorsqu’il défend la religion contre l’impiété3. Et le pape Grégoire VII, est à ses yeux considéré comme « [l’j ami, [le] tuteur, [le] sauveur du genre humain »4 : avec lui c’est l’origine du monde chrétien moderne qui est touchée. Autrement dit, pas moyen de réhabiliter la religion et l’Église au xixe siècle sans un détour par le xie siècle. Mais il reste alors à déterminer ce détour, et à analyser le regard porté par ces penseurs et hommes de lettres catholiques romantiques qui, de Joseph de Maistre à Ernest Renan en passant par Chateaubriand et Montalembert, ont éprouvé cette nécessité de retrouver un Moyen Âge enfoui. S’agit-il d’un âge d’or de l’Église et de la religion à jamais disparu ? Ne constate-t-on pas aussi les signes d’une « nuit du Moyen Âge » susceptible de laisser un progrès entr’ouvert par la suite5 ? Ce sont des points de vue qu’il s’agit alors de confronter. Mais plus que des points de vue, c’est une dialectique qu’il convient d’interroger. Si le retour au Moyen Âge correspond chez les écrivains à une mode qui passe par la lecture des romans de chevalerie et une attirance pour le gothique, chez les catholiques – ou néo-catholiques selon l’expression de Paul Bénichou – ce retour est avant tout idéologique et politique, avant d’être esthétique. Or en fonction du regard porté sur l’histoire, deux options sont envisagées : âge d’or pour les uns, temps perfectible pour les autres, le Moyen Âge est un terrain de discussions et de querelles. Quel est le Moyen Âge qui se dégage, au fond, de ces débats ? S’agit-il d’un Moyen Âge étudié scientifiquement dont on explorerait la vérité historique, ou d’une époque un peu lointaine enveloppée d’un flou artistique qu’il ne faudrait surtout pas dissiper ? Est-ce un Moyen Âge historique ou un Moyen Âge légendaire ? C’est moins une renaissance de la religion au xixe siècle qu’une redécouverte du Moyen Âge qui est finalement à l’œuvre chez ces écrivains et que je me propose de commenter aujourd’hui.
Un âge d’or de la foi
3Le Moyen Âge retrouve de la vigueur sous la Restauration avec la naissance d’un courant néo-catholique qui cherche, avec Lamennais, à lutter contre « l’indifférence en matière de religion ». À la suite des contre-révolutionnaires (Ballanche, de Maistre) qui avaient reposé la question de l’histoire et de ses fondements, voyant souvent dans le Moyen Âge un âge d’or de la foi et une période de puissance pour l’Église jusque là inégalée, le néo-catholicisme français – y compris dans ses options les plus progressistes et libérales – fait ce mouvement de retour aux origines.
4Pour preuve l’expérience de Montalembert, disciple de Lamennais et ami de Lacordaire. Au-delà des phénomènes de mode qui ont conduit les romanciers français à s’intéresser à Walter Scott et les dessinateurs à donner dans les croquis néo-gothiques, Montalembert juge nécessaire une plongée dans le Moyen Âge pour en déceler le « symbolisme profond » et l’atmosphère exacte qu’il y régnait. Cette attitude est nouvelle et donne lieu, en 1836, à la publication de l’Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie :
Elle vivait, écrit-il en mars 1834 à Lamennais, à la plus belle époque du Moyen Âge, au commencement du treizième siècle, contemporaine de saint François et de saint Dominique, de saint Louis et d’Innocent III. Au printemps, j’irai faire une tournée en Souabe et en Thuringe, pour y visiter les lieux qu’elle a habités et les bibliothèques qui renferment des monuments inédits sur elle. Du reste, je mène de front, avec ces recherches spéciales, l’étude générale de la vaste et admirable poésie du Moyen Âge germanique [...]6.
5Inséparable de l’esprit de son temps, la vie de sainte Élisabeth est un moyen pour Montalembert de revenir sur cette « belle époque du Moyen Âge », et plus qu’une vie de saint – Montalembert suscite quand même avec son ouvrage un intérêt renouvelé pour l’hagiographie – avec cette œuvre l’auteur reconnaît que l’
on peut en outre espérer de fournir un tableau fidèle des habitudes et des mœurs de la société d’une époque où l’empire de l’Église et de la chevalerie était à son apogée7.
6La vie de sainte Élisabeth sert finalement de prétexte à une fresque historique et religieuse, faisant du xiiie siècle un âge d’or de la papauté, quand Innocent III défendait les peuples contre les excès des rois et plaçait tous les grands d’Europe ou presque (Philippe Auguste excepté) sous sa tutelle. Ce point de vue sur le Moyen Âge est encore partagé par Lacordaire dans les années 1850, qui précise les raisons de cet âge d’or. Prononçant un discours de réception à l’Académie de législation en juillet 1854 alors qu’il séjourne à Toulouse, le prédicateur de Notre-Dame tente, selon ses propres mots, de dégager « la loi de l’histoire ». Et c’est précisément le siècle de saint Louis qui s’impose comme référence historique indépassable, le Moyen Âge s’incarnant même dans la personne de saint Louis :
Saint Louis marque le point suprême de cette époque, qui dura mille ans, de Clovis à Luther. Homme singulier par la diversité de ses vertus, Saint Louis résume dans sa personne tout ce que fut le Moyen Âge8.
7Juste, ferme, pieux, courageux et tendre à la fois, capable de pitié envers le peuple, saint Louis touche aussi bien Montalembert que Lacordaire, et d’une manière générale tous les catholiques de ce début de xixe siècle marqué par une instabilité politique et religieuse sans pareille. C’est une vision idéalisée de ce règne qui se développe alors dans des textes qui cherchent précisément à remonter l’histoire pour y trouver le point d’ancrage capable de soutenir la foi dans le monde moderne. Vision idéalisée dans le Discours sur la loi de l’histoire de Lacordaire :
Les siècles de Périclès et d’Auguste furent plus grands par les lettres que le siècle où Saint Louis nous apparaît entre Innocent III, saint François d’Assise, saint Dominique de Gusman, saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin : mais aucun ne l’a surpassé dans les ardeurs de la foi et dans les conceptions de l’intelligence9.
8Même vision déjà idéalisée dans l’Analyse raisonnée de l’histoire de France. Chateaubriand y donnait même une version plus étendue de ce Moyen Âge d’or. Le viiie siècle, par exemple, apparaît à ses yeux comme n’étant pas pire que l’époque romaine. L’esclavage existe toujours, hélas, note-t-il, mais il n’est plus un esclavage de conquête comme à Rome. Les sciences et les lettres se développent grâce à « une foule d’ecclésiastiques et quelques laïques lettrés »10. Le règne de Robert, successeur d’Hugues Capet à la couronne en 996, est également, et ce bien avant saint Louis, un moment essentiel pour la construction du monde catholique moderne : « L’Église chante encore des répons et des séquences composés par ce fils aîné de l’Église [...]. Il craignait beaucoup sa femme, et se laissait voler par les pauvres. Son règne fut long ; c’est ce qu’il fallait alors pour un monde au berceau »11 insiste Chateaubriand. Quant aux siècles qui suivent, ils sont autant de moments de perfection, à en croire l’historien catholique, qui n’hésite pas à conclure le chapitre consacré aux croisades de la manière suivante :
Des mœurs pleines de splendeur et de naïveté, des crimes et des vertus, des croyances ardentes, des faits héroïques, des souvenirs merveilleux, d’immenses résultats matériels et moraux, scientifiques et politiques, voilà ce que représentent les croisades. [...] La chrétienté parut pour la première fois sous la forme d’une immense nation, agissant par l’impulsion d’un seul chef. Et qu’allait-elle conquérir ? un tombeau12.
9Chateaubriand pointe mieux, sans doute, que ses successeurs Lacordaire et Montalembert, ce qui permet de considérer le Moyen Âge comme un âge d’or de la foi catholique : la puissance d’un chef. Qu’il s’agisse du roi – Philippe Ier ou saint Louis – ou du pape – tous ou presque retiennent Innocent III – c’est autour de lui que s’établit la communauté des chrétiens, le peuple des croyants. Si le Moyen Âge est ainsi un âge d’or aux yeux des catholiques de la période romantique, c’est que l’Église y était solide et stable, guidée par un chef craint et respecté. Comment ne pas comparer cette situation à celle de l’Église de France au sortir de la Révolution ? Un pape conduit de force à Fontainebleau, des gallicans très influents : tout semble indiquer, en effet, depuis Pie VI jusqu’à Grégoire XVI, que Rome est en perte de vitesse. Autrement dit : qu’il était doux, ce temps où la papauté régnait sur le monde, où la voix de l’Église trouvait oreille attentive au sein du peuple et chez les puissants... À un xixe siècle passablement perverti, corrompu et rationaliste correspondrait un Moyen Âge idéalisé, juste, et fidèle au message évangélique. Néanmoins, en signalant que la chrétienté puissante partait à la conquête... d’un tombeau, Chateaubriand suggère que la puissance temporelle de la papauté est loin d’être infaillible, toujours provoquée par l’éventualité du tombeau, expérimentée par le Christ. Aussi l’âge d’or contient-il en lui-même ses propres limites.
Le temps de l’erreur
10Ce culte du Moyen Âge comme âge d’or de la foi s’efface pour certains au profit d’un prophétisme tendu vers l’avenir. Pour Lamennais, contrairement à Chateaubriand, le Moyen Âge est surtout un temps d’exactions et d’erreurs dans l’expression de la foi. Aussi faut-il pour ces penseurs et de nombreux historiens de l’art se méfier des textes du Moyen Âge et leur préférer l’architecture : rappelons par exemple l’émotion des romantiques français en Bavière, d’Ulm à Munich, devant les cathédrales qui défient l’histoire. Ces cathédrales suscitent une émotion que nul ne remet en cause, et les monuments médiévaux en général font consensus. Ainsi Louis-Philippe ordonne-il la création de la Commission des Monuments Historiques en 1832, à l’initiative de Guizot. Vient alors l’époque des premiers grands chantiers de restauration qui donnera lieu à la construction de l’église Sainte-Clotilde par Gau et Ballu entre 1845 et 1852.
11En-dehors de ce consensus architectural, le Moyen Âge éveille des remarques et des critiques qui vont provoquer, tout comme les évocations de figures remarquables avaient encouragé un culte du Moyen Âge et une mode médiévale, la chute progressive de l’imaginaire médiéval dans la seconde moitié du xixe siècle. Chateaubriand mentionne ainsi, après son portrait laudatif de saint Louis, « homme-modèle du Moyen Âge, législateur, héros et saint », les règnes de Philippe le Bel et Philippe de Valois : « ici, la civilisation rétrograde », écrit-il au sujet du premier ; « nous avons atteint le point culminant des temps féodaux qui vont maintenant décliner », note-t-il à propos du second13. Pour conclure un long développement consacré à la chevalerie, il assure : « c’est une grande erreur que d’attribuer l’innocence à l’état sauvage »14. La critique du Moyen Âge s’élève donc chez ceux-là même qui lui reconnaissent une grandeur en matière religieuse. À la suite des propos de Montalembert sur la valeur du Moyen Âge comme âge d’or de la foi, Lamennais s’inquiète et lui écrit en janvier 1834 :
Tu me parais toujours extrêmement préoccupé du Moyen Âge, et tu cours le risque d’être bientôt le seul maintenant. Prends garde de tomber à cet égard dans une sorte d’engouement qui deviendrait une idée fixe. Ce Moyen Âge fut, comme tous les temps, un mélange de bien et de mal, où le mal dominait. Il faut l’étudier avec la raison plus qu’avec l’imagination, si l’on veut produire autre chose qu’un rêve. Or, la raison ne peut s’empêcher de reconnaître que cette société, qui te séduit tant, était une société profondément barbare, inférieure de tous points à la nôtre, en tout ce qui appartient au vrai progrès de l’humanité. Que Dieu garde le monde de revoir jamais une époque semblable15 !
12La lettre de Lamennais met en évidence l’évolution des idées des catholiques romantiques, adeptes du Moyen Âge dans leurs premières œuvres. Depuis le Génie du christianisme, ouvrage qui a été considéré comme le promoteur du retour du médiéval en France, les idées ont évolué, tant sur le plan religieux que sur le plan politique. Dans les années 1830, confrontés à l’échec des catholiques en Pologne, aux révoltes populaires et aux révolutions en France puis en Europe, les penseurs catholiques ne voient plus d’un si bon œil le retour vers le Moyen Âge, considéré comme une fuite dans le passé. On l’a vu avec Lacordaire, on le constate de nouveau avec Lamennais : l’idée de progrès fait son chemin et tend à réduire le Moyen Âge à cet âge « moyen » justement, intermédiaire entre les temps primitifs de l’Église et l’avenir radieux encore en construction. Le regard porté sur le Moyen Âge est largement désabusé, bien moins naïf que celui des années 1800, comme en témoignent les scènes médiévales rapportées par Chateaubriand à la fin de son parcours à travers le Moyen Âge dans son Analyse raisonnée de l’histoire de France, pleines d’ironie et de distance critique :
Aux fêtes de Noël arrivaient de grandes mascarades : l’infortuné Charles VI, déguisé en sauvage et enveloppé dans un linceul imprégné de poix, pensa devenir victime d’une de ces folies : quatre chevaliers masqués comme lui furent brûlés.
Les représentations théâtrales commençaient partout : en Angleterre, des marchands drapiers représentèrent la Création ; Adam et Eve étaient tout nus. Des teinturiers jouèrent le Déluge : la femme de Noé, qui refusait d’entrer dans l’arche, donnait un soufflet à son mari16.
13Publiée en 1831, cette « analyse » historique de Chateaubriand n’a pas la naïveté et la poésie des pages du Génie du christianisme sur les cathédrales. En trente ans, le médiéval est passé de l’état de référence absolue à celui de référence relative, tantôt loué à travers des figures essentielles de l’histoire de l’Église, tantôt raillé quand il s’agit de décrire les mœurs de l’époque. Ce qui se vérifie chez Chateaubriand et Lamennais rejoint l’évolution esthétique d’un écrivain comme Balzac qui, entre son engouement pour Walter Scott et sa relecture critique de ce dernier dans l’Avant-propos de la Comédie humaine en 1842, sera passé en vingt ans de la mode médiévale à une distance critique et réfléchie. Mais ce que cette évolution a de particulier chez Chateaubriand, Lamennais ou Lacordaire, c’est qu’elle s’appuie a priori essentiellement sur des arguments religieux et politiques. Ce qu’elle démontre par ailleurs, c’est que le regard sur le Moyen Âge peut changer, et que la représentation qui en est faite peut évoluer du tout au tout en fonction des événements traversés. Mais surtout, l’évolution des positions des uns et des autres sur la période médiévale pose la question du rapport entretenu entre un écrivain, un penseur, et la période en question : s’agit-il pour lui d’enquêter en vérité sur le Moyen Âge, de s’appuyer sur des sources, de faire œuvre scientifique, ou bien ne retient-on que ce que l’on veut d’une période qui, tout éloignée qu’elle est, peut aisément demeurer lointaine, légendaire, méconnue ? C’est bien la confrontation de ces deux attitudes qui rythme le rapport du xixe siècle catholique au Moyen Âge.
Regards sur le Moyen Âge : étude scientifique ou domination du rêve
14Dans une étude qui lui servira d’introduction aux Monuments de l’Histoire de sainte Élisabeth en 1837, Montalembert déplore les lacunes des travaux des spécialistes en matière d’archéologie médiévale :
On a parfaitement décrit les monuments, réhabilité leur beauté, fixé leurs dates, distingué et classifié leurs genres et leurs divers caractères avec une perspicacité merveilleuse ; mais on ne s’est pas encore occupé, que nous sachions, de déterminer le profond symbolisme, les lois régulières et harmoniques, la vie spirituelle de tout ce que les siècles chrétiens nous ont laissé. C’est là cependant la clef de l’énigme ; et la science sera radicalement incomplète, tant que nous ne l’aurons pas découverte17.
15Reconnaître le Moyen Âge dans ce qu’il a de fondateur pour le catholicisme moderne passe donc par une recherche scientifique, appuyée sur des documents trouvés dans des bibliothèques... Montalembert séjourne pour ce faire en Allemagne, et déclare son amertume face au manque de recherches médiévales effectuées en France, amertume déjà affichée par le journal Le Mémorial catholique en 1829 dans lequel on lisait à propos d’une recension :
Il est certain que, sous le rapport de la candeur et de l’amour de la vérité, [les chercheurs de France et d’Angleterre] sont en général fort au-dessous de tout ce que le protestantisme allemand compte de plus instruit et de plus respectable dans ses rangs18.
16La critique du chercheur en études médiévales est-elle encore valable ?... Toujours est-il que c’est sous l’angle de la « vérité » que Montalembert attaque son objet médiéval. Il s’agit pour lui de dévoiler cette vérité, à l’aide d’une méthode et grâce à des sources qu’il affiche, par honnêteté intellectuelle, comme pour mieux légitimer son propos. Son Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie est un modèle de mémoire de recherche (maîtrise ? master ?), l’auteur prenant le soin d’établir une bibliographie annotée, chose rare pour l’époque, ce qui le conduisit à presque s’en excuser :
À ceux qui croiraient trouver dans nos pages la trace d’une érudition exagérée, nous nous estimerons heureux de pouvoir donner une faible idée du zèle, de la patience, et surtout de la conscience avec laquelle les historiens allemands d’aujourd’hui, sans distinction de religion, labourent le champ si fécond et encore inexploré des siècles chrétiens. Quant aux lecteurs que le caractère poétique ou romanesque de quelques passages pourrait inquiéter sur notre sévère véracité, nous ne pouvons que les renvoyer aux auteurs dont l’énumération suit [...]19.
17Malgré tout, bien que documenté – on sait que Montalembert avait lu l’Histoire et description de la cathédrale de Cologne publiée en français en 1823 – le travail hagiographique enfin publié n’a pas toujours convaincu par sa vérité historique, même si l’accueil de Michelet lui fut plutôt favorable. C’est le moins qu’on puisse dire, si l’on en juge l’avis donné par Sainte-Beuve, certes souvent critique à l’égard de Montalembert, comparant l’Histoire de sainte Élisabeth à « une légende exacte de sainteté..., écrite en toute science et bonne foi par un homme de nos jours »20. Est-ce à dire que la recherche scientifique sur le Moyen Âge serait, pour l’époque au moins, impossible ?
18Impossible, sans doute pas, difficile certainement. Le travail de Chateaubriand apparaît ainsi comme un essai de remise à plat des différents témoignages historiques, qui tente de faire la part des choses entre les récits des uns et des autres : « il ne faut croire ni tout le bien que Fortunat, Grégoire de Tours et saint Grégoire pape, ont dit de Brunehilde, ni tout le mal qu’en ont raconté Frédégher, Aimoin et Adon qui d’ailleurs n’étaient pas des contemporains de cette princesse », note-t-il dès le tout début de son ouvrage21. Plus loin, le rétablissement de la vérité éclate comme l’objet premier du livre : « Traiter d’usurpation l’avènement de Peppin à la couronne, c’est un de ces vieux mensonges historiques »22. Contre le « mensonge historique », Chateaubriand défend donc la vérité du médiéval, que lui seul serait apte à délivrer, grâce à des études approfondies. C’est sans doute cet aspect du rapport au médiéval qu’auront eu le mérite de souligner les catholiques romantiques : impressionnés par les progrès de l’exégèse protestante allemande et de son rapport scientifique au passé, des hommes comme Lamennais ou Montalembert ont défendu une ligne de recherche visant la vérité historique de cette période. Illusion ? Peut-être bien. Car à trop faire des déclarations de vérité, contre les mensonges de ses prédécesseurs, un historien comme Chateaubriand tend à perdre en crédibilité. Ainsi, lors d’un passage consacré à Charlemagne, il défend les « romanciers du xie siècle » contre les historiens : ces romanciers, écrit-il, « en transformant Charlemagne en chevalier, ont été plus fidèles qu’on ne l’a cru à la vérité historique ». Mais cette « vérité historique », quelle est-elle donc ? Et sur quelles preuves s’appuie Chateaubriand ? Par quel tour de force parvient-il à sélectionner ses sources en puisant tantôt chez les historiens, tantôt chez les romanciers ? Le lecteur reste souvent sans réponse...
19C’est ce qui explique, sans doute, le maintien, voire la présence fort importante, du légendaire dans les représentations que les écrivains catholiques font du Moyen Âge. Non pas que leur souci de vérité se soit, d’un coup, évaporé ; mais plutôt parce que, puisant chez les « romanciers du xie siècle » entre autres leurs sources historiques, ils ne parviennent à éviter de faire du Moyen Âge un âge imaginé, imaginaire, lointain, lieu et moment capable de véhiculer toutes sortes de discours et de récits susceptibles d’intéresser le présent. Tout en condamnant fermement les « mensonges », Chateaubriand ne peut faire autrement que d’avouer, dans son Analyse :
Le Moyen Âge offre un tableau bizarre qui semble être le produit d’une imagination puissante mais déréglée23.
20Sa conclusion porte même sur le caractère « merveilleux en toute chose » de la période, qui rend impossible une représentation du médiéval en vérité :
C’était le temps du merveilleux en toute chose : l’aumônier, le moine, le pèlerin, le chevalier, le troubadour, avaient toujours à dire ou à chanter des aventures24.
21Sur quelles figures du Moyen Âge finit d’ailleurs l’auteur de l’Analyse ? Sur Lancelot et les figures de conte, et sur « la belle Mélusine, [...] condamnée à être moitié serpent tous les samedis, et fée les autres jours, à moins qu’un chevalier ne consentît à l’épouser en renonçant à la voir le samedi »25. C’est en fin de compte une représentation du Moyen Âge comme période légendaire, où personnages historiques et personnages fabuleux se croiseraient sans hésitation, qui domine au terme de l’Analyse. C’est cette même image du Moyen Âge qui sert de matériau au travail de Renan dans la seconde moitié du siècle. Héritier intellectuel de la pensée catholique depuis Chateaubriand et Lamennais, Renan, dans sa Poésie des races celtiques publiée sous forme d’article dans la Revue des Deux-Mondes en 1864, choisit définitivement d’écarter la vérité historique du Moyen Âge au profit du fabuleux médiéval, sans doute plus signifiant pour le monde contemporain. C’est à partir de légendes et de figures de contes populaires que Renan pense pouvoir bâtir une filiation entre les Bretons du xixe siècle et les premiers chrétiens d’Armorique. Les chevaliers de la Table Ronde semblent plus parlants à ses yeux pour régénérer le christianisme breton qu’une étude du règne de saint Louis. Renan l’explique d’ailleurs très bien : l’apologétique et l’hagiographie scientifique ne sont que de peu de poids par rapport aux coutumes et aux légendes locales qu’il faut savoir encore colporter :
L’influence du catholicisme moderne, ailleurs si destructive des usages nationaux, a eu ici un effet tout contraire, le clergé ayant dû chercher un point d’appui contre le protestantisme dans l’attachement aux pratiques locales et aux coutumes du passé26.
22Pour Renan, ce sont même les romans et les légendes celtiques qui ont transformé le monde, et moins la réalité sociale du Moyen Âge. Ainsi explique-t-il que « le goût de l’Europe » a été durablement changé par « les nuances de l’amour » issues du roman breton, et que le mythe du Graal a renforcé le caractère populaire de l’Église. Surtout, Renan permet de se rendre compte de l’importance de la poésie médiévale comme source à part entière de la connaissance de l’époque. Aux antipodes d’une vision scientifique de l’histoire telle que l’entend Chateaubriand, appuyée exclusivement sur des témoignages du temps, Renan propose donc une réhabilitation de la poésie et du légendaire comme moyens d’appréhender le Moyen Âge et peut-être, ainsi, de mieux comprendre son influence sur notre présent. Aussi conclut-il son article en s’opposant à la perspective scientifique suscitée par une admiration sans borne pour l’exégèse et les progrès de l’histoire en Allemagne, et en réaffirmant les possibilités de la poésie pour connaître le médiéval :
Peu de races ont eu une enfance poétique aussi complète que les races celtiques : mythologie, lyrisme, épopée, imagination romanesque, enthousiasme religieux, rien ne leur a manqué ; pourquoi la réflexion leur manquerait-elle ? L’Allemagne, qui avait commencé par la science et la critique, a fini par la poésie ; pourquoi les races celtiques, qui ont commencé par la poésie, ne finiraient-elles pas par la critique27 ?
23Nous le voyons, le Moyen Âge reste malgré tout un réservoir au service du merveilleux propice à éveiller l’imagination. Aussi va-t-on reprendre, même chez les plus méfiants à l’égard de cette période, de nombreuses légendes qui trouvent leur source dans la littérature médiévale. Le choix des écrivains bretons est en ce sens justifié : de Chateaubriand à Renan en passant par Lamennais et le groupe breton de La Chênaie, tous gardent à l’arrière-plan de leur pensée un fond culturel commun, fait d’histoires et de légendes propres à la Bretagne arthurienne. Un fond culturel qui aboutit sur des textes et des perspectives très variées, mais qui montrent, en plein romantisme, l’actualité du Moyen Âge. Médiéval ou moyenâgeux ? Les mots n’existent pas à l’époque. L’exégèse pointe les douleurs d’une époque passée, tandis que l’imaginaire repose largement sur cette période, sans laquelle les écrivains catholiques romantiques manqueraient de matière. En ce sens, le Moyen Âge apparaît plutôt comme un temps des origines, au même titre que les premiers siècles de l’Église, avec ses erreurs et ses vérités. Jamais, en tout cas, il n’a été plus question de « Moyen Âge » chez les romantiques français, que chez les écrivains catholiques. Une fois la mode passée, néanmoins, le Moyen Âge s’efface, comme si l’élément médiéval, après avoir contribué au renouvellement du discours religieux et de l’apologétique, devait finir une seconde fois. Dès les années 1835-1840, comme le note Lamennais dans une lettre à Montalembert, le regard sur l’histoire se modifie et, en-dehors de l’exemple de Renan, on peut retenir sa formule :
la pensée maintenant regarde bien plus en avant qu’en arrière. Les tombeaux ont leur charme, mais ce n’est pas là que l’homme établit sa demeure. Il lui faut le grand jour, le mouvement, la vie, et il sent bien que le temps ne lui est pas donné pour le perdre à remuer la poussière des morts28.
24Après avoir remué cette poussière, force est de constater qu’elle en valait la peine. Sans elle, l’Église de France du xixe siècle aurait pu ne pas revivre.
Notes de bas de page
1 Félicité de Lamennais, « Sur les causes de la haine qu’inspire à certains hommes la religion catholique » (1820), Mélanges religieux et philosophiques, dans œuvres complètes, t. VIII, Daubrée et Cailleux, 1836-1837, p. 172.
2 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, dans Œuvres, éd. Pierre Glaudes, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 214.
3 Joseph de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, dans ibid., p. 399.
4 Ibid., p. 380.
5 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, ibid., p. 230.
6 Charles de Montalembert, Lettre à Lamennais, 5 mars 1834.
7 Charles de Montalembert, Histoire de sainte Élisabeth, dans Œuvres, t. vii, 1861-1868, p. 10.
8 Henri-Dominique Lacordaire, Discours sur la loi de l’histoire, dans La Liberté de la parole évangélique, éd. André Duval et Jean-Pierre Jossua, Cerf, « Sagesses chrétiennes », 1996, p. 508.
9 Ibid.
10 François-René de Chateaubriand, Analyse raisonnée de l’histoire de France, in Œuvres, Charles Hingray - Pourrat Frères, 1838, p. 542.
11 Ibid., p. 560.
12 Ibid., p. 562.
13 Ibid., p. 574-579.
14 Ibid., p. 596.
15 Félicité de Lamennais, Lettre à Montalembert, 23 janvier 1834, dans Correspondance générale, t. vi, Armand Colin, 1977, p. 30.
16 François-René de Chateaubriand, Analyse raisonnée de l’histoire de France, in Œuvres, Charles Hingray - Pourrat Frères, 1838, p. 604-605.
17 Charles de Montalembert, introduction aux Monuments de l’Histoire de sainte Élisabeth, in Œuvres, t. vi, 1861-1868, p. 205 (c’est nous qui soulignons).
18 Cité par Jean-René Derré, Lamennais, ses amis et le mouvement des idées à l’époque romantique (1824-1834), Klincksieck, 1962, p. 671.
19 Charles de Montalembert, Histoire de sainte Élisabeth, dans Œuvres, t. vi, 1861-1868, p. 139.
20 Cité par Jean-René Derré, op. cit., p. 677.
21 François-René de Chateaubriand, Analyse raisonnée de l’histoire de France, dans Œuvres, Charles Hingray - Pourrat Frères, 1838, p. 540.
22 Ibid., p. 544.
23 Ibid., p. 599.
24 Ibid., p. 607.
25 Ibid.
26 Ernest Renan, La Poésie des races celtiques, Toulouse, L’Archange Minotaure, 2003, p. 61.
27 Ibid., p. 72.
28 Félicité de Lamennais, Lettre à Montalembert, 17 décembre 1835, dans Correspondance générale, t. vi, éd. citée, p. 529.
Auteur
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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