Le Moyen Âge de Marchangy
p. 79-87
Texte intégral
1Il peut paraître aujourd’hui un peu vain de s’intéresser à l’œuvre de Louis-Antoine-François de Marchangy, auteur bien oublié depuis le xixe siècle. Il laisse pourtant derrière lui une œuvre importante, quantitativement du moins, puisque La Gaule poétique (1819) comporte huit volumes, auxquels il faut ajouter les deux tomes du Tristan voyageur (1825). Bien évidemment, ce n’est pas tant cette prolixité qui a retenu notre attention que l’influence qu’a pu avoir cette œuvre sur la création romantique contemporaine, notamment dans le domaine de la réhabilitation du Moyen Âge. Marchangy avoue en effet un projet ambitieux dans le sous-titre de sa Gaule poétique : L’Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l’éloquence et les beaux-arts. Là se découvre véritablement l’originalité de l’œuvre : non pas créer un texte littéraire à partir des ressources de l’histoire de France, mais plutôt faire surgir de cette histoire, essentiellement celle du Moyen Âge, les potentialités littéraires et artistiques, dont d’autres, nombreux, pourront se saisir par la suite. C’est donc la cohérence et la réussite de ce projet, ainsi que ses implications esthétiques, que nous nous proposons d’interroger. Nous sommes ainsi amenée à réfléchir sur cette redécouverte et cette valorisation du Moyen Âge, ainsi que sur l’ambivalence de son interprétation esthétique et idéologique.
Découverte et valorisation du Moyen Âge
2Marchangy nous semble intéressant dans la mesure où il rejoint et développe un mouvement de retour au Moyen Âge déjà amorcé fin xviiie - début xixe par des auteurs comme le comte de Tressan1, le Brun de Charmettes2, d’Arlincourt3 ou même Chateaubriand, mouvement qu’il va systématiser et justifier, ouvrant ainsi la voie à de nombreux écrivains romantiques tels Nodier, Nerval, Hugo, Mérimée.
3L’essentiel de l’effort de Marchangy dans cette fresque immense que constitue La Gaule poétique porte sur la nécessité de faire percevoir à ses contemporains l’intérêt que représente l’époque médiévale, sa richesse, sa diversité, sa dimension pittoresque qui selon lui se trouve injustement négligée. Pour cela, Marchangy choisit de balayer la totalité de la période historique allant des origines gauloises jusqu’au siècle de Louis XIV, en s’attardant longuement sur la période médiévale, dont il tente de saisir la vérité et la couleur en évoquant à la fois les grands événements et personnages, mais aussi les mœurs et les institutions. Le lecteur peut ainsi découvrir les Francs, Clovis, Charles Martel, Charlemagne, les Normands, la féodalité, Hugues Capet, les croisades, la chevalerie, Abélard et Héloïse, Philippe Auguste, les troubadours, Saint Louis, les Templiers, Etienne Marcel, Jeanne d’Arc, Louis XI, etc. Plus que d’un parcours chronologique, il s’agit d’une exploration variée des ressources littéraires qu’offrent les faits les plus connus de la période médiévale.
4Évoquant par exemple la destinée de Clovis et de ses successeurs, il souligne l’intérêt de ces faits non pour une épopée ou une tragédie, mais pour une œuvre plus modeste, qui consisterait par exemple en un recueil de chants : « Le recueil des petits poèmes nationaux dont il est question, et qu’on pourrait intituler chants français, rappellerait ces temps primitifs où les exploits et les faits importants ne se transmettaient que par des cantiques. »4 On trouve déjà sous la plume de Marchangy ce qui deviendra un cliché, les « temps primitifs », qui sont aussi « temps héroïques »5, « temps simple et demi-barbare »6, ou bien « temps de superstition, de fanatisme, de crédulité et d’ignorance »7. Ces dénominations diverses ont pour point commun de souligner la dimension hors du commun de cette époque, le contraste qu’elle offre avec la culture et les mœurs des contemporains de Marchangy, et ainsi les réserves de couleur locale qui se dévoilent au peintre ou au poète. Ainsi, à propos de l’histoire de Frédégonde, Mérovée et Brunehaut8, lorsque Frédégonde accuse Mérovée de conspiration, Marchangy commente ainsi : « Cette dernière accusation amènerait le développement curieux et poétique des vieilles superstitions, des pratiques de la magie et des enchantements, qui avaient beaucoup d’influence sur ce siècle ignorant et barbare »9.
5L’une des originalités de Marchangy est en effet de prôner le merveilleux chrétien, dont il trouve trace dans de nombreux épisodes de cette histoire de France médiévale, qu’il place directement en concurrence avec la mythologie antique grecque et latine :
Il est une espèce de merveilleux employé fréquemment par nos premiers historiens français, qui, remarquant dans l’ordre physique des prodiges et des phénomènes, les font concorder avec de grands événements politiques, et les considèrent comme des avis ou des punitions célestes, de sorte qu’une idée morale se mêlant à ces effets du hasard, leur donne quelque chose d’intentionnel et de formidable [...]. Or, s’il est vrai que la poésie peut trouver une nouvelle source de richesse dans ces superstitions, notre histoire, mieux qu’aucune autre, ne peut-elle pas la lui ouvrir10 ?
6Il s’agit bien pour Marchangy de réhabiliter ce merveilleux chrétien dont il souligne la dimension poétique, la richesse et l’intérêt historique. Dans un mouvement qui est celui du romantisme dans son ensemble, il s’agit de revaloriser l’imagination face à la raison, et d’accueillir la bizarrerie des siècles passés comme une valeur nouvelle, constitutive de l’identité française, en abandonnant une posture de rejet systématique ; d’où de nombreuses justifications dans le fil de l’ouvrage à propos des choix effectués, et des injonctions faites aux auteurs contemporains de ne pas négliger cette matière nouvelle. Ainsi à propos du haut Moyen Âge et de sa supposée barbarie, Marchangy propose l’analyse suivante :
Mais alors que l’ignorance semble effaroucher les muses et les détourner de la France, voilà que de la fermentation de toutes les superstitions celtiques, gothiques et scandinaves, on voit naître un merveilleux poétique dont les muses ravies reçoivent de célestes couronnes. Il s’agit ici de la féerie et de la magie, qui, pendant plusieurs siècles, exercèrent une grande influence sur l’esprit des Français, et qui, aujourd’hui même, n’ont pas encore perdu tout leur empire sur les classes populaires. Nous verrons plus d’une fois se réfléchir dans nos annales ce genre de merveilleux qui, dégénéré en puérilités bizarres sous la plume des modernes conteurs, n’en a pas moins, au fond des siècles barbares où il prend naissance, des éléments excessivement poétiques11.
7Marchangy cherche ainsi à faire surgir de chaque période historique cette potentialité merveilleuse : il la trouve bien évidemment dans la posture chevaleresque, dans les croisades, présentées comme un véritable défi à la raison à une époque où l’« on ne se piquait pas alors en France de scepticisme et de philosophie »12, et bien entendu dans l’épopée de Jeanne d’Arc. Par la mise en valeur à la fois du merveilleux chrétien et de la couleur locale, il parvient à retourner l’image négative du Moyen Âge pour le présenter en sujet privilégié de composition picturale ou poétique. Comparant sans cesse la mythologie historique nationale à celle des Anciens, il montre que la première souffre d’un injuste rejet. À propos de la violence politique qui règne dans les premiers siècles du Moyen Âge, et qui donne de cette période une vision chaotique et barbare, Marchangy montre comment l’on peut facilement inverser les représentations et faire surgir la valeur poétique d’une telle époque :
Tous ces événements sont odieux, sans doute ; cependant, par quelle prévention les trouve-t-on si peu susceptibles de poésie et d’intérêt tandis qu’on s’empare avidement de faits plus odieux encore lorsque l’antiquité les présente ?
Les rivalités et les haines héréditaires des Pélopides et des enfants d’Œdipe ne sont, comme les règnes des successeurs de Clovis, qu’une longue suite de fureurs et de massacres. [...] que manque-t-il donc à nos héros tragiques ? [...]. Les noms de Frédégonde, de Clotaire, de Mérovée, de Clovis, de Clodomir sont aussi beaux que ceux d’Etéocle, de Polynice, d’Astrée et de Thieste13.
8On voit se dessiner clairement la ligne argumentative : la mythologie nationale est aussi riche que celle qui est importée de l’antiquité, elle n’a donc aucune raison objective d’être négligée. Il s’agit là d’un parti pris qu’il convient d’interroger et de transformer. Marchangy va même plus loin en esquissant le plan d’œuvres à écrire à partir de cette nouvelle mythologie. Il montre ainsi comment tous les grands genres peuvent se nourrir de cette matière : l’épopée et la tragédie se trouvent ainsi convoquées comme preuves de la dignité de la matière médiévale. Ainsi dans la destinée funeste de Louis le Débonnaire, comparé au passage à Oreste, Marchangy voit-il la matière d’une tragédie dont il dessine les contours :
Tels sont les faits historiques. Le poète, qui a le droit de les modifier, et que n’asservit point la chronologie, pourrait en tirer un beau sujet de tragédie. Cette tragédie, soit par la teinte sombre qui y dominerait, soit par diverses circonstances dramatiques, peut être comparée à l’Œdipe à Colone de Sophocle et à La mort d’Adam de Klopstock14.
9On perçoit ici très clairement la dimension nationale de la revendication marchangyenne : contre les influences antiques et étrangères, il s’agit d’affirmer la valeur de la littérature française dans son inspiration nationale. Ceci nous amène donc à examiner de plus près les particularités esthétiques et idéologiques du Moyen Âge tel que le conçoit Marchangy.
Ambivalence du Moyen Âge
10Malgré une volonté affirmée d’offrir aux écrivains une matière profuse et inédite à travers l’évocation du Moyen Âge, on peut constater que la révolution esthétique mise en œuvre par Marchangy reste étonnamment timide. En effet, on sent très clairement que lui-même n’a pas opéré cette révolution intérieure et que ses références restent désespérément classiques, donc antiques. Ainsi, pour justifier l’intérêt possible de telle période ou de tel personnage, il a constamment recours à des comparaisons avec les figures mythologiques ou historiques grecques et latines : Frédégonde est ainsi « une autre Médée »15, Louis le Débonnaire un Oreste, Isabeau de Bavière une Messaline16, Jeanne d’Arc est comparée à Diane17. Marchangy parvient ainsi à un syncrétisme mythologique assez étonnant mais qui signale peut-être l’échec, du moins partiel, de l’entreprise : pour donner de la valeur à de tels exemples, il faut passer par le filtre de la mythologie dominante, celle qui vient de l’héritage gréco-latin. Par ailleurs, l’échec de Marchangy est sans doute perceptible dans son absence de mise en question des genres institués : il s’attache en effet à montrer que la matière médiévale est en mesure de concurrencer la matière antique dans le domaine de l’épopée et dans celui de la tragédie. Il voit ainsi dans l’épisode fameux de la victoire de Charles Martel sur les Sarrasins le sujet d’un poème épique, dont il se propose de « tracer le plan, non point avec la prétention d’offrir un modèle à imiter, mais seulement pour donner aux faits historiques des couleurs plus littéraires, et une tournure plus animée »18. Et lorsqu’il évoque la « tragédie » constituée par la destinée de certains descendants de Charlemagne, le dialogue qu’il esquisse se dénonce par son style tout à fait classique (Marchangy semble imiter Voltaire imitant Racine...).
Lothaire : Vous verrai-je toujours m’éviter, et ne jeter que des regards de haine sur un prince qui vous adore ? Le sang de Charlemagne ne doit point attirer vos mépris.
Imogène : Charlemagne est votre aïeul ; mais quel est votre père ?
Lothaire : Je vous entends, Madame ; mais, au nom du ciel, que votre colère n’éclate ici que sur les coupables. Me vit-on seconder leurs affreux desseins, me vit-on siéger avec eux au jour d’une sentence funeste ? me vit-on moissonner dans les champs qui vous furent ravis ? Sans calomnier ici l’Empereur, je puis contre lui seul diriger votre haine. Il vous enleva un trône, et moi je vous offre celui où mes droits m’ont appelé.
Imogène : Je désire un vengeur et non pas un époux19.
11On voit ici que Marchangy va jusqu’à utiliser l’alexandrin. On est donc encore loin des audaces du drame romantique. Pourtant, malgré ces limites, le texte de Marchangy demeure un passage essentiel dans l’histoire de la revalorisation du Moyen Âge : c’est lui en effet qui fournit aux Romantiques la synthèse d’une matière médiévale disséminée et encore peu familière aux écrivains. Et surtout, Marchangy développe une certaine lecture du Moyen Âge, qui sera partagée par nombre de Romantiques, celle qui fait de l’histoire médiévale un refuge contre le temps présent.
12Marchangy insiste en effet, on l’a vu, sur la dimension nationale de cette histoire. Il s’agit de valoriser le patrimoine national français, dans le but évident de reconstituer en quelque sorte la nation après la période de désordre et de chaos qu’elle vient de vivre. Marchangy ne cherchera donc pas, comme le fera plus tard Michelet, à remonter le temps d’une formation d’un peuple français, mais au contraire s’appuiera sur les structures féodales pour appeler de ses vœux la renaissance d’une société hiérarchisée et harmonieuse. Partant d’une revalorisation poétique de la féodalité, Marchangy en arrive vite à une revalorisation politique, en développant l’image idéale d’une société fondée sur des règles stables et des lois assurant un relatif équilibre des relations individuelles :
Vue poétiquement, la féodalité nous intéresse ; cette existence indépendante et militaire, qu’à l’instar des premiers Germains les nobles français menaient dans les champs ; le mépris qu’ils avaient pour l’enceinte des villes, qu’ils considéraient comme le cercle de l’esclavage ; l’hospitalité courageuse qu’ils exerçaient envers des malheureux injustement opprimés, le droit d’asyle qu’ils leur accordaient contre les rois mêmes, et qui assimilaient aux autels leurs généreux foyers ; tout cela est digne des beaux jours de la vénérable antiquité20.
13On notera au passage cette persistance du complexe vis à vis de l’antiquité, que Marchangy tente désespérément de compenser. L’étude de la chevalerie et de la féodalité va lui donner l’occasion de donner l’avantage à l’histoire nationale, dans la mesure où il parvient à lire dans le système féodal le règne de l’indépendance et de la liberté :
Mais rien ne caractérise mieux la féodalité que l’horreur qu’elle avait pour l’esclavage. De là cette aversion insurmontable des suzerains pour tout ce qui les dégradait ; de là cette promptitude à se venger des moindres injures. Ils ne voulaient être jugés que par leurs supérieurs ou leurs pairs.
Éloignés de la cour, ils ne voyaient le roi que dans les camps ou dans les tournois ; nul d’entr’eux ne descendit jamais au rôle abject de flatteur et de courtisan, le sentiment de leur force les maintenait à un degré de dignité, où ils ne trouvaient pas aisément les expressions de l’adulation et de l’hypocrisie21.
14À travers cet éloge d’une féodalité primitive, on trouve évidemment à rebours la critique d’une noblesse décadente pervertie par le pouvoir monarchique, et sans doute responsable aux yeux de Marchangy de sa propre chute et de celle de la royauté. C’est par un retour aux sources, à la compréhension profonde du fonctionnement féodal et de sa valeur, que l’on pourra restaurer le pouvoir de la noblesse et la légitimité de la monarchie. L’excursion médiévale se met ainsi au service d’une réflexion politique plus générale sur les fondements du pouvoir, et s’étend même à la société contemporaine, dont les codes ont été mis à mal par la révolution et qui peine à retrouver ses valeurs :
L’égalité des rangs n’est donc qu’un théorème absurde, incompatible avec les éléments de la société, dans laquelle les hommes ne pourraient pas longtemps suivre les mêmes chemins. Leurs penchants et leurs appétits divers les auraient bientôt fait dévier de ces lignes parallèles, pour les précipiter par des routes arbitraires vers le but, secrètement indiqué à l’intérêt personnel, mobile de tout ce qui respire. Si des distinctions sont inévitables en société, le législateur ne doit-il point s’appliquer à les faire tourner au profit du bien public, en attachant à ces distinctions l’exercice obligé de plusieurs vertus recommandables ? La noblesse avait résolu ce problème ; un tel ordre est le soutien du trône, la splendeur d’une nation, et l’école des braves ; c’est une espèce de sacerdoce auguste chargé d’alimenter sur l’autel de la patrie le feu sacré de l’honneur, qui seul peut vivifier un état monarchique22.
15Comment montrer plus clairement que le Moyen Âge constitue un rempart contre les dérives du présent, un modèle à reconquérir pour retrouver son âme, un idéal social encore inégalé ?
16Plus profondément peut-être que le système féodal, Marchangy loue dans le Moyen Âge le temps du christianisme et de la vraie religion, de la foi naïve et simple, fondement de la civilisation. Il développe ainsi toute une réflexion sur les croisades, condamnables à bien des égards et raisonnablement injustifiables, mais pour cette raison même poétiquement fascinantes. Si « la froide raison juge les croisades avec sévérité »23, le poète lui y voit non seulement la matière d’une évocation pittoresque mais aussi les signes cachés d’une renouveau culturel et spirituel :
L’exaltation du fanatisme, l’ardente superstition qu’on leur a reprochées, deviennent les éléments d’un merveilleux convenable à l’épopée, les premiers mobiles d’un enthousiasme inouï, les religieuses inspirations des Godefroi, des Raimons, des Beaudoin, des Louis. [...] dans les croisades [...] le général et le soldat, le riche et l’indigent, le seigneur et le vassal, sont animés d’un même zèle et aspirent à la même récompense. Ces mots, Dieu le veut, Dieu le veut, ont retenti comme un décret divin dans tous les rangs de cette milice dévouée aux mystiques espérances de la future béatitude24.
17Du coup, Marchangy parvient à donner une vision positive de cet aspect du Moyen Âge pourtant fortement condamné par les Lumières, les croisades apparaissant généralement, en effet, comme l’émanation la plus inacceptable du fanatisme religieux. Tentant de saisir l’esprit du temps, Marchangy parvient à renverser cette image de manière relativement efficace :
D’ailleurs, on ne se piquait pas en France de scepticisme et de philosophie. La foi était poussée jusqu’à la superstition, et le zèle religieux allait jusqu’au fanatisme. Les légendes, les traditions encore récentes des miracles de la primitive église, étaient l’unique aliment de l’imagination incapable d’expliquer les effets et les causes d’après les lumières de l’entendement et des sciences25.
18On ressent ici toute la sympathie de Marchangy pour cette époque qui ignore encore la raison et la philosophie, et s’en remet à Dieu et à sa foi primitive pour se guider dans l’existence, acceptant le miracle comme une évidence, et l’engagement dans la croisade comme une nécessité divine, dont l’accomplissement n’a pas besoin d’autre justification. On retrouvera bien sûr chez nombre d’auteurs romantiques cette fascination pour un temps pré-rationnel, aux règles psychologiques et morales sans commune mesure avec celles de l’homme du xixe siècle.
19On se dirige ainsi vers un usage idéologique extrêmement marqué du Moyen Âge, usage que ne manqueront pas de répéter nombre d’auteurs romantiques, d’abord dans le sens réactionnaire qui est celui de Marchangy, puis parfois dans un sens opposé.
20Ainsi, à l’idéalisation de la noblesse féodale et de ses vertus, fondée sur une vision très positive de la chevalerie et de ses valeurs, répond une représentation du peuple marquée par des clichés peu valorisants. À propos de l’épisode de Marie de Brabant26, accusée d’empoisonnement, Marchangy évoque par exemple cette vérité intemporelle : « Le peuple, qui juge sur des présomptions et des apparences »27. De même, dans le conflit entre Armagnacs et Bourguignons, le peuple ignare et violent se voit crédité d’un rôle extrêmement négatif : « Mais Jean-sans-Peur briguait en secret l’autorité suprême, où l’attiraient les cris d’une populace effrénée et conduite par les bouchers de la capitale, vendus à la cause du duc de Bourgogne »28. On retrouve la même représentation lorsque l’auteur s’attache à un épisode précis de l’histoire médiévale, celle d’Étienne Marcel et de la révolte de Paris. Le portrait du leader populaire est en effet sans ambiguïté :
La défaveur qui entourait [le dauphin] attiédit le zèle des citoyens, et encouragea les factieux ; il en était de redoutables. À leur tête se faisait remarquer Marcel, prévôt des marchands de Paris, espèce de tribun fougueux, qui convoitait une sorte de magistrature arbitraire sur le peuple séduit par ses discours astucieux et ses actions adulatrices29.
21L’interprétation de l’épisode est limpide : Marcel apparaît comme un habile démagogue, prompt à exploiter la détresse et la naïveté du peuple à des fins personnelles. La lecture que propose Marchangy de cet épisode médiéval frappe par les parallèles qu’il établit plus ou moins explicitement avec la Révolution Française, dont le souvenir est encore frais dans les esprits. Les lecteurs de Marchangy ne peuvent qu’être sensibles aux similitudes soulignées par l’auteur et opérer ainsi une double condamnation : celle de la révolte d’Étienne Marcel, et plus profondément celle de la Révolution française, et ce au nom d’une conception immuable de la société, de l’ordre et de la hiérarchie30. Ainsi, Marchangy rappelle que le Dauphin « convoque les états-généraux, pour subvenir aux besoins pressants de la patrie. C’est de cette convocation que datent les longues dissensions, les troubles anarchiques qui vont bouleverser l’État »31. Les conséquences en effet ne se font pas attendre :
Bientôt l’autorité royale est méconnue ; l’anarchie remplace un gouvernement régulier, et les actes arbitraires succèdent aux lois accoutumées. Plus de police dans l’intérieur des villes, plus de discipline dans les armées, qui se divisent en bandes mutinées ; les soldats, devenus de féroces brigands, pillaient les campagnes, rançonnaient les cités, et détroussaient les voyageurs32.
22Le pouvoir excessif donné au peuple débouche ainsi sur l’anarchie, et finalement le peuple œuvre contre son propre intérêt dans la mesure où il se donne, selon Marchangy, « plusieurs miliers de tyrans » en place d’un « roi légitime »33, et où il est trompé par d’habiles rhéteurs qui exploitent son ignorance et sa propension naturelle à une violence aveugle. Ce tableau, noirci à l’envi, constitue bien entendu un miroir de la Révolution Française aux yeux de Marchangy, qui rappelle également comment Marcel arme le peuple contre son roi et lui donne comme signe de reconnaissance « un bonnet rouge et blanc. Tous les parisiens, soit par goût ou par crainte, arborèrent cette livrée de l’anarchie »34. La transposition semble suffisamment limpide. Marchangy tire d’ailleurs implicitement la morale de l’histoire (et de l’Histoire) : seul l’ordre fondé sur la tradition et l’hérédité est légitime, et tout autre type de gouvernement se trouve voué à l’échec et à la destruction, par ceux-là même qui l’avaient soutenu. La destinée d’Étienne Marcel est à cet égard exemplaire :
Cependant l’instant où Marcel devait livrer Paris était arrivé ; le prévost avait déjà saisi les clefs pour ouvrir au roi de Navarre, qui, de l’autre côté des portes, haletait de rage et d’impatience : tout-à-coup les bons citoyens se montrent devant Marcel, l’un d’eux l’abat d’un coup de hache, et son corps est insulté par le peuple dont il avait été l’idole35.
23L’usage contre-révolutionnaire du Moyen Âge que met en œuvre Marchangy dans La Gaule poétique se prolonge de manière encore plus appuyée dans son autre ouvrage consacré spécifiquement au xive siècle, Tristan le Voyageur. Dans cette œuvre en effet, les comparaisons entre les deux époques deviennent explicites. Ainsi, le portrait du héros Tristan permet une incursion dans la période des combats contre-révolutionnaires :
Nourri dans les campagnes du Poitou, au milieu des croyances religieuses et des traditions héréditaires que n’avait point énervées le souffle d’une capitale corruptrice, il était ce que furent encore, quatre cents ans après, ces nobles Vendéens qui moururent si généreusement pour relever le trône de Saint-Louis, parce que restés sur leurs terres, ils n’avaient point perdu dans l’enivrement des cours les vertus héroïques de leurs ancêtres36.
24Bien qu’il s’en défende, Marchangy contribue ici au développement du mythe de l’âge d’or médiéval, époque d’harmonie sociale perdue depuis par une inéluctable décadence des mœurs. Il dénonce la ville corruptrice, fait l’éloge de la royauté, des vertus agrestes, de l’Église et d’un peuple soumis à l’autorité. C’est en effet une célébration des travaux et des jours médiévaux que propose Marchangy, s’enthousiasmant ainsi pour les mœurs populaires : « Le peuple avait en compensation de ses travaux et de son obscurité mille et mille dévotions champêtres qui l’approchaient sans cesse des autels du Dieu de la crèche et des bergers »37. Le texte de Marchangy prend ainsi une tournure beaucoup plus nettement royaliste, célébrant au passage le retour des Bourbons, interprété comme un signe divin, ouvrant l’espoir d’une régénérescence :
Mais ils nous sont rendus ces bourbons, dont le sang miraculeux a fertilisé les destinées du plus beau royaume ; ils nous sont rendus, et c’en est assez pour que l’espérance redevienne une de nos vertus publiques. Oui, espérons que l’esprit saint qui vient de descendre, comme au temps de Clovis, sur le digne héritier de soixante-huit rois, a rapporté du ciel le secret de guérir les plaies d’un pays dont le noble cœur de Charles X rêve sans cesse la gloire et la félicité.
Tout secondera ses efforts magnanimes pour opérer la régénération morale que la France implore, et dont ses enfants sentent encore l’impérieux besoin38.
25L’objet de cette exploration du Moyen Âge apparaît donc clairement : il s’agit de restaurer les valeurs et les institutions anciennes, de retrouver l’esprit perdu d’une époque, et de recouvrir ainsi la brèche ouverte par la révolution.
26Ce rapide parcours au sein des deux vastes ouvrages de Marchangy consacrés au Moyen Âge nous a permis de mettre en évidence quelques aspects importants. Tout d’abord, malgré des conceptions esthétiques et politiques fort peu novatrices, Marchangy initie et développe un mouvement dont le retentissement dans la pensée romantique n’est plus à démontrer, celui d’un véritable retour au Moyen Âge, une redécouverte de l’intérêt qu’offrent l’histoire, les arts et la littérature de cette période pour la pensée moderne. Il s’agit pour l’auteur de valoriser les ressources nationales, de promouvoir une mythologie médiévale et de faire naître un véritable mouvement culturel et littéraire de retour au Moyen Âge. En ce sens, l’entreprise de Marchangy est une réussite, puisque le succès de la matière médiévale ne s’est finalement pas démenti depuis. Le principal mérite de Marchangy est de mettre à la disposition de toute une génération une réserve d’images et d’anecdotes historiques, que les auteurs romantiques ne manquent pas de réexploiter. Il serait en effet aisé de montrer que le choix des périodes, épisodes et détails empruntés au Moyen Âge par Dumas, Mérimée, Hugo pour ne citer qu’eux, se révèle souvent être le même que celui effectué par Marchangy. Bien évidemment, à partir de cette matière première, les développements littéraires et les interprétations idéologiques peuvent varier considérablement, preuve justement de la plasticité des images mises en œuvres par Marchangy, et de l’intérêt qu’offre son œuvre, au-delà de l’orientation idéologique qu’il lui donne.
Notes de bas de page
1 Qui compose plusieurs odes ainsi que de nombreuses adaptations de romans chevaleresques qu’il traduit et adapte de l’espagnol et de l’ancien français (années 1780-1800).
2 Notamment Histoire de Jeanne d’Arc, Paris, éd. Artus Bertrand, 1817.
3 Charlemagne, ou La Caroléide, poème épique en vingt-quatre chants (1818).
4 Louis-Antoine-François Marchangy, La Gaule poétique, ou l’histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l’éloquence et les beaux-arts [document électronique]. Tome 2, Ire époque / par M. de Marchangy, 2001, Num. BnF de l’éd. de Paris : C.-F. Patris : Chaumerot, 1819, p. 3-4.
5 Op. cit., t. 1, p. 196.
6 Id., tome 2, p. 251.
7 Ibid., tome 5, p. 260.
8 Reine d’Austrasie, vie siècle.
9 Ibid., t. 2, p. 111.
10 Ibid., t. 2, p. 67-68.
11 Op. cit., t. 2, p. 369-370.
12 Id., t. 5, p. 225.
13 Ibid., t. 2, p. 145-147.
14 Op. cit., t. 4, p. 24.
15 Id., t. 2, p. 80.
16 Ibid., t. 8, p. 67. Épouse de Claude, mère de Britannicus.
17 Ibid., t. 8, p. 91.
18 Ibid., t. 2, p. 188.
19 Op. cit., t. 4, p. 29-30.
20 Id., t. 4, p. 248-249.
21 Op. cit., t. 4, p. 250.
22 Id., t. 4, p. 267.
23 Ibid., t. 5, p. 143.
24 Op. cit., t. 5, p. 178-179.
25 Id., t. 5, p. 225-226.
26 Deuxième épouse de Philippe III le Hardi, fin du xiiie siècle.
27 Ibid., t. 7, p. 273.
28 Ibid., t. 8, p. 71-72.
29 Op. cit., t. 8, p. 2.
30 Il est intéressant de souligner que Mérimée, reprenant le même épisode dans sa pièce La Jacquerie, scènes féodales (1828), développe également la comparaison avec la Révolution Française, mais dans une perspective politique tout à fait différente, puisqu’il s’intéresse aux motifs de révolte du peuple et propose une analyse historique libérale de l’épisode.
31 Id., t. 8, p. 3.
32 Ibid., t. 8, p. 5.
33 Ibid., t. 8, p. 5.
34 Ibid., t. 8, p. 7.
35 Op. cit., t. 8, p. 11.
36 Marchangy, Tristan le voyageur, ou La France au xive siècle, 1995, t. 1, Num. BnF de l’éd. de Paris : F. M. Maurice : U. Canel, 1825, p. x-xi.
37 Op. cit., t. 1, p. xxvii.
38 Id., t. 1, p. xliii.
Auteur
Université de Bretagne Sud
HCTI-ADICORE
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