Un improbable héros de la scène romantique : Charles VII chez Lebrun et Dumas
p. 71-78
Texte intégral
1La révolution théâtrale du début du xixe siècle, en même temps qu’elle cherche à s’affranchir des genres anciens et de leurs règles étroites, marque l’apparition de l’histoire nationale comme source d’inspiration, au coté des habituels sujets antiques ou bibliques qui déclinent : « la nation a soif de sa tragédie historique » selon le mot de Stendhal. Parmi les périodes historiques qui intéressent les dramaturges, le Moyen Âge figure en bonne place puisque, sous la Restauration, une pièce sur trois met en scène cette période et parmi elles une sur quatre met en scène directement un souverain1. Mais l’incarnation princière est loin d’être égale et du Moyen Âge n’émergent guère que les figures de Clovis, Dagobert, Charlemagne, saint Louis ou Louis XI. Pourtant, en l’espace de cinq ans environ, c’est Charles VII, un souverain a priori sans panache, souvent perçu comme timoré, ingrat, et jusque là (comme d’ailleurs par la suite) cantonné au rôle de figurant dans les pièces consacrées à d’autres figures de son règne, que Pierre-Antoine Lebrun (avec Charles VII ou la France sauvée) et Alexandre Dumas (avec Charles VII chez ses grands vassaux) choisissent de mettre en exergue.
2Suivant en cela le critique Geoffroy qui affirmait en 1810 que le théâtre était « un motif d’étudier l’histoire pour voir en quoi le poète la falsifie », la manière qu’ont les auteurs de représenter la figure royale de Charles VII devra, bien entendu être mise en regard avec le contexte politique et l’historiographie de leur temps. Mais pour cela, avant d’étudier les pièces elles-mêmes, leur composition, leurs sources d’inspiration et la manière des auteurs de traiter le Moyen Âge, nous nous attacherons à la personnalité des auteurs, Pierre-Antoine Lebrun et Alexandre Dumas, leur parcours, leurs références culturelles et leur esthétique théâtrale respective à ce moment où le romantisme théâtral mène ses premières batailles et divise le monde des Lettres.
3C’est quasiment à la même époque – au début du règne de Charles X – que les noms de Lebrun et Dumas apparaissent tous les deux comme auteur sur des programmes de théâtre. Mais cette concomitance dissimule en fait de profondes différences, qui ne se réduisent pas au fait que, si le second, âgé alors d’une vingtaine d’années, fait réellement là ses premiers pas dans la carrière littéraire, le premier, son aîné de dix-sept ans, ne fait que poursuivre – et terminer2 – la sienne.
4A priori, leur enfance présente un certain nombre de similitudes : orphelins tous les deux de père à l’âge de quatre ans, ils passent leurs premières années en province (Provins pour Lebrun, Villers-Cotterêts pour Dumas) dans un environnement familial aux ressources modestes. Mais Lebrun, élève précoce, a la chance d’être remarqué par un voisin de ses grands-parents, M. Desjardins, esprit cultivé et possesseur d’une belle bibliothèque, qui l’encourage dans ses premiers essais poétiques et obtient pour lui de François de Neufchâteau une bourse pour le Prytanée français3, d’où il passe au Prytanée de Saint-Cyr dont il est un des meilleurs élèves4 et où il reçoit une éducation classique5. C’est d’ailleurs avec une pièce sur Le bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie, que Lebrun obtint en 1817, le prix de poésie de l’Institut. En revanche, si Dumas – tel du moins qu’il le rapporte dans Mes mémoires –, apprit tôt à lire et à écrire, sa mère ne put obtenir, malgré ses sollicitations, « ni [son] admission au Prytanée, ni une bourse dans aucun lycée impérial »6 et il dut se contenter des leçons d’un maître de pension à Villers-Cotterêts, l’abbé Grégoire7, avant de devenir, à quinze ans, clerc de notaire. Plus tard, Dumas devait regretter sa « profonde ignorance historique » et avouer combien il est « effrayant de ne rien savoir, à trente ans, de ce que les autres hommes savent à douze »8. De même, sa culture littéraire laissait à désirer, puisqu’il se présente lui-même à vingt ans « ignorant de la littérature française et de la littérature étrangère ; connaissant à peine les noms des maîtres [...] ; n’ayant jamais ouvert un volume ni de Walter Scott ni de Cooper [...] ; ne connaissant de nom ni Gœthe, ni Schiller, ni Uhland, ni André Chénier [...] ». Ces différences « culturelles » ont bien évidemment des conséquences sur les débuts littéraires des deux hommes : lorsque Lebrun écrit – à douze ans – sa première pièce de théâtre, Coriolan, il s’agit, comme toutes celles qui suivront9, d’une tragédie en vers ; lorsque Dumas, « sans savoir, en théorie, ce que c’était qu’un plan, qu’une action, qu’une péripétie, qu’un dénouement »10, se lance dans l’écriture, c’est avec des vaudevilles, de surcroît obéissant à un modèle déjà dépassé11. Certes, ce n’est pas comme vaudevilliste que Dumas – qui entre-temps a rattrapé en partie son retard par un programme intensif de lecture –, acquiert la célébrité mais comme auteur d’Henri III et sa cour, première manifestation, avant Hernani, du drame romantique. Mais, il ne faudrait pas pour autant totalement inverser la perspective en opposant l’obsolescence supposée de Lebrun au caractère novateur de Dumas.
5En effet, l’honneur de Lebrun fut bien, comme le rappelle Sainte-Beuve12, d’avoir, avec Marie Stuart, « le premier sous la Restauration, détendu les vieux ressorts tragiques », se montrant par-là digne représentant du « romantisme modéré le plus avancé, le plus extrême » et le Cidd’Andalousie a pu être qualifié de premier « drame taillé sur le patron romantique, qui [.] ait eu les honneurs de la représentation »13. Aussi, lorsque Dumas se fait contempteur de Lebrun – « Le Cid d’Andalousie tomba à la première représentation, se releva à la seconde à force de claqueurs, pour se traîner agonisant pendant six ou sept représentations, puis disparut enfin de l’affiche. Cette chute fut le commencement de la fortune de M. Pierre Lebrun, académicien, pair de France, et directeur de l’Imprimerie royale. O Médiocrité ! vénérable déesse ! »14 –, il faut sans doute y voir, au-delà d’une pointe de jalousie personnelle envers l’éclatante réussite sociale de son aîné, l’écho des tensions, tant esthétiques que politiques, existant au sein du mouvement romantique.
6Ancien protégé de François de Neufchâteau, remarqué dès ses années de collège par Bernardin de Saint-Pierre et Ducis, Lebrun est un habitué des salons de Mme de Staël puis de Mme de Pomaret, un ami proche de Béranger ou de Talma et l’hôte de Walter Scott lors d’un voyage en Ecosse en 1825. Politiquement, il est avant tout un « bourgeois positif qui aime la tranquillité, des rentes et un titre »15 et peut donc, dans les années 1820, se retrouver dans les opinions des « doctrinaires », aussi éloignés des ultra-royalistes que des révolutionnaires. Si l’on joint à cela ses tentatives pour s’affranchir des règles de la dramaturgie classique, ce n’est donc pas un hasard, s’il est un des rares poètes et auteurs dramatiques « établis » à trouver quelques grâces aux yeux du petit groupe qui anime le journal Le Globe, « journal littéraire [...] romantique, passionné, et, par conséquent, quelquefois un peu intolérant, […] rédigé par des jeunes gens libéraux et doctrinaires, qui, rejetés de la politique, portent dans la littérature le goût des idées nouvelles et le besoin de révolution »16, les Delécluze, Stendhal, Mérimée, Sainte-Beuve, Vitet, etc. Mais, c’est au groupe constitué, à l’origine, des anciens collaborateurs d’une autre revue, La Muse française, royaliste et catholique, que se joint vers 1827, un Dumas, pourtant peu suspect de sympathie pour les Bourbons, comme le montrera son engagement dans la Révolution de Juillet. Il est vrai qu’aux frères Deschamps, à Hugo, Vigny ou Soumet, se sont progressivement joints lors des soirées de Nodier à l’Arsenal des personnalités aussi diverses, politiquement, que Lamartine, Nerval, Gauthier, Musset ou Balzac. Et si les deux groupes peuvent avoir des contacts (certains libéraux proches du Globe participent ainsi aux soirées de Nodier), le second ne reconnaît qu’avec parcimonie sa dette au premier dans l’élaboration de l’esthétique romantique.
7Toutes ces différences expliquent que, bien que situées à la même époque et mettant en scène les mêmes personnages historiques, Charles VII chez ses grands vassaux et Charles VII ou la France sauvée, soient deux pièces très différentes.
8Charles VII chez ses grands vassaux est, de l’aveu même de son auteur « une étude, une étude laborieusement faite, et non pas une œuvre primesautière ; un travail d’assimilation, et non un drame original »17. Dumas a lui-même indiqué quelles étaient ses sources d’inspiration et comment l’idée d’un drame basé sur la situation classique d’une femme poussant l’homme qu’elle n’aime pas à tuer l’homme qu’elle aime – illustrée notamment par Chimène dans le Cid, comme Hermione dans Andromaque –, lui était venue à la lecture de Gœtz de Berlichigen de Gœthe et avait été revivifiée par la lecture faite à l’Arsenal par Musset lui-même de sa pièce Les Marrons du feu. La lecture concomitante de Quentin Durward de Walter Scott lui inspira à la fois le cadre médiéval et la figure de l’« esclave arabe regrettant sa terre natale, mais retenu sur la terre d’exil par une chaîne plus forte que celle de son esclavage »18. Cherchant « un clou où accrocher [son] tableau », Dumas trouva « à la page 5 de la Chronique du roi Charles VII par maître Alain Chartier, homme très honorable »19, une anecdote qui lui fournit comme arrière plan historique le règne de Charles VII ; sans doute la lecture était-elle un peu hâtive et les connaissances historiques de Dumas encore trop légères pour s’apercevoir qu’en fait l’épisode choisi se rapportait au règne de Charles VI20... La pièce, écrite en un mois (du 7 juillet au 10 août 1831) se présente comme un drame en cinq actes, en alexandrins, de facture très classique puisque respectant les unités de lieu21, de temps et d’action22. La pièce, écrite à la demande d’Harel, alors directeur de l’Odéon, y fut représentée pour la première fois le 20 octobre 1831.
9Lebrun souhaitait faire de Charles VII ou la France sauvée, une « pièce toute nationale [dont le sujet] sera la France – perdue et sauvée »23, perdue moins du fait de l’invasion anglaise que des divisions entre Français et sauvée par Jeanne d’Arc24, dont le grand œuvre est, du coup, moins de « chasser l’anglois » que de réunir Charles VII et le duc de Bourgogne. On voit combien le sujet doit à Schiller, qui avait déjà fourni à Lebrun le sujet de Marie Stuart. Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple adaptation de La pucelle d’Orléans et les notes laissent également apparaître d’autres sources d’inspiration, tel Richard III de Shakespeare, ou, de manière plus substantielle25, tant pour l’arrière-plan historique que pour le sujet même, l’ Histoire des ducs de Bourgogne dont l’auteur, Barante, était un familier de Lebrun et dont la première édition (1824) est contemporaine de la rédaction de ses notes de travail. Celles-ci semblent en effet avoir été rédigées entre janvier 1824 et juillet 1825. Écrite explicitement – comme d’ailleurs les autres tragédies de Lebrun – pour Talma, la pièce n’a, du fait de la mort de l’acteur en 1826, jamais été terminée26, Lebrun confiant alors : « À quoi bon parler de Louis XI, de Charles VII et du connétable de Richemont ? qui reproduirait mes pensées sur le théâtre ? [...] Ah ! j’ai déposé la plume, je n’ai plus l’instrument plein de charme et de puissance qui devait faire entendre, en les complétant, mes notes imparfaites. Je puis les écrire sur le froid papier, j’ai perdu le moyen de les faire parvenir aux yeux, aux oreilles, au cœur »27. Néanmoins, le travail était suffisamment avancé pour que les notes de Lebrun28 permettent un début d’analyse : la pièce aurait comporté cinq actes et se serait affranchie des unités classiques : l’action devait s’étaler sur plusieurs jours29 et se déployer entre trois lieux (Chinon, Fierbois et le lieu de rencontre du roi et du duc, situé entre les deux précédents)30 ; en l’état, les dialogues sont en prose, mais quelques essais de versification laissent penser qu’à terme la pièce aurait été en alexandrins ou, comme Le Cid d’Andalousie, en vers de mesures différentes.
10Pour Dumas, l’Histoire ne fournit guère qu’un cadre à l’intrigue et l’exigence historique revendiquée par la référence aux chroniques s’efface au profit des nécessités dramatiques. S’il parsème sa pièce d’allusions à des faits ou des personnages contemporains de l’action, sur les quatorze personnages présents sur scène, seuls quatre (Charles VII, Agnès Sorel, Jean, bâtard d’Orléans et Charles de Savoisy) sont historiques et encore, l’action se passant en 1424 au lendemain de la bataille de Verneuil, un au moins – Agnès Sorel, née vers 1420 et dont la présence à la cour n’est attestée qu’à partir de 1441 –, est complètement anachronique. Plus scrupuleux, Lebrun ne s’autorise, dans une distribution pléthorique propre au genre de la tragédie (une soixantaine de personnages, sans compter les figurants), la création que de trois personnages. Et il s’inquiète d’une juste représentation de l’époque (« montrer l’ignorance du temps »), comme de la vraisemblance des détails du décor (« Quelques maisons isolées, une petite église, une colline du haut de laquelle on apercevra la Loire (si toutefois la Loire passe près de Fierbois, ce qui est à vérifier) »31.
11Pour autant, les décors restent stéréotypés et obéissent à la mode « médiévale » que dénonce par ailleurs Dumas. Ainsi, chez Dumas l’action tout entière se passe dans « une salle gothique. Au fond, une porte ogive donnant sur une cour, entre deux croisées à vitraux coloriés. À droite du spectateur, une porte masquée par une tapisserie. À gauche, une grande cheminée [.]. De chaque coté des croisées et entre les portes, des panoplies naturelles. Près de la cheminée, un prie-Dieu ». Si, chez Lebrun, le vestibule du château de Chinon rappelle, avec ses « portiques [qui] laissent voir une partie de la ville et de la campagne », les scènes des palais classiques, on y retrouve « une vaste cheminée » ; les « grandes portes en ogives » figurent au quatrième acte, dans « la galerie [.] sur laquelle donne la chambre du roi et son oratoire », et, faute de murs où tendre des tapisseries, Lebrun crée au cinquième acte, pour l’entrevue du roi et du duc de Bourgogne, « une galerie disposée en gradins et semblable à celles qu’on dispose pour le spectacle d’une lice [qui] est à un des cotés du théâtre, revêtue de draperies et parée de drapeaux et de bannières ». Au-delà même des décors, Dumas s’attache au pittoresque des costumes – Delafosse, interprète de Charles VII, porte ainsi en scène une armure du temps empruntée au musée des Invalides –, et des accessoires – le daim empaillé et les oiseaux de proie utilisés, avec beaucoup d’effet, pour la scène de retour de chasse – pour renforcer la crédibilité historique.
12Quant à la vision de la société médiévale, elle est, chez Dumas, plutôt une représentation de la société féodale, fondée sur des liens de sujétion, société pyramidale ayant à sa tête le roi. Ainsi, le « peuple » n’est perçu que comme asservi (« Yaqoub était pour moi la représentation de l’esclavage d’Orient ; Raymond, de la servitude d’Occident »), la noblesse dominatrice et la bourgeoisie inexistante. En revanche, chez Lebrun existe le souci de représenter les différentes classes de la société, d’où, à coté des personnages historiques, tous ou presque représentants de la noblesse, la création des personnages de Thibaut, paysan de Fierbois et incarnation des humbles (visibles aussi dans les foules aux portes du palais) et de Villars, bourgeois d’Orléans. Dumas et Lebrun se retrouvent pourtant pour donner une image peu valorisante du clergé (Regnault de Chartres chez Lebrun, le chapelain chez Dumas) et surtout pour placer le roi au cœur de leur pièce, comme au faîte de la pyramide sociale qu’ils montrent.
13Or la figure du souverain au théâtre est souvent sous la Restauration un enjeu polémique important. Dans le souci de préserver à la fois la figure du roi et l’idée de légitimité, la censure n’hésite pas en effet à interdire des pièces, telle La démence de Charles VI de Népomucène Lemercier pour qui, cependant, « ce n’est point dégrader la souveraine majesté des trônes que d’attendrir généralement sur les profondes misères qui les font quelquefois chanceler »32. Lebrun lui-même dut se battre pour faire représenter son Cid d’Andalousie33. Or, comme le souligne Le Globe à l’occasion du compte-rendu de la Jeanne d’Arc de Soumet (1825), le règne de Charles VII se prêtait assez bien à une analogie avec l’époque contemporaine : une France divisée entre factions (hier Armagnacs et Bourguignons, aujourd’hui républicains, bonapartistes, « libéraux » et royalistes), envahie et dominée par l’Étranger, etc. Dans cette perspective, la figure de Charles VII – dont l’interprétation de l’attitude envers Jeanne d’Arc divisera durablement républicains et royalistes – prend encore plus de relief. Et ce n’est peut-être pas un hasard si des deux pièces la seule représentée l’a été après la chute de Charles X, à un moment où la censure n’existe plus de jure.
14Les visions de Charles VII qu’offrent Lebrun et Dumas sont, malgré une approche différente, assez similaires, et peu conformes aux stéréotypes du souverain médiéval, personnage modèle, tels qu’ils apparaissent dans la plupart des pièces du temps34. Tout d’abord, en plaçant l’action avant le sacre de Reims (Dumas en 1424, Lebrun en 1429), l’un et l’autre représentent, non le roi de France, oint du Seigneur, mais le « gentil dauphin » – jeune homme (Charles VII est né en 1402), peu sûr de lui et de sa légitimité –, le « roi de Bourges » dont le pays est envahi, et qui, de surcroît, est aux prises avec ceux-là mêmes dont il devrait attendre aide et réconfort (« Philippe de Bourgogne et Jean-Six de Bretagne / mes beaux-frères tous deux, font contre moi campagne ; / Ma mère, qui devrait m’être un puissant soutien, / Achèterait mon sang de la moitié du sien ; / Chaque jour, quelque grand vassal qui m’abandonne / Comme un fleuron vivant tombe de ma couronne »35). Face à cette situation dramatique, Charles VII ne réagit pas en roi-chevalier et, à la guerre (« Que me veulent-ils donc avec leurs cris de guerre ? / Pourquoi ne pas laisser mon épée au fourreau ? »36, préfère la chasse et les plaisirs, symbolisés, chez Lebrun, comme chez Dumas, par la figure d’Agnès Sorel (« Oui, va dormir aux bras de ta maîtresse, / Afin que, si les cris de la France en détresse / Viennent pendant la nuit t’éveiller en sursaut, / Une voix de l’enfer te parle encor plus haut !... »37) En fait, loin de faire corps avec la nation en vrai « fils de France », le roi cherche à fuir, chez Dumas, son « ennemi mortel [...] : l’ennui »38 et envisage, chez Lebrun, d’abandonner sa couronne et même le royaume (« Le roi songe en secret à chercher un refuge, soit en Espagne, soit en Ecosse, amie de la France et ancienne alliée »39). Le sursaut reste possible et, à la description du caractère du roi que Dumas met dans la bouche de Savoisy (« Faible daim... qui pourrait devenir un lion ! »40), répond, chez Lebrun, l’idée que le « faible et doux, imprudent et brave »41 Charles VII « n’avait besoin pour s’enflammer que de l’étincelle [de Jeanne d’Arc] »42.
15Quant aux qualités mêmes de Charles VII, sa générosité, sa bonté et sa justice, elles tournent à son désavantage. Chez Lebrun, alors que les caisses de l’État sont vides (« J’ai mis, pour acheter mon dernier équipage / Chez trois bourgeois de Tours mes diamants en gage »43), le roi continue de faire des cadeaux comme ce « coursier blanc » offert au duc d’Alençon, tandis que chez Dumas, Savoisy reproche au roi d’« [...] épuiser un trésor / Dont la sueur du peuple a trempé chaque pièce / En grelots de faucon, en joyaux de maîtresse / Que c’est un luxe vain qu’il vaut mieux étouffer / Quand on n’a pas trop d’or pour acheter du fer. »44). De même, la grâce royale accordée, chez Dumas, à Yaqoub45, si elle provoque l’admiration d’Agnès Sorel (« Monseigneur, vous êtes grand et bon ! »), est-elle présentée comme un caprice du roi ou une manifestation de son bon vouloir (« Il me prend rarement le plaisir d’être roi / Aujourd’hui c’est mon jour »), arbitraire révoltant pour beaucoup, qui laisse finalement en liberté (« Pour Yacoub, il est libre, et retourne au désert ! »46) un assassin.
16Cette vision est-elle conforme à l’historiographie ? En d’autres termes, cette figure de Charles VII est-elle une invention de poète ou ne traduit-elle que les sources historiques ? Les chroniques du règne, disponibles dans l’édition de Godefroy et rééditées dans les collections qui se développent alors – Petitot à partir de 1819, Buchon, à partir de 1824 –, tout comme ses premiers historiens – Robert Gaguin et Nicole Gilles au xve siècle –, donnent une image assez voire très positive du roi, qualifié de « victorieux ». Belleforest lui est encore favorable, mais c’est au xvie siècle que remonte l’origine de la vision d’un Charles VII tout entier adonné aux plaisirs et se refusant aux combats. Gilles Corrozet fait ainsi dire à La Hire : « Jamais prince ne perdit plus joyeusement son royaume [...] » tandis qu’Etienne Pasquier renchérit : « Il estoit au milieu de ses afflictions du tout abandonné à ses voluptéz, faisoit l’amour à une belle Agnes, oubliant par le moyen d’elle toutes les choses necessaires à son estat »47. Cette « belle Agnes » – Agnès Sorel –, doit cependant aussi au xvie siècle d’apparaître comme celle qui tire le roi de son apathie : ce lieu commun historique trouve sa source dans l’Epistre au roy Henry III de Bernard de Girard, seigneur du Haillan, parue en 1578, puis dans les Dames galantes de Brantôme avant d’être repris par presque tous les historiens postérieurs. L’historiographie du xviie siècle avec Scipion Dupleix, Godefroy et Mezeray tente une réhabilitation mais, au siècle suivant, le président Hénault se charge de formuler un jugement définitif : « Charles VII ne fut, en quelque sorte, que le témoin des merveilles de son règne »48, vision reprise, avec plus ou moins de réserve, par Duclos, Villaret, Anquetil ou encore Sismondi. À la suite de Mignet, auteur en 1820 d’un Éloge de Charles VII, les libéraux Villemain, Barante et Guizot donnent enfin une vision plus favorable, bien que nuancée, du caractère du roi.
17Que conclure de cette analyse ? Prenant comme point d’appui la même période du Moyen Âge, période troublée qui n’était pas sans rappeler celle de leur rédaction, les pièces de Lebrun et de Dumas sont aussi différentes que l’étaient leurs auteurs. Dans leur conception, leur inspiration et leur écriture même, elles sont des réponses dissemblables aux défis posés aux dramaturges de la décennie capitale 1820-1830. De ce fait, toutes les deux sont romantiques et aucune ne l’est vraiment : Charles VII ou la France sauvée de Lebrun correspond, la prose en moins, à la tragédie romantique définie par Stendhal dans son Racine et Shakespeare ; Charles VII chez ses grands vassaux est un drame romantique respectant toutes les formes de la tragédie classique !
18Pour autant, les deux auteurs se retrouvent sur la peinture qu’ils font du Moyen Âge en général et de Charles VII en particulier. Pour stéréotypé qu’il soit, le Moyen Âge de Lebrun et Dumas n’est pas un Moyen Âge inventé de toutes pièces ; il n’est pas pour autant historique mais plutôt recomposé à partir de sources diverses pour servir leur propos. Quant à leur vision de Charles VII, elle est authentique en ce sens qu’elle est conforme aux représentations proposées par les historiens de leur temps et consacrée par la tradition historique. Lebrun et Dumas sont donc tous deux des vulgarisateurs d’une histoire qui ne s’est pas encore complètement séparée de la littérature pour s’ériger en science autonome, celle qui aboutira, quelques années plus tard à la monumentale biographie de Charles VII par Gaston du Fresne de Beaucourt, réhabilitant la figure de ce roi, dont le long règne – quarante ans –, commencé dans une France divisée, en partie occupée par les Anglais, se termine par la victoire, la paix et l’organisation d’une administration moderne, mais qui reste dans l’ombre de personnages plus brillants : Jeanne d’Arc, Jacques Cœur, les héros guerriers que sont Dunois, La Hire ou Xaintrailles, Gilles de Rais, incarnation du mal ou les modèles princiers que sont Philippe le Bon ou René d’Anjou.
19Paradoxalement, usant de la permission donnée « à l’auteur dramatique, qui n’a pas les mêmes devoirs que l’historien, de faire moins d’attention aux faits matériels, qu’à la conséquence des choses »49, pour peindre une figure de roi « shakespearien »50, anti-héros spectateur de son propre règne, en proie au doute et à la mélancolie (ou, à tout le moins à l’acédie médiévale51, cette « faiblesse de l’âme » génératrice de tristesse, d’indolence et de pusillanimité et, par contrecoup, de recherche du plaisir illicite), Lebrun et Dumas ont fait réellement de Charles VII un héros romantique et ont peut-être fourni aux historiens des clefs à la compréhension de la personnalité d’une figure royale controversée.
Notes de bas de page
1 Corinne Legoy, « La figure du souverain médiéval sur les scènes parisiennes de la Restauration », Revue historique, ccxiii/2, p. 321-365.
2 Lebrun ne publie rien après 1828, excepté ses discours, académiques ou politiques.
3 « Les dispositions extraordinaires de Pierre Lebrun ont déterminé le Directoire exécutif à autoriser son admission au Prytanée français comme surnuméraire » (lettre de F. de Neufchâteau ; Bib. Maz., Lebrun, cart. 1, liasse 1, pièce 1). Le Prytanée français, ancien collège Louis-le-Grand, accueillait comme pensionnaires les « élèves de la patrie » qui suivaient les cours de l’école centrale du Panthéon.
4 « C’est sans doute le sujet le plus distingué de l’établissement. [...] Je le regarde comme destiné à la postérité » (lettre de Crouzet, membre de l’Institut et directeur du collège de Saint-Cyr, datée du 18 août 1802, Bib. Maz. Lebrun, cart. 1, liasse 1, pièce 9).
5 Le plan d’études prévoyait, de douze à dix-huit ans, l’enseignement des humanités, la rhétorique et la philosophie, l’allemand, l’anglais, le dessin, l’écriture, l’escrime et la danse.
6 Dumas, Mes Mémoires, chap. xxv.
7 « Toute mon éducation devait donc se borner à savoir de latin ce qu’en savait l’abbé Grégoire » (Dumas, Mes mémoires, chap. xxxi).
8 Dumas, Mes mémoires, chap. ccxxxii. Ailleurs (chap. lix), Dumas dit : « Je n’avais reçu aucune éducation, je ne savais rien ».
9 Dejanire (1802) et Pallas (1806) demeurées inédites ; Ulysse, écrite entre 1807 et 1809, représentée au Théâtre-Français le 18 avril 1814 ; Marie Stuart, achevée en 1816, représentée pour la première fois le 6 mars 1820 et Le Cid d’Andalousie, écrite entre 1822 et 1823, représentée pour la première fois le 1er mars 1825.
10 Dumas, Mes mémoires, chap. lxi.
11 Jean-Claude Yon, « Dumas vaudevilliste ou Nécessité fait loi », Dumas et le theâtre, Le Rocambole, n° 36, p. 15-24.
12 Sainte-Beuve, « Poètes et romanciers modernes – M. Lebrun », Revue des deux mondes, 25 (1841).
13 Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, Paris, 1862, p. 349.
14 Dumas, Mes mémoires, chap. C.
15 Herc Szwarc, Un précurseur du romantisme : Pierre Lebrun, 1785-1873, Paris, Hachette, 1928, p. 75. De fait, Lebrun, académicien français dès 1828, servira fidèlement la monarchie de Juillet (qui le fera directeur de l’Imprimerie royale, pair de France et conseiller d’État) avant de se rallier, au grand dam de certains de ses amis, au second Empire (qui le fera sénateur et Grand-Maître de l’Université).
16 Lettre de Jean-Jacques Ampère à Mme Récamier, 6 février 1825 (Correspondance et souvenirs de 1805 à 1864, Paris, Hetzel, 1875, p. 340-341).
17 Dumas, Mes mémoires, chap. CCIX.
18 Ibid.
19 Longtemps attribué à Alain Chartier, l’anecdote provient en fait des Chroniques du roi Charles VII par Gilles Le Bouvier, dit le Héraut Berry (cf. éd. Klinksieck, 1979). Dumas a donc consulté une édition antérieure à 1618, date à laquelle l’attribution au Hérault Berry a été définitivement établie.
20 L’anecdote est explicitement datée de 1405.
21 « Les dix pieds carrés de la chambre basse du comte Charles de Savoisy » (Dumas, Théâtre complet, Préface à Charles VII chez ses grands vassaux).
22 « Selon moi, l’action, que l’on croit double, est simple » (ibid.).
23 Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 7.
24 La mise au propre de 1826 du synopsis de la pièce porte d’ailleurs le titre de Jeanne d’Arc à la cour de Charles VII (ibid.).
25 Les notes de lecture de Lebrun sur Barante représentent 85 folios du dossier.
26 Il est possible également qu’ait joué le fait qu’Alexandre Soumet avait fait représenter en 1825 sa Jeanne d’Arc, pièce quasiment sur le même sujet.
27 Bib. Maz. Lebrun, cart. 29, « Sur la mort de Talma ».
28 Ibid..
29 « Mais il est possible de la disposer de manière à tromper ceux qui tiennent à l’unité de temps, puisque toutes les tragédies françaises, malgré leur prétention à cette unité, n’y rentrent pas davantage, et blessent plus encore la vraisemblance » (Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 7, f° 13).
30 « Cette distance qui sépare Fierbois de Chinon, lieu principal de la scène, ne me paraît choquer en rien, je ne dis pas les règles, qu’importe, mais cette espèce d’unité que demande le goût français ; il s’agit de montrer le voyage de Jeanne d’Arc et le spectateur se prête facilement dans ce cas à changer de place lui-même et à suivre les pas de son héroïne. Ainsi, dans l’entracte du 2e au 3e acte, il se figurera sans peine que Jeanne d’Arc a marché, il a marché en idée avec elle et n’éprouve aucun étonnement de la retrouver et de se retrouver à Chinon » (Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 7, f° 14-15).
31 Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 6.
32 Népomucène Lemercier, La démence de Charles VI, 1820, avertissement p. v-vi).
33 La censure voyait, dans le sujet, une critique de l’appui prêté par la France à Ferdinand VII d’Espagne et, dans le traitement du roi de Castille, un affront à la majesté royale.
34 Voir C. Legoy, op. cit.
35 Dumas, Charles VII, acte ii, scène 6.
36 Ibid., acte iii, scène 3.
37 Ibid., acte ii, scène 7.
38 Ibid., acte ii, scène 6.
39 Lebrun, Charles VII, acte i, scène 8.
40 Dumas, Charles VII, acte ii, scène 7.
41 Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 6.
42 Ibid..
43 Lebrun, Charles VII, acte i, scène 1.
44 Dumas, Charles VII, acte iii, scène 4.
45 Ibid., acte ii, scène 5.
46 Ibid., acte v, scène 5.
47 Etienne Pasquier, Recherches de la France, 1621, livre VI, chap. 4.
48 Hénault, Nouvel abrégé chronologique de l’Histoire de France, 1744, p. 177.
49 Bib. Maz. Lebrun, cart. 26, liasse 2, pièce 7.
50 Selon le sous-titre de sa dernière biographie (Georges Minois, Charles VII : un roi shakespearien, 2006).
51 Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, 2003.
Auteur
Bibliothèque Mazarine
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