Moyen Âge historique, Moyen Âge fantastique : étranges correspondances
p. 59-67
Texte intégral
1Cerner au plus juste, approcher au plus près, comprendre le plus intime. Comment faire lorsque l’objet d’une telle recherche est une période aussi reculée que le Moyen Âge ? Jusqu’à quel point peut-on saisir la culture, les mentalités, les représentations d’une époque si éloignée de la nôtre ? En nous appuyant sur un corpus de trois jeux de rôles historiques et fantastiques, nous nous proposons de montrer comment l’imaginaire peut établir un pont entre les rives, comment l’imaginaire peut faire naître d’étranges correspondances, comment l’imaginaire, enfin, peut autoriser un va et vient entre notre réalité intérieure et la mentalité de l’homme médiéval.
2Vampire : L’Âge des Ténèbres, qui appartient à la gamme plus vaste du Monde des ténèbres, propose d’interpréter un vampire au tout début du xiiie siècle. Selon ses auteurs1 :
Bien qu’il soit fondé sur des faits et sources historiques, Vampire : L’Âge des Ténèbres trouve son véritable centre dans les espaces inexplorés situés entre les lignes des livres d’histoire [...] La nuit moyenâgeuse est impénétrable, périlleuse et les éléments fantastiques de Vampire : L’Âge des Ténèbres, viennent de ces périls2.
3De la même manière, l’essence du deuxième jeu, Aquelarre, création espagnole à « ambiance historico-médiévale » est double puisqu’elle mêle fantastique et histoire, comblant les espaces obscurs et inexplorés de cette période avec des éléments imaginaires, fantasmagoriques. Selon son créateur, Ricardo Ibanez ce « n’est pas un manuel d’Histoire » car il a été contraint de « généraliser énormément3 ». En revanche, Miles Christi, le troisième univers sur lequel nous appuierons notre propos, s’il se veut n’être qu’« un univers de jeu, un vaste labyrinthe d’histoires et de destinées », est bien plus proche de l’histoire que les deux autres. Dans ce domaine de roleplaying games – le terme anglo-saxon a son importance – histoire et fantaisie sont entrelacées, voire apodictiquement liées. Nous tenterons de montrer, à travers une brève analyse, comment ces notions apparemment divergentes se complètent et se répondent, la substance fantastique créant un véritable lien entre le fantasmagorique et ce réel qui n’est plus. Nous nous demanderons ensuite si, au-delà du monde du jeu, il est possible de voir dans ces correspondances entre imaginaire et réalité, entre passé et présent, un moyen privilégié pour appréhender le Moyen-Âge et, d’une certaine manière, s’il ne s’agit pas paradoxalement de celle d’y parvenir au plus près.
4Avant toutes choses, cependant, il nous paraît nécessaire, d’une part de décrire ce qu’est le jeu de rôles, d’autre part d’expliciter la raison du corpus que nous avons choisi.
5Pour cela, nous proposons de nous référer à Winnicott, psychanalyste anglais à propos duquel Jean-Bertrand Pontalis déclare :
Il n’en reste pas moins que l’auteur de ce livre [...] tient pour essentielle la distinction entre le jeu strictement défini par les règles qui en ordonnent le cours (game) et celui qui se déploie librement (play)4.
6Si l’on s’en tient à cette proposition, un roleplaying game est un jeu en lequel, sur une base de règles strictes, on interprète un rôle, on déploie librement son imagination. Le jeu de rôle est donc un univers singulier dans le domaine du jeu, un lieu qui, sans remettre en cause la pertinence de la distinction première opérée par Winnicott, abolit la frontière entre game et play. De fait, les définitions que l’on trouve dans les ouvrages de jeux de rôles ne sont pas très différentes de l’interprétation analytique. Ainsi, dans Aquelarre est-il écrit :
[...] dans un jeu de rôle, un Maître de jeu imagine une situation, une aventure, élaborant un script. Un groupe de joueurs l’écoute pendant qu’il narre la situation initiale. Cependant, ces joueurs ont une part active dans la narration : chacun d’eux interprète le rôle d’un des protagonistes de cette histoire. Cette narration est en quelque sorte comme la vie elle-même : le Maître de jeu expose la situation, les joueurs l’imaginent et réfléchissent à la meilleure façon de la résoudre5.
7Les univers de jeux de rôles sont multiples et, parmi eux, certains appartiennent à un groupe spécifique dit « médiéval fantastique ». Or, aucun des mondes que nous avons choisi n’appartient exactement à ce genre. En effet, nous avons décidé de nous attacher tout particulièrement aux rapports entre histoire et imaginaire, non à des mondes fictionnels s’inspirant de notre passé et le métamorphosant complètement, comme Donjons et Dragons ou Prophecy. Ainsi, à Vampire : L’Âge des ténèbres, on incarne un buveur de sang dans une Europe médiévale teintée d’horreur. À Aquelarre, situé dans l’Espagne du xive siècle, on joue un humain, doté parfois de quelques pouvoirs, dans un monde peuplé d’êtres surnaturels. À ce propos, le créateur du jeu écrit :
Il est important de faire comprendre aux joueurs qu’ils se trouvent dans un Moyen-Âge très proche de la réalité : la saleté et les ordures s’entassent partout, beaucoup d’ordres religieux font le vœu de ne jamais se laver, la nuit est obscurité et silence [...] il y a continuellement des épidémies et il est normal, pour la grande majorité des gens, de mourir jeune et d’être affamé6...
8À Miles Christi, enfin, on interprète, dans un cadre historique où intervient du merveilleux, un Templier.
9Nous pouvons le remarquer, il y a une progression vers la « vérité historique » dans ces univers : Vampire : L’Âge des ténèbres favorise l’imaginaire en permettant d’interpréter un être surnaturel ; Aquelarre, parce qu’on y joue un humain, est plus proche d’une certaine réalité ; Miles Christi, lui, privilégie l’histoire sur l’irréel, le bestiaire n’apparaissant qu’en tant que prétexte fantastique. Jusqu’à quel point, cependant, pouvons-nous dans un univers de jeu être proche de l’histoire sans étouffer l’un ou l’autre ? C’est une question qui se posera au cours de notre propos.
Histoire et Fantaisie
10Jean Verdon, dans son ouvrage La nuit au Moyen Âge, écrit :
On admet que les lits médiévaux, dont certains sont fort larges, abritent non seulement le mari et son épouse, mais aussi les enfants, des amis, des domestiques, voire des étrangers [...]. Les pénitentiels font allusion aux enfants étouffés par leurs parents qui reposent à côté d’eux [...] des efforts sont faits pour lutter contre cette promiscuité, et d’abord pour des raisons morales7.
11Et l’historien de s’appuyer sur un édit de la fin du xve siècle, interdisant sous peine d’amende – et d’excommunication dans les cas les plus graves – de telles habitudes car elles poussent à « commettre des péchés innombrables, infinis, horribles et d’une gravité exceptionnelle8 ».
12Bien que cette contiguïté évoque, dans une certaine mesure, des contes tels « Le petit Poucet », en lequel les sept petits garçons, puis les sept filles de l’ogre, dorment tous dans le même lit, elle appartient véritablement à l’histoire. De même, les hôpitaux se soucient rarement de trouver des lits pour accueillir individuellement les enfants, ce qui les contraint à se coucher « ensemble dans plusieurs lits dangereux et sur lesquels étaient morts d’autres malades de maladies contagieuses9 ». Enfin, si les chambres de la noblesse sont souvent luxueuses à l’extrême et très confortables, il n’en va pas de même chez les personnes modestes : certaines paillasses d’auberge ne valent guère mieux que les grabats mangés de vermine que l’on trouve dans des prisons comme le Châtelet. Cette réalité historique est reprise, afin de poser une ambiance, dans Aquelarre.
Les lits étaient grands. Parfois, en effet, jusqu’à six personnes pouvaient dormir dans un même lit, pour mieux résister au froid. Dans les maisons pauvres, il s’agissait souvent d’un meuble démontable : un matelas de paille et des draps de serge posés sur des bancs ou des planches. Les riches possédaient des lits à baldaquins10...
13Dans Vampire : L’Âge des Ténèbres, l’accent est mis sur certaines facettes de l’Europe médiévale du xiiie siècle, au détriment d’autres aspects.
Les âges sombres.
Ces mots évoquent des châteaux en ruines et des forêts obscures, tous deux menaçants et mystérieux ; au sommet des collines, des armées s’affrontent dans un océan de poussière et de sang ; c’est un âge où les monstres sont réels, où ces simples mots : « là-bas vivent les dragons », suffisent à terrifier11...
14L’histoire, la période, dans les jeux de rôles servirait surtout à poser le décor, le cadre de la campagne, de la chronique12, la vraisemblance important plus que la vérité.
15Miles Christi, ici, semble faire exception. Ce jeu rend compte avec une grande rigueur des mœurs de l’époque – le xiie siècle – ainsi que des règles établies par Hugues de Payns en 1128 et observées par les Templiers, comme par exemple l’Article III, concernant les repas.
Au palais, qu’il serait mieux de nommer réfectoire, vous devez manger en commun. Le repas ne doit pas être l’occasion de débats et de polémiques et pour cela les frères doivent rester aussi silencieux que possible [...] On récitera la sainte Écriture tout le temps que dure le déjeuner et le dîner13.
16Les joueurs incarnant ces Pauvres Chevaliers du Christ sont censés observer, en temps de jeu, ces codes. En conséquence, ils suivent également les autres lois des Templiers. Dans une telle approche, historiquement correcte – ou du moins, s’efforçant d’aller au plus juste – il nous apparaît que la créativité librement déployée du playing évoquée par Pontalis dans la préface à Jeu et réalité a les ailes quelques peu brisées, le gaming prenant le pas sur l’imaginaire et transformant la nature même du jeu de rôles. Or, ainsi que le constate Winnicott :
[...] c’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif14.
17Selon Winnicott, il existe en quelque sorte deux espèces de réalité. Une réalité intérieure et une réalité extérieure. La réalité intérieure est propre à chaque individu, à chaque singularité. Elle contient nos « moi » passés et présents, nos expériences, tout ce qui en somme constitue notre personnalité. La réalité extérieure est le monde. Le jeu est l’espace neutre, « l’aire intermédiaire d’expérience » selon ses propres termes, permettant au sujet de créer un lien entre les autres et lui-même, entre le dehors et le dedans, puis de se construire. Nous pourrions avancer, rapportant la théorie du psychanalyste à notre propos, que l’histoire représenterait la réalité extérieure à laquelle est confronté le joueur. Cette réalité, en psychanalyse, heurte, blesse et peut mener, selon Winnicott, à :
[...] une relation de complaisance envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter15.
18Autrement dit, la personnalité de l’individu, sa réalité intérieure ont tendance à s’effacer devant le monde extérieur. Dans le domaine qui nous intéresse, l’intervention sans concessions de l’histoire dans le jeu le priverait de son potentiel créateur. Cela signifie également qu’un jeu absolument livré à l’imaginaire des joueurs et du Maître de jeu, sans aucun repère, perdrait tout son sens. Il faut donc trouver une concordance, un espace neutre entre imaginaire et « vérité historique », un espace qui permettrait de mêler playing et gaming en une activité créatrice, un roleplaying game. Cette concordance, cet aire intermédiaire d’expérience est, pour les créateurs du Monde des Ténèbres, située entre les lignes des ouvrages historiques, dans les zones d’ombre de notre passé, dans un espace que nous pouvons nommer fantastique :
Il ne s’agit pas du xiiie siècle que l’on trouve dans les livres d’histoire, enfin, pas exactement. C’est un portrait reflétant les peurs et les superstitions de cet âge. Les paysages, les lieux sont les mêmes : Rome, Londres, Paris et Constantinople sont bien là, mais leurs rues sont cernées par des ombres épaisses où brigands comme créatures indicibles se tapissent, à l’insu de tous16.
La médiation fantastique
19Pour Jean Verdon, la nuit au Moyen-Âge est d’abord lieu de ténèbres, de peurs, de fantasmagories : le crépuscule est l’instant privilégié des êtres maléfiques et les heures nocturnes, celles des démons, succubes et incubes – quand ce n’est pas le diable en personne qui se manifeste. C’est durant ces moments obscurs, également, que sorcières et revenants font leur apparition.
Au début du Moyen-Âge subsiste, en effet, un certain culte de Diane, déesse de la lune, amante de la nuit, semblable par certains traits à Hécate, déesse de la magie qui la nuit a l’habitude, suivie d’âmes sans repos, de chevaucher dans les airs. [...] Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris dans la première moitié du xiiie siècle rapporte que, selon certains fidèles, des esprits sous l’apparence de femmes et de filles parcourent les bois et pénètrent dans les maisons sous la direction de dame Abonde. [...] Au début du xive siècle, les registres de l’inquisiteur Jacques Fournier fournissent le témoignage d’un lien entre les « bonnes dames » et les âmes des ancêtres morts17.
20Ces éléments, croyances, contes ou cultes, qui appartiennent au domaine du surnaturel, du fantastique, ouvrent une brèche entre les lignes. Ils forment peu à peu un espace neutre entre imaginaire et réalité objectivée par l’historien, entre passé et présent, rendant ainsi le jeu possible.
21C’est également la médiation par le fantastique qui réintroduit le playing dans l’univers du jeu Miles Christi : un bestiaire fabuleux, en Terre Sainte, permet aux Frères qu’incarnent les joueurs de quitter la règle des Templiers, l’aspect parfois rébarbatif de l’histoire, pour voyager dans les contrées enchantées – et terribles – du surnaturel, où même les animaux ordinaires se teintent de merveilleux. Ainsi :
Il est une chose prodigieuse qui est la naissance du lion : la femelle donne naissance à un mort-né et le garde ainsi trois jours, puis, par la vertu de son souffle, le lion insuffle la vie à ses petits [...] Le lion est apparenté au Sphinx, créature démoniaque et ennemie de Dieu18...
22Si les jeux que nous avons choisi de présenter – même succintement – utilisent tous trois les superstitions, les légendes de l’époque comme ciment entre histoire et fantaisie, c’est particulièrement vrai pour Aquelarre, fondé en grande partie sur le folklore ibère et catalan. Les personnages évoluant dans cet univers peuvent ainsi croiser le Colacho, bête démoniaque originaire du nord de Castille, la Corrupia bicéphale au corps de lion issue des Romances de Ciego – les contes d’aveugles chantés par les mendiants en échange d’une aumône –, ou encore le Loup de Santiago, qui protège les pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques. Ces êtres étranges, démoniaques ou bienveillants sont tous issus du fonds folklorique espagnol. Plus qu’un simple fil rouge reliant passé historique et monde imaginaire, ils se trouvent d’une certaine manière au centre du jeu, puisqu’ils lui donnent son sens et sa saveur. C’est dans le Mondes des ténèbres, néanmoins, que le fantastique se déploie de la manière la plus complète. Qu’il s’agisse de Vampire : L’Âge des ténèbres ou des autres jeux de la gamme, le joueur incarne une créature surnaturelle – mage, loup-garou, fée, etc. Le fantastique est ainsi placé au fondement même du jeu, n’intervenant plus seulement comme une médiation rendant possible la coïncidence entre histoire et fantaisie, mais comme l’ancrage véritable du jeu. En ce sens, il acquiert de multiples formes – y compris celles de l’histoire au sens le plus strict du terme, l’utilisant pour mieux se métamorphoser, se glissant dans chaque zone d’ombre pour y prendre, d’une certaine façon, vie.
23C’est ainsi que l’un des personnages les plus célèbres de cet univers n’est autre que le poète François Villon. La personnalité de ce trublion du xve siècle, son histoire, sont suffisamment intrigants pour avoir éveillé la curiosité des créateurs du jeu. Sa disparition mystérieuse à la fin de l’année 1463, alors qu’il était une fois de plus exilé de la capitale, leur a permis d’en faire un très puissant vampire au passé trouble et aux ambitions certaines, tirant ainsi l’histoire vers le fantastique, créant un lien plus étroit encore entre réalité et fiction, passé et présent et ce de manière double puisque Villon, survivant au passage des siècles, devient dans la partie contemporaine du Monde des Ténèbres le dirigeant vampirique de Paris. Un autre personnage historique présent cette gamme – mais comment aurait-il pu en être autrement ? – est Vlad Tepes III, le célèbre Dracula. S’il est présent, au moins comme une ombre dont on parle à voix basse, dans l’univers de Vampire : L’Âge des ténèbres ainsi que dans son pendant contemporain, son histoire, sa personnalité sont plus spécifiquement abordées dans le deuxième volet des Chroniques transylvaniennes, une saga débutant au Moyen-Âge et s’achevant de nos jours, intitulée Le fils du Dragon.
D’après les sources historiques, Dracula a été assassiné en 1476. Sa tête a été coupée et envoyée au sultan, et son corps enterré près de l’autel du monastère de Snagov. Puis Bram Stoker a fait de lui un mort-vivant actif au col de Borgo dans les années 1800. Notre histoire à nous raconte comment Dracula est devenu vampire en 149519.
24Comme nous pouvons le remarquer, les auteurs prennent quelques libertés avec l’histoire, comme d’ailleurs avec la littérature, tout en l’utilisant pour donner plus de crédit, plus de cohérence à leur univers.
Les marchands saxons que Dracula assaillait et les boyards de Transylvanie et de Valachie craignaient la fureur du Fils du Dragon ; pourtant, beaucoup de gens du peuple l’acclamaient comme leur champion et leur sauveur. Les histoires qui parlent de sa cruauté glacée, mais aussi de sa grande intelligence et de son charme incontestable se côtoient.
Alors quel Dracula vont rencontrer les personnages20 ?
25Ainsi, mélangeant vérité historique21, littérature, fantasmagories, le Monde des ténèbres emprunte tous les chemins possibles, contribuant non seulement à rendre cet univers vraisemblable, mais encore, d’une certaine façon, à lui donner vie.
26Ici, le fantastique apparaît bien comme – nous reprenons ici à notre compte des mots de Jean-Pierre Vernant – un pont entre les rives du passé et du présent, de l’histoire et de la fiction, du gaming et du playing. Il devient un moyen privilégié pour nous donner un accès intime à ce que nous avons le plus de mal à appréhender dans la mentalité médiévale : la croyance au surnaturel, au maléfique, aux forces obscures de la nuit qui régentent, tout autant que Dieu, la destinée humaine.
Fantasmagorie et création
27Ainsi, le fantastique apparaît dans le jeu de rôles comme une médiation entre le fictif et le réel – aussi lointain soit-il. Cette médiation a été, dans le domaine psychanalytique, définie par Winnicott comme une aire intermédiaire d’expérience, un espace neutre. Un intervalle qui, n’appartenant ni à la réalité intérieure, ni à la réalité extérieure, permet la création et le partage. Le jeu, pour le psychanalyste, est l’expression privilégiée de ce lieu qui se situe :
[...] entre le domaine où il n’y a rien, sinon moi, et le domaine où il y a des objets ou des phénomènes qui échappent au contrôle omnipotent22.
28Ce vide originel se transforme peu à peu et se remplit, devenant aire de jeu et aire d’expérience culturelle – les deux étant intimement liées. Selon Winnicott, la culture – art, philosophie, religion, etc. – ne se place dans aucun lieu déterminé exclusivement par la réalité intérieure ou le monde extérieur. Elle agit, comme le jeu, sur la création de soi et introduit la notion d’un monde partagé avec une ou plusieurs autres singularités, dont les critères ne sauraient – en principe – se borner au respect d’un monde clos, universel et fini.
Ainsi, que faisons-nous lorsque nous écoutons une symphonie de Beethoven, que nous allons en pèlerinage dans une galerie de tableaux, que nous lisons au lit Troïlus et Cressida ou que nous jouons au tennis ? Que fait un enfant, assis par terre, qui s’amuse avec ses jouets sous le regard attentif de sa mère23 ?
29Nous pourrions répondre : nous faisons une expérience culturelle et évoluons dans un espace qui n’est ni le nôtre, ni celui de l’extérieur, mais une troisième aire, une aire de partage et de création.
30Nous pouvons dégager deux éléments de ces propositions. Le premier, c’est que cette aire d’expérience culturelle, cette aire de partage, cette médiation, si elle n’a pas de lieu précis, peut prendre de multiples formes. Le jeu – le jeu de rôles en l’occurrence – en est une, l’art en est une autre. Le second, c’est qu’il existe un mouvement au sein de ce processus, celui de deux réalités distinctes avançant l’une vers l’autre et refusant de se heurter. Cet ensemble protéiforme et mouvant n’est donc ni la réalité, ni une pure fantasmagorie, mais le lieu d’une rencontre.
31C’est pourquoi il est si important, à notre sens, lorsqu’on se réfère aux roleplaying games et plus particulièrement aux univers semblables à ceux que nous avons choisi d’analyser, de maintenir par le biais d’une médiation comme le fantastique, l’équilibre entre fiction et réalité historique, entre play et game.
32Or, cet intervalle, cette aire de partage, peut également prendre l’apparence d’une peinture, d’un morceau de musique, d’une œuvre cinématographique. Nous pensons ici à Kingdom of Heaven de Tony Scott, qui a pour cadre la Terre Sainte à l’époque de Salah-ad-Din et de Baudouin IV, le roi lépreux. Cette fiction, qui s’appuie sur nombre d’éléments historiques, peut être considérée comme lieu de correspondance entre le réalisateur, l’histoire et le spectateur24. Cette médiation peut aussi prendre la forme d’une création littéraire. Alamut, de Vladimir Bartol, narre l’aventure d’Hassan Ibn Saba et de sa secte d’Assassins. Jean-Pierre Sicre, qui a écrit la préface de cet ouvrage remarquable et trop longtemps méconnu, explique que Bartol, s’il a utilisé la figure du Vieux de la Montagne pour peindre le portrait du dictateur, en tant qu’entité, s’inspirant des figures totalitaires de son temps, n’en a pas moins voulu rester au plus près de la société du xie siècle.
Mais son scrupule s’étend aussi, pour notre bonheur, au tableau qu’il dresse de la société islamique de l’an Mil, qu’il a étudiée de fort près – même s’il prend parfois (rarement) avec la réalité des faits quelques libertés « poétiques » que nous serions au reste assez mal venus de lui reprocher25.
33Autrement dit, c’est la correspondance créée par la vision singulière de Bartol et la vérité historique, cet espace neutre, qui ouvre pour nous autres, lecteurs, une fenêtre sur l’histoire et nous permet de plonger dans le xie siècle décrit par l’auteur.
34Ainsi, qu’il s’agisse du domaine du jeu de rôles ou de celui des arts, l’intervalle, l’aire intermédiaire d’expérience, paraît être nécessaire pour qui tente de saisir, de comprendre le Moyen Âge. Or, cette médiation permettant la rencontre entre deux réalités, existe également dans le domaine de l’histoire, rendant plus floues, dans une certaine mesure, la frontière entre médiéval et moyenâgeux. D’ailleurs, Jacques Le Goff, présentant l’ouvrage qu’il a dirigé, intitulé L’homme médiéval s’interroge, dès les premières lignes :
Ce livre présente l’homme médiéval et offre de lui dix profils écrits par dix médiévistes actuels de premier plan. Mais cet homme a-t-il réellement existé ? N’est-il pas une abstraction loin de la réalité historique26 ?
35D’abstraction à vision singulière, n’y a-t-il pas là, en effet, un pont ?
Conclusion
36Qu’il s’agisse des roleplaying games évoqués au cours de notre propos ou d’autres expériences culturelles, il semble qu’il y ait toujours un lien entre Moyen Âge et fantaisie, entre histoire et imaginaire. Les espaces neutres, aires de partage, de création où se rencontrent, où coïncident passé et présent, possible et réel, extérieur et intérieur établissent une médiation, un lieu de correspondance entre une époque depuis longtemps achevée et nous-mêmes. Au point que nous pourrions faire nôtres ces vers de Baudelaire :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent27.
37Au point que nous pourrions également nous demander si, aujourd’hui, pour tenter de saisir ce que fut le Moyen-âge, il ne faut pas faire appel aux interlignes évoqués par les créateurs de Vampire : L’Âge des ténèbres, quelle que soit leur nature et y faire éclore des mondes.
38Au point que nous pouvons nous demander si, aujourd’hui, le Moyen-Âge tel que nous l’étudions et l’envisageons, ne contient pas toujours une part de fantasmagorie...
Notes de bas de page
1 Il s’agit du collectif d’auteurs travaillant pour les éditions White Wolf, à l’origine de cet univers.
2 Vampire: the Dark Ages, USA, With Wolf’s Publishing 2002, p. 21. La traduction est de nous. Il s’agit de la deuxième édition de cet univers de jeu.
3 Ricardo Ibañez (dir.), Aquelarre (CROM 2003), trad. Muñoz L. et Lorenzo A., Hexagonal, 2003.
4 Jean-Bertrand Pontalis, « Préface », Donald W. Winnicott Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1975, p. VIII.
5 R. Ibañez (dir.), Aquelarre, p. 9.
6 Ibid., p. 10.
7 Jean Verdon, La nuit au Moyen-Âge, Paris, Librairie Perrin, coll. « Pluriel », 1994, p. 201-202.
8 Ibid., p. 202.
9 Ibid., p. 202.
10 R. Ibañez (dir.), Aquelarre, p. 157.
11 Vampire: the Dark Ages, p. 13.
12 Une campagne, ou une chronique, est une succession d’aventures qui suivent le même fil conducteur, un peu comme une série est constituée de plusieurs épisodes ou encore, comme une saga littéraire.
13 Benoit Clerc (dir.), Miles Christi, Lille, Sans peur et sans reproche, 1995, p. 15-16.
14 D. W. Winnicott, Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1975, p. 75.
15 Ibid., p. 91.
16 Vampire : the Dark Ages, p. 14.
17 Jean Verdon, La nuit au Moyen-Âge, p. 78-79.
18 Benoît Clerc (dir.), Miles Christi, p. 132.
19 Chronica Transylvania II : Le Fils du Dragon (1999), trad. L. Masset, Drancy, Hexagonal, 1999, p. 74.
20 Ibid., p. 75.
21 Néanmoins, concernant Vlad Tepes III et son époque, nous vous conseillons pour plus d’exactitude, de vous référer à l’excellent ouvrage de Matei Cazacu, Dracula, paru aux éditions Tallandier en 2004.
22 Ibid., p. 139.
23 Ibid., p. 146.
24 Nous rappelons ici que Kingdom of Heaven, s’il s’inspire de l’histoire, demeure une fiction, un point de vue, la vision subjective et romancée d’une époque.
25 Jean-Pierre Sicre, « Préface », Alamut (1938), trad. Vincenot C., Paris, Phébus, 1988, p. 12.
26 Jacques Le Goff (dir.), L’homme médiéval, Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 1989, p. 7.
27 Charles Baudelaire, « Correspondances », Les Fleurs du Mal, Paris, Seuil, coll. « l’Intégrale », 1968,p. 46.
Auteur
Auteure
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003