C. S. Lewis, Merlin et la « matière de Bretagne »
p. 37-44
Texte intégral
The time is out of joint. O cursed spite,
That ever I was born to set it right.
Shakespeare, Hamlet, I, 5
One really began to accept as fact this tryst with something dead and yet not dead, something dug up, exhumed, from that dark pit of history which lies between the ancient Romans and the beginning of the English. ‘The Dark Ages’ thought Dimble ; how lightly one had read and written those words. But now they were going to step right into that Darkness.
It was an age, not a man, that awaited them.
Lewis, That Hideous Strength
1En 1945 paraît ce que son auteur qualifie de « conte de fées moderne pour grandes personnes » (A Modern Fairy-Tale for Grown-Ups), qui vient clore la trilogie « cosmique » commencée avec Out of the Silent Planet (Le Silence de la Terre, 1938) et Perelandra (Le Voyage à Vénus, 1943). Contrairement aux deux premiers volets, That Hideous Strength (Cette hideuse Puissance) ne se passe sur une autre planète, mais se déroule entièrement sur terre, prenant place parmi les grandes dystopies modernes. Érudit et artiste, éminent médiéviste ainsi que théoricien majeur de la fantasy moderne, Lewis réinvestit dans son roman la plus anglo-saxonne des légendes, en particulier à travers une figure emblématique de ces temps reculés et mythiques. Le texte se réapproprie et varie la « matière de Bretagne » (Matter of Britain), confrontant médiéval et moyenâgeux, « réalité » des siècles passés et fantasmes modernes sur elle, dérives de la civilisation contemporaine et espoir de régénération par un retour aux sources. Lewis, conscient des difficultés qu’éprouve le lecteur moderne à comprendre et à entrer dans le vrai Moyen Âge, entend ressusciter, au sens propre, cet âge dans sa « vérité » et complexité, par opposition à un Moyen Âge de pacotille et de carton-pâte. Or c’est en particulier la « science » – par le biais de l’archéologie et des universitaires – qui va servir ici de maillon essentiel de transmission.
Un domaine de prédilection
2Le Moyen Âge constitue la clé de voûte de l’œuvre de Lewis. La connaissance intime de sa civilisation et culture lui permet, par un jeux de renvois et d’échos, d’allier rigueur scientifique et reconstitution artistique autour de thèmes de prédilection comme l’organisation du cosmos ou l’amour courtois. Mais contrairement à d’autres œuvres comme les Chronicles of Narnia, dans That Hideous Strength, il parvient paradoxalement à créer un réel univers de fantasy « médiévale » non en imaginant un autre monde reposant sur les codes chevaleresques et épiques, mais en insérant des éléments de la légende arthurienne – comme les figures du Roi Pêcheur ou de Merlin – dans un cadre moderne. Le roman expose ainsi la lutte immémoriale entre le Bien et le Mal, opposant un État totalitaire contemporain – symbolisé par la nouvelle Babel (Gn. 11.4-9) qu’est le National Institute of Co-ordinated Experiments, qui porte son sigle N.I.C.E. par antiphrase – et le royaume spirituel de Logres, qui incarne l’essence éternelle de l’Angleterre. L’ancrage médiéval et biblique est d’ailleurs posé d’emblée par le titre et l’exergue, extraits de Ane Dialog betwix Experience and ane Courteor, mieux connu sous le titre The Monarchie (1554), du poète écossais Sir David Lindsay, qui décrivent l’ombre de la tour de Babel1. Merlin est précisément ramené du passé pour aider à la destruction de la moderne incarnation de l’orgueil humain, l’institution technocratique dont l’ambition est de créer un nouvel homme (Man Immortal andMan Ubiquitous), de vaincre le temps et la mort, bref de réaliser l’ancestrale promesse du serpent : eritis sicut dei.
3Dès son premier ouvrage universitaire, The Allegory of Love (1936), Lewis est reconnu comme un « Grete Clerke » et reste aujourd’hui encore un spécialiste respecté de la littérature et de la civilisation européenne du Moyen Âge et de la Renaissance, ses ouvrages n’ayant cessé d’être réimprimés depuis leur parution. Ce premier travail consacré à l’allégorie de l’amour est ensuite approfondi dans The Discarded Image (1964). C’est enfin Lewis qui est l’auteur d’un des quinze volumes du Oxford History of English Literature : English Literature in the 16th Century, Excluding Drama (1954). La cohérence d’ensemble de son œuvre procède précisément de la circulation des savoirs entre les œuvres universitaires et les œuvres d’imagination. Ainsi le magicien qui très concrètement agit dans That Hideous Strength est le Merlin qu’on retrouve dans les sélections du Brut de Layamon2 présenté par Lewis le critique.
4Cette cohérence tient notamment à la place accordée par Lewis au statut et à la valeur des conceptions que chaque époque se fait de la réalité. Il interroge ainsi les images médiévales du monde et plus généralement les rapports qu’entretiennent vérité, connaissance et réalité dans les différentes représentations. Lewis a bien conscience que le “réel” ne relève pas seulement d’une approche scientifique, mais que sa définition repose toujours sur un dispositif idéologique, un prisme à travers lequel les hommes l’appréhendent : le “réel” c’est la représentation qu’une culture se fait du champ de la réalité, le système de valeurs qui en découle, la norme qui en procède. Or Lewis condamne l’attitude moderne qui consiste à rejeter les idées et croyances qui formaient l’univers de référence dans l’état antérieur de la culture au nom d’un prétendu « progrès » de la civilisation, et qui a conduit à modifier les assises du système référentiel, à déplacer les limites du vrai et du faux.
5Il oppose donc constamment le dispositif moderne, matérialiste, rationaliste, logique, reposant sur les procédures scientifiques, et les conceptions passées, en soulignant leur égale relativité : le modèle médiéval, bien que dépassé de fait par le temps, n’a pas moins de valeur, notamment heuristique, que la conception moderne3. C’est par ce biais qu’il entend ébranler les préjugés de ses lecteurs, notamment à l’égard d’une période jugée hâtivement comme barbare, dépassée, « sombre », et lutter contre le « snobisme chronologique » (chronological snobbery) qui pose comme nécessairement supérieur un temps chronologiquement postérieur. Il ne préconise cependant pas un retour au modèle médiéval, ce serait naïf, mais demande simplement davantage de respect envers ces conceptions – ce qui conduit en fait à réévaluer les normes et mesures du vrai, du réel, du normal, ce que lui-même pratique dans ses œuvres de fiction où tant d’événements sont précisément “extra-ordinaires”, “sur-naturels”, “hors-normes”, sans pour autant être “faux”.
6La matière de Bretagne constitue une référence privilégiée dans ce faisceau médiéval. Le roman en livre d’ailleurs une variante jusqu’alors inédite : aucune version de l’histoire du roi Arthur et de sa quête n’est en effet conforme à tous les éléments du roman, contribution originale de la légende. Lewis a d’ailleurs beau affirmer son ignorance de détail du cycle arthurien4, il n’en est pas moins l’auteur de nombreux essais et travaux – notamment à propos de Chrétien de Troyes, de Sir Gawain and the Green Knight et de Le Morte D’Arthur de Malory. En 1948 il édite également un recueil, Arthurian Torso, comprenant le cycle inachevé de textes arthuriens de son ami Charles Williams, ainsi qu’un commentaire de sa main. Enfin il s’était déjà essayé à la légende bretonne dans un poème narratif inachevé du début des années 1930, Launcelot.
7Dans That Hideous Strength, la matière de Bretagne lui permet en particulier de défendre une idée qui lui est chère : celle d’une dualité inhérente à tout pays. L’Angleterre ne cesserait ainsi d’être tiraillée entre deux versions d’elle-même, deux aspirations fondamentalement opposées : Logres d’une part, le royaume spirituel d’Arthur, et Britain, sa version sombre et dégradée, de l’autre. Et les personnages d’affirmer qu’on peut dès lors relire toute l’Histoire à la lumière de cet antagonisme originel5. Ainsi s’explique le caractère fondamentalement hybride de son peuple : l’essence de l’Angleterre est une forme de grâce maladroite, d’incomplétude perpétuelle (« an awkward grace, a humble, humorous incompleteness »). Dans le roman, ce qui symbolise cette force spirituelle n’a jamais cessé d’être physiquement présent : il y a ainsi une succession ininterrompue de Pendragons6, incarnant la continuité de Logres en dépit des forces de Britain. C’est Ransom, le héros de la trilogie, celui qui a été sur Mars et Vénus, qui a combattu Satan en personne, qui en est revenu marqué des stigmates christiques, qui dirige la communauté s’opposant au N.I.C.E., qui est le 79e Pendragon. Et comme Arthur, il ne meurt pas, mais est envoyé rejoindre les élus au Troisième Paradis (Third Heaven) qui existe, non corrompu, sur Vénus.
8La connaissance de la légende arthurienne sert donc spécifiquement les enjeux spirituels du roman, Lewis mettant en application dans la fantasy ses connaissances universitaires. Il sait cependant qu’il ne peut attendre la même familiarité de la part de son public, peu à l’aise avec la culture du Moyen Âge, sinon sceptiques et “ignorants”. D’où le recours à des stratégies variées pour l’imposer : Lewis choisit la prudence pour y faire entrer ses lecteurs, levant peu à peu les préjugés et réticences.
Une entrée indirecte, médiatisée dans ‘The Dark Ages’
9On sait que toute lecture constitue une interaction dialectique du texte et du lecteur, comportant une part de contrainte imposée par l’écrit. L’auteur fait donc une hypothèse sur le comportement de son Lecteur Modèle et adopte en fonction certaines stratégies textuelles. Au Moyen Âge, il n’aurait eu aucune raison de justifier l’apparition de la figure du druide, accepté alors comme personnage agissant du monde “réel”. Lewis au contraire doit compter avec un lecteur a priori sceptique, composant en fonction des prévisions d’un autre rejetant le surnaturel hors du “réel”. Il va donc agir sur le texte de façon à construire un “Lecteur Modèle” qui coopère à la construction d’une narration n’excluant pas totalement la présence de la figure pourtant “impossible” du magicien.
10C’est le texte même du roman qui fait en effet apparaître en filigrane une figure de lecteur réticent. La présence de moyens de persuasion appuyés dessine en creux un public fortement sceptique qu’il s’agit de faire entrer en douceur dans la fiction. Or une des principales techniques de captatio benevolentiae est, on s’en doute, la présence d’un double du lecteur, personnage peu enclin à se laisser convaincre par le surnaturel. Le texte s’ouvre sur une jeune femme, Jane, qui brandit sa « modernité » comme un étendard : ayant rejeté le catéchisme de son enfance, elle place toute sa confiance en sa seule raison. C’est à elle que sont délégués les doutes, appréhensions et cynismes face à « tout cela » (forces surnaturelles, magie, rêves prophétiques) et c’est par elle que le lecteur est peu à peu gagné par ce qui semblait pourtant impossible et quelque peu ridicule. Le lecteur comme le personnage en viennent donc à baisser la garde et à être placés, au terme d’un long processus, en situation d’acceptation : « tout cela » est « normal », c’est-à-dire que tout peut arriver. La prétendue « normalité » ne signifie rien et la « vérité » recouvre un pan plus large de « réalité » qu’initialement supposé.
11La seconde entrée indirecte dans “l’impossible” et la strate médiévale, passe par les vieilles pierres, vestiges vivants du passé dans le présent, signes tangibles d’un Moyen Âge réel et non légendaire – mais c’est la même chose dans le roman – dans la modernité. Le roman se déroule dans le centre de l’Angleterre, dans la forêt ancestrale de Bragdon, appartenant à un des colleges de l’Université imaginaire d’Edgestow, modelée sur Durham. Il s’agit d’une vaste forêt entourée par un haut mur doté d’une seule porte d’Inigo Jones. Au centre de la forêt se trouve un puits auquel de vieilles marches permettent encore d’accéder. C’est ce puits dit de Merlin (Merlin’s Well) qui indique l’endroit où est censée être située la tombe souterraine du druide, couché là en effet en état de suspension inanimée. Au début du livre, le lecteur pénètre dans ces lieux immémoriaux en compagnie d’un second double, le narrateur. Et le déplacement dans l’espace correspond en réalité à un déplacement dans le temps.
12Le narrateur, en la compagnie de qui s’effectue ce premier voyage, constitue là aussi une figure clé. L’ensemble de la trilogie est en effet placé sous la responsabilité d’un narrateur homodiégétique qui porte non seulement le même nom que l’auteur réel, Lewis, mais partage également avec lui bien d’autres caractéristiques : l’âge, le physique, la profession, les centres d’intérêt. Bref, tout est fait pour que ce narrateur, “Lewis”, soit effectivement identifié à l’auteur Lewis : le lecteur est entre les mains d’un professeur exerçant dans une université réputée de Grande-Bretagne, incarnation d’une rationalité tempérée et de bon aloi. Ce narrateur s’exprime – rarement cependant – à la première personne et c’est lui qui nous restitue l’impression de la visite du « cœur », au sens propre, de l’Angleterre (« heart of England »). “Lewis” est entièrement seul et doit passer plusieurs seuils (une première cour, puis une seconde, la porte, le muret, &c) qui l’éloignent de plus en plus de la civilisation moderne – il n’entend ainsi plus le moindre bruit de voitures – et le font pénétrer graduellement au centre de la forêt, où se trouve le puits, et à remonter ainsi le temps. Le passage est clairement chargé de symbolisme et présenté comme une initiation : tout dans la forêt est d’une autre qualité qu’ailleurs, plus intense et plus important, d’où l’impression d’être reçu et surtout d’accéder au « saint des saints » (« holy of holies »). L’expérience, aussi impressionnante soit-elle, est cependant relatée de manière factuelle et appuyée par des preuves : l’avis des archéologues ou encore la mention d’une ballade du xive siècle évoquant le puits. Le texte différencie soigneusement ces faits avérés et vérifiables d’un côté, des légendes et superstitions de l’autre : le narrateur utilise constamment le vocabulaire de l’enquête raisonnée, de la logique, citant ses sources et ses références7. C’est cette dichotomie que le roman va abolir, remettant ainsi fondamentalement en question l’opposition vrai/faux, fiction/réalité, fait/légende. La meilleure preuve en sera évidemment l’apparition de Merlin en personne, émergeant après des siècles de la forêt.
13La troisième voie d’entrée dans le Moyen Âge passe par un personnage de « scientifique », fellow de littérature à Northumberland College. Le Dr Dimble est considéré comme un des meilleurs spécialistes de la « légende » arthurienne et a été le tuteur de Jane. C’est lui qui livre, là aussi tôt dans le roman, un certain nombre de clés, préparant le surgissement réel de Merlin. Tout comme le narrateur, autre universitaire, Dimble adopte un ton mesuré, pondéré, pour faire le portrait de l’Angleterre aux ve-vie siècles. Comme “Lewis”, il cite ses sources, en particulier les plus importants auteurs en rapport avec la légende arthurienne comme Malory ou Layamon, et avance avec prudence sur le terrain miné de la « légende ». Ainsi, il n’affirme pas la réalité historique de Merlin, sans toutefois la nier, rappelle qu’il n’est pas censé être mort, mais seulement endormi dans Bragdon Wood, et insiste sur l’ambivalence de la figure (« odd creation »)8.
14Ainsi, dès les cinquante premières pages, on trouve un portrait nuancé de cette période sombre qu’est censé être le Moyen Âge : elle n’est pas considérée en bloc, mais comme un âge problématique, qui recèle du mystère, sans être pour autant totalement à craindre. L’approche « scientifique » permet en particulier de rassurer le lecteur tout en le familiarisant déjà avec certains aspects de la conception médiévale du monde, et de préparer le « saut » dans le temps. Enfin Lewis insiste aussi de la sorte sur l’importance des disciplines humanistes traditionnelles – tellement dévaluées au profit des vraies sciences à son époque. C’est précisément Dimble, que les hommes du N.I.C.E. considèrent comme un pur académique, inconnu sauf à une poignée de savants, spécialiste inoffensif d’une discipline sans intérêt et utilité pratique, qui va s’avérer un de leurs plus redoutables ennemis. C’est justement cet érudit qui, par sa connaissance intime du passé, réussit à les anéantir, parce que lui ne s’est pas coupé de ses racines.
La non-coïncidence entre la représentation d’un âge et sa réalité
15La plupart des protagonistes “ordinaires”, c’est-à-dire non-spécialistes du Moyen Âge, ont en effet une image très ambivalente de cette époque. Ce sont les clichés, comme l’impression de ténèbres (Dark Ages), qui dominent dans cette représentation faussée, ainsi que son statut intermédiaire et donc indistinct : c’est l’âge entre deux périodes à l’identité claire et positive, la lumière de Rome et la lumière de la Modernité. Le directeur du N.I.C.E. est ainsi exemplaire de cet imaginaire commun fondé sur quelques vagues et négatives réminiscences scolaires9. Lorsque ces personnages sont confrontés à la possible réalité de la période, avec le réveil de Merlin, la réaction instinctive est la peur, même chez ceux qui pourtant en sont familiers, mais sur le papier uniquement, comme Dimble. Parti, de nuit, sous la pluie, chercher la tombe de Merlin, il en vient à ressentir physiquement la vérité de cet âge, à voir à travers des yeux médiévaux : la forêt se transforme alors en un lieu redoutable, menaçant, habité par des créatures inconnues et étranges10.
16Le roman fait donc clairement ressortir une opposition entre le « moyenâgeux », l’image faussée, qui inspire la peur, d’une part, et le « médiéval » de l’autre, qui restitue à la réalité sa couleur et sa complexité. Ce fossé entre représentation et réalité apparaît le plus clairement à propos de Merlin, figure médiévale la plus importante, puisqu’il intervient seul directement dans l’action. Or il y a en réalité deux Merlin dans le texte : l’un, « moyenâgeux », fantasmé, dont on ne sait dans quel camp il se situe, qui provoque chez tous des sentiments mitigés ; l’autre, réel, infiniment plus complexe et qui porte d’ailleurs un autre nom, son vrai nom « médiéval », Merlinus Ambrosius. Avant la rencontre avec cette figure réelle, le lecteur est en effet confronté à l’image, très inquiétante, que les hommes du xxe siècle s’en font : le texte précise bien que la figure du magicien, dont l’histoire a été pour la première fois exposée dans la Vita Merlini (environ 1150) de Geoffroi de Monmouth, n’a cessé d’inspirer des sentiments mêlés (« mixedfeelings »). Les « spécialistes », comme Dimble, eux-mêmes ne savent longtemps s’il est une menace ou un allié, et le considèrent avec méfiance. Cette image est cependant radicalement bouleversée par son apparition en chair et en os dans le dernier tiers du livre : il se range spontanément aux forces du Bien, reconnaissant en Ransom le descendant d’Arthur.
17Merlinus est, avec le Roi Pêcheur, le représentant de Logres, la véritable Bretagne spirituelle, et surtout l’unique représentant d’un monde perdu. Son art – le texte donne plusieurs preuves de ses miraculeux pouvoirs de divination ou de guérison – est le dernier vestige de l’ancien royaume d’Atlantis, ou Numinor, qui a existé durant la période préglaciaire, avant même le druidisme primitif. Importée en Occident avec sa chute, cette magie n’a cependant rien à voir avec ce qu’on qualifie de « magie » à la Renaissance : Merlin n’est pas Faust11. Le druide, qui était un des membres du Cercle d’Atlantis, a ainsi conservé cet instinct pour les pouvoirs de la nature, que la science moderne a, selon Lewis, totalement perdu. Physiquement impressionnant12, Merlinus symbolise un état antérieur du monde, où l’esprit et la matière n’étaient pas encore radicalement séparés. De dimensions massives, quasiment un géant, il est en permanence assimilé à des éléments naturels indiquant sa nature sauvage, puissante, indomptable, sublime – il est à l’image d’une montagne, d’une vague, sa voix est celle d’un arbre. Il apparaît donc comme plus qu’humain, provoquant des phénomènes naturels inédits, réveillant momentanément des forces archaïques enfouies depuis des siècles – d’où l’impression d’une temporalité perturbée, brouillée lors de son séjour au xxe siècle13.
18Cette confrontation brutale entre la « mentalité » contemporaine et le Moyen Âge « mythique » incarné par Merlinus Ambrosius permet non seulement de montrer la réalité de cet âge reculé, mais également le fossé qui nous en sépare irrémédiablement. La transposition de cette figure emblématique donne ainsi lieu à de multiples effets de surprise, de déception, de distorsion, souvent comiques, par le décalage entre ses codes et habitus et ceux du xxe siècle. Le magicien aussi bien que les personnages contemporains se font l’écho de cette incompréhension mutuelle, qui transforme leur cohabitation en parcours d’obstacles14. Le fait de vivre dans le même espace ne signifie pas qu’on vive exactement dans la même temporalité – une autre manière d’exprimer que n’importe quelle époque passée nous reste, en fait, toujours en partie étrangère. Ces incompréhensions mutuelles se traduisent ainsi dans la vie quotidienne semée d’embûches insoupçonnées, puisque plus rien n’y “va de soi” : Merlinus ne sait évidemment pas se servir d’une fourchette, ne porte pas de pantalons qu’il juge inconfortables, ou encore identifie spontanément les autres comme esclaves ou palefreniers en raison de leurs habits ternes. Il ne cesse, par ailleurs, de s’étonner de contradictions à ses yeux frappantes : le lit est somptueusement mœlleux, mais il doit se vêtir seul « comme un manant » ; les fenêtres lui paraissent de cristal, mais chacun vit seul « comme dans une prison » ; la nourriture est insipide, bien que servie dans une vaisselle luxueuse ; la maison est chaude et confortable, mais on n’y trouve ni musiciens, ni parfums, ni tentures ou trône.
19Merlinus applique également à la situation dans son ensemble les codes de son âge, ceux d’un monde qui était certes plus dur, mais aussi plus lisible – alors qu’on lui demande maintenant, tâche impossible, de tenter de trouver sa place dans un monde radicalement bouleversé en quinze siècles. On doit ainsi patiemment lui expliquer que Ransom n’est pas le monarque absolu du pays, dorénavant peuplé non plus par les « Bretons » mais par les « Saxons », qu’on ne peut en appeler ni au « roi saxon », ni à l’Empereur, ni même au Pape pour combattre les forces du mal. Merlinus doit apprendre tout en même temps qu’il n’y a plus un seul prince chrétien en Europe, que l’Église elle-même est irrémédiablement déchirée, enfin que les pays au-delà de l’Occident – qu’il appelle Babylon, Arabia, ou Cathay – ne seront d’aucun secours dans la lutte menée contre le N.I.C.E. Le lecteur moderne est de la sorte amené à prendre la mesure de la confusion de Merlinus, à ressentir avec lui son impression de s’être éveillé dans un monde inextricable, froid et noir15 – et c’est donc finalement le monde contemporain qui apparaît, par contraste, comme un âge « sombre », à l’opposé des prétendues ténèbres du Moyen Âge.
Conclusion
20La présence d’un représentant médiéval réel dans la modernité permet donc de rétablir une image plus juste de la réalité de cet âge, mais il n’en demeure pas moins toujours un fossé infranchissable entre les époques ; Merlinus Ambrosius lui-même garde sa part d’opacité et de mystère. La dernière vision qu’on en a – comme la première – est celle d’un homme massif qui, une fois sa mission accomplie, disparaît au dos du cheval auquel on l’a vu parler, se fond donc dans la Nature d’où il provient, sans qu’on sache ce qu’il advient de lui16. L’insertion de la matière de Bretagne dans la trame d’une narration contemporaine très anglaise est ainsi un moyen pour Lewis de conceptualiser l’essence immémoriale de l’île, selon la thèse d’une dualité inhérente à toute nation, par le recours à la plus anglaise des légendes : celle d’Arthur et du Graal17. C’est également le moyen d’aller contre la représentation faussée du Moyen Âge que véhicule l’imaginaire contemporain. Le texte semble d’ailleurs indiquer que tout le monde est responsable de cette déviation : la société technocratique avec son culte du « progrès » bien sûr, mais aussi les écrivains – on ne soulignera jamais assez les ravages causés par un roman comme Ivanhoé – et enfin les chercheurs, dans une autre variante de trahison des clercs, même les meilleurs d’entre eux. Une connaissance approfondie de cet âge ancien n’en demeure pourtant pas moins, à ses yeux, indispensable pour lutter contre le déracinement et les méfaits modernes. L’universitaire et le romancier devraient donc occuper une place charnière dans les sociétés du xxe siècle, parce qu’eux seuls peuvent appréhender le plus justement possible ces racines médiévales sans lesquelles le futur ne peut s’épanouir. C’est ce rôle de gardien vigilant de la mémoire, de mauvaise conscience de la modernité que Lewis s’est efforcé d’occuper toute sa vie, sous sa double casquette de critique et d’écrivain18.
Notes de bas de page
1 Toutes nos citations renvoient à: C. S. Lewis, That Hideous Strength, in The Cosmic Trilogy, Londres, Pan Books, 1989, p. 351: « The Shadow of that hyddeous strength / Sax myle and more it is of length ».
2 Layamon (xiie-xiiie siècles) adapte en anglais le Roman de Brut (v. 1155) du poète anglo-normand Wace, adaptation déjà de l’Historia regum Britanniae (v. 1136) de Geoffroi de Monmouth.
3 C. S. Lewis, The Discarded Image, Cambridge, Cambridge UP, 1964, p. 146: « We can no longer dismiss the change in Models as a simple progress from error to truth. No Model is a catalogue of ultimate realities, and none is a mere fantasy ».
4 Cf. la lettre (9.5.1956) au Père Milward: « You need not be afraid of telling me ‘only what I know already’ about the Grail legend, for indeed I know very little » (Letters of C. S. Lewis, Londres, Harper Collins, 1988, p. 453).
5 « We discovered that the Arthurian story is mostly true history [...] We discovered [...] how something we may call Britain is always haunted by something we may call Logres. Haven’t you noticed that we are two countries? After every Arthur, a Mordred; behind every Milton, a Cromwell; a nation ofpoets, a nation of shopkeepers; the home of Sidney — and of Cecil Rhodes. Is it any wonder they call us hypocrites ? », p. 738-739. Mordred, fils incestueux d’Arthur, est le traître, fourbe et sournois. Sir Philip Sidney (1554-1586), grand poète, incarne le courtisan idéal, et s’oppose à Cecil Rhodes (1853-1902) représentant de l’homme moderne sans scrupules ni principes, raciste, agnostique, matérialiste.
6 Pendragon, titre celtique, signifie « chef » ou « tête de dragon ».
7 « The archaeologists were agreed that the masonry was very late British-Roman work. [...] It is good enough evidence that the well with the British-Roman pavement was already ‘Merlin’s Well’, though the name is not found till Queen Elizabeth’s reign », p. 364 (je souligne).
8 « He’s not evil; yet he’s a magician. He is obviously a druid; yet he knows all about the Grail. He’s "the devil’s son"; but then Layamon goes out of his way to tell you that the kind of being who fathered Merlin needn’t have been bad after all », p. 375.
9 « For Jules was a simple man to whom the word ‘medieval’ meant only ‘savage’ and in whom the word ‘magic’ roused memories of The Golden Bough », p. 707. Le texte fait allusion à l’ouvrage de l’ethnologue James George Frazer, Le Rameau d’Or. Le Roi Magicien dans la société primitive.
10 « And suddenly all that Britain which had been so long familiar to him as a scholar rose up like a solid thing. He could see it all. [.] And now all that age, horribly dislocated, wrenched out of its place in the time series and forced to come back and go through all its motions yet again with doubled monstrosity, was flowing towards them and would, in a few minutes, receive them into itself », p. 590-591.
11 « Merlin’s art was the last survival of something older and different — something brought to Western Europe after the fall of Numinor and going back to an era in which the general relations of mind and matter on this planet had been other than those we know. It had probably differed from Renaissance Magic profoundly. It had possibly (though this was doubtful) been less guilty: it had certainly been more effective », p. 557.
12 On y a vu un hommage ambigu à Yeats, que Lewis a rencontré dans sa jeunesse (A. N. Wilson, C. S. Lewis, Londres, Harper Collins, 1990, p. 190).
13 « Merlinus brings out certain things. We are not living exactly in the twentieth century as long as he’s here. We overlap a bit; the focus is blurred », p. 679.
14 « We’ve all been imagining that because he came back in the twentieth century he’d be a twentieth-century man. Time is more important than we thought », p. 643.
15 « He sat still for some minutes wrestling with a world which he had never envisaged. [...] ‘This is a cold age in which I have awaked’ », p. 657.
16 Il est important de noter qu’il s’agit là d’une vision de l’extérieur : la focalisation varie dans le roman, mais reste néanmoins toujours du côté des personnages contemporains. Nous ne pénétrons à aucun moment dans l’intériorité de Merlinus. Lewis ne s’y risque pas, sachant sans doute l’entreprise impossible.
17 C’est une des nombreuses préoccupations que Lewis partage avec son ami Tolkien : le Shire des Hobbits est, tout comme Logres, un archétype de l’Angleterre éternelle, irréductiblement insulaire.
18 C’est comme fossile du passé, pièce de musée que Lewis se décrit lui-même lors de sa conférence inaugurale, De Descriptione Temporum (1954), à la chaire nouvellement créée de littérature anglaise du Moyen Âge et de la Renaissance à l’Université de Cambridge. Il s’y présente, non sans humour, comme un des derniers représentants encore vivants de la vieille culture occidentale (Old Western Culture).
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Fantasmagories du Moyen Âge
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