Avant-propos
p. 5-7
Texte intégral
1Cerner au plus juste, approcher au plus près, comprendre le plus intime. Comment faire lorsque l’objet de cette quête est une période aussi reculée que le Moyen Âge ? C’est à cette tâche que s’est consacré le colloque international « Fantasmagories du Moyen Âge : entre médiéval et moyenâgeux » qui s’est tenu les 7, 8 et 9 juin 2007 à l’Université de Provence. Deux voies semblaient s’offrir à celui qui décide de tourner son regard et son inspiration vers ce passé, aussi énigmatique que lointain. D’un côté, la route éminemment sérieuse, mais escarpée, aride et parfois austère, de la science et de l’érudition, celle qu’ont choisie, peut-être, les archéologues, les restaurateurs de monuments, les éditeurs de textes, les conservateurs de musée, les commissaires d’exposition, les universitaires, médiévistes de toutes disciplines. De l’autre, celle qui longe les rives de l’imaginaire et de la création, explorée par des artistes de tous horizons : on pouvait songer, pêle-mêle, aux auteurs de littérature (jeunesse en particulier), à ceux de fantasy, aux peintres préraphaélites, aux réalisateurs de films, aux créateurs de jeux de rôles.
2Or bien des communications ont fait apparaître une recréation du Moyen Âge par les artistes modernes et contemporains qui transcende cette opposition. La littérature s’avère le domaine privilégié de ce jeu de miroir avec l’époque médiévale. Elle fait renaître des personnages, êtres de fiction, redessine des motifs narratifs et poétiques en s’inscrivant dans un murmure intertextuel devenu au fil des siècles intarissable ; ou bien elle s’approprie des figures, des épisodes, des mouvements et des monuments historiques, s’ingéniant à perpétrer un écho entre les diverses sciences humaines. Depuis le début du xixe siècle jusqu’au plus extrême contemporain, d’Alexandre Dumas et Victor Hugo à Pierre Michon et Sylvie Germain, du drame romantique à la bande dessinée, autant d’auteurs, de genres, de courants esthétiques qui ont puisé à la source médiévale. C’est ainsi que Patrick Latour étudie la figure de Charles VII chez Pierre-Antoine Lebrun et Alexandre Dumas. Isabelle Durand-Leguern et Pierre Triomphe s’intéressent aux démarches d’historiens de Marchangy et Guizot, quand Guilhem Labouret choisit de confronter chez les romantiques catholiques l’inspiration littéraire et l’approche historique. Caroline Cazanave, partant de Notre Dame de Paris de Victor Hugo et de ses avatars ultérieurs, montre combien la vision romantique du Moyen Âge reste féconde. Au xxe siècle, des romanciers comme Pierre Michon (Florence Playe-Faure), Joseph Delteil ou Blaise Cendrars (Aude Bonord) utilisent la littérature hagiographique du Moyen Âge comme un « creuset » pour leur écriture, cependant que certaines bandes dessinées peignent de l’église médiévale un portrait au noir entre violence et obscurantisme (Jean-Louis Benoît). Jacques Audiberti, « polygraphe » comme bien des auteurs du Moyen Âge, trouve en Mélusine une figure transcendant les oppositions génériques classiques (Nelly Labère). Quant aux auteurs de L’Oulipo, ils font du Moyen Âge un monde possible auquel ils tentent de donner la parole, faisant rêver à des temps aventureux (Séverine Abiker). En marge de la « grande » littérature, la chanson contemporaine de Georges Brassens, William Sheller ou Émilie Simon s’approprie des formes et des thèmes anciens ou met en musique des ballades comme celles de Villon (Céline Cecchetto).
3Mais c’est la littérature de genre, la fantasy qui joue avec le plus de délices des objets et des personnages médiévaux. Si la relation de Tolkien au Moyen Âge n’est plus à prouver, Vincent ferré choisit de montrer qu’il faut toutefois être prudent dans la lecture du Seigneur des anneaux et des Lais du Beleriand, car tout amour n’y est pas à proprement parler fin’amor, le modèle courtois étant retravaillé. Dans une étude qui confronte Don Quichotte, du roman éponyme de Cervantès, et Frodon, le héros du Seigneur des anneaux, Anne Larue nous invite à penser que le Moyen Âge offre à ces personnages de « vieux fous » « l’épaisseur vécue du passé, une certaine forme de savoir accumulé » autant qu’une fuite du moment présent. Tout comme Tolkien dont il était l’ami, C.S. Lewis, « artiste et érudit », choisit un personnage, celui de Merlin, pour entraîner son lecteur vers les siècles passés. Le personnage apparaît comme un médiateur essentiel, autant qu’il exhibe le fossé impossible à combler qui nous sépare de cette époque (Anne-Isabelle François). Quant à Anne Besson, s’intéressant à de larges pans de la littérature de fantasy contemporaine, elle montre qu’au-delà du simple chronotope, emprunté majoritairement à la matière arthurienne, ces romans à la lecture souvent facile, se prétendent volontiers continuations ou pré-histoires des grands cycles médiévaux.
4Dans un autre domaine, tout à la fois artistique et ludique, l’univers des jeux de rôles est à l’origine d’une nouvelle rencontre entre les époques. Leurs concepteurs, comme les acteurs, y trouvent un cadre favorable à la représentation d’un temps rêvé. L’âge médiéval en est souvent une berge privilégiée. En observant ce Moyen Âge comme espace fantasmagorique de jeu, charlotte Bousquet s’interroge sur ce qui relie histoire et fantaisie, permettant d’appréhender un monde frontière entre notre environnement et nous, entre passé et présent. Gil Bartholeyns et Daniel Bonvoisin partent d’une minutieuse enquête sociologique auprès des joueurs pour montrer comment, au-delà de l’ambiance médiévale et de la teinte fantastique, le Moyen Âge s’avère un cadre de références, certes éloigné de l’Histoire, mais ouvrant ainsi un panel de possibles. Cette vision globale peut être la conséquence de la construction progressive de mythes forgés autour de figures marquantes et de vestiges mis en lumière.
5Inspirant aussi bien les arts visuels que la littérature et profondément ancrées dans l’imaginaire de l’Occident, quelques figures, sorties du fond des âges sombres, hantent encore des consciences, parfois au mépris de la réalité historique. Dans cette optique, Alexis Léonard étudie la celtomanie qui s’est emparée de la France depuis le xixe siècle et qui veut que nos ancêtres les Gaulois soient parés de toutes les vertus. Parallèlement, on trouve les travaux de Maryse Simon et Caroline Olsson, respectivement sur les sorcières et les vikings. Au fil du temps, diverses strates interprétatives sont venues fausser les fondements historiques. Zrinka Stahuljak s’intéresse à « la mystification médicale » à partir du cas de « l’inversion » de Gilles de Rais. Ce point de vue médical a permis à certains historiens du xixe siècle de développer ainsi une vision ultra-romantique du personnage. De déviations en déviances, de glissements en décalages, c’est la construction mythique qui a pris le pas sur la figure historique.
6Par ailleurs, le Moyen Âge se ménage une présence dans quelques aspects plus concrets de notre vie. Des restes de monuments médiévaux structurent encore notre paysage urbain ou rural. Laura Foulquier étudie comment le Romantisme, créant un imaginaire des ruines, a reconsidéré en vue d’une conservation pérenne ces vestiges de la féodalité et de la superstition, que la volonté de certains vouait à la destruction. L’aménagement récent des abords du musée du Moyen Âge à Paris (hôtel de Cluny) sous la forme d’un jardin médiéval soulève le problème du respect, plus au moins grand, d’un modèle fourni à la fois par les jardins de simples mais aussi par l’iconographie, notamment les tapisseries aux mille fleurs de la fin du Moyen Âge (Fleur Vigneron). Enfin, au tournant des xixe et xxe siècles, de nombreux livres ont été conçus en référence aux manuscrits médiévaux. C’est dans leurs illustrations que la filiation s’avère la plus patente. Nathalie Pineau-Farge montre comment les images se mettent au service de l’édition en induisant des interprétations dans une visée pédagogique. Quant à Julia Drobinsky, elle s’attache à mettre en valeur les sources médiévales, détails matériels et traits stylistiques, du préraphaélite Edward Burne-Jones qui concevait, selon elle, son art pictural comme une continuation de celui de l’enlumineur.
7En guise de conclusion, Mark Burde nous propose une ultime réflexion qui va chercher dans les dictionnaires la raison de la dichotomie entre « médiéval » et « moyenâgeux » et qui la confronte avec le monolithique medievalism de l’anglais.
8Ni enfance d’une civilisation, ni creuset de toutes nos peurs, le Moyen Âge vu par les modernes et les contemporains s’avère riche et varié, source inépuisable d’une inspiration toujours renouvelée, à défaut d’être complètement neuve. Le dialogue intense que la création noue entre les époques ne semble pas prêt de s’achever comme le montrent les études qui forment ce volume.
9Arrivées au terme de ce long travail, il nous est agréable de remercier tous ceux qui ont contribué à la bonne tenue du colloque, mais aussi à la publication de ses actes : le CUER MA-CIELAM/EA 4235, l’Université de Provence, la ville d’Aix-en-Provence et la communauté du pays d’Aix, le conseil Général des Bouches-du-Rhône. C’est en particulier à l’équipe de Joëlle Barthez-Grauer, administrateur de Silvacane, que s’adresse notre gratitude pour cette après-midi de juin passée dans les murs de l’abbaye, entre communications et visite. Ce monument dont les pierres romanes sont illuminées aux chaudes couleurs des vitraux contemporains de Sarkis était l’écrin idéal pour notre réflexion.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003