La Mort de Danton à l’opéra en RDA à la fin des années 1980. Fin de l’Histoire, des héros et de l’utopie révolutionnaire ?
L’opéra Die Gebeine Dantons de Friedrich Schenker et Karl Mickel
p. 135-148
Texte intégral
1La Mort de Danton (1835) de Georg Büchner présente sous une forme dramatique en quatre actes peu conventionnelle pour l’époque la dégénérescence de la Révolution française‚ les comportements indisciplinés des dantonistes et l’utopie irréalisable de Robespierre. Du fait de son pessimisme historique‚ le drame fut longtemps passé sous silence en République Démocratique Allemande (RDA) ou il fut revu et modifié pour faire de Robespierre un héros et de Danton un renégat1. Mais à partir des années 1970‚ le drame revint peu à peu dans sa version authentique sur les scènes théâtrales est-allemandes. Alors que le régime considérait que les injustices combattues par Büchner appartenaient depuis longtemps au passé‚ pour les intellectuels critiques‚ ce drame était une source de réflexion sur les échecs de la RDA. La Révolution française prit encore plus d’actualité à l’approche de son bicentenaire en 1989 – événement pour lequel la radio DDR II commanda un opéra sur le thème de la Révolution française au compositeur Friedrich Schenker. En choisissant la pièce de Büchner‚ le compositeur traitait non l’heure de gloire de la Révolution française‚ mais sa déchéance. Alors que dans l’historiographie est-allemande‚ la Révolution française était vue comme le premier pas vers la révolution suivante – celle du prolétariat sur la bourgeoisie – ‚ l’opéra mettait en question cette croyance.
2Né en 1942‚ Friedrich Schenker avait appris la composition auprès de Günter Kochan‚ Fritz Geiβler et Paul Dessau. Jusqu’en 1982‚ il fut tromboniste solo de l’orchestre de la radio de Leipzig. Il fonda en 1970 le groupe « Neue Musik Hanns Eisler » et s’engagea beaucoup pour la musique contemporaine en RDA malgré les obstacles de la politique culturelle. En 1986‚ après plusieurs années d’attente dues à l’hostilité de certains membres du Parti‚ il fut admis à l’Akademie der Künste de Berlin-Est et obtint en 1989 le Prix national de RDA‚ soit la plus haute récompense du pays. Pourtant‚ Schenker avait plusieurs fois fait scandale avec ses pièces très avant-gardistes et aux textes souvent provocants. Il dédia ainsi son « Traum… Hoffnung… ein deutsches Requiem » (1987-88) à Rosa Luxemburg et inscrivit ainsi en épitaphe une célèbre citation de cette dernière : « La liberté c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement ».
3La figure de Büchner (1813-1837) l’intéressait beaucoup‚ si bien qu’il lui consacra deux de ses trois opéras : un opéra biographique‚ Büchner‚ composé de 1978 à 1981 et créé en 1987‚ et l’opéra radiophonique Die Gebeine Dantons (« Les Ossements de Danton ») programmé pour le bicentenaire de la Révolution française. En raison des événements politiques de 1989‚ l’opéra ne fut finalement diffusé qu’en 1991 dans sa version radiophonique et intégrale‚ mais dès le 1er octobre 1989‚ plusieurs extraits furent retransmis à la radio est-allemande à l’occasion d’une version de concert donnée au centre culturel français de Berlin-Est.
4Le livret de cet opéra est de la plume de Karl Mickel qui affectionnait particulièrement ce genre et était déjà l’auteur du livret de l’opéra Einstein (1974) de Paul Dessau et de Bettina (1987) de Schenker. Karl Mickel né en 1935‚ mort en 2000‚ avait grandi à Dresde. Le bombardement de sa ville natale le marqua durablement. La RDA lui fut présentée au lycée comme un gage de paix‚ d’humanité et d’égalité‚ auquel il crut dans un premier temps. Il étudia l’économie et l’enseigna à l’université de Berlin et écrivait des poèmes dans son temps libre. Il suivit des cours à l’institut de formation littéraire Johannes R. Becher de Leipzig. Les premiers recueils de poèmes qu’il publia dans les années 1960 déclenchèrent de vives discussions‚ par exemple un poème intitulé Der See2 (Le lac)‚ qui fut taxé d’hermétisme parce qu’il développait une comparaison assez obscure entre un lac et un saladier rempli de poissons morts‚ ce en quoi il dénonçait la pollution‚ la rupture de l’harmonie entre l’homme et la nature. Comme Mickel l’écrivit en toutes lettres dans une préface‚ il s’opposait à la « plate littérature de la reconstruction3 ». Il affirmait à l’inverse l’importance de la subjectivité. Le dernier recueil de poèmes de Mickel paru en RDA avait pour titre programmatique Palimpseste. Il rassemblait des poèmes écrits de 1975 à 1989. Mickel y reprenait des textes anciens (allant de mythes grecs au livret de Don Giovanni) et les réagençait poétiquement tout en les actualisant.
5Dans cet opéra‚ le réagencement est annoncé dès le titre : Die Gebeine Dantons ne reprend pas le titre original de Büchner « La mort de Danton » ‚ mais le paraphrase par « les ossements de Danton » ‚ abandonnant ainsi l’idée de processus (la mort) pour se consacrer au résultat (les ossements)4. L’opéra ne nous présente-t-il donc plus l’action du révolutionnaire Danton seulement ses ossements ? Met-il du même coup son adversaire Robespierre sur un piédestal‚ comme avait coutume de le faire la lecture est-allemande « orthodoxe » ‚ ou les deux héros sont-ils renvoyés dos à dos ? Voici des questions jaillissant du titre à lui seul‚ ou plutôt de sa déformation‚ et ce dans un contexte bien particulier : celui de la RDA de la fin des années 1980‚ date à laquelle il était impossible de nier l’échec de la révolution communiste‚ mais aussi à laquelle une nouvelle agitation révolutionnaire naissait : celle du peuple contre le régime5. Quel aspect de la révolution dès lors montrer ? La révolution qui a échoué‚ au grand dam des intellectuels et artistes qui voyaient dans la RDA l’espoir de la réalisation de l’utopie communiste‚ ou celle qui faisait naître un nouvel espoir‚ une nouvelle utopie (et laquelle) ? Die Gebeine Dantons nous présente-t-il la fin de l’Histoire‚ des héros et de l’utopie révolutionnaires ou en fait-il naître une nouvelle conception ? Cette question de la fin (ou non) de l’utopie prend une ampleur redoublée dans le genre spécifique de l’opéra‚ car celui-ci est lui-même un lieu « u-topique » par excellence‚ car lieu de « nulle part » et donc de tous les possibles.
Désintégration de l’histoire, « désossement » des héros et discontinuité musicale
Le livret, un squelette du drame de Büchner
6Le livret6 est composé de quatorze scènes non numérotées‚ juxtaposées sans répartition en actes. Elles sont bien distinctes les unes des autres à l’écoute‚ car le titre de chacune est annoncé par un ou plusieurs « récitants » ‚ souvent sur le mode du parlé-chanté assorti d’une modification électro-acoustique (écho‚ vocodeur7‚ bandes magnétiques‚ etc.) Elles suivent en général l’ordre des scènes du drame de Büchner‚ mais en condensent à l’extrême le contenu :
7La première scène‚ Der Held8 (Le héros)‚ reprend l’argument central de la défense de Danton au tribunal : « l’audace ». Ce mot‚ « Kühnheit » ‚ est répété en boucle‚ crié‚ scandé et peu à peu décomposé : de juxtaposition de syllabes‚ il se transforme en phonèmes (« Kü » puis « k » et « h »). Ce mot est aussi une allusion à la célèbre phrase de Lénine « de l’audace et encore de l’audace ! » prononcée à Saint Petersburg en 19179. Sous la plume de Mickel et Schenker‚ le mot se délite‚ à l’image de ce qu’il advient de la RDA au même moment.
8La deuxième scène‚ Der Salon correspond à la toute première scène de Büchner‚ c’est-à-dire à celle où Danton nous est présenté dans un salon bourgeois‚ jouant aux cartes‚ buvant‚ et s’adonnant à des plaisanteries grivoises. Dans l’opéra‚ on ne perçoit que des bribes de phrases des conversations‚ tantôt libertines (« nackte Götter »/ « les dieux nus » ‚ « Venus mit dem schönen Hintern »/ « Venus au beau derrière »)‚ tantôt politiques (« die Staatsform »/ « la forme de l’État ») ou exprimant les idées morbides de Danton (« das Grab »/ « le tombeau »)‚ ces phrases étant couvertes par des bruits de fond (verres qui s’entrechoquent‚ chien qui aboie).
9La troisième scène‚ Die Laterne (la lanterne)‚ reprend l’esprit de la deuxième scène chez Büchner (dispute entre Simon et sa femme) et est dominée par l’agitation du chœur‚ tantôt chantant‚ tantôt parlant en rythme‚ répétant des phrases en boucle‚ ainsi ce credo‚ déjà proclamé par un citoyen chez Büchner dans la même scène et qui prend toute son actualité en 1989 : « das Volk ist das Gesetz/ Wir wollen, dass kein Gesetz sei/ Im Namen des Gesetzes/ Es gibt kein Gesetz mehr » (« Le peuple‚ c’est la loi/ Nous ne voulons pas de loi/ Au nom de la loi/ Il n’y a plus de loi »).
10La quatrième scène‚ Die Sitzung (la séance)‚ est un condensé en seulement quatre phrases du discours du club des Jacobins de la troisième scène de La Mort de Danton‚ répété en rythme comme une leçon par des enfants sur un ton « froid et monotone » ‚ avec un jeu sur le découpage des mots (par exemple sur celui de « Révolution » que les enfants n’arrivent pas à dire d’un seul trait‚ et qu’ils sont obligés de le décomposer en syllabes). Parallèlement‚ par le jeu de superposition de bandes magnétiques‚ Robespierre répète‚ lui aussi en boucle‚ « die Unzucht mit den Baronessen » (« La débauche avec les baronnes »)‚ expression à laquelle se trouve réduit son long discours au Club des Jacobins.
11La 5e scène‚ intitulée « Die Mädchen » (« les filles »)‚ correspond à la première partie de la 5e scène chez Büchner‚ celle où Marion‚ la prostituée‚ raconte son histoire à Danton qui se montre peu intéressé par le sort tragique de la jeune fille et est obnubilé par l’idée de plaisir. Dans l’opéra‚ ce mélange de tragique et d’érotisme est encore amplifié : alors que Marion commence son histoire dans une sorte d’aria très lyrique‚ elle est très rapidement interrompue par Danton exprimant son désir en phrases hachées « Ich möch/ te Teil des Ä- / Um dich in mei/ ner Flu-/ Um mich auf / jeder Well / dei-/ Schön/ Leib/ Lieb- /10 » ‚ dans un crescendo entraînant également Marion jusqu’à son cri final‚ qualifié de « cri d’orgasme » dans le livret : » Meine Nat – UR ». L’idée principale de la scène de Büchner – l’indifférence de Danton au destin tragique de Marion et l’incapacité de la jeune fille à dompter sa « nature » – est exprimée ici avec une concentration extrême (quelques vers) qui en décuple la force expressive.
12La sixième scène de l’opéra‚ Die Warnung (L’avertissement) est la poursuite de la scène 5 de Büchner‚ c’est-à-dire la scène où Lacroix et Paris mettent Danton en garde contre l’effervescence qui règne dans le camp des Jacobins‚ prêts à sacrifier de nouvelles têtes. Danton oppose à ces avertissements une quiétude à la limite de l’inconscience : « ils n’oseront pas ». Dans l’opéra‚ trois voix anonymes se font les rapporteurs des propos de Legendre Collot et Robespierre. Le propos de chacun de ces Jacobins est résumé en une simple phrase. La pensée de Robespierre par exemple est condensée à l’extrême : « Robespierre sagte : (gesprochen) Der Schrecken / Ist ein Ausfluβ der Tugend11 » – le mot « Tugend » (« vertu ») étant répété en boucle – ce à quoi fait écho la réponse de Danton‚ elle aussi répétée en boucle‚ mais avec une syntaxe totalement déstructurée (les mots étant prononcés dans le désordre) : « Sie – werden – es – nicht – wagen » (« ils – n’ – oseront – pas »).
13La septième scène s’inscrit également dans l’ordre logique du drame de Büchner : il s’agit du « Duell » ‚ c’est-à-dire de la rencontre des deux protagonistes‚ Danton et Robespierre‚ dont on pourrait attendre qu’elle soit une scène centrale et décisive du drame‚ à l’image des drames de Friedrich Schiller. Or‚ il n’en est rien dans La Mort de Danton : la scène est très courte‚ Danton et Robespierre ne s’affrontent pas véritablement‚ mais chacun mène son propre monologue. L’opéra exacerbe l’esthétique du drame büchnérien : le « duel » est extrêmement court et consiste en la juxtaposition de deux monologues. Danton reproche à Robespierre d’être vertueux ; Robespierre ne veut pas arrêter la révolution « aux portes du bordel ». L’annonce bégayante du titre : « das – das – Du – Du – ell – ell » est à l’image de la scène : il s’agit de la juxtaposition de deux discours qui perdent le sens de l’affrontement. Les personnages sont rapidement relayés par une « dispute entre la flûte et le trombone ».
14La huitième scène Der Blutmessias (Le Messie sanguinaire) correspond au monologue intérieur de Robespierre qui succède à la rencontre avec Danton : Robespierre y exprime ses doutes. Dans l’opéra‚ trois voix anonymes‚ rythmiques‚ soutenues par des cymbales‚ se font l’expression des doutes qui assaillent Robespierre.
15La neuvième scène reprend le début du deuxième acte qui fait croire à un début d’action‚ puisque Lacroix‚ Philippeau‚ Paris et Camille somment Danton d’agir et de ne pas perdre de temps. Dans l’opéra‚ le changement d’acte correspond à une mise en abyme de l’opéra : en effet‚ comme l’annonce le titre de la scène‚ « Robespierre écoute la radio » et après avoir parcouru plusieurs fréquences‚ il « tombe » sur celle où s’exprime Danton : ce dernier y parle de son ennui dans des phrases elliptiques : « Das ist sehr langweilig/ immer das Hemd zuerst/ Und dann die Hosen » (« C’est très ennuyeux/ toujours d’abord la chemise/ puis le pantalon »). Là encore‚ Karl Mickel sélectionne une seule phrase parmi d’autres du drame d’origine et la dissèque‚ n’en gardant que les noms communs. Il reste fidèle à l’esprit de Büchner car il choisit précisément l’un des leitmotive que l’on trouve également dans Léonce et Léna et dans des lettres de Büchner.
16La dixième scène‚ nettement plus longue que les autres‚ poursuit la mise en abyme de l’opéra : le titre annonce que Robespierre entend à la radio une « cantate pour solo‚ chœur et orchestre de Friedrich Schenker ». L’action présentée est celle de la deuxième scène de l’acte II chez Büchner : il s’agit d’une scène d’extérieur‚ de rue‚ où défilent des promeneurs dont on entend des conversations – réduites dans l’opéra‚ comme on s’y attend désormais‚ à des bribes. Cette scène est truffée de citations musicales. La deuxième partie est plus libre à l’égard du modèle büchnérien et se rapproche du théâtre de l’absurde : Robespierre‚ écoutant toujours la radio‚ parle à Danton qui lui répond qu’il ne l’entend pas car il est à la radio. Danton et Robespierre‚ par un anachronisme caractéristique de cet opéra‚ se disputent la postérité à la radio. Enfin‚ cette scène s’achève sur un dénommé « trio » dans lequel Robespierre prie successivement Julie‚ Lucile et Camille de l’embrasser. Tous trois refusent. Le refus de Camille plonge Robespierre dans le désespoir. C’est à la fois une référence à la source büchnérienne (Robespierre découvre que Camille serait prêt à le trahir) et une allusion manifeste au baiser de Judas retourné ici en son contraire (trahir‚ c’est ne pas embrasser).
17La onzième scène correspond aux scènes 4 et 5 de l’acte II chez Büchner‚ celles où Danton est pris d’une sorte de délire. Ici‚ les voix qu’il entend viennent d’une fréquence qui lui est inconnue (« Fremdsender ») qui n’émet que des parasites (« Ätsch ! ») ou des bribes de phrases inquiétantes.
18La douzième scène est celle du « procès » (extraits de II‚ 7‚ de III‚ 4 et de III‚ 9). Le procès est relaté par un « rapporteur » (« Berichter »)‚ voix synthétique‚ informatisée‚ parlant en rythme. Le rapporteur retranscrit les propos de chacune des personnes présentes au procès. À chaque changement de locuteur‚ on entend passer une locomotive (« Lokomotive fährt durch den akustischen Raum12 »). Mickel structure le discours de Danton en deux temps : son argumentation est présentée deux fois de suite dans deux rhétoriques différentes annoncées par le rapporteur : une version « à la Cicéron » ‚ puis une autre « à la Sénèque ». Le discours de Saint-Just est lui aussi réduit à sa « substantifique moelle » ‚ en l’occurrence à la comparaison entre la révolution de la nature et la révolution de la société. Enfin‚ le jugement de la rue est récité sur un rythme de « fugue parlée » (« Sprechfuge ») au contenu assez simple : « Danton hat schöne Kleider / Danton hat ein schönes Haus / Danton hat eine schöne Frau » (« Danton a de beaux habits / Danton a une belle maison / Danton a une belle femme »). Le pragmatisme du raisonnement du peuple est soulignée par le parallélisme de construction‚ la simplicité grammaticale et lexicale. Ce discours n’en est pas moins menaçant par sa logique implacable et son caractère répétitif qui fait monter la tension dramatique.
19La treizième scène‚ Letzte Worte, Tod und Grab (Derniers mots, mort et tombe) correspond à la scène 7 de l’acte IV chez Büchner à laquelle s’adjoint une allusion à la scène 7 de l’acte III (la métaphore de la mort comme un mariage avec une vieille femme). Il s’agit de l’exécution des dantonistes. La guillotine‚ du fait même de la nature de l’opéra radiophonique‚ ne pouvait être représentée qu’acoustiquement. Schenker et Mickel ont ici l’idée d’en faire mimer le bruit sec par le peuple qui exprime sa violence par l’onomatopée répétée en boucle : « Knurr. Ätsch. Guillotiiii- NE / Knurr. Ätsch. Guillotiiii- NE » etc. à laquelle s’ajoute le leitmotiv d’un citoyen : « Poli// : tiktiktik :// ». Cette scène monte dans un crescendo‚ dont le dernier coup de hache « Guillotiiii - NE » coupe littéralement le cri final de Lucile (une jeune fille anonyme dans l’opéra) : « Es lebe der / NE » ‚ au lieu du « Vive le Roi » qualifié par Paul Celan de « contre-mot » qui consacre la « majesté de l’absurde ». La machine collective infernale ne laisse pas subsister « l’acte de liberté » individuel de Lucile13.
20Une manière de postlude‚ absent du texte de Büchner (de même que la toute première scène était également un ajout)‚ s’intitule « die Totengräber » : les « fossoyeurs » récitent en chœur‚ accompagnés par un orgue déchaîné – qui symbolise sans doute‚ comme l’avait déjà fait Dessau avec une cantate de Bach dans son opéra Einstein‚ la mise en question de l’humanité par la barbarie – un poème que Mickel avait écrit en 1968‚ intitulé « die Äquinoktien » (« les équinoxes ») et qui s’achève sur ces deux vers : « Kind ! Jongliere die Gebeine / Oder trage du den Schaden » (« Enfant ! Jongle avec les ossements / Ou c’est toi qui en feras les frais »). Cet appel à la jeunesse sur laquelle s’achève l’opéra est l’antithèse de l’appel à la « audace » (« Kühnheit ») de la toute première scène : il s’agit de « jongler » ‚ c’est-à-dire de louvoyer‚ de faire preuve d’astuce et d’habileté‚ non de courage. Le prétendu « héros » de la première scène n’est plus qu’un tas d’ossements avec lesquels on conseille à l’enfant de jongler.
La « fossilisation » des « héros »
21Parler de « héros » ne va déjà pas de soi dans le drame de Büchner. Si Danton comme Robespierre ont pu‚ à certains moments de l’histoire‚ être considérés comme des héros de la Révolution française (comme l’a été Robespierre dans l’historiographie de la RDA des années 1950 et 1960 au détriment de Danton)‚ la mise en forme dramatique de ce chapitre de l’histoire de la Révolution française par Georg Büchner allait à l’encontre de toute héroïsation de type schillérienne. Malgré toutes les instrumentalisations auxquelles La Mort de Danton a prêté le flanc‚ les critiques s’accordent désormais à dire que Büchner ne donne l’ascendant ni à Danton ni à Robespierre dans sa pièce14‚ qu’il en fait bien plutôt des « anti-héros » ‚ comme on en trouve chez Musset15. Qu’en est-il dans l’opéra de Schenker et Mickel ? L’opéra suit une ligne descendante‚ de l’invocation antiphrastique de l’« audace » au début jusqu’à l’exhortation à la « débrouillardise » dans la dernière scène.
22Robespierre‚ si souvent encensé en RDA‚ est incarné par une voix de soprano. Il est présenté comme un jeune garçon imberbe et sa qualification de « messie » dans le titre de la scène 8 est ironique. L’instrument qui l’accompagne est la flûte‚ instrument à l’opposé du personnage tonitruant qu’il est chez Büchner. Schenker pousse l’ironie jusqu’à lui faire chanter‚ dans la scène 10 (la cantate)‚ la phrase musicale bien célèbre du Commandeur de Don Giovanni de Mozart‚ sur les mots « Dein Lachen wird vergehn, ehe der Tag graut » (« Ton rire va passer avant le lever du jour ») – mais en transposant cette phrase dans l’extrême-aigu et en renversant certains intervalles. La menace perd de ce fait le caractère inquiétant qu’elle avait dans l’opéra de Mozart pour tomber dans le ridicule. Le point d’honneur que Robespierre met à rester vertueux dans le drame büchnérien est renversé en une immaturité peureuse matérialisée par la voix aiguë et exprimée par le leitmotiv de Robespierre : « Die Unzucht/ mit Baronessen » ‚ phrase répétée en boucle comme pour l’exorciser‚ pendant que les enfants apprennent leur leçon sur la révolution.
23Le discours de Danton est lui aussi réduit à l’essentiel : la jouissance. Le seul discours politique et véritablement argumenté de Danton dans le drame de Büchner‚ celui de sa tentative de défense devant le tribunal‚ est ici non seulement résumé à l’extrême‚ mais surtout mis à distance par l’intercession d’un « rapporteur » et par le vocodeur électro-acoustique qui déforme la voix. Le rapporteur met le discours de Danton à nu‚ dans la mesure où il en dévoile la démarche argumentative en précisant s’il s’agit d’une argumentation « à la Cicéron » ou « à la Sénèque » ‚ la juxtaposition de deux rhétoriques totalement différentes venant invalider le contenu même du discours dont on voit qu’il est modulable à merci.
24Toute la chair politique du discours de Danton et de Robespierre‚ encore présente ici et là chez Büchner (au club des Jabobins par exemple) est supprimée. L’opposition Danton-Robespierre se réduit à sa stricte composante a-politique : jouissance contre vertu. Le semblant d’action et de suspens qui subsistait chez Büchner est complètement annihilé : du fait de l’insignifiance de l’opposition entre Danton et Robespierre‚ aucune action véritable ne peut avoir lieu. Le début d’intrigue‚ qui‚ dans le drame de Büchner‚ se nouait dans la prison‚ est ici tout simplement supprimé. Le nombre de protagonistes est fortement réduit : la mise en scène de tous les jacobins gravitant autour de Robespierre et de tous les partisans de Danton n’a plus de sens puisqu’il n’y pas d’action proprement politique. Quant à la sphère privée (amour‚ couple)‚ on n’en comprend là encore plus la configuration : le dialogue intime de Julie et Danton dans le salon de la première scène est entrecoupé par les bruits du salon. Ces interférences sont poussées à l’extrême‚ si bien que le début de phrase « ich liebe » (« j’aime ») de Danton est complété par une voix du salon « nackte Götter » (« les Dieux nus »). Le dénommé « quatuor » de la scène 10 entre Danton‚ Camille‚ Julie et Lucile ne permet plus lui non plus d’identifier les couples : les personnages s’interpellent‚ mais très rapidement‚ cela devient chaotique‚ il ne reste que des syllabes‚ les interpellations sont entrecoupées ou recouvertes par des rires.
25Certains critiques ont compris La Mort de Danton comme une exhortation à écouter la voix du peuple. Dans l’opéra de Schenker‚ le peuple est loin d’être héroïque et est présenté comme une masse chaotique et versatile. Ainsi‚ Mickel n’a pas renoncé à la scène I‚2 (dispute entre Simon et sa femme)‚ alors que cette scène se situe en périphérie de l’action principale et aurait pu être laissée de côté. Mais cette scène permet aussi de montrer le peuple et ses réactions sans demi-mesure basculant facilement d’un extrême à l’autre. La caractérisation du peuple‚ de la foule‚ prend une importance particulière dans le contexte de la RDA de la fin des années 1980‚ au moment justement des manifestations pacifiques. Ici‚ il semblerait que sa caractérisation soit particulièrement négative. Ainsi‚ toujours dans la scène de la « lanterne » ‚ le peuple scande : « Das Volk ist das Gesetz / Wir wollen, dass kein Gesetz sei / Im Namen des Gesetzes / es gibt kein Gesetz mehr ». Autant la première phrase avance un argument de poids‚ par exemple dans la RDA des années 1980 (« le peuple c’est la loi » qui peut rappeler le « wir sind das Volk » (« le peuple‚ c’est nous ») scandé dans les rues de RDA)‚ autant la deuxième partie de l’argumentation tombe dans l’absurde : « au nom de la loi / il n’y a plus de loi » ‚ jetant ainsi un fort discrédit sur la logique argumentative des nouveaux révolutionnaires. La représentation du peuple dans l’avant-dernière scène va plus loin encore : il est désormais réduit à une machine infernale qui mime le bruit de la guillotine : « Knurr. Ätsch. Guillotiiiiii-NE ».
26Il ne semble donc y avoir aucune figure porteuse d’espoir dans cet opéra. La question de l’existence de Dieu est expédiée en deux phrases à la scène 13 (« derniers mots ») : « Wahrlich, ich sage Ihnen : Gott ist ein Ding der Unmöglichkeit16 » – non sans ironie dans l’usage de la formule christique « En vérité je vous le dis » servant ici à « prouver » l’inexistence de Dieu.
27Ainsi‚ l’exécution des dantonistes est totalement vide de sens. Ils semblent être les victimes d’une machine infernale impossible à arrêter. Ce qui est appelé communément « révolution » perd son sens et est‚ à chaque fois que le mot apparaît‚ réduit à une succession d’onomatopées « ré-vo-lu-tion » ; Danton bégaye lorsqu’il essaye de prononcer le mot lors de son procès. Les enfants tentent d’apprendre leur leçon en récitant les quatre syllabes. La fragmentation du discours est un trait permanent de ce livret : rares sont les phrases complètes‚ et‚ lorsqu’elles le sont dans le livret‚ la musique vient souvent rompre la phrase et lui ôter toute signification.
La discontinuité musicale
28Le traitement musical de cet opéra est particulier du fait qu’il était destiné à être diffusé à la radio uniquement et que cela pouvait permettre de soumettre le matériau musical à des modifications électro-acoustiques encore très novatrices en RDA à cette époque17. Ici‚ quasiment tout est sujet à une déformation électro-acoustique : usage massif du vocodeur‚ des bruitages‚ des parasites. Ces moyens permettent de multiplier les effets disparates. Lorsque la radio est mise en abyme‚ ces effets sont décuplés selon une espèce de réalisme acoustique : puisqu’on écoute la radio à la radio‚ le compositeur se doit de redoubler les parasites et les bruitages. Cette mise en abyme va de pair avec une mise en abyme du monde dans lequel vivent Danton et Robespierre : un anachronisme qui se revendique comme tel nous montre Robespierre en train d’écouter la radio et de dresser ainsi un bilan de son époque. Robespierre constate que tout est chaotique (« Das Chaos schnarcht »/ « Le chaos ronfle ») et la musique l’illustre : bribes de musique « idiote » (sic)‚ bribes d’informations‚ bribes de conversations dans la rue. Le monde est donc présenté‚ par ces effets musicaux disparates‚ comme quelque chose de désordonné‚ d’insaisissable. Nous sommes loin d’une vision harmonieuse du monde telle que la prônaient en art les dirigeants politiques de la RDA jusque tard dans les années 1970.
29Par ailleurs‚ le compositeur fait usage de toutes les possibilités de la musique elle-même‚ allant jusqu’aux limites de cette dernière : ainsi‚ un chanteur passe imperceptiblement de notes chantées à des notes parlées (ou inversement) ou d’un chant à des murmures‚ à des soupirs. Les instruments eux aussi‚ par leurs modes de jeu ou leur traitement électro-acoustique‚ peuvent faire évoluer leur phrase musicale vers des bruitages. Schenker réalise même musicalement l’oxymore indiqué dans la scène 8 (scène du monologue intérieur de Robespierre) : « hörbares Schweigen » (« silence audible »). Le compositeur tire parti des moyens électro-acoustiques pour donner « corps » aux voix intérieures de Robespierre et de Danton : dans le monologue de Danton‚ c’est la radio dans la radio – donc une fréquence étrangère – qui prend en charge la voix mystérieuse que Danton entend en lui.
30La disparité musicale va de l’exacerbation des onomatopées scandées en rythme à des bruitages divers en passant par des fragments plus « lyriques » qui sont souvent des citations d’œuvres célèbres. La scène 10 en recèle particulièrement beaucoup‚ tout en étant elle-même une mise en abyme de la musique (« cantate ») de F. Schenker dans un opéra de F. Schenker. La citation peut relever de l’hommage‚ ainsi lorsque les filles entonnent « Soldaten » en citant Wozzeck de Berg. La citation peut être ironiquement irrespectueuse‚ par exemple lorsqu’on entend un extrait retravaillé de la Neuvième symphonie de Beethoven sur les paroles « [was doch ist] aller Männer Freud und Lüst18 » (au lieu de « alle Menschen werden Brüder19 »). Cette modification ironique du texte et de l’esprit du texte schillérien peut sans doute être comprise‚ de la part d’artistes avant-gardistes est-allemands‚ comme une mise à distance du culte de l’héritage culturel « bourgeois‚ humaniste » prôné par le régime ainsi que de tout ce qui se rattache à l’idéalisme. Toujours dans cette même scène‚ Mickel dit avoir employé une tierce mineure sur le mot « Arbeit » en réminiscence du chant « Vorwärts und nicht vergessen » de Hanns Eisler20. Enfin‚ on reconnaît aisément des citations plus légères et souriantes comme celle du Entertainer de Scott Joplin lorsque les citoyens s’entretiennent de théâtre‚ ou encore une citation du Cancan d’Offenbach lorsque Danton parle de se déculotter. Toutes ces citations sont très courtes et déformées‚ si bien que l’effet de réminiscence est extrêmement rapide. Cela crée une impression de puzzle. L’auditeur est invité à une sorte de jeu de reconnaissance‚ et c’est à lui de recréer le lien entre la citation entendue et l’opéra lui-même. Schenker joue également avec des formes musicales classiques comme le Da Capo al fine (pour la machine infernale du chœur à la dernière scène) ou la « fugue parlée » (scène 12)‚ mais il les détourne de leur fonction première : au lieu de donner une rondeur‚ une finitude à la scène‚ la forme éclate.
31Les effets de rupture musicale sont multipliés dans tout l’opéra et il n’est pas une seule scène qui y échappe. Dans une des scènes les plus longues‚ le « procès » ‚ un des effets de rupture‚ répété à plusieurs reprises‚ semble prendre une signification particulière : le passage « acoustique » d’une locomotive. Ce bruitage sert de transition entre les discours des différents intervenants. La locomotive rappelle également l’époque de Büchner (premières locomotives)‚ mais est un anachronisme à l’époque du procès de Danton. Le choix de la locomotive‚ de la part des connaisseurs du marxisme qu’étaient Mickel et Schenker‚ ne peut être anodin et fait sans aucun doute référence à la phrase de Marx : « Les révolutions sont les locomotives de l’histoire21 ». Or ici‚ après chaque passage de la locomotive‚ rien ne change‚ si ce n’est l’orateur du procès. La situation‚ elle‚ n’évolue pas‚ la révolution n’a pas lieu et l’exécution des dantonistes perd tout son sens. Faut-il donc voir dans ce signal acoustique de la locomotive‚ dans cette référence à la conception marxiste de la révolution‚ une remise en question de l’idée de révolution elle-même ?
L’utopie, « deus absconditus » ?
32À défaut de pouvoir parler de la « fin des Dieux » dans cet opéra‚ comme le voudrait le thème abordé cette année aux rencontres Sainte Cécile‚ on peut peut-être parler à son sujet de la fin de la croyance en l’utopie communiste. Pourquoi employer le terme d’« utopie » ? Tout d’abord parce que l’expression ou non d’une utopie nous semble prendre particulièrement son sens à l’opéra dans la mesure où l’opéra est‚ par excellence‚ le lieu de « nulle part » et de tous les possibles. Ensuite‚ parce que l’utopie caractérise les espoirs communistes à leurs débuts (les Soviétiques érigèrent une statue à Thomas More sur la place Rouge de Moscou22 ; Ernst Bloch fut le philosophe de référence en RDA jusqu’en 1956)‚ mais aussi lors de phases plus difficiles : ainsi‚ alors que le terme d’« utopie » avait été déclaré anachronique dans les années 1950 en RDA‚ l’utopie étant considérée comme réalisée‚ il revint en force dans les années 1970 comme l’explique Florence Baillet :
[Le terme] fut de nouveau utilisé par la critique littéraire à partir des années 1970‚ dans la mesure où il est désormais admis‚ depuis le début de l’« ère Honecker » en mai 1971‚ que la société du « socialisme réel » ou (pour reprendre la formulation allemande peut-être encore plus frappante) du « socialisme réellement existant » rencontre des obstacles et des contradictions au lieu d’incarner un accomplissement idéal : l’art deviendrait vecteur d’utopie afin de compenser les insuffisances ou les insuccès politiques23.
Enfin‚ « utopie » parce que l’acclamation des progrès du socialisme et de la résolution des « conflits non antagonistes » était ce que les autorités attendaient de l’opéra : encore dans les années 1970‚ on trouve des opéras qui répondent à ces schémas caricaturaux‚ ainsi l’opéra Reiter der Nacht (1973) de Ernst Hermann Meyer‚ l’un des compositeurs les plus dogmatiques du pays.
33Die Gebeine Dantons est loin d’être un opéra consonnant‚ ordonné autour d’une fable moralisatrice tel que le prônait le réalisme socialiste. On peut parler d’absence d’utopie dans la mesure où un emplacement est vide : il n’y a pas de point de vue surplombant‚ mais une déconstruction permanente des catégories dramatiques traditionnelles‚ du temps et de l’espace. « Deus absconditus » : c’est ainsi que Florence Baillet qualifie l’utopie dans Hamletmaschine de Heiner Müller‚ justifiant la comparaison avec un Dieu par une remarque de Jourdheuil qui considère le marxisme comme « une sorte de religion possédant lui aussi‚ en raison de son utopie‚ une perspective eschatologique dont il est possible de relever la présence dans la pièce [Hamletmaschine‚ L.D.]‚ même de manière négative‚ par le constat de son manque24 ».
34La déconstruction permanente du fil dramatique‚ du temps et de l’espace que nous avons constatée précédemment dans Die Gebeine Dantons ôte à cette pièce toute dimension téléologique‚ toute croyance en un but ultime à atteindre. Cet opéra semble nier‚ pêle-mêle‚ tout ce qui pourrait encore faire sens‚ aussi bien l’idéologie communiste‚ que l’utopie de Ernst Bloch du « pas-encore-être » à laquelle nombre d’intellectuels de RDA‚ déçus par le régime tout en se déclarant marxistes‚ se rattachèrent dans les années 198025. Sans doute en sommes-nous déjà‚ dans cet opéra‚ à l’étape suivante‚ celle incarnée‚ symboliquement‚ par le fils d’Ernst Bloch‚ Jan Robert Bloch‚ qui‚ lui‚ prend pour point de départ de ses réflexions l’utopie négative‚ la « dystopie » ‚ l’« adieu à l’utopie26 ».
35Il faut en effet trouver une qualification nuancée pour désigner « l’emplacement vide » dont il était question plus haut : parler d’« absence d’utopie » en RDA à la fin des années 1980 est synonyme‚ comme le relève Florence Baillet27‚ de remise en question du régime. Or‚ si Mickel et Schenker critiquent très certainement le régime est-allemand‚ sans doute ne souhaitaient-ils cependant pas sa disparition‚ mais bien plus une réforme de l’intérieur28. La destruction de tout point de vue directeur surplombant n’est-elle pas un garde-fou pour « prévenir la dégradation d’une pensée philosophique en proposition idéologique29 » si fréquente en RDA ? Ainsi‚ Thomas More déjà estimait nécessaire de maintenir l’utopie à distance pour éviter sa réappropriation doctrinale abusive (d’où son Premier Livre dans Utopia qui met le Deuxième Livre – le récit proprement dit – en perspective‚ en constitue un stade initiatique). Pour Miguel Abensour‚ cette démarche retorse de l’utopie‚ qui la distingue et l’écarte de l’idéologie‚ est un de ses traits caractéristiques et on l’on trouve dans les écrits sur l’utopie aussi bien de Thomas More que de Walter Benjamin ou de Theodor W. Adorno. Benjamin et Adorno mettent en garde contre le danger de céder à la magie des utopies (que Benjamin considère comme une sorte de rêve du collectif) et s’attachent à en construire une image dialectique‚ rendant compte à la fois du moment du rêve mais aussi du réveil‚ c’est-à-dire de l’arrachement au rêve‚ moment où les contradictions explosent‚ libérant une virtualité émancipatrice30. En art‚ ce moment du réveil correspondrait à l’« arrêt sur image » ‚ référence à la volonté benjaminienne de s’arracher au continuum de l’histoire pour en percevoir les scissions‚ les possibilités de surgissement du Nouveau31.
36Or‚ nous avons vu‚ dans notre description de l’opéra‚ que l’anachronisme‚ l’arrêt sur une image ou sur un mot est un procédé récurrent dans Die Gebeine Dantons et que l’écoulement linéaire du temps est sans arrêt interrompu : ces procédés permettent d’éviter de présenter l’histoire en ligne droite et continue‚ de façon déterministe. L’adieu à la continuité‚ à la téléologie n’est-il pas un adieu à l’utopie proprement communiste au profit d’une autre utopie‚ celle-là non dogmatique‚ anti-idéologique ? Cette question nous semble justifiée par le traitement sans pareil que Schenker et Mickel font subir au mot « révolution » ‚ mot incarnant par excellence le détournement de l’utopie en idéologie en RDA : ce mot était sans arrêt scandé‚ asséné et‚ par cet automatisme‚ il se trouvait vidé de son sens. Le dé-former‚ n’est-ce pas rendre ce mot étranger‚ le priver de son évidence‚ lui retirer sa forme pour inviter à réfléchir à son fond ? Distordre le mot « révolution » revient à remettre en question l’utopie pour la sauver de l’idéologie.
37La révolte de Die Gebeine Dantons ne s’arrête pas aux mots : elle touche aussi les corps‚ paradoxalement à la fois absents de cet opéra (car radiophonique)‚ mais très présents dans l’expression exacerbée de l’érotisme ou encore de la violence physique (violence du peuple envers les révolutionnaires). On peut parler ici d’une esthétique du choc‚ de l’effroi lorsque sang‚ ossements et cruauté sont évoqués aussi bien dans le texte que dans la musique32. Ce « choc » symbolise‚ pour revenir à Benjamin‚ le moment du réveil‚ la rupture avec le rêve. Le traitement quasi provocateur des corps‚ à la limite des convenances n’a-t-il pas une vertu libératrice‚ voire utopique à l’époque où c’est le corps des citoyens de RDA qui prend en charge le rôle de la libération (par les manifestations) des esprits ?
38L’esthétique du choc alliée à celle de la rupture‚ tant temporelle que spatiale‚ poétique ou musicale‚ permet de faire « table rase » au sens où l’entend Heiner Müller : la négation de l’unité et de l’harmonie suggère la possibilité à tout moment de surgissement d’une scission‚ et donc de Nouveau. En ce sens‚ Die Gebeine Dantons a une dimension dystopique‚ car « le non-lieu de l’utopie creuse tout à coup la possibilité d’un lieu autre33 ».
Conclusion
39L’analyse de l’opéra Die Gebeine Dantons peut se rattacher à la problématique abordée cette année aux rencontres Sainte Cécile : « présence / absence des Dieux à l’opéra ». En effet‚ si l’on compare le marxisme à une religion du fait de sa dimension eschatologique‚ on peut aller jusqu’à dire que l’utopie marxiste est une sorte de Dieu de substitution. Lieu de nulle part‚ les hommes aspirent à sa réalisation – mieux‚ ils pensent y être parvenus‚ l’utopie basculant alors dans l’idéologie‚ de même que la religion peut basculer dans le sectarisme.
40Il semblerait que Die Gebeine Dantons‚ comme d’autres œuvres de la scène théâtrale et lyrique de la même époque en RDA‚ aspire à revenir à un sens plus épuré de l’utopie‚ à une vision beaucoup plus dialectique de la révolution‚ moment-clef de la réalisation concrète de l’utopie. L’opéra‚ dont les deux ou trois arts concomitants peuvent offrir de fortes résistances‚ est sans doute le plus à même d’exprimer la « dystopie » ‚ c’est-à-dire l’utopie comme absence de point de vue surplombant ou deus absconditus.
Notes de bas de page
1 Mise en scène de La Mort de Danton par Kurt Barthel et Hanns Anselm Perten à Rostock en 1962.
2 Karl Mickel‚ Vita nova mea, Berlin‚ Aufbau-Verlag‚ 1966‚ p. 14.
3 Karl Mickel / Adolf Endler‚ In diesem besseren Land. Gedichte der Deutschen Demokratischen Republik seit 1945‚ Halle‚ Mitteldeutscher Verlag‚ 1966.
4 Karl Mickel affirme dans sa première thèse au sujet du drame de Büchner : « Gegenstand sind nicht die Revolutionsbegebenheiten, sondern die Revolutionsfolgen in Gestalt der Revolutionsbegebenheiten. » (« L’objet‚ ce ne sont pas les faits révolutionnaires‚ mais les conséquences de la Révolution sous la forme des faits révolutionnaires. »)‚ Karl Mickel‚ « Büchners Danton » ‚ in Mickel‚ Gelehrtenrepublik. Aufsätze und Studien‚ Leipzig‚ Reclam‚ 1990‚ p. 201.
5 Il nous semble impossible‚ a fortiori dans un pays totalitaire‚ de séparer l’analyse d’une œuvre d’art des conditions de sa production et de sa réception. Nous suivons ici Bourdieu qui « traite l’œuvre d’art comme un signe intentionnel hanté et réglé par quelque chose d’autre dont elle est aussi symptôme ». Pierre Bourdieu‚ Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris‚ Éditions du Seuil‚ 1998‚ p. 16.
6 Karl Mickel‚ « Die Gebeine Dantons » ‚ in Mickel‚ Schriften 4, Leipzig‚ Mitteldeutscher Verlag‚ 1990‚ p. 59-87. Toutes les citations de l’opéra sont tirées de cette source. L’opéra peut être écouté au Deutsches Rundfunkarchiv de Babelsberg. Des extraits figurent sur le CD « Funkoper » édité par le Deutscher Musikrat dans la série « Musik in Deutschland 1950-2000 ».
7 Le vocodeur‚ de l’anglais de voice coder‚ est une sorte de synthétiseur vocal : il analyse les principales composantes spectrales d’un son et fabrique un son synthétique à partir du résultat de cette analyse.
8 Cette scène peut être écoutée sur le site internet du compositeur : <www.friedrich-schenker.de> [dernière consultation le 25 mars 2010].
9 Walter Dietze‚ « Georg Büchner Ehrung anlässlich seines 150. Geburtstages ». Archives Akademie der Künste‚ Sektion Dichtung und Sprachpflege‚ doc. 314‚ 1963‚ p. 10.
10 Traduction littérale : « Je voudrais être une part du é- / Pour te dans ma -/ Pour me sur/ chaque vagu-/ ton/ Beau/ Corps cher/ ».
11 « Robespierre dit : (parlé) La terreur découle de la vertu ».
12 « Une locomotive traverse l’espace acoustique ».
13 Paul Celan‚ « Der Meridian » ‚ in Celan‚ Büchner-Preis-Reden 1951-71‚ Stuttgart‚ Reclam‚ 1987‚ p. 87-102.
14 Interprétation que le metteur en scène Alexander Lang poussa à l’extrême en RDA en 1981 au Deutsches Theater (Berlin-Est)‚ en faisant jouer Danton et Robespierre par le même acteur.
15 Büchner avait lu Musset et on sait avec certitude qu’il s’en inspira notamment pour sa comédie Leonce und Lena.
16 « Vraiment‚ je vous le dis : Dieu est une chose de l’impossible ».
17 Le premier studio de musique électro-acoustique de RDA ne fut fondé qu’en 1982‚ au sein de l’Akademie der Künste, sur l’initiative du compositeur Georg Katzer.
18 « Qu’est-ce que c’est‚ la joie et l’envie de tous les hommes ? »
19 « Tous les hommes deviennent frères ».
20 Gert Belkius/ Ulrike Liedtke‚ Musik für die Oper ? Mit Komponisten im Gespräch, Berlin‚ Henschel-Verlag‚ 1990‚ p. 235.
21 Marx-Engels-Werke‚ 43 volumes‚ Berlin-Est‚ Dietz-Verlag‚ 1956-1990‚ t. VIII‚ p. 85.
22 Miguel Abensour‚ L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris‚ Sens & Tonka‚ 2000.
23 Florence Baillet‚ L’Utopie en jeu‚ Paris‚ CNRS éditions‚ 2003‚ p. 15.
24 Ibid.‚ note 113‚ p. 102.
25 La réhabilitation officielle d’Ernst Bloch en RDA n’eut lieu qu’en novembre 1989 à l’Akademie der Wissenschaften‚ mais fut amorcée dès le milieu des années 1980. Voir Norbert Kapferer‚ Das Feindbild der marxistisch-leninistischen Philosophie in der DDR, Darmstadt‚ Wissenschaftliche Buchgesellschaft‚ 1990‚ p. 310-322.
26 Jan Robert Bloch‚ « Utopie et dystopie » ‚ « Adieu à l’utopie » ‚ in Jan Robert Bloch‚ Kristalle der Utopie : Gedanken zur politischen Philosophie Ernst Blochs‚ Mössingen-Talheim‚ Talheimer- Verlag‚ 1995‚ p. 101-122 et p. 122-133.
27 Florence Baillet‚ op. cit.‚ p. 13.
28 Entretien personnel avec Friedrich Schenker en septembre 2006.
29 Miguel Abensour‚ op. cit.‚ p. 46. Miguel Abensour paraphrase lui-même Leo Strauss au sujet de Utopia de Thomas More.
30 Ibid.‚ p. 202.
31 Walter Benjamin‚ « Über den Begriff der Geschichte » (1940)‚ in Benjamin‚ Gesammelte Schriften‚ éd. Rolf Tiedemann‚ Francfort/M‚ Suhrkamp‚ 1989‚ vol. I-II‚ p. 691-704.
32 Ainsi l’enfant qui cherche à tout prix à voir la guillotine et la description sanguinolente que lui fait son père de l’exécution du Roi. Scène 13 : « Kind : Vati ! Vati ! Ich will die Maschine sehn. Vati : Beim König blieb der Kopf/ An einem Hautlappen hängen/ Und musste abgerissen werden./ Das hat ihm aber nicht weh getan/ Weil das Genick ja durchschlagen war. » (« L’enfant : Papa ! Papa ! Je veux voir la machine – Le père : Pour le roi‚ la tête est restée suspendue à un bout de peau et a dû être arrachée. Mais cela ne lui a pas fait mal parce que son cou était déjà brisé. »)
33 Miguel Abensour‚ op. cit.‚ p. 153.
Auteur
Université de Tours
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