Conclusion
p. 215-217
Texte intégral
1Raoul de Houdenc, cet illustre – et injustement méconnu – auteur, trop facilement désigné sous l’épithète d’« épigone de Chrétien de Troyes », a réussi à se trouver là où on ne l’attendait pas. Ses deux premières œuvres, Le Dit et Le Roman des Eles, sont en tous points conformes à ce qu’attend la tradition littéraire de son époque : déploration convenue de la déchéance des valeurs féodales de largesse et générosité, portrait en pied d’un chevalier vertueux combattant le mal et dédaignant les richesses matérielles, qui s’élance vers la dame aimée posée sur le piédestal de l’amour courtois – à moins qu’on ne veuille voir en cette dame la Vierge Marie, ce qui ne fera que renforcer la dimension édifiante de ce chevalier aspirant à l’amour divin.
2Mais ce trop bel agencement s’effondre dans ses deux œuvres suivantes, à contre-courant de ces idéaux que l’auteur semblait porter si haut. Le Songe d’Enfer parodie la noble figure du pèlerin-songeur : l’explorateur du monde de l’au-delà censé rapporter la bonne parole à ses semblables se révèle un jouisseur sans rédemption, qui s’accommode fort bien du mal qu’il croise sur sa route. Le pèlerinage édifiant se transforme en itinérance carnavalesque où démons, pécheurs et innocents se confondent et se valent. Dans le même sillage, Meraugis de Portlesguez contenait tous les « ingrédients » nécessaires à la création d’un roman arthurien canonique : le chronotope attendu, les motifs courtois et chevaleresques, le parallèle entre amour et vaillance, les personnages-références de l’univers de Chrétien de Troyes et les créations originales. Mais là aussi, Raoul de Houdenc a choisi de s’inscrire en faux : si la matière est classique, le sen et la conjointure qu’il emploie dévient de la ligne traditionnelle. L’univers houdanesque prend le contre-pied des situations notoires, et son héros maladroit, loin de réussir brillamment les épreuves qui s’offrent à lui et de pacifier la terre de Logres, fait se répandre les larmes de sa bien-aimée et se déclencher le rire des lecteurs. Le chevalier arthurien, ridiculisé et parodié, inadapté au monde dans lequel il évolue, se démarque comiquement de ses prédécesseurs et s’engage dans une nouvelle voie : déconstruit, il va devoir se reconstruire, évoluer au moyen d’un apprentissage complexe, pour le grand plaisir de l’auteur et d’un public complice. Chevalier ou pèlerin, l’homo viator houdanesque avance à l’encontre de ses prédécesseurs littéraires.
3Ce revirement ne s’est pas fait sans signes précurseurs. Le Roman des Ailes emploie l’écriture allégorique et le motif biblique des ailes pour construire son chevalier idéal, un chevalier qui, étrangement, allie des vertus spirituelles à des aspirations fort temporelles. Le chevalier célestiel qu’on s’attendait à voir s’envoler vers Dieu opère en réalité un retour vers la terre et ses plaisirs mondains, en particulier la femme ; un « catéchisme du parfait chevalier » qui s’adapte au chevalier temporel qu’est Méraugis, concentré sur la quête de sa bien-aimée Lidoine et bien peu préoccupé par les exigences religieuses. L’écriture allégorique, traditionnellement consacrée aux sujets spirituels, est détournée de ses visées initiales pour servir un idéal laïc. Contraint d’évoluer pour survivre, le personnage, sous les traits du pèlerin-narrateur du Songe d’Enfer, prend le parti de s’accommoder d’un mal inhérent au monde. Ce besoin d’évolution trouve son aboutissement dans le Meraugis, dont la longueur et la complexité par rapport aux trois précédentes œuvres houdanesques trouvent sans doute ici leur explication : le chevalier nice et maladroit du début du roman subit apprentissage et initiation pour devenir un homme, preudom, certes, mais aussi pragmatique et calculateur, capable de composer avec le mal pour mieux le vaincre. Cette valorisation de l’engin va de pair avec l’importance accordée à l’héroïne féminine qui ne se contente plus d’être le complément indispensable du chevalier : il tient le même rôle pour elle, et le couple courtois, fondé autrefois sur vaillance et beauté, l’est désormais sur amour réciproque et intelligence partagée. Le manichéisme est battu en brèche, remplacé par des êtres à la morale plus souple en adéquation avec le monde qui les entoure.
4Cette fabrique des personnages houdanesques ne se limite pas à une variation, une reprise ou une caricature, mais permet la mise en place de personnages-représentation, reflets « inventés » d’individus existants. Le début du xiiie siècle voit la promotion progressive de l’individu ; peu à peu, les êtres se dégagent du groupe et aspirent à exister par eux-mêmes, encouragés par la valorisation de la réussite personnelle et l’importance croissante de la classe marchande qui tire son pouvoir de l’argent. La richesse et la convoitise, si décriées dans Le Dit, puis peu à peu acceptées dans Le Roman des Eles et Le Songe d’Enfer, sont pleinement intégrées au Meraugis : les jeunes chevaliers courent les routes pour s’enrichir, non pour défendre un idéal abstrait ou servir une communauté lointaine telle la Table Ronde. L’aventure, individuelle chez Chrétien de Troyes, évolue en parcours individualiste chez Raoul de Houdenc ; ses personnages romanesques existent par et pour eux-mêmes, et cette volonté de libre existence trouve son parallèle dans Le Songe d’Enfer où, encore, l’auteur-narrateur-personnage fait entendre une voix discordante en remettant en cause une croyance fondamentale : la localisation géographique de l’enfer. Sous le couvert du divertissement satirique et de la parodie, il « brûle » littéralement les schémas acquis et propose la voie d’un scepticisme libérateur.
5Le chevalier et le pèlerin houdanesques ne sont pas nés tels quels sous la plume de Raoul de Houdenc : ils sont le fruit d’une maturation qui s’étend sur une vingtaine d’années. Le chevalier du Dit fait partie d’un cortège de créatures-types dépourvues d’individualité et de complexité, tels le chevalier Honte uniquement composé de vices ou le borjois malhonnête. Le Roman des Eles amorce une évolution en proposant une vision idéale du personnage chevaleresque tout en indiquant une voie à la portée de l’être humain : une idéologie mondaine, séculière, qui ramène le chevalier vers la terre. Dans Le Songe d’Enfer, l’auteur en quête de vérité se fait peregrin lui-même et choisit la voie originale du septicisme. Le pèlerin du Songe et le chevalier du Meraugis voient au-delà des apparences, et à une époque qui voit émerger la notion de conscience et d’individu, choisissent de s’en remettre à leur propre bon sens pour évoluer dans un monde traversé de tensions, entre tradition et innovation. Ils s’accordent avec cette période classique du Moyen Âge durant laquelle la notion de personnage s’est enrichie de la réflexion philosophico-théologique et juridique sur la personne, et de la reconnaissance progressive de l’individu au sein du groupe social. Comme le note M. Zéraffa, « le personnage renvoie à la personne en représentation ou, plus largement, il représente une conception de la personne1 ». Cette fracture avec la continuité formelle du maître champenois Chrétien de Troyes, dans l’ombre de qui on aurait voulu laisser Raoul de Houdenc, s’illustre ainsi dans sa virtuosité à manier les genres, les formes narratives et les visées idéologiques, mais aussi dans cette tournure stylistique particulière qui lui fait briser les vers, multiplier les rejets et les enjambements, obligeant le lecteur/auditeur à le suivre sur une voie complexe qu’il devra s’ingénier à déchiffrer.
6Le chevalier de Meraugis a terminé son errance, mais il ne réintègre pas la Table Ronde. Le pèlerin du Songe d’Enfer se réveille, mais l’auteur/narrateur/ personnage a cheminé seul sans rédemption au bout de sa route, ni révélation exemplaire à transmettre à la communauté. Tous deux vont donc poursuivre leur chemin et susciter une intertextualité : Le Songe d’Enfer sera le pivot d’autres grandes œuvres allégoriques – Le Tornoiement Antéchrist, Le Roman de la Rose – et Meraugis a posé les bases de l’antihéros que nous retrouverons au xvie siècle avec le Don Quichotte de Cervantès.
Notes de bas de page
1 M. Zéraffa, « Roman – 4. Le personnage de roman », Encyclopoedia Universalis, Paris, 1980, vol. 14, p. 326.
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