La promotion de l’individu
p. 163-213
Texte intégral
1Au Moyen Âge, l’homme ne se conçoit et n’agit qu’à l’intérieur d’un groupe, d’une collectivité dont il forme l’un des innombrables maillons. Tout être fait partie d’un ordre, d’un lignage, d’une corporation, dans lesquels il a sa place à tenir et une hiérarchie à respecter. L’époque féodale ne prévoit rien pour la solitude individuelle, et celui qui se hasarde à sortir de l’espace enclos qui est le sien se voit taxé de marginalité. Georges Duby a commenté cet état de fait :
La société féodale était de structure si granuleuse, formée de grumeaux si compacts que tout individu tentant de se dégager de l’étroite et très abondante convivialité qui constituait alors la privacy1, de s’isoler, d’ériger autour de lui sa propre clôture, de s’enfermer dans son jardin clos, était aussitôt l’objet soit de soupçon, soit d’admiration, tenu ou bien pour un contestataire ou bien pour un héros, en tout cas repoussé dans le domaine de l’étrange2.
Il semble difficile au Moyen Âge d’avoir une véritable intimité. Partout est présente la maisnie, avec logement commun, nourriture commune, œuvrant à une œuvre commune, équivalent laïc de la fraternité monastique. Parents de filiation ou d’alliance, enfants légitimes ou bâtards, serviteurs, privés et amis, clients : la richesse de l’époque se mesure aussi au nombre d’hommes dont on peut s’entourer. La solitude, l’esseulement effraient cette société collectiviste : quitter le foyer, la demeure, la famille, équivaut à découvrir un monde étrange jugé souvent trop dangereux pour être affronté seul. Les confréries, les corporations, tous les corps structurés sont là pour offrir un encadrement de remplacement. Vivre seul, en dehors du cadre communautaire, loin du regard d’autrui, c’est s’exposer délibérément aux attaques du Malin ; seuls s’y risquent les fous, les possédés, les hérétiques cherchant un refuge hors de la société structurée, les êtres saisis par la démesure3. Cependant, la solitude choisie peut aussi être signe d’élection : ainsi agissent ermites et recluses, mais aussi les chevaliers de la littérature arthurienne dont la période d’errance forge l’âme et leur permet de réintégrer l’espace collectif avec un prestige accru. Mais pourquoi mettre justement en avant un tel modèle de marginalité ? Ne serait-ce pas, avance G. Duby, parce qu’au xiie siècle, l’inévitable convivialité commençait à devenir trop pesante :
Ne s’abandonnait-on pas de plus en plus volontiers, dans la bonne société […], au rêve de s’évader, alors que le mouvement général de la civilisation portait irrésistiblement à dégager peu à peu la personne de la grégarité domestique4 ?
Ainsi a commencé au xiie siècle une progressive affirmation de l’individu. L’argent et la volonté d’épargne personnelle, nouvelles valeurs de la classe bourgeoise montante, suscitent la valorisation graduelle du particulier. À la chanson de geste où primaient les valeurs du lignage et l’aventure communautaire succède le roman, genre de l’individualité événementielle et personnelle, et surtout de l’affectivité subjective : les premières places sont accordées à l’amour et à l’amitié. En philosophie, le terme de personne commence à évoluer vers son sens moderne : Thomas d’Aquin affirme que l’homme est doté par Dieu d’un libre-arbitre qui le pousse à exister pour soi. Dans la préface de l’ouvrage Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles, Jean-René Valette écrit :
Il est sans doute trop tôt pour parler d’individu au sens moderne du mot – individuum reste encore marqué par la logique (il désigne un élément insécable). Cependant, comme l’a noté J. Le Goff, au moment même où l’Occident se lance à l’extérieur vers des conquêtes, « s’ouvre, à l’intérieur de l’homme occidental, un autre front pionnier, celui de la conscience » (dans « Métiers et profession d’après les manuels de confesseurs du Moyen Âge », Un Autre Moyen Âge, Gallimard, Paris, 1999, p. 164, 1re publication 1964)5.
En aspirant à une existence individuelle, l’homme accède donc au xiiie siècle à une intimité avec lui-même dont le roman houdanesque se fait l’écho : le Meraugis met en effet en scène des personnages remarquables par leur autonomie de pensée et d’actions. Cette autonomie rejaillit sur la collectivité arthurienne qui perd ainsi sa suprématie sur le personnage du chevalier ; un état de fait que nous pourrons comparer à la situation de la royauté française en ce début de xiiie siècle.
Le droit à une vie privée
2Les héros de Meraugis se révèlent novateurs par la complexité de leur caractère, mais aussi par la distance aux relations sociales qu’ils prennent avec leurs prédécesseurs littéraires. Ainsi Lidoine, bien que suzeraine, mène une vie des plus insolites pour une héroïne romanesque. Au début de l’histoire, elle est célibataire, vit sans chaperon et ne montre nulle intention de se marier (v. 116-127). Elle règne en totale indépendance, intérieure ou extérieure : nul conseiller pour l’exhorter au mariage avec un puissant chevalier afin de protéger son royaume, comme c’est le cas pour Laudine. De même, son royaume d’Escavalon prospère hors de toute domination royale, y compris de celle du roi Arthur. Il est vrai qu’Escavalon, dans lequel on reconnaît le nom « Avalon », est terre féerique, donc libéré des contingences féodales, et que Lidoine, prototype de la fée, n’est pas censée être soumise aux contraintes de ses sœurs humaines. Mais Laudine et Énide étaient également des fées, et le principal souci de leur entourage, conseillers ou père, était de les établir par un bon mariage. Rien de tel pour Lidoine, qui mène son existence selon ses volontés personnelles, tant que ses cuers li loa, selon le texte (v. 128). Et lorsque, en accord avec les traditions de son époque, elle conduit ses dames et ses chevaliers au tournoi de Landemore, elle songe à la perspective d’établir ses demoiselles de compagnie, mais non elle-même, et le tournoi semble être pour elle une simple occasion de divertissement : le couple solennellement formé à la fin de ce tournoi sera celui de la dame de Landemore et de Caulas. Lidoine reste en retrait, suzeraine célibataire, et nul ne s’en offusque. Peut-être Raoul de Houdenc évoque-t-il à travers ce personnage de dame régnante les figures féminines qui, aux xiie et xiiie siècles, ont accédé aux plus hautes sphères du pouvoir : Aliénor d’Aquitaine, Adèle de Champagne, Blanche de Castille, ou encore Jeanne de Flandres6.
3Bousculant à nouveau les conventions, Lidoine s’oppose à ce que Méraugis et Gorvain décident de son avenir amoureux par les armes (v. 740-775). Le fait historique qui fait de la femme une récompense, un tribut pour celui qui a bien combattu a tout naturellement été transposé et idéalisé dans le roman arthurien, où les chevaliers versent leur sang pour mériter l’amour de la dame ; dame qui reconnaît la supériorité du vainqueur et consent à l’aimer, comme le font Guenièvre, Laudine ou encore Énide. Nul – et nulle – ne songe à réfuter ce principe qui régularise les relations amoureuses. C’est à une auctoritas que s’attaque Lidoine qui, face au poids de la tradition collective, affirme son individualité : son Moi revendique haut et fort son identité, et si son sort doit finalement dépendre d’une autre volonté que de la sienne, ce sera celle d’une personne, Arthur, et non celle d’une entité collective, que ce soit le groupe ou la tradition. Cette affirmation du Moi se manifeste ensuite dans sa volonté de partir en errance avec Méraugis, à l’encontre de toutes les règles courtoises ; ses désirs personnels l’emportent sur la volonté de la collectivité : « E sachiez que mout li pleüst/ D’acorcier l’an s’ele peüst, / C’onques mes n’ot de riens tel faim/ Com de changier l’an a demain » (v. 1221-1224). Et de fait, elle saisit la première occasion pour partir avec l’homme aimé. Au-delà de la parodie de la situation d’Érec et Énide, cette scène sert aussi de transposition à une revendication de la société d’alors : celle du droit à l’intimité, d’être seul avec l’être aimé, loin des regards inquisiteurs de la collectivité. Or, cette conception nouvelle de la vie privée ne va pas de pair avec celle du couple courtois, qui oblige la dame à une séparation d’avec son chevalier : Lidoine se refuse ici à tenir son rôle littéraire de dame suzeraine, elle quitte le masque qui lui est assigné sur la scène courtoise et se soustrait aux regards du public pour devenir une dame privée, vivant une relation privée avec l’homme élu. Là où l’errance d’Érec et Énide était une épreuve pour l’élément féminin, celle de Méraugis et Lidoine est l’occasion pour la dame de fuir les servitudes de l’espace public pour connaître le privilège de l’intimité. Nul « Con mar fus ! » pour Lidoine qui saisit au contraire avec avidité cette opportunité d’échapper à la surveillance de la communauté. Et on note que son entourage admet son désir, que ce soit Méraugis (v. 1337-1341) ou le roi Arthur (v. 1342-1347). Le contraste est grand avec la réaction des familiers d’Érec, qui s’effrayaient de voir leur seigneur partir seul avec sa dame, à rebours de tous les usages : « Ne doit seus aler filz de roi./ Biau filz, fai chargier tes somiers, / Et mainne de tes chevaliers/ .xxx. ou .xl., ou plus ancor » (Érec et Énide, v. 2706-2711). Un couple qui chemine seul est suspect au temps de Chrétien de Troyes : cela rappelle Tristan et Yseult en fuite de la cour, devenus marginaux sous l’emprise de la dereson. Rien de tel pour le couple Méraugis-Lidoine.
4Enfin, lors de sa détention chez Bergis, on a vu avec quelle liberté Lidoine disposait de sa personne et de son royaume : privée de Méraugis, fiancée de force à Espinogre, elle décide, pour se tirer d’affaire, de s’adresser non à Arthur, son suzerain nominal, mais à un homme lié à elle par le cœur, Gorvain :
« Si m’irez un chevalier querre
Qui mout m’aime. Gorvains a non. […]
Et s’il m’aime et tant ne prise
Qu’il me voelle vers lui requerre,
Jel ferai segnor de ma terre
Presentement por guerroier.
S’a force ne peut desrresnier,
Söe serai e s’il ne puet,
Li roiaume qui de moi muet
Li doig e voel quë il soit soens. » (v. 3861-3874)
Et de nouveau, le narrateur met l’accent sur la volonté personnelle et affective du personnage. C’est cette volonté qui guide ses décisions et non le souci du lignage ou de la collectivité : « Car se cil fet de moi ses boens, / Ja mes ne quier por nul avoir/ Joie ne nule terre avoir », (v. 3875-3877). On pourrait faire ici un parallèle avec Aliénor, duchesse souveraine d’Aquitaine. Reine de France, soupçonnée d’adultère avec son oncle Raymond de Poitiers, prince d ’ntioche, elle prend l’initiative de la rupture avec son époux le roi Louis VII7. Répudiée par celui-ci, elle va offrir sa main et ses terres à Henri Plantagenêt, futur roi Henri II d ’ngleterre, renversant ainsi le rapport des forces en apportant ses terres à l’un puis à l’autre des deux souverains, et échappant par là-même aux mariages forcés que l’époque imposait aux femmes, fussent-elles princesses.
5Enfin, notons que Lidoine, malgré sa qualité de dame suzeraine, ne tiendra pas ses engagements envers Gorvain : suivant exclusivement le mouvement de son cœur, elle s’offre de nouveau à Méraugis dès la réapparition de ce dernier. Gorvain avait pourtant été publiquement reconnu comme maître d’Escavalon (v. 3998-4000). Là encore, fée-amante ou femme en accord avec les aspirations de son temps, elle use de son droit à disposer d’elle-même. Et le couple qu’elle forme avec Méraugis se montre tout aussi neuf, non seulement par leur choix conjoint de l’errance, mais aussi par le fait que, une fois cette errance terminée, ils ne vont pas véritablement réintégrer la collectivité. Certes, après avoir retrouvé Lidoine et défait Bergis, Méraugis prend place au sein d’un collectif et regagne la cour d’Arthur en semant la joie autour de lui, à l’image d’Érec : « […] Meraugis remaint/ Conme cil qui en joie maint./ Fet joië e li baron tuit/ Font joie. A joi ont cele nuit/ Passeë. […] Tant ala/ Q’a la Pentecoste trova/ Le roi qui tint a Cantorbile/ Sa cort. […] », (v. 5824-5837). Un duel conclusif va permettre à Méraugis et Gorvain de trancher leur querelle originelle : la possession de Lidoine, et la défaite de Gorvain est suivie de la réconciliation des deux amis. À première vue, l’auteur dépeint un dénouement digne de la tradition courtoise : sous l’autorité du roi Arthur, justice a été rendue, et le couple idéal, Méraugis et Lidoine, ont apporté la joie à la collectivité qui voit rejaillir sur elle leur prestige nouvellement acquis. Le parallèle avec Érec et Énide paraît évident, mais une série de fausses notes émaillent cette scène finale : Lidoine y est invisible, quand Énide tenait son rang aux côtés de son époux. L’autorité du roi Arthur est purement nominale, il ne fait qu’entériner une décision de joute que les chevaliers Méraugis et Gorvain avaient déjà prise sans lui :
Gorvains si tost com il descent
Demande sa bataille au roi.
« Sire, fet Meraugis au roi,
Toz pres somes d’aler ensamble. »
Dit li rois Arthur : « Ce me samble
Que la bataillë est jugiee.
Ja par moi n’iert plus respitiee.
Alez ensamble. » (v. 5850-5858)
De même, ce combat qui devrait solennellement conclure le roman est traité en quelques vers (v. 5858-5867), et le narrateur se contente d’un sommaire pour l’achever : « Q’en diroie ? La lor bataille/ Fu la plus estoute sanz faille/ Qui onques fust en champ deduite, / E tant qu’en la fin de la luite/ Meraugis a Gorvain conquis », (v. 5868-5872).
6Mais c’est surtout la scène de réconciliation, ultime conclusion du récit, qui offre un contraste frappant avec les romans de Chrétien, en particulier Érec et Énide : là où le couronnement d’Érec et Énide, scène duplicative de leur mariage, apportait la joie et l’équilibre dans l’univers arthurien, la situation des personnages houdanesques est traitée sur le plan de l’individualité. Méraugis a définitivement conquis Lidoine, mais nous ne verrons rien de leur mariage, ni de leur couronnement – rappelons que Lidoine est reine d’Escavalon et que son époux aura le titre de roi –, et leur intégration à la société arthurienne n’est pas officielle. À l’inverse d’Érec ou d’Yvain qui rejoignaient la Table Ronde après leur errance pour faire bénéficier à tous de leur gloire et de leur expérience, Méraugis reste indépendant, en marge de la communauté. Le dernier vers que l’auteur lui attribue est éloquent par son imprécision : or a Meraugis quanqu’il veut (v. 5891). Et que possède donc Méraugis à la fin de ses aventures ? Une promise – Lidoine –, un ami – Gorvain. Il n’a pas de lignage, pas d’ascendance, pas de postérité, pas de roi. Nulle allégeance à Arthur, nul désir d’intégrer la Table Ronde et de mettre sa force au service du bien collectif. D’un point de vue social, il n’a pas évolué depuis le début du roman : il reste indépendant, sans suzerain au service duquel il mettrait son épée. Toute son attention se porte sur son ami retrouvé, relation purement personnelle et privée :
[…] E quant il l’ot
De la compegnie tantost
S’entrasseürent e tot einsi,
Tot de rechief si com vos di,
Sont compegnon, ami certain.
Se Meraugis aime Gorvain,
E Gorvains lui, plus qu’il ne sieult. (v. 5884-5890)
Là où le dénouement d’Érec et Énide décrivait longuement le triomphe du couple courtois incorporé à la communauté, Raoul met en avant la valeur privée de l’amitié et du compagnonnage. Lidoine est oubliée, elle n’a droit qu’à une citation désinvolte qui la montre en position de bien abandonné, incluse dans les terres qu’elle apportait en dot : « Li a le roiaume quité/ E la pucele », (v. 5853-5884). L’amour courtois, amour qui relève du champ public, est donc occulté au profit de l’amitié : une coupure d’avec la communauté redoublée par le fait que le mariage de Méraugis et Lidoine n’est pas célébré. Un autre mariage fait défaut : celui de Gorvain. Pour célébrer leur amitié, il eût été d’usage que Méraugis, le privant de Lidoine, compense cette perte et prouve son attachement à son ami en le mariant richement – ainsi Olivier s’attachait-il son ami Roland en lui donnant sa sœur Aude. Ce procédé d’alliance permet de renforcer la collectivité en lui agrégeant un nouveau membre. Rien de tel ici : l’amitié virile, basée sur la seule affectivité personnelle et dégagée de tout lien social, se suffit à elle-même. Comme Méraugis et Lidoine, Gorvain reste en marge du système communautaire. Notons enfin que la joie qu’éprouvent Méraugis et Gorvain à se réconcilier reste elle aussi purement privée : le narrateur demeure muet quant au ressenti des spectateurs de cette amitié restaurée, et le roi Arthur ne donne rien pour la célébrer. La sobriété de cette conclusion, qui scelle pourtant un couple d’amants et un couple d’amis, contraste avec l’étalage de magnificence du couronnement d’Érec et Énide, archétype de fête féodale où le roi, par ses largesses, s’assure du bonheur et de la fidélité de ses vassaux8.
7Chez Raoul de Houdenc, la joie a cessé d’être publique et totalisante pour rentrer dans le domaine intime et privé. Citée avec une insistance suspecte à l’arrivée de Méraugis à Cantorbery, elle est retirée au groupe pour ne plus concerner que les individus. En ce premier tiers du xiiie siècle, le personnage littéraire ne se partage plus avec un collectif englobant, il devient un et unique.
L’indépendance du chevalier
L’absence de lignage
8Cette indépendance du chevalier houdanesque découle-t-elle de son absence de racines ? L’un des soucis de Chrétien de Troyes et des romanciers du xiiie siècle était d’offrir à leurs héros une ascendance, un lignage, élément indispensable à tout homme dans la mentalité du xiie siècle, transmission directe d’un honneur familial, d’un sang, d’un passé et d’un nom : autant de composantes qui forgent l’homme médiéval. Érec est fils du roi Lac, Lancelot fils du roi Ban de Bénoïc, Cligès fils d ’Alexandre, Yvain est fils du roi Urien et cousin de Gauvain, donc apparenté à Arthur ; seules les origines de Perceval tardent à être révélées, pour mieux mettre en valeur ses qualités innées de chevalier, puisqu’il est lui-même fils d’un vaillant serviteur d’Arthur. Citons ce commentaire de Colette-Anne Van Coolput :
On est de prime abord, et de manière générale, frappé de voir combien de personnages, dans certaines œuvres, ne sont introduits qu’en tant que membres d’un clan familial, dont la présence n’est pas toujours indispensable à l’économie du récit, mais qui contribuent à peupler l’univers arthurien. […] Appliquée à la maisnie arthurienne, la création de liens de parenté ne permet pas seulement d’introduire à l’infini de nouveaux personnages, elle contribue aussi puissamment à une intégration en profondeur de figures déjà connues, en rendant les individus plus solidaires les uns des autres.9
La parenté des héroïnes féminines est généralement plus mystérieuse ; cependant Énide, lors de son couronnement, voit son mérite accru par son rattachement à sa noble lignée et par le dévoilement du nom de ses parents : de la valeur de ses ascendants découle en effet celle du personnage10. Méraugis en revanche fait irruption dans le roman comme un illustre inconnu, un chevalier sans feu ni lieu : son seul point d’ancrage est son compagnon Gorvain, un point d’ancrage mouvant, puisque, comme le dit le texte : « Chevalier furent ambedui, / Les .ii. meillors q’en peüst querre/ Qu’il n’eüst ja en cele terre/ Tornoiement ou il ne fussent », (v. 324-327).
9Pas de parents, de clan, de foyer, de point fixe : ces deux hommes vivent en marginaux, seul leur statut de chevaliers les rattache à la société. Si le prénom de Gorvain, transparent, fait de lui un avatar de Gauvain, le nom de Méraugis n’évoque aucun référent au lecteur. Et la postérité du roman houdanesque, gênée par ce manque d’ascendance, va s’employer à reconstituer une parentèle à ce chevalier, un lignage prestigieux qui rattache ce rameau perdu au tronc principal. L’Estoire de Merlin (Suite Vulgate) nous apprend que Méraugis a une sœur ; dans l’Érec en prose, il est compagnon du héros éponyme. Dans le Tristan en prose, il est compagnon d’Hector et de Galaad, et fils de roi :
À propos de la Fontaine au lion, le Tristan en prose déclare en effet : « et devant cele fontaine meïsmes perdié puis li rois Mars Maraugis, son fil, qu’il avoit eü de sa niece, si petite créature qu’il n’avoit encores set jorz entiers11. » Or La Queste Post-Vulgate raconte que le roi Marc a violé sa jeune nièce, la laissant enceinte. Il l’a fait ensuite enfermer dans une tour jusqu’au jour de la naissance de l’enfant. Puis il tue la mère et pend l’enfant par les pieds dans un arbre. Le petit garçon est recueilli, baptisé et élevé par un forestier et sa femme. Marc, qui sait très bien qui est l’enfant, le fait chevalier, mais le chasse de sa cour quand on commence à s’étonner de sa ressemblance avec le jeune homme. Dépité d’être traité d’« homme sans père », Méraugis s’engage dans la quête du Saint Graal, espérant ainsi apprendre le secret de sa naissance. Il connaît ainsi un destin glorieux puisqu’il accompagne Galaad dans certaines de ses aventures (il est fait prisonnier avec lui au Chastel felon) et figure parmi les douze élus appelés à la table du Graal à Corbenic. Enfin dans La Mort Artu Post-Vulgate, après la bataille de Salesbiere, il se retire dans un ermitage en compagnie de Bohort, Blioberis et l’archevêque de Cantorbery. Les quatre compagnons, menacés par Marc et ses hommes, finiront par tuer le roi, avant de mourir saintement12. Le Méraugis du cycle Post-Vulgate et le héros de Raoul n’ont plus guère que le nom en commun13.
Bien que ce lignage que la postérité lui attribue ne soit pas des plus honorifiques – fils bâtard et incestueux d’un roi criminel –, il a au moins le mérite d’intégrer le personnage dans les ramifications de la geste arthurienne. Car à sa naissance littéraire dans le roman houdanesque, Méraugis n’est que « de Portlesguez » : « au port légué », venu de la mer, de l’inconnu, de nulle part14. Il n’a cependant rien du vagabond ou du dément auxquels est d’ordinaire assimilée la marginalité sociale. Peut-être faut-il voir dans son libre statut une transposition de cette autonomie croissante de la personne dont parlent G. Duby et P. Ariès :
Les marques évidentes des conquêtes d’une autonomie personnelle se multiplient dans le cours du xiie siècle, c’est-à-dire au moment où s’accélère la décontraction de l’économie, où la croissance agricole en vient au point, ranimant routes, marchés, bourgades, de transporter peu à peu vers la ville tous les systèmes de contrôle et les ferments de la vitalité, où la monnaie commence à tenir dans le plus quotidien de la vie un rôle capital, où l’usage se répand partout du mot gagner15.
Précisément, Méraugis et Gorvain ne courent pas les tournois uniquement pour amasser gloire et honneur, mais aussi pour « gagner » leur vie. L’aspect matériel de l’existence ne leur est nullement étranger : « Qu’il s’entramoient si a certes/ Que toz lor gaains e lor pertes/ E lor chatex erent tot un » (v. 331-333). Situation qui n’est autre que le reflet de la réalité d’alors : « Liberté, place faite aux entreprises individuelles. […] Certains chevaliers amassant à pleines poignées les deniers, le soir des tournois, en négociant leurs prises.16 » L’argent, valeur nouvelle si décriée, tient désormais sa place dans l’existence des chevaliers – souvenons-nous que Gorvain en a compris l’importance et sait en faire usage au bon moment pour s’attacher les chevaliers dont il a besoin. Indépendants financièrement, les deux amis peuvent se permettre de vivre en marge de la communauté arthurienne et se passer des largesses du roi. Nulle obligation pour eux, donc, de mettre leur force à son service et à celui de son royaume. Nulle obligation non plus, donc, de respecter son autorité.
Le refus de l’autorité royale
10Le chevalier errant constitue une figure typique du roman arthurien, mais cette errance est toujours encadrée par un point de départ – généralement la cour arthurienne – et/ou un point d’arrivée ou d’ancrage qui est cette même cour. Point focal de la diégèse, attirant dans son orbite les chevaliers en devenir tels Perceval, ou en errance comme Lancelot, pour leur offrir le cadre sécurisant de la collectivité, la cour du roi désigne un lieu au pouvoir centripète auquel les chevaliers aspirent à se rendre pour y être reconnus et consacrés. Or, dans Meraugis, ce lieu si chargé d’histoire et de symbole perd singulièrement de son importance, et apparaît comme une simple étape transitoire sur le parcours du personnage éponyme. Méraugis et Gorvain ne font pas partie de la Table Ronde, ni de la maisnie d ’rthur, et ne se soucient pas d’y être admis. Mais, fait plus grave, ils remettent en cause l’autorité royale. Lorsque les dames refusent de lui accorder Lidoine pour fiancée, Gorvain est des deux le plus virulent :
Cest jugement n’otroi ge pas,
Ainz voeil prover enellepas
Ma bataille tot plainement.
Ne vig pas ci por jugement
Ainçois i vig por me combatre.
E par mon chief, ge voeil abatre
Cest jugement, car il est faus.
Proverai qu’il est desloiaus. (v. 1009-1017)
Loin de soutenir une décision suzeraine qui pourtant l’avantage, Méraugis abonde dans le même sens :
Gorvain, se Dex me saut,
Ceste bataille ne vos faut.
Bien porromes ici trover
Escuz au col por nos prover
De vostre tort et de mon droit. (v. 1021-1025)
Les deux chevaliers s’arrogent donc le pouvoir de décider ce qui est tort et ce qui droit : ils s’attribuent le droit de justice, pourtant prérogative régalienne. Et la dernière sortie de Gorvain relève d’une véritable insubordination :
Ja por le roi ne remaindra
Qui a sor vos mise sa court.
Certes assez le tenez court.
A moi n’en poise mie tant
Quant ce derriere va devant,
Se ge çaiens sui forsjugiez.
Mes itant voel que vos sachiez
Que vos m’en forsjugiez ma part. […]
Por ce me plaig e si ai droit
Q’en ceste cort clochent li droit. (v. 1068-1080)
L’insistance sur le terme forsjugiez est une insulte lancée à la face d ’rthur : le roi se voit accusé d’être incapable de rendre bonne justice, et nul ne prend sa défense. Et lorsqu’il réapparaît à la fin du roman pour arbitrer à nouveau la querelle, son autorité n’est que de pure forme : la bataille est déjà jugiee (v. 5855), et elle l’a été sans lui.
11Ce rejet du lien hiérarchique s’illustre également dans la façon dont les personnages traitent leurs vaincus. La conception arthurienne de la captivité est celle d’une « mise à disposition » : le prisonnier est envoyé servir et est accueilli courtoisement, invité à adhérer à un ordre fait de largesse, d’initiative et d’honneur, autant d’éléments qui favorisent son intégration. À l’inverse, la vengeance, comme le remarque C.-A. Van Coolput est dépréciée : « Essentielle chez Chrétien […], l’intégration est une œuvre d’harmonisation du monde. On comprend dès lors que la vengeance – et l’agressivité en général – n’est pas encouragée dans ses romans17. » Mais cette intégration, que Méraugis refuse pour lui-même, est de même refusée à ses adversaires vaincus. Lorsqu’il défait Laquis, il l’envoie en ambassade vers l’Outredouté, malgré les supplications du chevalier terrorisé. Il abandonne dans son sillage la dame de l’Île sans Nom, lui laissant le choix entre la mort par le feu ou la liberté de reprendre ses activités cruelles. Enfin, lorsqu’il retrouve l’Outredouté, c’est pour un combat à mort. Pas un instant il n’envisage de l’épargner et de l’envoyer à Arthur ; bien au contraire, il rejette toute ingérence du roi dans sa décision :
[…] Li rois Arturs, il ne porroit
Nos accorder ne metre pes.
J’ai a Laquis de Lampadés
Promis la main dont li crevas
Son oel. Ou tu la me leras,
La main, ou ge perdrai la vie. » (v. 4533-4538)
Le chevalier applique donc la loi du talion, auquel il superpose le principe de la vengeance privée : en mutilant Laquis, l’Outredouté a entaché l’honneur de Méraugis, et celui-ci veut réparer cette faute. La vengeance est la première réparation qu’il offre à Laquis en constatant son infortune : « […] Je te creant / Que se gel truis, tot maintenant / Te rendrai, ou il m’ocirra / La main dont il le te creva », (v. 2568-2571). Et lorsqu’il retrouve enfin son ennemi, cette vengeance s’assimile pour lui à un droit : « […] Si dit : « Je ne quier plus savoir. / Je voi celui qui a Laquis / Honi por moi. Ja en ert pris, / Li drois. Ge n’en prendroie mie / Concorde », (v. 4413-4417).
12Méraugis n’enverra aucun de ses adversaires vaincus se mettre au service du roi, refusant par cette attitude de contribuer à l’accroissement de la maisnie arthurienne. À son pire adversaire, l’Outredouté, il ne laisse aucune possibilité de s’amender : il lui inflige la peine capitale suivie de mutilation, dans un principe de justice privée. Les romans du xiie siècle traitaient ce type de situations en public, et C.-A. Van Coolput y voyait une volonté de civilisation :
L’aspect revanchard, avec tout ce qu’il a de trop privé, se trouvera atténué par une bataille devant des témoins objectifs, qui ne peuvent pousser qu’à une pacification. La vengeance bien comprise ne saurait être un règlement de comptes entre personnes ; elle tend au contraire à se confondre avec la justice, réplique civilisée à une impulsion primitive18.
Mais un siècle plus tard, alors que le renforcement du pouvoir royal commence à réprimer ce même principe de vengeance personnelle qui bafoue le droit de justice régalienne, la littérature arthurienne adopte un point de vue réactionnaire :
Les successeurs de Chrétien de Troyes n’adopteront pas tous une position aussi sereine et dans nombre de romans la mort violente d’un ami, d’un parent suscite des réactions très vives. […] Dans les œuvres du xiiie siècle il n’est pas étonnant de voir associés le sentiment d’avoir été outragé ou d’avoir subi un préjudice et le désir de faire justice soi-même, même si ce dernier ne se réalise pas dans les faits. En effet le roman hésitera longtemps entre vengeance et pardon, présentant quelquefois la première comme une tentation à repousser. Dans ce cas la « tendance Chrétien » finit par l’emporter, mais cela n’est pas une évidence19.
De fait, le duel entre Méraugis et l’Outredouté a lieu en privé, à l’abri des regards, dans une atmosphère de règlement de comptes et non de duel judiciaire. Indépendance grandissante du chevalier, affaiblissement de l’autorité d’Arthur qui s’avère incapable de résoudre les situations conflictuelles, valorisation des sentiments individuels au détriment de la solidarité lignagère : autant d’éléments qui peuvent expliquer le rejet des relations verticales, de suzerain à chevalier/vassal, pour un accroissement des relations horizontales entre personnes situées sur un pied d’égalité : amis ou compagnons chevaliers.
13Cette insubordination des vassaux n’est pas sans rappeler certains faits historiques du début du xiiie siècle : deux grands féodaux, Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, ami d’enfance de Philippe II Auguste, roi de France, et Ferrand de Flandres, infant de Portugal et comte de Flandre et de Hainaut, vassaux du roi, lui prêtèrent hommage puis se retournèrent contre lui, mais c’est la rouerie du roi qui les poussa dans le camp adverse, Philippe-Auguste n’ayant guère respecté les règles qui s’imposaient à lui en tant que suzerain. Tout au long de son règne (1180-1223), ce monarque montra une remarquable aptitude à la tromperie et à la manipulation. C’est là l’indice d’un changement d’époque : Philippe-Auguste avait atteint la puissance nécessaire pour imposer ce qui ressemblait déjà à la raison d’État, qui n’était pas très différente de la loi du plus fort, et les seigneurs féodaux qu’étaient Dammartin et Ferrand n’avaient pas d’autre choix que de s’incliner ou de se révolter. Choisissant la révolte, ils le payèrent cher : fait prisonnier à la bataille de Bouvines en 1214, Renaud mourut en prison en 1227. Quant à Ferrand, enchaîné, transporté en cage jusqu’à Paris, il fut enfermé dans les cachots du Louvre et n’en sortit qu’en 1227 après versement d’une colossale rançon. Cette époque est aussi celle de l’indépendance de fait des grands vassaux dans la France d’Oc, où ce même roi Philippe-Auguste n’est qu’un suzerain nominal pour les puissants comtes méridionaux, et où les seigneurs cumulent les hommages par intérêts, pratiquent des jeux de bascule entre leurs différents suzerains, toujours prêts à donner leur foi à un autre – ainsi le comte de Toulouse Raymond VI est à la fois vassal du roi de France, de l’empereur du Saint Empire germanique et du roi d’Aragon. À cette prise de liberté, Philippe-Auguste répond en laissant envahir et massacrer ses mêmes sujets méridionaux lors de la Croisade contre les Albigeois de 1209 : au terme de vingt ans de guerre, les barons indociles du sud rentrent dans le giron de la France d’Oïl.
14Le monde de Meraugis remet fortement en cause l’idéologie féodale : nous en voulons pour nouvelle preuve le sort fait au serment vassalique. Pilier fondamental du système féodal, le serment vassalique crée un rapport personnel entre deux individus, et équivaut à un contrat oral sacré. La société médiévale est structurée par ces liens d’homme à d’homme ; chacun, explique Pierre-Yves Badel, est à la fois « l’homme » – le vassal – et le seigneur de quelqu’un, à l’exception des serfs qui, situés au bas de cette pyramide, ne sont que vassaux : « Le lien vassalique apparaît à l’époque carolingienne où la dureté des temps et leurs périls ont amené les plus faibles à demander la protection des plus forts. La vassalité est un service consenti, qui unit par des liens réciproques deux hommes libres.20 » Le lien vassalique assure donc une forte cohésion à la chevalerie. Il passe avant tout autre et excuse les actes les plus répréhensibles, s’ils sont dus à l’obéissance au seigneur. À maintes reprises, la littérature nous montre à quel point ce lien peut être mis à rude épreuve : pensons à Tristan déchiré entre sa passion pour Yseut et sa fidélité à Marc, au preux chevalier Pharien qui reste fidèle à l’indigne Claudas envers et contre tous, jusqu’à passer lui-même pour traître aux yeux des siens21. Georges Duby en résume ainsi les caractéristiques fondamentales :
À cet étage du corps social, tout l’édifice de la concorde repose sur une multitude de serments individuels et collectifs et sur les solidarités qu’ils nouent. Audace, vigueur, générosité, fidélité, voici les faces de l’honneur, enjeu suprême de cette émulation permanente qu’est la vie de guerre et de cour22.
C’est justement à un serment vassalique que nous assistons après la fausse victoire de Méraugis sur Gauvain, alors que Bergis, retenant Lidoine, voit son château assiégé par les troupes royales. Les deux chevaliers complices ont regagné le château de Bergis et poursuivent leur mise en scène, et Méraugis exige de Gauvain un hommage : « Gauvain, fet il, se Dex me gart, / Vos choisirez : .i. gieu vos part./ Ou ge vos metrai en prison/ A destroit com l’en fet larron/ Ou de vostre main jurerez/ Feaüté e si me serez/ Contre touz homes en aïe », (v. 5484-5490). Alors même que Gauvain est déjà le vassal du roi Arthur, Méraugis exige qu’il lui porte assistance contre touz homes en aïe. Il est vrai que le Moyen Âge avait prévu le cas de figure de l’hommage multiple : une fidélité passe avant toute autre avec l’hommage-lige, qui prime tous les autres serments. Cependant, Gauvain, qui n’a toujours aucune idée des intentions de Méraugis, accepte sans hésiter de lui prêter serment : « – Sire, en prison n’irai ge mie, / N’estre n’i voel. Ge jurrai ainz/ Fëauté, voiant toz, sor sainz, / Vos aiderai contre toz homes. »/ Lors dient tuit : « Enforcié somes/ Plus c’onques mes d’un serement », (v. 5491-5496). Gauvain vient de jurer sor sainz, sur les reliques, qu’il serait l’homme de Méraugis. Les voilà liés pour la vie. C’est alors que Bergis décide, spontanément, d’en faire autant : « Por ce que je cuit encherier, / Si voel hui ses homs devenir/ E puis ge ferai ci venir/ Ceuz qui sont çaienz ovoec moi, / E chascuns li jurra en foi/ Einsi com vos avez juré », (v. 5501-5506). Une offre que Méraugis s’empresse d’accepter (v. 5511-5534) : le voilà donc, sans coup férir, maître de Bergis et de ses chevaliers. Maître grâce à un serment vassalique spontané, pilier de l’institution chevaleresque. Un serment dont la confiance est la pierre angulaire : Bergis insiste sur la foi (v. 5504), la confiance avec les verbes fierez, fieront (v. 5519-5520), la bone volenté des chevaliers qui s’engagent (v. 5523). Et Méraugis, fort hypocritement, les remercie pour le grant honor que tous lui font, en engageant leur foi et leur vie. Car comment imaginer un instant qu’il va accorder aide et protection à Bergis, ravisseur de Lidoine ? Il n’accepte le serment de celui-ci que dans l’intention de le bestourner, de s’en servir contre lui, comme il le prouve quelques vers plus loin : il vient de retrouver Lidoine et l’embrasse sous les yeux de Bergis qui s’offusque et exige son arrestation. La duplicité de Méraugis se révèle alors : en dévoilant son identité à son « vassal » Bergis, il lui révèle aussi dans quel piège il est tombé. Prisonnier de son serment vassalique, Bergis ne peut plus s’opposer à Méraugis, sous peine de mort et de déshonneur :
Coment, vassaus, ez tu dont tieux ?
S’estoies Meraugis ou Dex
Tot ensamble, n’avras tu pas
Lidoine. Mar te le pensas !
Tu en morras. Prenez le moi !
– Tu me prendras ? Mes ge preg toi !
N’iez tu mes hom ? – Par foi, ge non.
– Dont t’apiau ge de traïson. (v. 5688-5695)
Ainsi que le note P.-Y. Badel, « le lien vassalique a la même force que le lien du sang. Trahir son père ou son frère n’est pas plus grave que d’être félon envers son seigneur. Un félon mérite la mort23 ». Trahis par leur seigneur, les vassaux ne peuvent se défendre contre lui, sous peine de passer eux-mêmes pour des traîtres ! Cependant Méraugis n’est pas un traître au sens propre du terme : il n’a obligé personne à lui prêter serment, à l’exception de Gauvain dans les conditions que l’on sait. Et Bergis a été bien sot d’engager sa foi à un homme dont il ne connaissait même pas l’identité. Il mérite bien ici son surnom, li Lois, qu’on peut traduire par « celui qui louche », mais aussi « le myope » : autrement dit, « celui qui ne voit pas loin ». Mais Méraugis a profité de la situation, il a abusé de la confiance de Bergis en lui dissimulant sciemment son identité. La vassalité exige une loyauté réciproque : un serment prêté dans de telles conditions est-il valide ? Certes Méraugis ne s’est pas parjuré, mais il exploite un serment ambigu, valable sur la forme mais nul sur le fond, qui n’est pas sans nous rappeler le serment d’Yseut24 : sa parole n’a pas plus de consistance que celle de Philippe-Auguste envers ses vassaux.
15Du reste, ce serment prêté à Méraugis est-il même valable dans les formes ? L’hommage traditionnel doit avoir lieu lors d’une cérémonie strictement codée dont Jacques Le Goff nous rappelle l’importance :
Il faut insister sur le fait que l’ensemble des rites et des gestes symboliques de la vassalité constitue non seulement un cérémonial, un rituel, mais un système, c’est-à-dire qu’il ne fonctionne que si aucun élément essentiel n’y manque et qu’il ne prend sa signification et son efficacité que grâce à chacun de ses éléments dont le sens ne s’éclaire que par référence à l’ensemble. Hommage, foi et investiture s’articulent de façon nécessaire et constituent un rituel symbolique dont l’intangibilité est moins liée à la force, et, dans ce cas, au caractère quasi sacré de la tradition, qu’à la cohérence interne du système. […] La succession des actes et des gestes : hommage, foi, investiture, n’est pas seulement un déroulement temporel, c’est un déroulement logique et nécessaire25.
Dans ce roman, Bergis et ses chevaliers semblent s’être limités à un serment oral. Bien que la parole donnée soit sacrée, les chevaliers pourraient décider de desfier ce seigneur indigne qui a trompé leur confiance, en arguant ce vice de forme, ou simplement parce qu’ils jugent sa conduite condamnable ; un précédent littéraire existe, dans la chanson de geste de Raoul de Cambrai26. Mais les chevaliers de Bergis préfèrent s’en tenir à leur serment, et cela moins par loyauté que par peur : « […] il s’esmaient/ De ce qu’il voient Meraugis /E ceuz qui gehui furent pris / Ensamble […] », (v. 5725-5728). Aucun chevalier n’est donc décidé à défendre son honneur et sa confiance bafoués. Et du reste, Méraugis a une solution toute prête : « Si [Bergis] est mes homs, ge serai soens/ S’il veut, por devenir amis », (v. 5743-5744). Contraint et forcé, Bergis accepte l’hommage de Méraugis, mais le narrateur n’est pas dupe du serment réciproque des deux hommes :
De pais se vont entrebesier.
Li Lois qui n’ose mes groucier
Nel bese mie de bon cuer.
Ce ne peüst estre a nul fuer.
– Por quoi ? – Qu’il ne l’aime mie
De bon cuer. – Dont fust ce mestrie
S’il en besast home ne fame.
– Cui chaut ? […]. (v. 5748-5755)
Cette conclusion est éloquente. En mettant l’accent sur le baiser vassalique, c’est tout le bestournement de cet hommage que met en lumière le narrateur : « […] l’osculum vassalique est l’élément qui crée une certaine égalité entre le seigneur et le vassal et représente l’acte le plus confiant entre les deux contractants, celui qui engage le plus fidélité et sécurité27 […]. » Par l’échange solennel de leurs souffles, deux hommes sont censés être liés jusqu’à la mort. L’osculum est un des emblèmes de la société chevaleresque, un moyen d’affirmation de la classe des bellatores. Mais dans Meraugis, le baiser vassalique, qui doit sceller la confiance, s’apparente, au mieux, au baiser de Judas, au pire, à une scène de farce. Avec l’emploi du il indéterminé aux vers 5752 et sq., le narrateur laisse entendre qu’on trouve autant de mauvaise foi chez Méraugis que chez Bergis. Le cuer, siège de la loyauté, est absent, et ce serment ne repose que sur ruse et trahison. Les hommages se prêtent à la sauvette, et Méraugis passe avec désinvolture du statut de seigneur à celui de vassal. Où est la solennité, le cérémonial précis qui faisait la force de ce code chevaleresque ? Pourtant, selon les mots de Georges Duby : « On ne saurait, sans perdre le droit de paraître le front haut dans les réunions militaires, briser la foi qu’on a jurée28. » Raoul de Houdenc dépeint un monde où les serments s’offrent et se reprennent, où l’hommage est trompeur et abusif, où la parole est à double sens. Mais de tout cela, cui chaut ? De l’aveu même du narrateur, plus personne ne se préoccupe de respecter ou non ces engagements. Si le monde arthurien se délite, il est à l’image de cette société du xiiie siècle où, après deux siècles de gloire, la chevalerie et ses rituels entrent en décadence, concurrencée par le pouvoir de l’argent et des négociants, et où l’honneur perd son sens. Le chevalier n’a plus d’intérêt à se mettre au service d’un roi ou d’une communauté qui ne tiendront pas leurs promesses, son avenir tient désormais dans le pragmatisme et l’individualisme.
16Enfin, autre parallèle entre les personnages houdanesques et les personnages historiques concernant la violation des serments, on peut constater que Lidoine emprunte elle aussi quelques traits à Philippe-Auguste : celui-ci épouse en premières noces Isabelle de Hainaut et envisage de la répudier car elle ne lui donne pas d’héritiers. Devenu veuf, il épouse Ingeburge de Danemark, la répudie sans explications au lendemain de ses noces et la fait enfermer dans un couvent tout en demandant l’annulation de leur mariage – ce que la reine Ingeburge n’acceptera jamais, persistant à vouloir conserver ses liens matrimoniaux. Se sentant libre de toute obligation envers elle, le roi épouse Agnès de Méranie ; union illégale puisque l’annulation de son mariage avec Ingeburge n’est pas valide. Ingeburge subit une captivité qui durera vingt ans, pendant laquelle elle supporte toutes sortes d’humiliations, de sévices psychologiques et de privations extrêmes, passant de couvent en prison. Après la mort en couches d’Agnès, le roi décide de reprendre la vie commune avec Ingeburge à qui il restitue, après vingt ans de rejet, ses droits d’épouse et de reine. Les trois épouses de Philippe-Auguste furent trois reines bafouées, abandonnées puis reprises, au mépris total du sacrement du mariage. Qu’en est-il chez Raoul de Houdenc ? Prisonnière de Bergis, Lidoine feint d’accepter pour époux son fils Espinogre tout en promettant sa main et son royaume à Gorvain s’il vient la délivrer. Elle se retrouve ainsi simultanément fiancée à trois hommes : Méraugis, toujours vivant, Espinogre et Gorvain. Ce dernier remplit ses engagements envers elle, mais pas elle envers lui : retrouvant Méraugis, Lidoine lui rend aussitôt son cœur, trahissant ses serments sans hésitation ni remords, répudiant dans un même élan Gorvain et Espinogre. Souvenons-nous que Lidoine est reine, et dans la première moitié du roman, dotée d’une autorité toute masculine : l’auteur, en toute logique, lui fait adopter les comportements des rois de son temps…
Les quêtes personnelles
17Pourquoi, enfin, mettre sa force au service d’un roi qui forsjuge ? L’indépendance du chevalier, son refus du lien vassalique et de l’engagement auprès de la collectivité s’illustre par la tendance systématique de Méraugis à ne pas combattre les calamités qui ponctuent son chemin, et qui représentent autant de dangers pour la communauté arthurienne : il laisse invariablement ses aventures en suspens. Dans son errance, il déclenche des catastrophes – libérer l’Outredouté en renversant son écu –, rencontre des fléaux – la dame de l’île, la carole magique –, ou se trouve en présence de situations qui réclament son arbitrage – les demoiselles à marier. Autant de motifs typiques qui parsèment le monde arthurien et sont autant de possibilités pour le chevalier errant d’acquérir la gloire tout en corrigeant les imperfections de ce monde, procurant ainsi joie et sécurité à la collectivité. Mais Méraugis n’agit aucunement comme ses prédécesseurs littéraires. Aux demoiselles en pleurs qui redoutent un terrible danger depuis qu’il a renversé l’écu, il répond qu’il n’a pas le temps d’attendre : « Dames, or ne sai gié/ Que dire. Quant nuls ne repaire / A cest tref, je n’en puis fere. / Or m’en vois […] », (v. 1641-1644). Même réponse au roi Amangon :
[…] Sire, a vostre commandement,
Mes plest qu’il soit. E si vos pri
Des autres, la vostre merci,
Marïez les a ceste foiz.
E ancouan sachiez par foiz,
Se ge sui vis, ge revendrai
A cest jor e sejornerai,
Sauf ce que l’onor m’en remaigne,
Par vostre los, que n’i mespregne,
Les donrai totes de ma main.
Car en cest point jusqu’à demain
Ne remaindroie por proiere. (v. 2453-2464)
Concernant la dame de l’île, il se contente de l’enfermer à clé et de la menacer :
[…] Lors les assamble,
En une chambre, ce me samble,
Les enferma desouz la clef. / La parloient e c’est soëf,
Que Meraugis lor dit e jure
Se por crier par aventure
Oevrent la bouche ne les denz,
Il metra ja le feu dedenz.
Einsi sont celes enfermees (v. 3280-3288)
Puis il quitte les lieux sans plus se soucier des conséquences, et c’est le narrateur qui doit intervenir pour renseigner quelque peu le lecteur :
Ge ne dirai pas que devindrent
Les dames. – Por qoi ? – Je ne puis.
Sachiez par foi, ge n’i fui puis […]. (v. 3367-3369)
Le chevalier montre la même indifférence pour l’ensorcellement de la carole. Pourtant, un autre malchanceux vient d’y entrer à sa place. Mais même lorsqu’il a retrouvé ses esprits, Méraugis ne retourne vers la carole que dans un seul but : affronter l’Outredouté, et non mettre un terme aux maléfices de la ronde enchantée.
18Pourquoi Méraugis ne retourne-t-il pas marier les pucelles du royaume d’Amangon, terrasser la dame cruelle de l’Île sans Nom, mettre fin aux dangers de la carole magique ? Parce que ces dangers ne le concernent pas. Les coutumes périlleuses qui hantent le monde arthurien, coutumes que Lancelot, Érec ou Yvain se faisaient un devoir d’annihiler, appartiennent à une trame collective dont Méraugis n’est pas et ne veut pas devenir un des maillons : seules ses quêtes personnelles, retrouver Gauvain, Lidoine et tuer l’Outredouté, ont de l’importance. Restaurer la joie n’est pas sa préoccupation, seule sa joie l’importe, et l’une de ses répliques alors qu’il atteint la Cité sans Nom est éloquente : « Ce que me dieult ? Nule chose ! » (v. 2843-2844). Méraugis n’intervient en fait pour réparer une injustice que s’il y trouve son propre intérêt. Prendre la défense du nain lui importe car ce petit personnage lui promet une récompense : l’onor. Traquer l’Outredouté devient primordial lorsque ce dernier a éborgné Laquis, et donc sali l’honneur de Méraugis : « Mes ge te jur, tien en ma foi, / Que ja mes ne retornerai/ En mon païs ainçois t’avrai/ De l’Outredouté si vengié/ Qu’il en avra le poig trenchié », (v. 2591-2595).
19Dans les romans de Chrétien, l’aventure du chevalier était individuelle ; chez Raoul de Houdenc, elle se fait individualiste. Et pour prouver que se mettre au service de la communauté arthurienne ne paie plus, il suffit de voir le sort fait au personnage de Gauvain que rappelle ici M. Szkilnik :
Ironiquement, le chevalier, qui avait entrepris la quête de Gauvain pour ramener la joie à la cour d’Arthur, et accroître sa réputation, ne retire aucune gloire de l’aventure : de retour à la cour, Gauvain ne raconte pas comment Méraugis l’a sauvé en l’aidant à s’évader de l’île. Les déclarations d’Amice montrent que Gauvain n’a pas clairement révélé le rôle de Méraugis dans sa délivrance ni le fait que le chevalier soit toujours vivant. Si le retour de Gauvain a bien ramené la joie à la cour d’Arthur, Méraugis n’en tire aucun bénéfice, n’en reçoit aucune louange29.
Quant à Gauvain, qui s’était engagé dans la quête de l’Épée aus Estranges Renges, il n’a droit qu’à quelques vers désinvoltes de la part du narrateur. De même, lorsqu’il se lance à la rescousse de Lidoine injustement emprisonnée par Bergis, il n’en retire que déshonneur. Il part pourtant à la tête de toute la maisnie arthurienne : « Vendrez vos ?/ Font il a ceuz. – Oïl ! – E vos ?/ – G’irai ! – E gë ! – E gë ! – E gié ! »/ Einsi se sont trestui gagié/ Qu’il iront demain sanz aloigne », (v. 5144-5148). Mais ce grand mouvement collectif dont Gauvain est l’initiateur va se retourner contre lui. À Monhaut, il affronte Méraugis et se rend à lui en paiement de sa dette : aussitôt, son camp le maudit et jure de le mettre à mort : « Somes nos trestuit recreant/ Se ja de ci alons avant/ Plain pas devant que nos l’aions/ Ocis. Nos en envoierons/ La teste son oncle le roi », (v. 5459-5463). S’être joint à la communauté arthurienne équivaut pour Gauvain à devoir être démembré, sacrifié pour avoir manqué aux principes de cette même communauté : la mise à mort expiatoire de celui qui a failli renforcera la solidarité du groupe. Raoul de Houdenc met ici en lumière le danger de ne faire qu’un avec le clan : pour rester fort, le collectif absorbe l’élément profitable ou détruit l’élément perturbateur. Méraugis, qui agit en solitaire, n’encourt pas de tels risques.
20Le personnage masculin, en ce début de xiiie siècle, voit donc se modifier les valeurs qui avaient guidé ses pas jusque là. Qu’en est-il du personnage féminin ? Dans l’œuvre houdanesque, la dame a droit elle aussi à un traitement inattendu.
La valorisation de la femme
La dame, unique aspiration du chevalier houdanesque
21Si l’on exclut les personnifications du Dit, le personnage féminin houdanesque apparaît pour la première fois dans Le Roman des Eles sous une forme allégorique : il s’agit de la dame, désignée sous le vocable la rose (v. 512), confondue avec l’amor : « Après estuet/ Que je die comment ce puet/ Estre qu’entre amor et la rose/ Soient une samblable chose », (Le Roman des Eles, v. 582-584). On a vu comment Le Roman des Eles enseignait au chevalier le moyen d’atteindre la perfection par l’entremise de la fin’amor, mouvement culturel qui, à partir du xie siècle, donna lieu à une valorisation de la femme dans les milieux nobles. C’est l’amour de sa dame qui pousse le chevalier au melhorar :
Se c’est qu’amors cortois le truisse,
Cortois le fet plus que devant,
S’il est larges, larges avant ;
Quar amors fet, ce ne fet nus,
De bel plus bel, de cortois plus,
Et en toutes biautez s’eslit. (v. 622-627)
La pensée platonicienne et chrétienne considérait l’amour humain comme un tremplin vers l’amour divin. Mais l’amour courtois, et les auteurs tels Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, ont choisi de s’arrêter au plan humain : « Autant com la rose embelist/ Les floretes et le chapel, / Qu’en l’en tient por la rose a bel, / Autant amors, ce est la somme, / Embelist les teches a l’ome », (v. 628-632). Lancelot, croyant Guenièvre morte, veut commettre le pire des crimes, le suicide30 ; il place sa dame au-dessus de Dieu. Raoul poursuit dans cette veine et son Roman des Eles est un hymne à l’Éros humain : la dame-rose, assemblage de perfections, incarne l’idéal vers lequel doit tendre tout preudon :
Raouls a toz les cortois prie
Que de ces teches lor soviegne,
Et qu’aucuns aucune en retiegne,
Quar je sai bien sanz nul redout,
Tels est riches qui n’a pas tout ;
Et por ce faz a toz savoir,
Qui toutes nes porra avoir,
S’aucune en puet avoir, gart la ;
Quar bone teche, quant on l’a,
Puet rendre si biau gerredon,
C’une teche rent un preudon,
Et en toz biens le met avant. (v. 644-655)
L’ambiguïté caractérise le discours houdanesque : la dame peut tout aussi bien être la Vierge Marie qu’une femme de chair. Cependant, nombre d’indices tendent à mettre en avant la femme charnelle et l’amour humain, terrestre et mondain, à l’exemple de l’aspiration du preudon houdanesque. Alors que le dernier roman de Chrétien, Le Conte du Graal, orientait les chevaliers vers un objet mystique qui devient religieux et sacré dans les cycles en prose, Le Roman des Eles, à contre-courant de son époque, propose un catéchisme laïc qui ramène le chevalier vers la terre. Une perspective résolument profane que Méraugis applique tout autant : ses propos, alors qu’il erre à la recherche de Lidoine, frôlent l’hérésie. Le narrateur le dit lui-même : Ja mes n’orrez autel (v. 3526) :
Diex, as-tu riens en ton chatel
Dont tu conforter me peüsses ?
Nenil ! Si as ! Diex, bien seüsses
Moi occire ou avoir merci.
Ha, biaus sire Dex, car m’oci.
Quel merci voel ge dont avoir ?
Paradis. Q’ai je dit ? Ja voir
Nel lerai. Non, voir ge ! Dont ont
Quanqu’il voelent cil qui i sont ?
Oïl. Donc fusse ge orendroit
Dedenz ! Ou Lidoine vendroit,
Ou tuit cil qui dedenz seroient
N’avroient pas quanqu’il voudroient.
Avroient ? Non, ce m’est avis,
Sanz le n’a Dex nul paradis
Qui me plese. Qui donc ? m’amie
Ge voeil. Cui chaut ? Dex ne veut mie
Que ge l’aie, ainz veut q’autres let. […] (v. 3527-3544)
Pour Méraugis comme pour Lancelot, la perte de la femme aimée entraîne les péchés capitaux de colère et d’acédie qui les poussent au péché mortel de désespérance. Dieu ou le paradis ne sont en aucun cas des consolations à la perte de la dame, qui occupe la place normalement dévolue au Tout-Puissant. Par son absence, Lidoine devient l’objet convoité mais inaccessible, caché aux regards profanes dans la Cité sans Nom, lieu à la fois de ce monde et d’ailleurs, tel le Graal en la cité de Sarras :
Il oirre tant qu’en maint lieu vint
E demandoit. La cité quiert
Qui ert sanz non, e si enquiert
A la Cité sanz Non sa voie.
Qui chaut, quant nus ne l’en avoie
Qui de bouche seüst parler ?
Ne nus ne li oit demander
La voie a la Cité sanz Non
Qui le face se gaber non.
Que vos diroie ? Assez puet querre
Il quiert Paris en Engleterre ! (v. 3511-3521)
Quelques vers plus haut, Gauvain avait comparé la quête de Lidoine à celle d’un objet mythique, l’Épée aus Estranges Renges détenue par Galaad dans La Queste del Saint Graal : « L’aventure que j’ai emprise/ De l’espee me covient querre. […]/ La irai, Dex, car me conselles !/ Et vos irez de l’autre part/ Querre Lidoine […] », (v. 3457-3465). La quête d’une femme prend donc la même valeur que celle de l’épée merveilleuse destinée au chevalier célestiel dans La Queste del Saint Graal. Et, une fois Lidoine retrouvée, Méraugis ne montre nulle intention de progresser vers un amour spirituel. On notera le parallélisme entre le vers 3539 : N’avroient pas quanqu’il voudroient, et le vers 5891 : or a Meraugis quanqu’il veut. Tout ce qu’il veut désigne des êtres de chair, et nullement des satisfactions spirituelles : Meraugis de Portlesguez relate une quête de la femme, et son héros éponyme est et demeure un chevalier terrestre pour qui l’amour de l’aimée est la seule fin à rechercher.
22Cette valorisation de la femme passe également par l’importance de la prise de parole que le roman houdanesque lui accorde. Le discours normatif, dans Meraugis, passe par la bouche des femmes.
Lidoine, la magistra
23L’avènement du personnage féminin houdanesque se produit essentiellement par la figure de Lidoine. Contrairement aux héroïnes de Chrétien de Troyes qui n’existent que par rapport au héros masculin, Lidoine a droit au titre de personnage principal. Bien des épisodes de Meraugis la placent au centre de la narration, elle mène une existence autonome et vit ses propres aventures au point d’éclipser le personnage masculin31. Certes, son portrait initial ironise sur ce lieu commun de la littérature courtoise qu’est la description en pied de l’héroïne. Ainsi, le narrateur se moque des extraordinaires qualités curatives de son personnage, qui ôte la goutte à qui a le privilège d’être serré dans ses bras (v. 74-78), ou procure le don d’invulnérabilité à qui la côtoie (v. 104-107). Cependant, entre ces remarques caricaturales, il glisse des détails insolites quant aux occupations de cette dame. De fait, Lidoine tient collège :
[…] Q’ele estoit plesanz en non
E escolee de bien apprendre.
Environ li peüst on prendre
Totes les honors a plain poig.
E les puceles de bien loig,
De Cornoaille e d’Engleterre
La venoient par non requerre
Por veoir e oïr parler.
Toz li monz i soloit aller
Por le gentil pelerinage
E la pucele estoit tant sage
Que ja nuls cortois n’i parlast
Qui plus cortois ne s’en alast
S’il vouzist ses diz retenir.
A cel tens la sieult on tenir
Por la plus gentil damoisele. (v. 84-99)
Héroïne mondaine, certes, mais également personnage public. D’emblée, Lidoine apparaît comme détentrice de l’éloquence, et son verbe possède des vertus bénéfiques. En un temps où l’Église recommande aux femmes de se taire en raison de leur tendance innée à mentir ou à tomber dans l’erreur – l’image d’Ève la tentatrice hante toutes les pensées –, l’auteur de Meraugis choisit de mettre en scène une femme à la voix synonyme de sagesse, qui raisonne et instruit ses semblables. De toute évidence, le père de Lidoine a accordé le plus grand soin à son éducation, à l’encontre des principes de Philippe de Novare :
A fame ne doit on apanre letres ne escrire, se ce n’est especiaument por estre nonnain ; car par lire et escrire de fame sont maint mal avenu, et touz jors dit on que au serpent ne puet on doner venin, car trop i en a. […] Et mout afiert a fame qu’ele parole po ; car en trop parler dit on sovant folie32.
Or Lidoine a été escolee, et on a fortement mis l’accent sur sa maîtrise du deuxième art libéral qu’est la rhétorique. À une époque où l’instruction des filles, même dans la noblesse, est négligée, l’auteur met en avant l’éducation sans failles de son héroïne, non seulement instruite, mais instructrice à son tour des puceles désireuses d’apprendre. Alors que l’instruction se laïcise dans la société médiévale en ce début de xiiie siècle avec la mise en place des universités – universités dont les femmes sont exclues, et dont les maîtres sont des clercs –, un réseau féminin de transmission du savoir s’est constitué autour de Lidoine, prolepse de la suite du roman où ce sont les dames, Lidoine, Guenièvre, ses suivantes, les fées, qui détiendront la reson – à la fois parole et droit – et la connaissance. Et la gent masculine est laissée à l’écart de cet apprentissage du bien parler et bien raisonner. Seules des puceles se rendent auprès de la dame, en gentil pelerinage comme auprès d’un être supérieur33 ; à l’image des étudiants du xiiie siècle, elles accomplissent ainsi la « pérégrination académique » qui veut que celui désireux de s’instruire aille chercher le meilleur maître là où il se trouve34. La réflexion et l’intelligence, dès l’incipit de Meraugis, se conjuguent au féminin, et la maîtrise de la rhétorique de Lidoine s’illustre dans les nombreuses prises de parole du personnage au cours du roman, prises de parole souvent fort longues. Lors de la première confrontation entre ses prétendants Méraugis et Gorvain, elle interdit et propose, menace et promet récompense, se pose en juge et en trophée. Elle est « l’idoine35 », celle qui se montre capable et avisée. En refusant qu’un désaccord soit automatiquement réglé par les armes, elle se fait le vecteur d’une « civilisation » de la chevalerie, où la force se soumet à la raison et à la parole.
24Magistra en son pays, il paraît logique que Lidoine assume ce rôle envers le chevalier jeune et ignorant qu’est Méraugis. De fait, on a déjà souligné l’usage inégal de la parole dans leur couple, une parole dont Lidoine possède l’incontestable maîtrise. Méraugis d’ailleurs se montre incapable de répondre à ses arguments, sinon pour dire qu’il ne sait que dire, et n’a d’autre choix que d’obéir : « – Après cest mot ne sait que dire, / Fet Meraugis. Puis qu’il vos plest, / Itant sachiez sanz nul arrest, / G’irai, quant fere le convient », (v. 776-779). Gorvain réagit plus énergiquement et ne s’attarde pas sur la possible inefficacité d’une réponse, mais, comme Méraugis, il choisit d’exécuter sans discuter les volontés de Lidoine : « Dit Gorvains : « Je mouvroie ja/ Certes, se ma dame voloit », (v. 782-783). Et quelques vers plus loin, le narrateur revient sur le fait que les deux chevaliers sont partis chercher l’aventure sur la demande expresse de la dame : « Si com lor dame les envoie/ Vont partot cerchant les contrees », (v. 793-794). Lidoine sait que les jeunes chevaliers ont besoin de canaliser leur énergie, et que leur donner un but à atteindre est le meilleur moyen d’éviter que cette violence se déchaîne entre eux deux. Mais il semble aussi que le clerc-narrateur lui cède la maîtrise du récit : c’est la parole de Lidoine qui envoie deux fois Méraugis en quête, la seconde fois pour qu’il accomplisse les exploits qui feront de leur histoire un molt biau conte d’aventures.
25Lidoine envoie donc les jeunes gens s’aguerrir, mûrir, avant qu’ils puissent prétendre à l’attention d’une dame. À deux autres reprises dans le roman, elle s’empare longuement de la parole pour imposer ses volontés : lorsque Méraugis lui est accordé et qu’elle doit lui donner un baiser, elle dicte d’abord ses conditions (v. 1097-1119), exprimant l’autorité de sa personne devant toute la cour arthurienne rassemblée et obtenant l’assentiment du chevalier (v. 1120-1130) ; et lors de sa détention chez Bergis, où, cette fois dans le privé de sa geôle, elle donne ses ordres quant à l’avenir de ses terres et de sa personne (v. 3856-3894). Lidoine serait-elle une figure inversée et caricaturale d’Énide dont on loue le noble silence ? Certes, mais elle est aussi une femme dont la parole a un poids considérable dans un monde d’hommes. La voix d’Énide n’a aucun pouvoir face à Érec qui lui intime à volonté l’ordre de parler ou de se taire, alors que Lidoine domine entièrement la sienne. Non seulement elle remet en cause la tradition culturelle du débat judiciaire, mais de plus elle s’attaque à une auctoritas tout aussi éminente, celle de l’Église. Saint Paul dénie tout autant aux femmes le droit de prendre la parole en public que celui d’enseigner aux hommes : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner et de gouverner l’homme ; mais elle doit demeurer dans le silence. »36 L’autorité paulinienne, mise à mal par la principale héroïne, ainsi que la pensée platonicienne, contestée par la complexité des personnages houdanesques, vont maintenant être discutées par les autres personnages féminins de Meraugis. Car si Lidoine tient collège, Guenièvre et ses dames livrent débat pour décider du sort sentimental de deux hommes.
Tribunal et jeu-parti
26Une tradition fait état de cours tenues par les grandes dames de la société du xiie siècle, cours qui se constituaient en véritables tribunaux et qui rendaient des jugements concernant des cas amoureux qui leur étaient soumis. C’est surtout à Poitiers, à la cour d’Aliénor d’Aquitaine, à Troyes, à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et fille d’Aliénor, et aussi dans certaines cours d’Occitanie, que se tenaient ces séances. On possède des textes de ces jugements qui prouvent l’intérêt suscité par les questions amoureuses dans la société aristocratique raffinée et cultivée de ce temps37. Le philologue François Raynouard est le premier, en 1817, à mettre en évidence l’existence de ces cours d’amour :
Ces tribunaux, plus sévères que redoutables où la beauté elle-même, exerçant un pouvoir reconnu par la courtoisie et par l’opinion, prononçait sur l’infidélité et l’inconstance des amants, sur les rigueurs ou les caprices de leurs dames, et, par une influence aussi douce qu’irrésistible, épurait et ennoblissait, au profit de la civilisation, des mœurs, de l’enthousiasme chevaleresque, ce sentiment impétueux et tendre que la nature accorde à l’homme pour son bonheur, mais qui presque toujours fait le tourment de sa jeunesse, et trop souvent le malheur de sa vie entière38.
Raoul de Houdenc s’est très certainement inspiré de ce fait historique pour son jeu-parti, ou débat d’amour, de Meraugis. Si l’on se réfère aux mœurs de la société de l’époque, c’est donc en toute légitimité que la reine Guenièvre revendique de juger avec ses dames le cas problématique posé par Méraugis et Gorvain. Pour rappeler ses paroles : « L’en set bien/ Que tuit li jugement sont mien/ D’amors ! [..] », (v. 861-863).
27Un sujet de débat, parmi d’autres, est parvenu jusqu’à nous : « Préfèreriez-vous une maîtresse médiocrement belle, mais très sage, ou une maîtresse médiocrement sage, mais très belle ? »39 À cette question de Jehan Bretel à Jehan de Grieviler, ce dernier répond qu’il préfère la première hypothèse40. C’est un cas très similaire que vont avoir à traiter les dames de la cour d’Arthur. La naissance de l’amour des deux chevaliers pour Lidoine a eu lieu lors du tournoi de Lindesores. Gorvain est le premier à s’éprendre de la jeune fille, ou plus exactement de son indicible beauté : « J’oseraie por li prover/ Que c’est la plus bele dou monde./ C’est la plus preuz, c’est la plus blonde, / C’est la plus bele, quant devis./ Ceste la miex fete de vis/ Qui onqes fust fete a devise. »/ Quant plus la voit e plus l’avise, / E plus li plest a deviser », (v. 348-355). Cette enamoratio se fonde toute entière sur le sens visuel, donc sur le semblant de Lidoine : le verbe voir y prédomine, ainsi que le verbe de vision aviser ; l’accent est mis sur les qualités physiques de l’héroïne : sa beauté, sa blondeur, la perfection de son visage, son vis. Dans cet éloge, on relève une discrète mention d’une qualité non physique, la plus preuz, « la plus noble ». Encore que selon la pensée médiévale, la noblesse aille nécessairement de pair avec la beauté.
28Éperdu d’amour, Gorvain déclare à Lidoine qu’il sera désormais à son service : Sachiez / Que je sui vostres quitement (v. 422-423). Mais Gorvain ignore alors que son compagnon Méraugis vient de concevoir la même passion. Cependant, ce dernier s’est épris de la courtoisie de la dame, et non de sa beauté : « […] quant il ot/ Un poi a la dame parlé, / Se cil l’ama por sa beauté, / Cist ama tant d’autre partie/ Sa valor e sa cortoisie/ E ses cointes diz affetiez/ Qu’il fu .c. tanz plus enlaciez/ D’amors, que ses compains n’estoit », (v. 443- 449). Lidoine la fée avait ensorcelé Gorvain par la perfection de son corps, mais la noblesse de sa conversation a envoûté Méraugis, quant il ot / Un poi a la dame parlé (v. 442-443).
29À la seule lecture de ces vers, il semble que le narrateur ait déjà son avis sur la valeur respective de l’amour qu’éprouvent les deux jeunes gens : celui de Méraugis, qui est .c. tanz plus enlaciez (v. 448), est manifestement plus fort que celui de Gorvain. Méraugis s’éprend du remenant de Lidoine, des qualités intrinsèques de sa personne : l’élégance de ses propos, la justesse de ses paroles, le charme de sa compagnie. Un remenant en accord parfait avec le semblant de la dame, comme il est d’usage dans la pensée médiévale nourrie de platonisme, pour qui le Beau et le Bon vont de pair ; mais c’est ce remenant qui semble pourtant primer dans l’appréciation de Raoul de Houdenc sur les sentiments des deux amis. En l’aimant pour sa courtoisie, Méraugis a en effet saisi immédiatement l’essence de Lidoine contenue dans son nom : celle qui est « idoine », avisée et intelligente, alors que Gorvain s’en est tenu au premier abord, sans chercher à comprendre l’être véritable du personnage. Dans une société où le nom définit l’essence de chacun, ne pas saisir la senefiance de ce nom crée un manque grave qui va coûter cher à Gorvain. Mais pour l’heure, ce dernier est tout à son amour nouveau, et c’est auprès de son compagnon et ami Méraugis qu’il va tout naturellement chercher confirmation du bien-fondé de son choix :
Or me dites, compains amis,
Avez veü com Diex a mis
Trestotes les biautez ensamble
Sor cele pucele qui samble
Qu’el doie miex qu’eles valoir. (v. 489-493)
Avec l’utilisation de l’adverbe Or introduisant le verbe à l’impératif Dites, Gorvain formule une question rhétorique qui ne saurait admettre qu’une réponse affirmative. Malgré l’emploi de l’apostrophe amicale compains amis, on sent qu’il oriente fortement la réponse de Méraugis et lui enjoint de penser comme lui. Or, Méraugis a sur la question un avis bien opposé ; selon lui,
De sa beauté ne puet chaloir,
Fet Meraugis, s’el n’est vaillanz.
E el estoit plus bele assez,
Si seroit por noient lassez
D’amors celui qui l’ameroit.
Car qui s’amor entameroit
Por corz, sanz cortoisie amer,
Bien i porroit sentir amer.
– Porroit ? – Oïl, s’amors ne ment. (v. 494-503)
Méraugis a-t-il perçu l’amour que porte, comme lui-même, Gorvain à Lidoine ? Sa réponse s’ingénie à contredire l’éloge précédent fait par son compagnon, et ce dès le premier vers qui dénie toute valeur à la beauté qui ne puet chaloir ; il enchaîne ensuite les termes dépréciatifs qui dévalorisent l’opinion de Gorvain : Selon lui, seule compte la cortoisie, les qualités de l’âme, non celles du corps. Mais surtout, cette réponse, bien qu’énoncée sur le ton de la vérité générale, dit clairement que celui – Gorvain – qui aime une femme – Lidoine – pour sa seule beauté n’éprouve pas un véritable amour : « s’amors ne ment », affirme Méraugis. Il lance une pique allusive, portée par une jalousie naissante envers un rival qu’il refuse encore de nommer.
30Gorvain a perçu l’attaque. Vexé que ses sentiments soient mis en doute, il renchérit sur son premier avis :
Il m’est avis, si com ge croi,
S’ele ert deable par dedens
Grue, fantosmë ou serpens,
Por la biauté qui est defors
Doit en amer dedenz son cors.
Non doit ! – Si doit, ce m’est avis. (v. 506-511)
Michelle Szkilnik analyse ainsi ces affirmations :
L’attitude excessive de Gorvain, face à une certaine modération de Méraugis, déconsidère d’emblée la position soutenue par le premier, à savoir que seule compte la beauté du corps et que peu importe ce qui se cache sous les apparences séduisantes41.
Les deux amis décident alors de s’avouer leur amour réciproque, en prenant soin de rester chacun sur leurs positions initiales. La discussion s’envenime, et malgré les appels au calme de Méraugis : « […] ce m’est vis / […] Que ja tencier ne deüsson » (v. 599-601), Gorvain le défie :
« […] La trieve faut, ge vos desfi,
E si voeil prover orendroit
Que vos n’avez en s’amor droit.
– Si ai, ce cuit. – Vos non avez
Quant vos por son cors ne l’amez […].
– E ge sui pres de moi deffendre
Dit Meraugis, e dou prouver
Que l’en puet miex reson trover
Par qu’ele doie estre m’amie
Que vostre, que vos n’amez mie
Sa cortoisie e son doz non. (v. 606-621)
Méraugis conclut son argumentation sur le non, l’essence de Lidoine qu’en effet, Gorvain s’obstine à vouloir ignorer. Un violent duel s’engage alors, auquel Lidoine met fin sans ambages comme on l’a vu plus haut. Sur sa décision, la querelle est reportée : elle sera jugée à la cour d ’rthur, par les dames présentes et sous la direction de la reine.
31Selon les mots d’Emmanuèle Baumgartner, la civilisation médiévale a tendance à traiter tout problème, qu’il soit érotique, politique, esthétique, sous forme de procès ou de débat :
Le droit (le juste, le vrai) est une préoccupation fondamentale de la société du Moyen Âge. […] Le procès, par l’exposé contrasté qu’il propose de deux « vérités » entre lesquelles il faut prendre parti, constitue d’autre part une structure commode pour représenter et pénétrer des domaines rebelles à l’exposé univoque, et principalement le domaine amoureux. […] On pourrait multiplier les exemples de cette tendance constante de la pensée médiévale à réfléchir ses interrogations et ses contradictions dans la fiction du procès, dans la « dispute » codifiée (désamorcée ?) qu’il met en scène42.
On a vu comment Guenièvre prenait possession de la cour en mettant littéralement à la porte le roi et ses chevaliers. Raoul de Houdenc décrit alors la mise en place d’une cour idéalisée entièrement féminine : telles des apparitions miraculeuses, les dames surgissent de nulle part, en processions au nombre indéterminé, toutes d’une beauté si indicible que l’auteur ne trouve pas les mots pour la décrire. C’est le rêve d’un royaume de femmes qui se met en place sous sa plume : « […] Les dames i vienent./ Veez com cez robes avienent !/ Se ceste est bele, e cele plus !/ […] Dames i ot plus de .c. paire/ Qui issent des chambres lassus, / Ca .xx., ça .x., ça mains, ça plus/, E les autres conrois avant », (v. 877-889).
32Guenièvre énonce à ses dames le cas qu’elles ont à juger. Celles-ci se lancent aussitôt dans l’épreuve favorite des intellectuels du xiiie siècle, la disputatio :
Lors comentierent tot de bout
Li murmures e li estris.
Ca .ii., ça .iii., ça .v., ça .vi.
Vont par escoles conseillant.
Se ceste dit son bon avant,
Ceste redit le soen après.
E quant cele a parlé adés
Ceste autre dit greignor reson.
Cele se taist e cele non.
Einsi sont totes en discorde
Que nules d’eles ne s’acorde
A parole que l’autre die. (v. 898-909)
Les dames ont soudain cessé d’être des objets de désir et de beauté : elles sont des créatures parlantes, et parlant avec reson, dans un débat bien plus approfondi que ne l’a été celui des barons d’Arthur : elles comentierent, conseill[ent], l’une dit son bon avant, quand les hommes se contentaient de parler. Le verbe est devenu féminin.
33Méraugis et Gorvain avaient décomposé Lidoine en deux parties qu’ils s’étaient ingéniés à opposer, la privant ainsi de son Moi pour la réduire arbitrairement aux seules qualités que chacun souhaitait voir en elle. La cour des dames va réassembler ces membres épars et rendre à Lidoine sa véritable identité :
Demoisele Amice, l’amie
Le demoisel de la Gauloie,
Lor dit : « Dames, ce me desvoie
Dou jugement que ci jugiez,
Que chascuns l’aime par moitiez
E chascuns la veut tote avoir.
Ge ne puis ci reson veoir !
Non ! Que ge die par verité
Que sa valor e sa biauté
Est tot un. […]
Or esgardez : que vaut li cors
Se la cortoisie en est fors ?
Nïent ! Nule riens ne vaudroit,
Se la cortoisie n’estoit,
Li biaus cors, qui tot enlumine. (v. 910- 927)
Amice insiste sur le fait que Lidoine doit être vue comme une femme dans sa totalité, et qu’il est donc impossible et vain de séparer sa beauté extérieure de sa beauté intérieure : « Elle insiste résolument sur l’importance de combiner qualités morales et beauté extérieure pour être véritablement courtois(e), et elle refuse les exemples extrêmes évoqués par les hommes43. » Elle adopte résolument le point de vue platonicien : Beau et Bon sont bilatéraux. La comtesse de Leicestre intervient alors pour recentrer le débat : il s’agit avant tout de savoir à qui Lidoine doit être accordée, et cela sanz bataille. Pour la première fois dans le monde arthurien, le sort d’une femme ne passera pas par le tout puissant truchement de la force virile. Alors que depuis La Courtise d’Etaine44, la fonction de l’héroïne féminine dans le monde celtique était d’être conquise par la force virile, avec ce débat, la femme a cessé d’être une proie qu’on gagne par les armes.
34Les dames vont à présent s’interroger sur ce que signifie la « beauté », et mettre en évidence son caractère subjectif, donc fragile (v. 953-981). Avec le discours de dame Lorete, le Beau est dégradé au profit du Bon, la beauté extérieure est dépeinte en des termes péjoratifs : elle vient par aventure, com ambleüre, elle vet ça, et surtout, elle engendre orgoil et vilonie. Lorete dissocie beauté et bonté, affirmant que ces deux valeurs peuvent en fait, non seulement être dissociées, mais se contredire. Si la beauté engendre orgoil et vilonie, elle cesse d’être courtoise ; à l’inverse, on peut supposer qu’un être laid peut être courtois, et digne d’amour.
35Revenons sur le péché qui naît de la beauté : l’orgueil, péché capital. Lorete veut-elle dire par là que c’est par orgueil que Gorvain aime Lidoine, l’orgueil de posséder la plus belle des femmes ? Toujours est-il que Lorete présente la beauté comme un atout artificiel, venu par aventure, et qui n’est dû à nul mérite de la personne. Mais, selon Lorete, si l’orgueil rejaillit sur autrui, la courtoisie également :
A cortoisie poise
Quant ce qui est de li n’est teus
Qu’il soit cortois en toz bons lieus.
Por ce di ge – si voel prover –
Q’amors doit cortoisie amer. (v. 982-986)
On pourrait interpréter ainsi ces vers quelque peu énigmatiques : puisque les qualités de la dame rejaillissent sur l’amant, une dame orgueilleuse voudra un amant orgueilleux. Or Lidoine n’est pas orgueilleuse, elle est tout entière courtoise, et elle ne peut donc avoir qu’un amant qui le soit lui aussi : il lui poise[rait] que ce dernier manque de courtoisie. On entre ici dans le schéma de l’amour courtois : si l’amant veut s’élever au niveau de la dame, il doit atteindre le même niveau de courtoisie que celle-ci. Et, sur ce plan, il semble que Gorvain soit bien en deçà de Méraugis, comme le conclut Lorete :
– E s’amors aime ce qu’el doit
Dont aime Meraugis a droit
Qu’il l’aime por sa cortoisie.
C’est veritez. Ge ne di mie
Que Gorvain qui por sa beauté
L’aime si bien en loiauté
Ne d’aussi naturel amor. » (v. 987-993)
Lorete revient ici sur l’importance du naturel amor : selon elle, un amour naturel, et bon, se portera sur les qualités intérieures de la personne. L’amour de Gorvain, porté sur l’extérieur, est artificiel, contraire à nature, donc inférieur. Gorvain aime Lidoine, certes, mais moins loyalement que Méraugis, puisqu’il ne reconnaît pas les qualités inhérentes à la dame.
36En explorant ce qui provoque le désir et l’amour chez un homme, et en accordant la primauté aux qualités intérieures, le débat des dames modifie le rôle du corps féminin dans la relation entre le chevalier et sa dame. Bien qu’il soit toujours destiné à être admiré et donné, on accorde à son corps et à son être suffisamment d’importance pour déterminer à qui l’ensemble doit être donné – l’ensemble, le tot (v. 927), et pas seulement le corps. Si la beauté reste un élément important, elle se voit intrinsèquement liée au mérite. Ce jugement, s’il valorise la femme en la voyant autrement qu’un objet de désir, valorise également, selon Kristin L. Burr, l’homme qui a su voir au-delà des apparences flatteuses et de l’orgueil qu’elles engendrent : « Les dames introduisent un élément de choix dans le roman, basé sur la compréhension, pour un chevalier, de ce qui constitue la courtoisie d’une dame, plutôt que sur ses capacités à la défendre45. » C’est donc là aussi sur les qualités morales de l’homme, et non sur ses qualités physiques, que se fonde le choix de Lorete. Ainsi pourra-t-on former un couple courtois.
37Le jugement de Lorete ne tarde pas à être approuvé :
Lors oïssiez dames parler
Mes en la fin, ce m’est avis,
Se tindrent devers Meraugis
Totes les dames a un mot. (v. 998-1001)
Par cette décision, Guenièvre et ses dames remportent une victoire sur la chevalerie et modifient les structures amoureuses et martiales traditionnelles de la cour. Leur décision rend le duel inutile, mais par là même empêche les jeunes chevaliers que sont Méraugis et Gorvain d’établir leur réputation par les joutes rituelles. On a vu combien les deux hommes se montrent frustrés du jugement, Méraugis lui-même l’exprime :
[…] Ce poise moi,
E tant vos di en fin sanz faille
Que miex amasse la bataille
Por la pucele, e a l’espee
L’avoir que por noient trovee. […]
A honor me tornast. (v. 1044-1049)
Les hommes ne sont visiblement pas mûrs pour admettre un jugement si peu conventionnel qui ne reconnaît pas leur propre essence : celle de gagner par la force, et non par les mots. La cour des dames vient de remettre brutalement en question les modalités d’acquisition de l’honneur, dont les chevaliers vont devoir repenser le sens : en accordant Lidoine sans passer par le combat, elles font voler en éclat la triade séculaire amour-prouesse-honneur. Les hommes se trouvent relégués à une place qui ne leur sied guère, celle de l’inaction, et leurs paroles n’ont aucun effet face à celles des dames, détentrices du verbe. Aux deux chevaliers qui s’obstinent à vouloir trancher leur différend par l’épée, Guenièvre propose, non sans ironie, d’aller combattre aillors (v. 1054). Mais où pourraient-ils combattre si ce n’est à la cour d ’rthur, lieu de pouvoir et d’autorité ? Un duel livré ailleurs verrait son résultat invalidé. Méraugis et Gorvain avaient accepté que le jugement de leur querelle soit soumis à la cour du roi : il leur faut maintenant se plier à ce jugement bien différent de ce qu’ils avaient pu imaginer.
38C’est aussi l’autorité biblique qui est mise à mal à l’issue de ce débat : depuis la Genèse, la tradition veut que la femme soit faite pour l’homme, et non l’inverse. L’apôtre Paul le rappelle dans son épître aux Corinthiens : « 11.9 Ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme46. » Ève, l’épouse soumise, fut offerte par Dieu comme compagne à Adam, en remplacement, selon l’Alphabet de Yeshoua Ben Sira47, de Lilith, la première femme créée par Dieu à l’égal du premier homme : « 1.27. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme48. » Lilith, l’épouse rebelle qui n’avait pas convenu à Adam, entraîna la création d’Ève. Dès les origines, la relation entre Adam et Ève repose sur cette inégalité : si la femme tient le rôle de compagne, complément indispensable de l’homme, ce dernier n’est pas senti comme un compagnon et peut se suffire à lui-même. Le débat des dames renverse cette donnée en choisissant un homme pour une femme, celui qui lui conviendra le mieux, et le mythe génésiaque se trouve revisité et transformé par la plume houdanesque.
39À l’issue de ce débat, les femmes ont affirmé leur autorité sur les lois de l’amour, notamment sur leur droit à définir ce qu’est une dame courtoise. Et leur jugement sur la qualité de l’amour masculin se révèle étonnamment moderne. Dans la société du xxie siècle, les femmes se battent encore pour que soient reconnues leurs qualités morales et intellectuelles, et pas seulement leurs attraits physiques. Était-ce le message que l’érudite Aliénor d’Aquitaine essayait déjà de transmettre ? Qu’aimer une femme seulement pour sa beauté, sans s’intéresser à son intelligence, revenait à nier une partie de son identité ? Un tel amour, dans le cas de Lidoine, femme politique, éducatrice et magicienne, serait une aberration. C’est en tous cas l’opinion des dames de la cour, dont les délibérations ont finalement donné à la personne de Lidoine plus d’importance que les improbables démonstrations de force masculines. Par l’intermédiaire de voix féminines, l’auteur a déstructuré la traditionnelle dichotomie entre corps-objet et corps-sujet de la littérature médiévale :
La figure de Lidoine renverse certainement des oppositions binaires simples pendant les débats de la Cour de Dames. Son corps devient tant sujet que l’objet. Toujours fait pour être admiré et donné, on explore ainsi le bien-fondé de cette admiration. […] Même si sa beauté prouve son importance, le corps n’est pas la qualification unique pour le mérite, comme l’indique le verdict considérant Méraugis plus digne de l’amour de Lidoine49.
Les dames sont donc celles qui ont déterminé le bien et le mal, le vrai et le faux : c’est dans leur bouche que Raoul de Houdenc a choisi de placer le discours normatif et la maîtrise de la rhétorique. Rebutant le droit féodal, la tradition platonicienne et les Pères de l’Église, il choisit de faire de ses personnages féminins les détentrices de la vérité et remet en question la pensée qui, depuis Ève la tentatrice, fait du langage féminin l’archétype du mensonge50. Raoul de Houdenc se saisit de cette tradition bien ancrée dans les mentalités médiévales pour présenter des rapports de force originaux, inversés, où la parole féminine annihile l’action masculine :
Cette dichotomie du discours féminin et du discours masculin est révélatrice, en fait, du rapport de dominant à dominé qui règne dans la société du xiie siècle. […] Les récits d’imagination de l’époque, que ce soit les romans, les contes ou les fabliaux, ont tendance à nous présenter le discours comme le lieu où les rapports sociaux ont la possibilité de s’inverser51.
Il est un autre commandement biblique remis en cause, avant même le débat, par le personnage de Guenièvre. Quand le roi lui intime de se taire et de se retirer de l’assemblée, elle refuse : « La roïne vient e demande/ Sa court e li rois li commande/ Q’el se taise, mes non fera ! » (v. 857-859). Par-delà l’aspect parodique d’une telle situation au beau milieu de la cour arthurienne, c’est une injonction des Pères de l’Église que la reine rejette ainsi :
Que les femmes soient soumises à leur mari comme au Seigneur […] Or, l’Église se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris52.
On peut ensuite rappeler que les Pères de l’Église ont intimé silence et soumission aux femmes, surtout dans la sphère publique :
Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole, qu’elles se tiennent dans la soumission comme la loi elle-même le dit53.
Or, ce sont les femmes que Guenièvre convoque pour juger de l’affaire, rejetant toute ingérence masculine :
E lors la reïne li dist :
« Sire, vuidiez nos cest palais.
Cez puceles dont j’ai adés
Tendront cest jugement çaienz. »
Atant issirent de laiens
Li baron. Les dames i vienent […]. (v. 872-877)
En s’imposant devant ses vassaux par les actes et par la voix, Guenièvre bafoue l’orthodoxie chrétienne qui intime à la gent féminine de demeurer dans l’ombre et le silence. En interdisant les duels ardemment réclamés par les chevaliers, les figures féminines houdanesques font de la cour d’Arthur un lieu pacifique où les querelles sont réglées, selon les mots de Norris J. Lacy, « avec la casuistique plutôt que par les effusions de sang, avec des mots plutôt qu’avec des armes54 ». Les valeurs féminines l’ont emporté, et le jugement par les armes ne fera que confirmer celui des dames.
40On peut voir dans cet avènement de l’héroïne littéraire un reflet de la relative émancipation féminine dans la France des xiie et xiiie siècles : outre la puissance des reines, régentes et suzeraines, les pouvoirs des abbesses sont très grands au Moyen Âge. Bien que leurs pouvoirs spirituels soient limités à cause de l’interdiction aux femmes de recevoir les ordres religieux, les abbesses les plus importantes ont le droit de nommer les prêtres qui exercent en leur nom les fonctions spirituelles. Les moniales cultivées protègent les écrivains et les artistes, composent des ouvrages savants, étudient les langues et les sciences55. Certes, la femme est considérée comme une mineure tout au long de sa vie, passant de l’autorité de son père à celle de son mari ; mais elle bénéficie des avantages du droit germanique qui a remplacé la toute-puissance du pater familias romain pour le partage des pouvoirs au sein de la famille. La maison est l’espace d’influence privilégié de la domina, qui contrôle le travail domestique, gouverne les enfants et les gens de maison. Sans se mettre en travers de l’autorité de son mari, elle prend en charge l’instruction, le contrôle moral et l’affection dus aux serviteurs. Les femmes du Moyen Âge central peuvent tester, hériter, témoigner en justice, embaucher, toucher un salaire, tenir un commerce, exercer la médecine, enseigner ; à cette époque se répand aussi la théorie du libre consentement nécessaire à la validité du mariage56. Sans oublier, depuis le xie siècle, le développement croissant des hérésies religieuses, qui accordent à leurs membres féminins le droit de prêche que leur refuse le clergé catholique. Que ce soit par les mots ou les actes, les personnages féminins mis en scène par Raoul de Houdenc se désolidarisent des héroïnes de Chrétien de Troyes : les dames houdanesques revendiquent une existence propre et un droit à exister au côté de leur partenaire masculin, et non plus derrière lui.
La satire comique du Songe d’Enfer
41Dans le sillage du Meraugis, Le Songe d’Enfer, sous le couvert de la fable allégorique, tend un miroir à la société du xiiie siècle, miroir déformant, certes, mais dont le reflet grotesque n’en est pas moins inspiré par les us et coutumes des hommes de ce temps. Le contre-modèle de pèlerinage eschatologique qu’il propose offre, par son décalage, une véritable visée satirique dont on redonne ici la définition proposée par Jean-Claude Mühlethaler :
La satire s’apparente à la prédication ; à l’instar du prédicateur, le satiriste cherche à provoquer une prise de conscience chez un destinataire aveuglé par les passions et incapable de s’orienter sans aide. Le narrateur dans la satire médiévale fait figure de maître à penser57.
On désigne sous le terme de satire – du latin satura, « pot-pourri » – une œuvre dont l’objectif est une critique moqueuse de son sujet – individus, organisations, États, etc. –, souvent dans l’intention de provoquer ou prévenir un changement. Présente dès l’Antiquité grecque, la satire est fort présente dans la littérature latine58, et Le Roman de Renart est la plus célèbre des œuvres satiriques médiévales. Le Songe d’Enfer se démarque en outrepassant la peinture horrifique du monde de l’au-delà et de ses châtiments infernaux dans un but d’édification morale comme le firent les auteurs de L’Espurgatoire Saint Patrice ou de La Vision de Tondale. Le ton ironique du récit houdanesque dénote le constat de l’auteur d’une faille par rapport à un idéal moral, social et religieux, faille qu’il souhaite à la fois critiquer et corriger en nommant précisément ceux qu’il estime coupables. À l’esprit édifiant qui soutenait les premiers voyages oniriques en enfer se substitue la visée critique et satirique du monde terrestre :
Ces visions, autonomes ou insérées à l’intérieur d’autres œuvres, avaient presque toujours pour but, comme Marie de France le rappelle, de démontrer exemplairement les peines ou les joies réservées aux âmes après la mort. Mais, progressivement, à l’esprit édifiant se substitua de plus en plus un esprit instrumental au soutien d’objectifs particuliers et personnels. La vision, en perdant l’intention originale d’exemplum au peccatorem, devint un genre par lequel il fut possible de fustiger et déplorer les coutumes du temps et de tourner les critiques directement ad personam59.
La déviance du contre-modèle trouve sa source dans les comportements que Raoul observe et déplore dans la société et les mœurs de son temps ; à sa visée parodique, il ajoute ainsi une dimension polémique.
La transposition de la société d’ici-bas
42Un écart important distingue Le Songe d’Enfer des peregrinationes infernales antérieures : à l’image attendue d’un lieu infernal souterrain dans lequel le voyageur va descendre60 se substitue, dès le commencement du texte, le récit d’un cheminement horizontal, donnant l’impression au lecteur de suivre le pèlerin non dans le monde d’en bas, mais bien sur terre. Le premier lieu par où passe le poète est une « cité », Covoitise (v. 19) : le xiiie siècle est l’époque de l’essor des villes, de la montée en puissance de la bourgeoisie qui domine l’espace urbain au détriment du château et du domaine rural féodal. Autre précision topographique : cette cité de Covoitise se situe en terre de Desleauté (v. 20). Une géographie infernale se dessine, l’espace est divisé en régions, en fiefs, en villes, à l’image du monde des vivants :
Je m’en alai, ma voie pris ;
Au chemin qu’il m’orent apris
Me ting, et allai toutes voies.
Les liues, les viles, les voies
Ne vous avroie hui acontees ;
Mes tant trespassai de contrees
Que je ving a Deseperance. (v. 351-357)
Raoul parcourt ainsi différents lieux familiers au lecteur/auditeur de son temps : l’auberge, la taverne, le bordel, le gibet. On converse en l’ostel d’Envie, les ivrognes se battent à Vile Taverne, une Honte accueillante réconforte le pèlerin à Chastiau Bordel. Au rythme de ses rencontres, le pèlerin évoque les lieux terrestres qu’il traverse et les catégories sociales qu’il a coutume de rencontrer : le Poitou et les Poitevins (v. 62), la ville de Chartres (v. 165), les taverniers de Paris (v. 183), l’Engleterre (v. 222). La nomination régulière de personnes identifiables crée un fort effet de réel : « Gautiers Moriaus, […]/ Jehans, boçus et artisiens, / Hermers, Guiars li fardoilliez […]/ Michiel de Treilles », (v. 189-197). Le poète ne se prive pas de citer des exactions connues, comme par exemple les trahisons successives du Poitou envers la France et l’Angleterre au xiiie siècle, qu’il évoque avec la figure de Tricherie, « en Poitou justice, dame et viscontesse » (v. 62-64). On relève de même l’utilisation ironique de Montjoie, cri de guerre des chevaliers français depuis le temps de Charlemagne : « Desesperance est montjoie/ D’Enfer […] », (v. 360-361). Enfin, la mention que fait le poète de sa peregrinatio avant d’arriver en enfer donne une portée universelle à sa satire. Il a en effet parcouru la terre entière avant d’arriver chez Belzébuth :
Je vieng de Saissoingne61
Et de Champaingne et de Borgoingne,
De Lombardie et d’Engleterre :
Bien ai cerchié toute terre. (v. 411-416)
Le poète a choisi pour décrire l’enfer un modèle seigneurial et courtois : il reproduit le monde d’ici-bas et le transfère au monde de l’au-delà. Ainsi, pour désigner les vices, il utilise les termes les plus honorifiques du monde féodal et courtois : Envie est une Dame et [s]’ostesse ; Tricherie est en Poitou/ Justice, dame et viscontesse, roïne ; Tolir est un. divers oste, De Foimentie ert mestre et sire. Se trouve reconstitué en enfer l’accueil policé qu’un clerc peut espérer recevoir sur terre, accueil qui, paradoxalement en regard des lieux, est idéalisé : les vices font montre de la plus grande largesse, notamment en matière d’hospitalité, ce que le pèlerin ne manquera pas de souligner à plusieurs reprises. En plus de la pratique de l’accueil et de la courtoisie, ils prêtent aide et assistance au pèlerin – la protection fait partie des devoirs du seigneur envers son vassal. L’auteur pousse la satire au point qu’on ne sache plus de quel côté se trouve le vice et la vertu, ni de quel côté il se trouve lui-même. Dans cet enfer bestourné, ce sont les vices qui secourent le voyageur, le conseillent et lui indiquent le « bon » chemin – les auxilium et consilium dûs par le vassal. Mal en point après son duel contre Versez, Raoul est pris en charge par Yvrece :
[…] Yvrece, en qui conseil j’estoie,
Me prist et si me convoia
Hors du chastel ; bien m’avoia
Et toute i mist s’entencion. (v. 310-313)
Elle est ensuite secondée par Larrecin, soucieux lui aussi de guider le voyageur :
Entre Larrecin et Yvrece,
Molt volentiers m’ont convoié.
A lor pooir m’ont avoié, […]
Molt me conseillierent a droit
Yvresce et Larrecins ensamble. (v. 334-349)
La station dans le palais de Belzébuth est à l’avenant : le diable porte le titre de roi d’Enfer et trône entouré de ses vassaux, li mestre principal (v. 395-396). Le grand banquet qui va tous les réunir fait partie des topoi de la société médiévale, de même que le motif du poète qui deporte le maître des lieux en lui faisant la lecture et en étant payé pour ce service (v. 613-658). Le Songe d’Enfer houdanesque réfléchit la société féodale, une société que le poète ne se prive pas de fustiger. « Le songe (et donc le mensonge) qui […] sert d’alibi dissimule une vérité satirique62 », affirme Philippe Walter, et le parcours du poète est ponctué de remarques acerbes sur les pratiques de ses contemporains. C’est essentiellement l’avarice sous toutes ses formes – vol, appât du gain, égoïsme, refus du devoir d’hospitalité – qu’il dénonce. Le monde humain est gangréné par ce péché capital que Raoul condamnait déjà ouvertement dans Le Dit et Le Roman des Eles, plus discrètement dans le Meraugis. Ainsi, dans Le Songe d’Enfer, Largesse est chassée par les nobles (mentionnés métonymiquement par le motif de la tor v. 48) et par les riches, (v. 51-52). Le poète insiste particulièrement sur la course au profit qui caractérise son époque, le culte du gaaing (v. 188), aussi bien chez les taverniers que chez les nobles. L’explication du bestournement du monde d’ici-bas trouve donc son explication dans le monde infernal : Covoitise, Envie, Tolir dominent la société terrestre par l’intermédiaire d’humains qui les servent en vassaux fidèles.
43Après le passage en revue des relais vicieux, miroir du monde des vivants, l’arrivée du poète au palais de Belzébuth se fait sur un mode tout aussi satirique. Les premiers convives à saluer son entrée sont en effet des ecclésiastiques :
Je m’en montai isnelement
Sus el palais fet a ciment.
Adonc fui je bien salüez
De clercs, d’evesques, et d’abez. (v. 407-410)
On relèvera aussi la comparaison ironique entre les membres du banquet infernal et une communauté monacale, « com se il fussent d’un couvent ». Le banquet des diables constitue le point culminant de cette satire : ce sont toutes les catégories sociales qui sont dévorées par les démons. Useriers, champions, putains, enfanz, moines, nonnains : nul n’est sauvé ni ne mérite de l’être. Dans son irrévérence, Raoul met dans le même enfer ecclésiastiques, combattants et filles de joie : les hiérarchies sociales sont abolies et tous se retrouvent à égalité de sort post-mortem. On remarque cependant l’insistance sur les useriers (v. 432), premiers à être mentionnés – ils ont servi à confectionner les nappes –, également cités pour être le plat coutumier des résidents infernaux : « Il sont d’useriers servi/ Toz tens, et esté et yver ;/ C’est li generaus mes d’Enfer », (v. 468-470). La tendance persistante du poète à évoquer la putréfaction, les odeurs nauséabondes que dégagent les damnés transformés en plats, plats que les démons trouvent a bon e a fres (v. 478), vont de pair avec l’image d’une société corrompue et déliquescente, pétrie dans les vices et la pourriture morale, bonne à nourrir et engraisser les démons qu’elle sert. On remarque cependant que le poète pratique également l’autodérision : alors qu’il insiste sur le fait qu’il est l’auteur de ce récit de pèlerinage, il consacre une longue description au sort fait à ceux qui font mauvais usage de leur langue. Les faus pledeors (v. 527) sont en Enfer mengié a joie (v. 535), et leurs langues subissent toutes sortes de supplices :
[…] Li queu ont les langues prises
Des pledeors, et tretes fors
Des gueules, et si les ont lors
Frites el tort qu’il font del droit.
La ont les langues del tort droit
E de lor faussetez merites,
Quar ainçois qu’eles soient frites
Ne traïnees par le feu,
Un maïstire en font li keu ;
Quar de ce que furent loëes
Des granz loiers, sont or loëes
En burre. Au metre en la friture,
En cel feu et en cele ardure
Ou li keu si les demenoient
Tout le malice avoec hoçoient
C’on puet en pledeor puisier,
Por le savor bien aguisier. […]
Que langues de faus pledeors
Ne sont pas en Enfer blasmees,
Mes chier tenues et amees. (v. 542-576)
Enfin, c’est sa propre catégorie sociale que vilipende le poète63, celle des fols menestrels (v. 626) à laquelle il n’épargne aucun sarcasme. Toutes leurs fautes sont inscrites dans le registre infernal :
Et g’i commençai tout a droit
Et tout au miex que je soi lire ;
Des fols menestrels pris a dire
Les fais, trestout a point en rime,
Si bel, si bien, si leonime
Que je le soi a raconter.
Il n’i remest riens a conter,
Pechiez ne honte ne reprouche
Que nus hom puist dire de bouche,
Que tout ne fust en cel escrit,
Comment que chascuns s’en aquit ;
Que de chascun la plus vil teche,
Le plus vil pechié dont il peche
I est escrit, jel sai de voir.
Oublïé ne voudroie avoir
Ce que je vi enz, a nul fuer.
Je reting du livre par cuer
Les nons et les fais et les dis,
Dont je cuit encore biaus dis
Dire, sanz espargnier nului. (v. 632-651)
Raoul choisit de conclure son propos satirique sur les pechiés innombrables dont se rendent coupables poètes et menestrels, utilisant pour cela leurs propres armes rhétoriques – les rime si bel, si bien, si leonime. Il reste certes imprécis quant à la nature de ces péchés, et s’il retient par cœur les nons des coupables, il s’abstient de les citer. Cette séquence se termine cependant sur une dernière provocation : le poète se voit récompensé d’avoir énoncé les méfaits de ses semblables en recevant du diable quarante sols de deablies, argent maudit qu’il s’empresse d’aller dépenser en frivolités (v. 656-658).
Satire ou dédramatisation ?
44Raoul de Houdenc cherche-t-il véritablement à édifier son lecteur et à l’inciter à de meilleurs usages en lui dévoilant les aspects d’abord séduisants, puis terrifiants du monde de l’au-delà ? L’ironie insistante du Songe d’Enfer empêche d’adhérer entièrement à cette théorie. On peut lui prêter d’autres intentions, comme celles de chercher à dédramatiser la terreur qu’inspirait l’enfer à ses contemporains par la voie du comique. Le ton du Songe d’Enfer, pour être satirique, n’en est pas moins léger et humoristique, et Jean Frappier y voit un désir de s’affranchir de la peur de l’au-delà, de l’obsession qu’éprouvait le Moyen Âge pour le diable :
Un besoin vital de compensation a joué, obscurément sans doute, mais réellement […], un désir inavoué d’échapper au complexe du Diable. […] Le Moyen Âge a mis une sorte d’acharnement à faire la caricature de l’Ange rebelle64.
Raoul de Houdenc n’est pas le premier à décrire l’enfer par la voie de l’humour et de la caricature : au début du xiiie siècle, les récits infernaux n’atténuent pas la violence des supplices promis aux pécheurs, mais un ton différent commence à être employé. La voix terrifiante fait place à l’humour par son penchant à prendre au pied de la lettre les tourments dont sont menacés les coupables. Ainsi, dans La Vision de Turchill65, ce paysan de l’Essex convoque diables et damnés pour une étonnante représentation qui se déroule dans un théâtre. Chaque damné y reproduit son délit avant de recevoir son châtiment : les mauvais paysans mènent leurs bêtes sur des parcelles interdites et sont lacérés par elles ; l’homme de loi corrompu plaide, puis on lui remet des deniers qui s’enflamment et dont il est gavé, tandis que les adultères se livrent à leurs penchants impudiques puis se lacèrent mutuellement. Les écrivains du xiiie siècle ont cherché à égayer l’enfer en imaginant pour les damnés des supplices d’une telle cocasserie qu’il est difficile de les prendre au sérieux. C’est ainsi que Jean Frappier analyse ce qu’il nomme « l’invention plaisante » du banquet des diables, rencontrée pour la première fois dans Le Songe d’Enfer :
Ces supplices ne sont pas seulement horribles, ils sont aussi horrifiques, avec la nuance de plaisanterie qu’a le mot chez Rabelais et dans le style marotique. […] Cette gastronomie infernale avait de quoi épouvanter, et Raoul a l’air d’être bien pensant ; mais dans sa façon de faire humer l’étrange fumet des sauces ou des brouets d’enfer et de présenter des diables qui ne sont pas de trop mauvais compagnons, il entre un certain sel, une sorte de galéjade qui ôte beaucoup à la gravité du sujet66.
Le succès de cette joyeuse dévoration est repris quelques années plus tard par Huon de Méry dans son Tornoiement Antéchrist, avec un banquet de diables dégustant des hérétiques pour lequel il revendique l’inspiration houdanesque. On se souvient également de l’apologie de l’enfer déclamée par Aucassin, qui déclare préférer y aller avec Nicolette sa bien-aimée plutôt que se retrouver au paradis sans elle, mais avec des gens vertueux autant qu’ennuyeux67. Sans y voir des relents de satanisme ou d’hérésie, on peut qualifier les impertinences de ces auteurs de marques de liberté d’esprit face au diable ou à l’idée du diable. Le Moyen Âge, selon Fabienne Pomel, aurait donc trouvé dans ces récits provocateurs et audacieux un moyen de conjurer la peur réelle que l’époque éprouvait pour Satan et ses châtiments post-mortem :
C’est jouer sur le paradoxe d’une voie mauvaise et dangereuse, mais joyeuse, en prenant le contrepied à la fois de l’idéal moral et religieux des Voies de paradis et du traitement sérieux et effrayant de l’enfer dans les voies de l’au-delà68.
Chantal Connochie-Bourgne admet qu’une première lecture du Songe d’Enfer peut mener à semblable conclusion :
La moralisation est absente du texte ; le lecteur est transporté dans la pure fiction, ce qui laisserait penser que Raoul de Houdenc fait plus œuvre de divertissement agrémentée de satire qu’œuvre pie destinée à l’édification du lecteur69.
Elle estime qu’il serait cependant inapproprié de réduire Le Songe d’Enfer à un simple jeu parodique ou même à une satire indignée des mœurs de son temps. Ce court récit de pèlerinage onirique, nous allons maintenant le voir, recèle des ambitions plus vastes et la volonté d’affirmer une nouvelle dimension littéraire, notamment par l’emploi de la langue vulgaire et du songe comme cadre fictionnel.
Une fable véridique
45Le Songe d’Enfer houdanesque se veut un anti-pèlerinage dont le principal protagoniste choisit la voie la plus facile en se laissant séduire par les belles apparences. Contrairement aux textes précédents du même genre, il ne s’accompagne d’aucune élucidation allégorique ni d’aucun commentaire qui rabattrait le récit vers un sens situé au-delà. Ses dimensions parodique et satirique sont évidentes, mais un aspect supplémentaire se dégage, qui permet de classer Le Songe d’Enfer et son bestournement de la vision de l’enfer parmi les œuvres houdanesques contribuant à renouveler le texte littéraire. Nous sommes en effet à une période-clé de la littérature : au début du xiiie siècle, la fiction se propulse sur le terrain idéologique au moment même où se posent les questions cruciales de l’enfer, du paradis et celle, émergente, du Purgatoire.
46Il n’entre pas dans nos intentions d’expliciter ce mouvement à la fois théologique et philosophique que nous nommerons, pour plus de commodité, « la crise amauricienne70 », mais simplement de montrer en quoi cette crise a pu influencer Le Songe d’Enfer – et dans une moindre mesure le Meraugis. Si l’ironie extrême du Songe d’Enfer ne permet pas de trancher quant à la position de Raoul de Houdenc sur les questions doctrinales soulevées à l’époque, il livre cependant un certain nombre d’indices qui nous permettront d’avancer une opinion quant à la place qu’il accorde à la littérature et à la langue vernaculaire comme moyens d’aborder le domaine théologique et dogmatique. Sous sa plume, la fiction, le songe, ne sont plus cantonnés au mensonge, et le poète du Songe d’Enfer se présente comme un vecteur du langage de la vérité ; par le biais de la fiction autobiographique, le personnage du songeur se mue en une personne qui dit le vrai.
Songe et non mensonge
47Les cinq premiers vers du Songe d’Enfer jouent sur un décalage avec une tradition littéraire, celle d’associer songe et mensonge, généralement à la rime. Or, Raoul y substitue le couple songe/voir :
En songes doit fables avoir ;
Se songes puet devenir voir,
Dont sai je bien que il m’avint,
Qu’en sonjant un songe me vint
Talent que pelerins seroie. (v. 1-5)
La mise en valeur du terme songe est renforcée par sa répétition insistante. Au traditionnel mensonge, l’auteur a préféré fables, terme qui échappe à la leçon morale et renvoie au domaine de la fiction. Chantal Connochie analyse ainsi cette entrée en matière :
L’auteur pose d’emblée la question de la relation entre fiction et vérité ; une nécessité (il emploie le verbe doit) semble s’imposer ; le songe contient une ou des fables c’est-à-dire qu’il se raconte. Le deuxième vers marque d’avance sur le mode hypothétique le point d’aboutissement désiré : « Se songes puet devenir voir ». Le choix du verbe modalisateur puet renchérit sur l’hypothèse et l’emploi du verbe devenir laisse prévoir la modification vécue par le rêveur / auteur. […] Le désir de voir un songe devenir vrai est renforcé par l’enjambement me vint talent que. Or le désir est bien celui d’une voie, déplacement dans un espace fictif, au cours duquel va se réaliser le devenir voir71.
L’emploi du terme de fables dès le premier vers s’avère significatif : les philosophes ont coutume d’user de la fabula pour dire le vrai. De même, le poète Raoul se place dans le domaine de la connaissance avec la tournure sai je bien (v. 3) – on aura noté l’effet de paronomase songe/sai je. L’emploi du je met l’auteur-narrateur-personnage en première ligne, dans un statut de témoin, translateur d’une expérience vécue et mise en fiction, en fables, donc source de vérité72.
48On a vu comment, pour soutenir l’effet satirique, l’auteur multipliait les effets de réel. Il faut aussi souligner combien cet auteur-narrateur-personnage met l’accent sur sa présence dans la fabula, et ce dès son prologue :
[…] Mes de ceus que g’i ai connuz
Ne vous ferai ci nul aconte
Devant que j’aie rendu conte
De ce qu’il m’avint en la voie. (v. 10-13)
Les adresses au public vont ponctuer le texte pour rappeler au lecteur la véracité des aventures vécues en songe : « la cité que je vous di », « sachiez sanz guile », « si com moi samble », « Je di tout voir, n’en doutez rien ». En plus de cette insistance, il endosse un rôle inattendu, celui d’informateur des démons qu’il rencontre : les êtres qu’il rencontre l’interrogent tous sur son pays d’origine, et il se fait un devoir de répondre tout voir. C’est lui qui rapporte aux habitants de l’univers infernal comment se portent leurs partisans ici-bas :
[…] Tantost respondi [à Larrecins] et dis,
Sanz atargier et sanz faintise,
Que li rois en fet tel justice
Et qu’il les maine si a point
Que larron sont en mauvés point. (v. 326-330)
Tout en inversant le motif traditionnel du visionnaire ou du spectre revenant du monde des morts pour transmettre son expérience aux vivants73, le songeur Raoul prend le pouvoir : les démons ont besoin de lui pour être renseignés et subissent l’ascendant de celui qui détient le savoir. Un ascendant que Raoul exerce même sur le roi d’Enfer, désireux lui aussi d’entendre sa voix :
[…] Li rois d’Enfer tout maintenant
Parla a moi en demandant
Comment g’ere venuz a cort.
Des noveles me tint molt cort
Que li deïsse, et je, sanz doute,
Li contai la verité toute […] (v. 605-610)
Comme le remarque G. Peron, le personnage acquiert une aura particulière qui donne d’autant plus d’impact à sa visée satirique et idéologique, car il joue le rôle de témoin privilégié du destin d’autrui : « L’auteur se pose en juge ou en homme privilégié à qui il est accordé de connaître la destinée des autres. Le genre de la vision ou du rêve devient enfin une arme propagandiste74. »
49Alors que Raoul insiste sur l’efficacité et l’authenticité de sa parole, il décrit longuement le supplice qui attend en enfer ceux qui font mauvais usage de leur langue, enclenchant, selon les mots de C. Connochie, une réflexion sur la parole et ses effets :
Le festin renvoie aux péchés de gourmandise et de luxure, gula et luxuria, la bouche absorbe, broie, dévore et avale, mais aussi elle est l’organe de la parole, elle médit, condamne, trompe et peut anéantir. […] Alors qu’il se présente lui-même, auteur /narrateur /rêveur, comme celui qui dit la vérité, il montre en Enfer le mauvais usage de la parole que font les faux plaideurs et le châtiment qu’ils subissent75.
On l’avait vu, cet entremets de langues frites est le plat préféré des démons : les males langues détournent l’homme du droit chemin et le mènent en enfer. Le banquet s’achève sur la lecture du livre, reprise du motif apocalyptique et biblique, objet de révélation pour un élu ou répertoire des péchés pour le jugement dernier. Ironiquement, Raoul en fait un double de son propre texte, puisque dans ce livre est consignée la vie des fols menestrels, faiseurs de rimes et amuseurs publics, et pourtant dignes de foi, puisque l’un d’eux, l’élu, viendra rapporter aux vivants la vérité sur le monde infernal : de ces vices humains, Raoul fera de biaus dis qui, sans espagnier nului, établiront le droit de la langue juste et vraie. Son réveil, brusque, permet de réintégrer l’âme du rêveur au corps de l’auteur, confondant la vérité du rêve avec celle de l’écriture : « Au partir me firent tel joie/ Que ce fu une grant merveille./ Congié prent Raouls, si s’esveille », (v. 670-672).
50Le poète, bien qu’écrivant en langue vulgaire et par le détour de la fiction, a pu délivrer une vérité sur la condition humaine et le devenir de l’âme post-mortem, et son songe/fablel acquiert autant d’autorité que la fable du philosophe : Raoul de Houdenc ouvre une voie inédite à la littérature en langue vernaculaire qui peut désormais concurrencer le latin sur le terrain de la théologie, à une époque où faire résonner sa voix peut coûter cher. Il est temps à présent d’interroger, avec toutes les précautions requises, la pensée dogmatique que Raoul fait émerger à travers son pèlerinage infernal. On peut en effet le soupçonner d’user de cette vision ludique de l’enfer pour remettre en question l’idée même de l’existence d’une dimension géographique accueillant les morts, et donc une remise en question de l’orthodoxie religieuse et apocalyptique de son temps76.
Du nominalisme au scepticisme : l’influence hérétique
51Le cheminement horizontal du pèlerin, la géographie urbaine donnée aux lieux traversés, le comportement terrestre des entités rencontrées et le spectacle des viles réalités sont autant d’indices, sinon de preuves, que cet enfer houdanesque se situe sur terre et non dans un improbable monde souterrain ou parallèle. Par l’entremise du Songe d’Enfer, Raoul combat la théorie pluriséculaire d’une réalité physique de l’enfer pour lui préférer celle de la métaphore et de l’intériorisation, comme le résume C. Connochie : « Tout concourt à montrer que l’enfer pour Raoul de Houdenc est in via et non pas in patria, il est ici et maintenant, sur terre dans la tentation de la chair, dans la souffrance et l’injustice77. »
52Autrement dit, l’enfer n’est nullement un lieu géographique que peut atteindre le voyageur de chair ou l’âme défunte : il est un lieu spirituel, présent dans les mœurs et les choix des vivants. Raoul de Houdenc adhère en cela aux théories d’Amaury de Bène qui, au début du xiiie siècle, nie toute localisation à l’enfer et au paradis et en fait des réalités abstraites : « Infernus nihil aliud est, quam ignoriantia ; nec aliud est paradisus, quam cognitio veritatis78 », l’enfer ne se trouve que dans l’ignorance, et le paradis dans la connaissance de la vérité. Abélard faisait déjà de l’enfer un lieu mental, encouragé par la séparation qu’il opérait entre les res et les verba, prenant part en cela à la querelle médiévale entre universaux et nominalistes79. Mais en niant la matérialité du monde infernal, Raoul de Houdenc comme Amaury de Bène rejoignent ici la pensée cathare, hérésie puissante depuis un siècle et demi dans la France méridionale, et dont Le Songe d’Enfer pourrait, hypothétiquement, illustrer la conception de l’au-delà. Les cathares nient toute localisation du paradis comme de l’enfer : le seul enfer qui existe est le monde terrestre, monde créé par le diable80, soumis à la corruption, à la déchéance et à la mort, et promis à un anéantissement futur mais inéluctable81. En son temps, dans l’appendice de son édition du Songe d’Enfer, Philéas Lebesgue estime que ces courants hérétiques ont joué un rôle conséquent dans les œuvres houdanesques :
Raoul de Houdenc […] travailla souvent sous l’influence des mouvements politiques et religieux qui troubla les premières années du xiiie siècle. Une secte bulgare avait pénétré dans le Midi. Ses principes étaient empruntés les uns au manichéisme, les autres à l’hérésie d’Arius. L’esprit de controverse se réveilla et l’on s’abandonna bientôt aux réflexions les plus mystiques. Les nouveaux schismatiques avaient fini par établir leur quartier général dans les murs d’Albi ; aussi les nommait-on Albigeois. Ils soutenaient que la terre était gouvernée par deux génies, dont la lutte était éternelle, et se révoltaient contre les pratiques recommandées par l’église, attaquaient les peines de l’enfer et les récompenses du ciel82.
De même, P. Lebesgue affirmait que le Meraugis s’inscrivait en droite ligne dans l’inspiration manichéenne du courant cathare :
Il apparaît clair que l’idée maîtresse de Méraugis de Portlesguez n’est autre que le conflit pendant entre la beauté extérieure et la beauté morale. Celle-ci doit garder la prééminence, et c’est ainsi que Lidoine finit par devenir l’épouse de Méraugis, dont l’amour s’attache à l’âme83.
Il est certain que le conflit entre l’âme et le corps joue un rôle important dans la diégèse du Meraugis : les personnages sont invités à méditer sur l’illusion et la précarité des apparences, et la prééminence à accorder à la vertu. Cependant, il nous est impossible de suivre P. Lebesgue dans son analyse, publiée en 1908, qui fait de ce roman une « parabole » du catharisme ; même si le courant cathare a pu exercer une influence – ce qui resterait à prouver –, nous avons tenté de montrer que les fils conducteurs de l’œuvre ne peuvent en aucun cas se limiter à un strict combat entre le bien et le mal – Méraugis représentant, selon Lebesgue, le bien, car personnage attaché aux valeurs morales, et Gorvain, personnage attaché à la chair, le mal. Les personnages du roman houdanesque sont dotés de caractéristiques autrement plus complexes, et le catharisme ne voyait de salut possible pour l’homme que dans le renoncement total au monde : Méraugis poursuivant la quête d’une femme de chair est bien éloigné de cet idéal.
53Dans le choix houdanesque de rejeter la localisation de l’enfer au profit d’une intériorisation morale, nous retrouvons une autre préoccupation qui anima le Moyen Âge dès le début du xie siècle : le désir d’une relation directe entre le croyant et Dieu, le refus de l’entremise de spécialistes de la prière au profit d’une communication personnelle avec l’Esprit, afin de gagner son salut par ses propres œuvres. À ces pratiques qu’elle considérait comme dangereusement déviantes, l’Église donna d’abord une réponse sanglante – croisade contre les Albigeois, bûchers d’hérétiques, mise en place de l’Inquisition dès 1229 –, puis une réponse liturgique qui lui permit d’annihiler véritablement l’hérésie, en proposant aux fidèles des exercices religieux plus personnels que décrivent ainsi P. Ariès et G. Duby : « Elle invita les simples fidèles à se tenir à l’écart du sacré dans une relation analogue à celle dont avaient jadis le monopole leurs délégués aux liturgies. Elle les appela à s’efforcer, en pleine responsabilité individuelle, de progresser vers la perfection de degré en degré. La marche vers une intériorisation des pratiques chrétiennes fut très lente.84 » Parmi ces exercices personnels de la foi, on cite la pratique par les laïcs de la lecture des textes sacrés, d’abord à voix haute et en groupe, puis seul, en tête à tête avec soi-même. Le psautier devient instrument de méditation personnel et intime. Des objets de piété personnalisés se diffusent dans les couches sociales les plus aisées. Les décennies qui encadrent l’an 1200 sont véritablement bouleversées par cette nouvelle pastorale qui enseigne un usage différent des sacrements : durant l’eucharistie, le fidèle est appelé à consommer le pain de vie, à placer à l’intérieur de son corps le corps du Christ pour une rencontre intime. Mais on soulignera surtout la transformation de l’acte pénitentiel, au départ exceptionnel et public, qui, sur décision du IVe concile de Latran en 1215, devient privé et régulier : la pénitence publique se transforme en simple dialogue entre le pécheur et le prêtre, entre l’âme et Dieu. N’est-ce pas ce que fait Méraugis, sur le mode ironique, certes, lorsqu’il demande à Dieu de lui rendre Lidoine ? Yvain dans sa folie restait silencieux ; les chevaliers de La Queste del Saint Graal, en proie à l’interrogation, cherchent le secours d’un ermite. Méraugis, lui, dialogue avec Dieu sans intermédiaire.
54On retrouve ce processus d’intériorisation du cheminement spirituel dans Le Songe d’Enfer durant lequel le pèlerin-rêveur vit une aventure purement individuelle ; en effet, quoi de plus personnel, de plus intime qu’un rêve ? On peut noter le contraste entre cette expérience et celle de l’un de ses précurseurs, Owein, héros de L’espurgatoire Saint Patrice. Le chevalier Owein entre dans le purgatoire avec d’autres fidèles pour souffrir puis connaître l’allégresse, une fois purifiés de leurs péchés85 ; ils se confessent, jeûnent et prient ensemble, créant une communauté chrétienne avant de tenter l’épreuve. À son retour, Owein fonde une abbaye, faisant entrer son expérience dans un système de socialisation. Mais cette visée communautaire ne correspond plus aux aspirations du début du xiiie siècle, où une primauté nouvelle est accordée à l’individu. Comme le chevalier Méraugis refuse d’intégrer la Table Ronde, le pèlerin Raoul se défausse de l’obligation de partager son voyage intérieur avec ses semblables ; son pèlerinage onirique lui a pourtant permis d’atteindre une vérité – sinon la vérité – et d’en revenir meilleur, davantage éclairé sur les mystères du monde et de Dieu.
Le paradoxe doctrinal houdanesque
55Puisqu’il adopte la vision de l’enfer d’Amaury de Bène, faut-il en conclure que Raoul de Houdenc est amauricien ? Rien n’est moins sûr. Les différents titres donnés à son voyage allégorique selon les manuscrits sont autant d’interprétations possibles quant à la visée de son discours : les deux manuscrits Bern, Burgerbibliothek, ms. 354 et Reims, Bibliothèque municipale, ms. 1275 indiquent dans leur explicit le titre de Voie d’Anfer (/Voie d’Enfeir). Quant au manuscrit Oxford, Bodleian Library, ms. Digby 86, il porte le titre de Romaunz de Enfer, qu’il développe ensuite en Le sounge Raul de Houdenge de la Voie d’Enfer, combinant ainsi les deux termes de « songe » et de « voie ». C’est ce titre de Songe d’Enfer que préfèrent deux autres manuscrits (Paris, BnF, ms f. fr 1593 et Paris, BnF, f. fr. 12603). Pierre Drogi commente ainsi les variantes du titre :
Avec Le Songe d’Enfer, ou Voie d’Enfer, ou Dit d’Enfer (le choix de ces titres est significatif de l’accent mis sur tel ou tel aspect du texte), un certain Raoul de Houdenc, identifié comme un probable et vraisemblable neveu de Pierre le Chantre, dit aussi « de Hodenc » […] compose donc, vers 1215 ou 1220 […] un dit (pas une vision donc), Le Songe d’Enfer […]. Le texte est un récit de songe revendiqué comme tel, il passe par les lieux allégoriques échappant à la personnification et à la description (noms et simplement noms) ; le récit en première personne de quelqu’un qui s’assimilera à la fin du texte à la confrérie des jongleurs – peut-être le seul bon jongleur, celui qui rachète une profession commise à la description de l’Enfer ? – il ne développe ni commentaire explicatif […] ni ne présente d’autre garant que lui-même. […] Les trois variantes du titre – et l’inclusion du mot fablel à la fin du récit – présentent déjà quelque intérêt : les textes qui ont précédé celui de Raoul se baptisent en général Vision, ou Voyage, ou encore Pèlerinage, Itinéraire ; on retrouve ici, outre la désignation de fablel, trois termes : le terme Voie, mais au passage la dimension pérégrine se trouve contrefaite et inversée pour indiquer plutôt une sorte de guide moral ou géographique perverti, menant droit à l’Enfer ! Plus significatif d’une réflexion sur les moyens du récit, les termes de dit comme de songe évitent le mot vision, renvoyant pour le premier au monde du fabliau ou de la fable […], le second au rêve toujours soupçonné de mensonge, même depuis Macrobe […]. Dit rabat de plus le récit dans les mots, dans une perspective pas forcément moralisante – du moins sans la perspective moralisante ou moralisatrice qu’on y verra plus tard86.
Si les variantes du titre créent une première interrogation, l’emploi du songe comme forme-cadre permet une relative distanciation avec les propos tenus : le narrateur peut se désolidariser de son personnage, alternant la première ou troisième personne pour la désignation de soi, tandis que le caractère rétrospectif du songe permet de maintenir une distinction temporelle entre le passé du rêve et le présent de la narration. Comme le souligne Fabienne Pomel : « Enfin le songe lui-même, par l’encadrement, permet une mise à distance et décharge en quelque sorte l’auteur de la responsabilité de la subversion, en distinguant le narrateur de l’auteur87. » Le songe peut donc servir de parade, excuser le rêveur qui n’a pas de prise sur son rêve et les paroles prononcées en son dormant.
56Dans son parcours infernal, Raoul de Houdenc s’en prend sans ambages aux Papelards, nom qui désigne les hypocrites mais aussi les hérétiques. Lors de son passage à Vile Taverne, Hasart, Mesconte et Mestret lui demandent des nouvelles de Chartres, lieu d’origine d’Amaury de Bène (v. 162-165), et citent deux amauriciens, Charles et Mainsens, qu’ils citent comme lor ami :
Tuit ensamble me demanderent
Mestrais, Mescontes, et Hasars,
Que lor deïsse isnellepas
Noveles qu’a Chartres fesoient
Dui lor ami qu’il molt amoient,
Charles et Mainsens, de la loge
Ou Papelardie se loge.
De ces deux m’enquistrent les fez,
Et je respondi sanz mesfet :
« Il vous aiment molt durement,
Si vous dirai reson comment :
Sovent lor fetes gaaignier ;
Si vous vuelent acompagnier
A eus tout par droit heritage. » (v. 162-175)
Ces amauriciens sont présentés comme serviteurs et clients des vices du mensonge et de la tromperie, logés à Papelardie, les inquisiteurs utilisant le terme de « Papelards » pour les désigner88 : autant d’indices qui pourraient laisser penser que Raoul condamne les disciples d’Amaury de Bène. D’autant plus que le festin final voit défiler des plats à base de popelican, de bougres, de faus pledeors, de papelars a l’ypocrisie : toutes ces expressions servent à désigner les hérétiques condamnés sans réserve à la dévoration.
57Cependant, le paradoxe étant de règle dans le discours houdanesque, C. Connochie met en garde contre les conclusions hâtives :
Dans le ms. U (BnF, fr. 2168), qui date au plus tôt du milieu du xiiie siècle, apparaît le nom du cardinal Robert de Courçon, inquisiteur farouche, envoyé par le pape à Paris en 1215 pour apaiser les différends qui opposent l’université au pouvoir royal. La dénonciation des hypocrites et hérétiques est un cliché auquel Raoul cède avec brio ; sa position semble difficile à tenir nettement89.
Une position d’autant plus équivoque que de compagnie avec les hérétiques, Raoul fait bouillir et assaisonner bedel, noirs moines et noires nonnains (v. 590-594) alors que prennent place au festin les ecclésiastiques invités par Belzébuth ! Aussi peut-on s’interroger avec P. Drogi :
[…] Qui est victime de la satire ? Qui est visé ici ? Les hérétiques en premier lieu, cela est sûr, pas une once d’indulgence pour eux […]. Mais peut-être du même coup ceux qui les ont fait condamner ? […] Sans compter que l’on retrouve en Enfer, et pour ouvrir une longue liste des damnés, une bonne partie de la hiérarchie de l’Église ! Qu’est-ce à dire90 ?
Le début du xiiie siècle, note encore P. Drogi, est une époque de doutes : « Doutes sur la réalité de ce monde (fiction généralisée), doute sur la réalité des lieux eschatologiques, doute en particulier sur l’existence du purgatoire, doutes enfin sur la localisation des lieux de l’au-delà ou sur l’efficacité des prières […]. » Alors que la théologie commence à considérer l’existence possible d’un troisième lieu eschatologique, le Purgatoire91, n’est-il pas légitime que les penseurs s’interrogent sur la réalité de l’enfer, sur la légitimité de ceux qui prêchent ou combattent son existence ? La seule voie raisonnable à suivre, et on peut penser que ce fut celle adoptée par Raoul de Houdenc, est celle du scepticisme illustré par la fiction, une fiction tournée contre les philosophes, de quelque bord qu’ils soient, une fiction réalisée avec les armes propres à ces philosophes, le langage. Les vers suivants issus du prologue du Meraugis paraissent ici appropriés pour synthétiser sa pensée qui reproche aux théoriciens de tous bords de parler sans preuve :
Cil autre qui sont rimeour
De servanteis sachiez que font :
Noient dient, car noient vont
Leur estude et leur motz q’il dient.
Contrediseur noient ne dient
Point de leur sens, ainz sont de ceus
Qui tout boivent leur sens par eus. (Ms. W, v. 10-16)
Des mots qui ne s’appuient sur rien, des débats vides de sens : autant de qualificatifs applicables aux doctrines de l’époque. Se présentant lui-même comme un fol menestrel, Raoul se refuse à trancher : son Songe d’Enfer peut aussi bien être lu comme une arme au profit de la propagande royale et romaine que comme une défense des positions de certains hérétiques. À travers le personnage du songeur, il fait entendre la voix d’un homme qui s’interroge, écartelé par les courants idéologiques contradictoires qui s’affrontent en ce début de xiiie siècle, et qui, en formulant ces interrogations par le biais de la littérature et de la langue vulgaire, a offert à celles-ci un champ d’action nouveau.
58Que ce soit sur le terrain du roman ou du dit, sur un sujet profane ou religieux, avec des allégories ou des personnages issus du folklore arthurien, Raoul de Houdenc a ancré son œuvre dans les préoccupations de son temps. Mœurs, féodalité, croyances, débats de société sont les pierres angulaires de ses écrits. Sous l’innocente apparence du divertissement parodique et satirique, il investit le terrain de l’idéologie, depuis les aspirations nouvelles de la personne à exister par elle-même jusqu’à la remise en cause d’auctoritates qui refusent de prendre en compte la complexité de l’être humain en le cantonnant à des catégories réductrices. Il s’aventure de même sur le dangereux champ de la doctrine théologique pour y livrer, sous le couvert d’un enfer carnavalesque, une théorie personnelle : les mots ne recouvrent rien de réel, une fiction peut devenir vérité et s’avérer plus orthodoxe que la théologie. Solidaire des personnages qu’il façonne, il se met lui-même en scène pour faire entendre une voix discordante, celle d’une personne qui s’interroge sur son époque et choisit pour s’exprimer le terrain de la littérature, seule voie et voix libres.
Notes de bas de page
1 Le terme privacy désigne « la vie de famille, non pas individuelle, mais conviviale, et fondée sur la confiance mutuelle » (Histoire de la vie privée, Tome 2 : De l’Europe féodale à la Renaissance, sous la direction de Philippe Ariès et de Georges Duby, Seuil, Paris, 1985, p. 23). Georges Duby distingue trois catégories de commensaux dans la maison noble : « Les « estranges » étaient ceux qu’aucun rapport affectif n’attachait au maître de la maison. Peut-être ses « privés » se distinguaient-ils de ses « amis » en ce qu’ils lui étaient liés par le sang […]. La différence tenait plutôt, sans doute, à ce que des « privés » la maison était le logis attitré, alors que les « amis », s’ils avaient libre accès à cette maison et à son chef, n’y faisaient pas résidence » (ibidem, p. 75).
2 Philippe Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée, Tome 2 : De l’Europe féodale à la Renaissance, Seuil, Paris, 1985, p. 504.
3 Ainsi Tristan et Iseult, en se réfugiant dans la forêt du Morois sous l’effet du philtre d’amour, plongent dans la sauvagerie : plus de pain, plus de sel, des habits en loques, un abri de branchages. Lorsque le philtre se dissipe, la raison les pousse à rentrer dans l’ordre, à regagner le privé, la cour. Lors de sa folie, Yvain erre seul et nu dans la forêt. Poursuivis par Charlemagne, Renaud de Montauban et ses frères souffrent de vivre dans les bois sans feu ni lieu.
4 P. Ariès et G. Duby, Histoire de la vie privée […], op. cit., p. 505.
5 Personne, personnage et transcendance aux xiie et xiiie siècles, études réunies par Marie-Étiennette Bély et Jean-René Valette ; avec la collab. de Bernard Bély, Dominique Boutet, Francis Dubost, Presses universitaires de Lyon, 1999, p. 7.
6 « On voit alors, pourtant, se multiplier les grandes régences maternelles de royaume (Blanche de France), de principauté (Blanche de Champagne) ou de simple seigneurie […] ; c’est seulement que les conditions d’exercice du pouvoir ont changé : la présence physique au combat importe moins dorénavant que la tenue avisée des comptes et des conseils, avec l’aide des légistes », G. Duby et P. Ariès, Histoire de la vie privée […], op. cit., p. 149.
7 Selon Jean Flori, l’élément primordial est cette évocation d’une possibilité d’annulation du mariage à l’initiative de l’épouse, et qui a forcément dû être préméditée. Ce faisant, c’est elle qui décide de la rupture du mariage, chose impensable dans l’univers mental masculin d’alors : c’est pratiquement elle qui répudie son mari : « Au demeurant, la réalité de l’adultère importe peu […]. Ce qui est très important […] c’est le fait […] que les contemporains d’Aliénor ont réellement cru qu’elle était une reine luxurieuse et (pis encore !) une reine n’hésitant pas à prendre l’initiative de la rupture », Aliénor d’Aquitaine. La reine insoumise. Payot, Paris, 2004, p. 334.
8 Comparons ainsi avec les derniers vers d’Érec et Énide : « Quant cele feste fu finee, / Li rois departi l’assanblee/ Des rois et des dus et des contes/ Dons assés estoit granz li contes, / Des autres genz et des menues/ Qui a la feste sont venues./ Molt lor ont doné largemant/ Cevaus et armes et argent, / Dras et pailes de mainte guise, / Por ce qu’il iert de grant frencise/ Et por Erec qu’il ama tant./ Hui mais porés oir avant. » (Érec et Énide ; ces seize vers sont absents de notre édition de référence : ils font partie des variantes comprises dans le manuscrit R (Voir Érec et Énide, op. cit., p. 233).
9 Colette-Anne Van Coolput, « La réaction de quelques épigones », dans The Legacy of Chrétien de Troyes, éd. Norris J. Lacy, Douglas Kelly, et Keith Busby, 1987, Rodopi, Amsterdam, p. 93-94.
10 « […] Bele est Enyde, et bele doit/ Estre, par reison et par droit, / Que bele dame est molt sa mere, / Biau chevalier a en son père : / De rien nule ne les angigne, / Car molt retret bien et religne/ A anbedeus de mainte chose », Érec et Énide, v. 6561-67).
11 Tristan en prose, éd. Curtis, D. S. Brewer, Cambridge, 1963, t. 1, § 178.
12 La version Post-Vulgate de La Queste del saint Graal et de La Mort Artu, éd. Fanni Bogdanow, Société des anciens textes français, tome II, Paris (1991), §§ 277-279 pour l’histoire de la naissance de Méraugis, tome iii (2000), §§ 493-495 pour l’épisode du Chastel félon, § 587 pour la liste des élus du Graal dont Méraugis fait partie, §§ 700-718 pour la retraite dans l’ermitage, la lutte contre Marc et la mort de Méraugis.
13 M. Szkilnik, introduction de Meraugis, p. 38-39.
14 Cette lecture que je propose n’est pas la seule possible : on peut aussi lire Portlesguez en « passage » (port), « à côté de » (lès), « gués » (gués).
15 G. Duby et P. Ariès, Histoire de la vie privée […], op. cit., p. 504-505.
16 Ibid., p. 505.
17 C.-A. Van Coolput, « La réaction de quelques épigones » […], art. cit., p. 97.
18 Ibid., p. 99.
19 Ibid., p. 99-100.
20 Pierre-Yves Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, Dunod, Paris, 1997, Bordas, Paris, 1969 pour la 1re édition, p. 22.
21 Lancelot en prose, p. 138-139.
22 Georges Duby, Adolescence de la chrétienté médiévale, 980-1140, Éditions d’Art Albert Skira, Genève, 1984, p. 82.
23 Pierre-Yves Badel, Introduction […], op. cit., p. 24.
24 Pour prouver qu’elle a été fidèle à Marc, Yseut passe l’épreuve de l’épée rougie au feu. Elle parvient à la saisir sans se brûler, en jurant qu’aucun homme n’est jamais venu entre ses cuisses, excepté le roi Marc et le mendiant qui l’a aidée, quelques minutes auparavant, à traverser la rivière. Or, ce mendiant n’était autre que Tristan déguisé. Par ce serment, à double sens et pourtant irréfutable, Yseut sauve son honneur.
25 Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Temps, travail et culture en Occident, NRF, Gallimard, Paris, 1979, p. 365.
26 Bernier, écuyer de Raoul, rompt son hommage à l’égard de celui-ci parce qu’il cherche à dépouiller la famille de Bernier de son légitime héritage : « Homme ! Je vous retire ma foi. Ne dites pas que je vous ai trahi », Raoul de Cambrai, éd. P. Meyer et A. Longnon, v. 2314-18.
27 J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge […], op. cit., p. 388.
28 Georges Duby, Adolescence de la chrétienté médiévale […], op. cit., p. 82.
29 M. Szkilnik, « Méraugis et la Joie de la Cité » […], art. cit., p. 120-121.
30 Cf. Le Chevalier de la Charrette, v. 4250-4261.
31 Nous renvoyons ici à l’étude de M. Rolland, « Ni elogio ni vituperio : algunas figuras feminas atípicas en la novela francesa del siglo xiii », in Actas del ix Simposio de la Sociedad Espaňola de Literatura General y Comparada. Tomo I. La mujer elogoio y vituperio, Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 1994, p. 339.
32 Philippe de Novare, Les quatre âges de l’homme, traité moral, vers 1265 ; publié pour la première fois d’après les manuscrits de Paris, de Londres et de Metz par Marcel de Fréville, Firmin-Didot, Paris, 1888, p. 16-18.
33 « Des écoles privées payantes sont signalées ici ou là. Même des petites filles peuvent être instruites. […] Des recluses transforment leur cellule en école. […] Des cartulaires d’abbayes féminines mentionnent les pères qui confient leur fille au monastère. […] Au xive siècle, des statuts officiels sont édictés qui entérinent le droit des femmes à enseigner aux filles : Statut 24 de 1357 : Qu’aucune femme n’ait d’autres élèves que des filles », Pierre Riche et Jacques Verger, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge, Tallandier, Paris, 2006, p. 252.
34 P. Riche et J. Verger, Des nains […], op. cit., p. 168.
35 L’adjectif idoine est attesté dès 1216 (ANGER, Trad. Vie St Grégoire, 870 ds T.-L.).
36 I Tim. II, 12.
37 Voir le Traité de l’amour courtois d’André Le Chapelain, J. Laffite-Houssat, Troubadours et cours d’amour, P.U.F., Paris, 1979.
38 François-Just-Marie Raynouard, Choix des poésies originales des troubadours, tome II, Paris Slatkine, Genève, 1982, p. 79. Ces assemblées, selon l’analyse de Raynouard, étaient composées d’un grand nombre de dames, et présidées par une dame plus importante par son rang. Tantôt, les parties comparaissaient ou se faisaient représenter pour plaider leur cause. Tantôt les dames discutaient entre elles et se prononçaient sur des suppliques ou de simples questions qui leur étaient posées, le tout dans une atmosphère passionnée mais réfléchie. On y juge des difficultés, des injustices, des contradictions que peut éprouver un ou une amant(e) courtois(e), et on tente de résoudre ces différends en se basant à la fois sur le code d’amour courtois et sur les exigences du cœur humain. De fait, ces cours ont contribué à l’étude des mécanismes de l’amour et nous donnent une image assez exacte de ce que pensait la haute société de l’époque, et la jurisprudence qui en est issue, s’appuyant sur les noms de dames illustres – Aliénor d’Aquitaine, Marie de Champagne, Elisabeth de Vermandois comtesse de Flandre, Ermengarde vicomtesse de Narbonne – prônait le rôle déterminant joué par les femmes dans toutes les affaires d’amour.
39 Recueil général des Jeux-partis, vol. 1, p. 98-102, éd. Arthur Langförs, Alfred Jeanroy et Louis Brandin, Champion (SATF), Paris, 2 volumes, 1926.
40 Pour plus de précisions, voir les pages 11-12 de l’introduction de l’édition de Meraugis de Michelle Szkilnik.
41 M. Szkilnik, introduction de Meraugis, p. 12.
42 Emmanuèle Baumgartner, Histoire de la littérature française, Moyen Âge 1050-1486, Bordas, Paris, 1988, p. 42-43.
43 K. L. Burr, Defining the Courtly Lady […], art. cit., p. 383 (notre traduction).
44 Voir Michèle Mira Pons, La mythologie celte, Actes Sud junior, Arles, 2011.
45 K. L. Burr, Defining the Courtly Lady […], art. cit., p. 384 (notre traduction).
46 I Co 11, 9.
47 Alphabet de Ben Sira (hébreu-allemand). 2007, Das Alphabet des Ben Sira [Texte imprimé] : hebräisch-deutsche Textausgabe mit einer Interpretation / Dagmar Börner-Klein. Wiesbaden : MarixVerl., 2007.
48 Gn 1. 27.
49 K. L. Burr, Defining the Courtly Lady […], art. cit., p. 384 (notre traduction).
50 Le Moyen Âge a souvent considéré le langage féminin comme destiné à tromper et à abuser l’homme. Chrétien de Troyes semble ne pas échapper à cette règle, lui qui fait dire à l’un de ses personnages masculins dans Le Chevalier au Lion : « « Ha ! […] fame, chose avere / De voir dire, e de mentir large » (v. 4408-09). « Discours féminin et discours masculin dans les romans de Chrétien de Troyes », Catherine Blons-Pierre, Masculin / Féminin dans le roman arthurien médiéval, op. cit., p. 104.
51 C. Blons-Pierre, art. cit., […], p. 104.
52 Ép. 5, 22-24.
53 I Co, 14, 34-35.
54 N. J. Lacy, Meraugis de Portlesguez […], t. II, p. 820 (notre traduction).
55 À la cour du roi Clotaire, la reine Radegonde reçut une grande culture littéraire, et le moine Fortunat parle de ses lectures issues de la littérature chrétienne. Selon Éginhard, Charlemagne désire pour ses filles la même instruction que pour ses fils dans les arts libéraux. En 841, Dhuoda compose un ouvrage pour son fils Guillaume. En l’an mil, la cour ottonienne compte nombre de femmes cultivées, Adélaïde femme d’Otton Ier, Gerberge, nièce de ce même empereur. Au xiie siècle, Héloïse connaît des citations philosophiques et sacrées, parle le latin, étudie le grec et l’hébreu. Hildegarde de Bingen, appelée la prophétesse du Rhin, née à la fin du xie siècle, moniale dès l’âge de huit ans, abbesse à quarante ans, est l’auteur de trois ouvrages : « Connais les voies », « Le Livre des mérites de la vie », « Le Livre des œuvres divines » issus de ses visions. Elle voyage beaucoup, correspond avec les grands de ce monde, empereurs, évêques, seigneurs, nobles dames. Elle rédige également « Le Livre de la simple médecine », ainsi que le « Causae et curae », manuel de médecine pratique et de pharmacologie. Elle fut aussi compositrice de chants et musiques sacrés.
56 Décision prise au quatrième concile œcuménique du Latran – souvent surnommé Latran IV, douzième concile œcuménique de l’Église catholique, tenu à Latran en 1215 sur l’initiative du pape Innocent iii. La qualité du mariage est mise en exergue comme l’un des sept sacrements et définie comme l’union de deux volontés plus que comme celle de deux corps. Cela signifie que le mariage ne peut être dissous que par la mort. Les bans deviennent obligatoires, et les évêques conciliaires n’autorisent que les mariages pour lesquels les deux conjoints, l’homme et la femme, ont publiquement exprimé leur consentement.
57 Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Champion, Paris, 1994, p. 407.
58 On attribue généralement la paternité de ce genre littéraire au poète archaïque latin Lucilius (iie siècle av. J-C.). La satire est un genre apprécié des auteurs latins, même s’ils n’en ont pas l’exclusivité.
59 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 117 (notre traduction).
60 L’Espurgatoire Saint Patrice décrit précisément l’enfer comme un lieu souterrain : « Autresi est d’enfer lius/ Desuz terre, parfunz e cius », v. 133-34. La Vision de Tondale parle d’un puis d’enfer.
61 « De Saxe ».
62 P. Walter, « Compte-rendu de l’édition de M. Timmel Mihm […] », art. cit., p. 96.
63 Nous parlons ici de la catégorie sociale du personnage : nous n’avons pas assez d’informations sur Raoul de Houdenc pour déterminer s’il appartenait ou non au monde des jongleurs.
64 Jean Frappier, Châtiments infernaux et peur du diable d’après quelques textes français du xiiie et xive siècle, Cahiers de l’Association Internationale des Études françaises, tome 1, AIEF, Paris, 1951, p. 91-93.
65 La Vision de Turchill, Visio Thurkill relatore, ut videtur, Radulpho de Coggeshall, éd. scientifique Paul Gerhard Schmidt, B.G. Teubner, Leipzig, 1978. Dans ce texte théâtral anglais du xiiie siècle, le héros, de retour de l’Enfer, raconte que les hommes damnés pour l’éternité jouent les vices de leur vie passée dans un théâtre de feu et de fer devant un public de démons.
66 J. Frappier, art. cit., p. 93.
67 Aucassin et Nicolette, op. cit., lignes 19-39.
68 Fabienne Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op. cit., p. 205.
69 C. Connochie-Bourgne, « Comment dire le vrai en langue vulgaire […] », art. cit., p. 95.
70 Amaury de Chartres ou Amaury de Bène (en latin, Amalricus de Bene ; mort en 1206) fut un philosophe et théologien français du xiie siècle. Il enseigna la théologie et la philosophie à l’université de Paris et professa une sorte de panthéisme mystique, dit du Libre-Esprit, qu’il avait puisé dans les écrits de Jean Scot Erigène, et qui le fit condamner en 1204 par le pape Innocent iii et, en 1215, par le IVe concile du Latran. Il eut un grand nombre de disciples, parmi lesquels on remarque David de Dinan. On nomme ceux-ci les Amauriciens : un grand nombre d’entre eux furent jugés au cours d’un concile réuni à Paris en 1210, et brûlés en dehors de Paris, au-delà de la porte des Champeaux, après avoir été livrés à la justice royale. Pierre Drogi résume ainsi sa pensée : « Le point sur lequel porte le litige concerne en fait la Vision Béatifique et l’eschatologie : il semblerait qu’Amaury ait enseigné une compréhension “réductrice” (purement métaphorique ou symbolique) de ces lieux de l’au-delà que sont le Paradis et l’Enfer – et transporté, de fait, dans le langage le problème de l’articulation du lieu et de son effectivité. Selon Martin le Polonais toujours, la thèse d’Amaury est la suivante : « Infernus nichil aliud est, quam ignorantia ; nec aliud est paradisus, quam cognitio veritatis ». […] Pour le fond, ce qui semble reproché aux disciples d’Amaury consiste apparemment à rabattre sur des noms ou des mots (hypothèse intellectualisante et nominalisante, ou pour le moins verbale), ou encore des “réalités” entendues en leur sens métaphorique le “lieu” littéral ou matériel spécifiés par le dogme, et les peines physiques qui leur sont associées » ; Voir l’article de Pierre Drogi, « La crise amauricienne […], art. cit, p. 341-42.
71 C. Connochie-Bourgne, « Comment dire le vrai en langue vulgaire […] », art. cit., p. 98.
72 Le Moyen Âge distingue cinq types de rêves assez semblables aux conceptions de Macrobe, et répertoriés par Alcher de Clairvaux, moine cistercien du xiie siècle dans son ouvrage Liber de spiritu et anima (L’Esprit et l’âme) : l’oraculum, rêve que Dieu envoie à ses émissaires, la visio, rêve prophétique clair, le somnium, rêve nécessitant une interprétation, l’insomnium, rêve commun et sans intérêt, le phantasma, apparitions fantomatiques pendant les premières phases du sommeil, dont fait partie le cauchemar ou éphialtès.
73 C’est le cas, par exemple, de La Vision de Tondale.
74 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 117 (notre traduction).
75 C. Connochie-Bourgne, Comment dire le vrai […], art. cit., p. 103.
76 Voir l’article de Pierre Drogi, « La crise amauricienne et ses répercussions en littérature (paradis et enfer autour des années 1215-1240 environ) », Miscellenea Medievalia, publication du Thomas-Institut de l’université de Cologne, éd. Jean A. Aestern, vol. 27, Berlin-New York, 2000, p. 335-361.
77 C. Connochie-Bourgne, Comment dire le vrai […], art. cit., p. 102-103.
78 Cité par Pierre Drogi, « La crise amauricienne […] » art. cit., p. 341, d’après Martin le Polonais.
79 Voir E. Bréhier, La Philosophie au Moyen Âge, Albin Michel, Paris, 1934 (1971, Albin Michel), p. 183-184.
80 Pour le christianisme, seul Dieu a le pouvoir de créer.
81 Pour une véritable analyse de la conception dualiste du monde que prônait le catharisme, nous renvoyons aux ouvrages d’Anne Brenon, Le vrai visage du catharisme, la Louve éd., Cahors, 2008 ; Jean Duvernoy, La religion des cathares, Privat, Toulouse, 1989, et René Nelli, La Philosophie du catharisme, le dualisme radical au xiiie siècle, Payot, Paris, 1975.
82 Philéas Lebesgue, Le Songe d’Enfer suivi de La Voie de Paradis : poèmes du xiiie siècle de Raoul de Houdenc ; précédés d’une notice historique et critique, et suivis de notes bibliographiques et d’éclaircissements par Philéas Lebesgue. Publication : La Rochelle : impr. de N. Texier et fils, 1908. Réimpression : Slatkine Reprints, Genève, 1974, p. 203.
83 P. Lebesgue, ibidem, p. 43.
84 G. Duby et P. Ariès, Histoire de la vie privée, Tome 2 […], op. cit., p. 522.
85 Marie de France, L’Espurgatoire Saint Patrice, op. cit.
86 Pierre Drogi, « La crise amauricienne […] », art. cit., p. 345.
87 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op. cit, p. 206.
88 L’inquisiteur Robert de Courçon, qui s’était précédemment illustré dans la lutte anti-cathare en compagnie de Jacques de Vitry, Foulques de Neuilly et d’autres disciples de Pierre le Chantre, nomment ainsi les amauriciens durant leur procès : “Quos laici Papelardos appelaverunt” », d’après une étymologie non-avérée, ceux qui « papellent », murmurent, parlent en secret.
89 C. Connochie, Comment dire le vrai […] », art. cit., p. 102.
90 P. Drogi, « La crise amauricienne […] », art. cit., p. 344.
91 Le terme purgatorium est utilisé pour la première fois par l’archevêque de Tours, Hildebert de Lavardin en 1133. Pour une analyse complète, voir[J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1991 (1re édition 1981).
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