Une caricature comique d’Arthur et de l’enfer
p. 35-99
Texte intégral
1« Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte », affirme Julia Kristeva dans son ouvrage Séméiotikè1. Cette citation illustre la dynamique des romans arthuriens en vers après Chrétien de Troyes, reconnaissables par le réemploi des personnages, topoï, thèmes et motifs mis à l’honneur par le maître champenois, réemploi qui peut aller jusqu’à la parodie. Il faut cependant préciser que le concept de parodie est délicat car le Moyen Âge l’a ignoré. L’Antiquité lui a légué les figures rhétorique per contrarium – comme l’antithèse ou l’ironie – et les clercs médiévaux sont conscients qu’un discours peut être renversé, que là où il existe un endroit, se trouve aussi un envers. Pour justifier l’emploi du terme « parodie » pour une étude sur Meraugis de Portlesguez, on peut rappeler le sens de son étymon grec parodia : « chant à côté ». Littéralement, Raoul de Houdenc déplace les constructions du roman arthurien tel que l’avait conçu Chrétien de Troyes un siècle plus tôt. Nous adopterons donc comme définition de la parodie celle que propose Claude Lachet dans son ouvrage La Prise d’Orange ou La parodie courtoise d’une épopée :
La parodie est étymologiquement une imitation avouée ; en littérature, le texte parodiant s’élabore à partir d’un ou de plusieurs autres textes et en même temps contre eux. Le parodiste ne se contente pas de reproduire son modèle, il marque aussi ses distances avec lui. La parodie ressortit donc à une double opération d’emprunt et de raillerie et tient dans cette oscillation entre la conformité et l’écart2.
Du « roman arthurien en vers » lui-même, Richard Trachsler a donné la définition suivante :
Romans octosyllabiques relatant des événements qui sont censés se dérouler en Grande ou Petite Bretagne sous le règne d’Arthur et dont les protagonistes sont reliés, d’une façon ou d’une autre, à la cour de ce souverain3.
Roman arthurien, Meraugis de Porlesguez l’est indiscutablement. Cependant, de l’observation même de R. Trachsler, il se démarque de ses prédécesseurs :
En apparence, Meraugis de Portlesguez respecte parfaitement le schéma de composition canonique lancé par Chrétien de Troyes. […] Mais ce moule est avantageusement rempli par une matière inédite puisque crises, exploits et aventures prennent souvent une forme tout à fait nouvelle4 […].
Un prologue novel
2Ce travail de réécriture commence dès le prologue de Meraugis5. Dans cette introduction à son roman, Raoul reprend les arguments avancés par Chrétien dans le prologue d’Érec et Énide, tout en les détournant savamment : là où Chrétien de Troyes parle estuide, logique et raison, Raoul oriente son propos vers une dimension affective et personnelle du conteur dans son œuvre en évoquant l’image du cuer et de l’entente du poète. On peut ensuite s’arrêter sur l’un des vers les plus célèbres de Chrétien, où il cite la molt bele conjointure qui, alliée au sen et à la matire, vont faire naître le roman. Or, Raoul énonce d’abord une tout autre préoccupation pour Meraugis (v. 9-21) :
C’est des bons contes l’aventure
De conter a bon conteour.
Cil autre qui sont rimeour
De servanteis ; sachiez que font :
Noient dient, car noient vont
Leur estude et leur motz q’il dient.
Contrediseur noient ne dient
Point de leur sens, ainz sont de ceus
Qui tout boivent leur sens par eus.
Pur ce Raoul de son sens dit
Que il veult de son sens qu’est petit
Un novel conte comencier
Qui sera bons a anouncier
Touz jours, ne ja ne morra.
En reprochant aux rimeour de ne rien raconter qui soit de leur sens – autrement dit, de ne proposer aucune idée personnelle, originale, nouvelle –, Raoul ose remettre en cause l’inventio médiévale qui s’appuie sur la reprise et non sur l’originalité. Lui entend se démarquer de ses prédécesseurs en proposant un novel conte. Chrétien souligne qu’il n’a pas conçu l’histoire d’Érec : celle-ci était déjà connue, contée et déformée devant rois et devant contes. Raoul, lui, ne cite aucune source, et avec la mention du pronom personnel je, se présente comme le seul concepteur de l’histoire de Méraugis.
3Une prise de distance supplémentaire passe par le refus de toute mention de Dieu, quand Chrétien place son récit sous le patronage divin6. Le souci de Raoul est tout autre : Meraugis se veut en effet un roman où les instances divines sont absentes. Le personnage ne recherche aucune quête mystique et ne doit compter que sur lui-même. Cette laïcisation de l’écriture est capitale en ce début de xiiie siècle où les chevaliers du Lancelot-Graal s’élancent vers les mystères religieux : Meraugis et Le Roman des Eles sont résolument profanes, et Le Songe d’Enfer, on le verra, propose une vision de l’au-delà qui remet fortement en cause les croyances canoniques. Le récit de Meraugis se veut un conte de courtoisie : biaz et plaisanz en sont les maîtres adjectifs : ni sagesse, ni piété ne sont recommandées, il faut être cortois et vaillanz, qualités purement terrestres et mondaines. En proposant un prologue parallèle mais détourné de celui d’Érec et Énide, Raoul prévient son lecteur : il reprendra la forme des récits de Chrétien, la conjointure, mais non le sen, l’esprit. Ce qu’il propose sera novel, et il va le présenter grâce au jeu intertextuel qu’il entretient à la fois avec son prédécesseur champenois, mais aussi avec ses contemporains prosateurs.
Un horizon d’attente trompeur
4Les premiers vers de Meraugis reprennent, en apparence, les schémas du monde arthurien, ce « chronotope » ou « générique » défini par Danièle James-Raoul7 et attendu par le public :
Segnor, au tens le roi Artu
Qui tant estoit de grant vertu,
Ot en Bretaigne la Gregnor
Un roi […] (v. 1-3)
Cet ancrage de Meraugis dans le monde arthurien préexistant se poursuit avec la mention explicite d’un second personnage connu, li rois d’Escavalon, présent à deux reprises dans Le Conte du Graal qui sert ici de caution et d’auctoritas. Mais un premier hiatus apparaît, et ce alors même que ce chronotope arthurien nous est révélé : contrairement à l’usage, nous ne sommes pas à la cour d’Arthur, mais à celle du roi d’Escavalon. Un deuxième hiatus empêche une parfaite adéquation de Meraugis avec les romans de Chrétien : le premier personnage que nous présente l’auteur est la fille du roi d’Escavalon, une femme, Lidoine. Celle qui sera l’héroïne féminine du roman occupe ici la place ordinairement dévolue au personnage éponyme :
Li rois, qui fu preus e loiaus
E riches d’amis e puissanz,
Une fille ot qui fu vaillanz.
La damoisele ot non Lidoine […]. (v. 8-11)
Si Raoul reprend les données typiques de Chrétien de Troyes, il n’en fait pas une imitation servile : le détournement, commencé dans le prologue, se poursuit avec l’emploi des personnages référentiels, Arthur, Guenièvre, Keu et Gauvain, figures littéraires au puissant pouvoir évocateur.
Arthur, Keu et Guenièvre : la redistribution des rôles
5Le sénéchal Keu, reflet en négatif du héros arthurien et habituellement médisant et nuisible, subit dans le roman houdanesque un traitement complexe. Sa mauvaise langue se fait entendre, mais contre toute attente, il est aussi capable de se taire, de parler avec raison et mesure, et chose encore plus singulière, l’ensemble de la cour, qui d’ordinaire fait bloc contre lui, le soutient dans ses propos :
A Keu, si dient tuit ensamble
Que c’est droiz e resons lor samble
Qu’ele doie sa cort avoir. (v. 866-869)
Cette situation inédite n’était jamais apparue chez Chrétien. Le sénéchal agressif et virulent du Conte du Graal s’est considérablement amélioré chez Raoul. Le Keu houdanesque peut donc laisser le lecteur perplexe, désorienté face à ce personnage si caractérisé et qu’il ne reconnaît plus. L’apparition de la reine, autre pilier référentiel du monde arthurien, et la découverte des rapports qu’elle entretient avec son époux Arthur ne va faire qu’accentuer cette perte de repères. Sa présence discrète et de bon aloi dans Érec et Énide s’est muée dans Meraugis en un véritable ascendant qu’elle exerce sur l’organisation de la cour. Présentée avec ses dames avant le roi et ses chevaliers, elle s’attribue d’autorité la parole pour régler le différend exposé par Lidoine8, et le roi se montre incapable de faire taire sa femme :
La roïne vient e demande
Sa court e li rois li commande
Qu’el se taise, mes non fera ! » (v. 857-859)
Dans l’introduction à son édition de Meraugis, Michelle Szkilnik suggère de voir dans cette intervention « une allusion au rôle (supposé) des dames à la cour de Champagne, qui dès la fin du xiie siècle (époque à laquelle Chrétien compose son Chevalier de la Charrette pour la comtesse Marie), était le haut lieu de la casuistique amoureuse, selon le Traité de l’amour courtois d’André le Chapelain9 ». En cet instant, Guenièvre est la véritable suzeraine de la cour de Carduel, la Dame au sens étymologique du terme10, rôle qu’elle n’avait jamais officiellement occupé jusque là : effacée derrière Arthur, présente à ses côtés pour veiller à la bonne marche de la cour, on ne l’avait vue exercer un rôle dominant que dans Le Chevalier de la Charrette auprès de Lancelot, dans le cadre de l’éthique courtoise. Certes, revendiquer la présidence d’une cour d’amour s’inscrit également dans le schéma courtois ; mais la reine exerce ici cette suzeraineté publiquement, disputant devant tous la préséance à son époux, et l’obtenant. De surcroît, en rappelant à Arthur ses prérogatives en matière de jugements d’amour, c’est un autre revers, tout aussi grave, que la reine inflige à son époux : « Sire rois, l’en set bien / Que tuit li jugement sont mien / D’amors ! Vos n’i avez que fere ! » (v. 861-863). S’il est de notoriété publique et reconnue – l’en set bien – que tout cas d’amour relève de sa compétence, c’est donc qu’il s’agit d’une coutume, notion fondamentale du monde arthurien. Et c’est justement le roi Arthur qui se caractérise, depuis Chrétien de Troyes, par son souci et son rôle de gardien de la coutume, base d’un système dont l’immobilisme doit assurer la pérennité du monde arthurien11. Or, dans Meraugis, la reine doit rappeler au roi qu’il n’a pas respecté cet état de fait en ne confiant pas directement l’affaire Lidoine au jugement des dames de la cour, et de ce fait, assurer elle-même le respect de cette coutume.
6Par l’intermédiaire de Guenièvre, la gent féminine chasse les hommes et s’approprie le droit de parole, le droit de résidence et le pouvoir de décision. On a affaire ici à une scène fortement théâtralisée : sous les yeux du public que constitue la cour arthurienne, se joue une prise de pouvoir entre les deux figures régnantes, le roi et la reine, au bénéfice de cette dernière. Chez Raoul de Houdenc, la reine revendique son droit à régner, et l’obtient. Après un débat, les dames ayant tranché la question en faveur de Méraugis, le chevalier Gorvain se révolte et réclame un duel que Méraugis lui accorde sans hésiter, mais que la reine interdit :
« […] Quant la bataille vos plest si
Ainçois que a honte vos tort,
Aillors, non pas en ceste cort,
Poez commencier la meslee. […]
Mes en fin ceste ne puet estre. » (v. 1052-1060)
Cette décision de la reine la met en porte-à-faux avec la Guenièvre du Chevalier de la Charrette : on se souvient qu’elle faisait cesser le combat entre Lancelot et Méléagant, ses deux prétendants, sur la demande de Baudemagu. Déjà, l’ardeur combattive des chevaliers était soumise au vouloir de la femme12. Mais le traitement houdanesque de cette séquence inclut une tonalité résolument comique : la Guenièvre du Chevalier de la Charrette ordonne depuis sa fenêtre que se taigne le combat et elle est obéie sur le champ, alors que la reine de Meraugis doit séparer elle-même les combattants qui n’hésitent pas à discuter avec elle du bien-fondé de son acte. Mais surtout, cette dernière intervention de la reine lui fait remettre en cause une tradition fondamentale du roman arthurien : celle qui veut qu’une femme soit attribuée à celui qui a prouvé sa supériorité physique par les armes, et par là-même sa virilité. Érec obtient le droit d’épouser Énide car il a battu Yder, Yvain conquiert Laudine en tuant Esclados le Roux, et Lancelot prouve qu’il a mérité l’amour de Guenièvre en terrassant Méléagant. Dans une société où virilité et amour sont intrinsèquement liés, il est admis que l’attribution d’une femme dépende de l’issue d’un combat. La mythologie celtique, dans laquelle la geste arthurienne plonge ses racines, faisait déjà agir ainsi ses héros, et les héroïnes elles-mêmes pensaient déchoir si elles n’étaient pas attribuées au plus fort, la tradition celtique exigeant que la femme appartienne à celui qui saura la protéger, pour qui elle constitue une récompense de sa vaillance au combat. Ce fait historique a tout naturellement été transposé et idéalisé dans le roman arthurien, où les chevaliers versent leur sang pour mériter l’amour de la dame : c’est bien elle qui reconnaît la supériorité du vainqueur et consent à l’aimer, comme le font Guenièvre, Laudine ou encore Énide. Le sang répandu de l’adversaire est la preuve publique du droit à la femme. Nul – et nulle – ne songe à réfuter ce principe séculaire qui régularisent les relations amoureuses. C’est donc à une auctoritas que s’attaque la reine de Meraugis : l’honor d’obtenir une femme a l’espee est refusé aux chevaliers amoureux, et ce par l’ordre même d’une femme, la reine, gardienne des traditions, qui tourne en dérision cette conception de l’honor des bellatores, qui sont alors simplement congédiés et invités à se battre aillors, sans public et sans légitimité. Il s’agit là d’une subversion sans précédent dans la littérature arthurienne.
7Sidéré par ce discours d’un genre nouveau, Gorvain avance une explication qui ne manque pas de comique : la cour est sans doute faee, ensorcelée, pour que s’y produise une telle inversion des pouvoirs. Les deux chevaliers se trouvent désemparés face à ce roman arthurien qui ne respecte pas les trames conventionnelles : personnages référentiels en décalage, principes acquis qui ne le sont plus, valeurs mémorielles qui s’inversent. Effectivement, ce derriere va devant (v. 1072), et li droit clochent (v. 1080). Arthur, Keu et Guenièvre, trois piliers du monde arthurien, ne remplissent plus – ou partiellement – leur fonction de personnages référents. Les valeurs du monde arthurien sur lequel ils règnent apparaissent fortement ébranlées, et l’étude du personnage de Gauvain nous permet de confirmer cet insidieux bestournement.
Gauvain, le soleil noir
8Gauvain est concomitant au personnage d ’rthur. Dès les prémices de la légende arthurienne, il est présent à ses côtés. Dans l’élégie galloise The Gododdin13, rédigée par le poète Aneirin au début du vie siècle et où le nom d’Arthur apparaît pour la première fois, Gauvain fait partie des personnages en tant que son neveu et meilleur guerrier. Apparu presque en même temps qu’Arthur, il vit inlassablement dans son ombre, complément indispensable à l’aura historique, puis littéraire du roi. Présent dès les premiers vers d’Érec et Énide, il participe d’une mémoire collective et peut se passer de toute présentation, comme le remarque D. James-Raoul : « Gauvain est le seul à être systématiquement introduit dans les romans sous son nom, éventuellement précédé de l’appellatif messire ou monseignor qui dit le respect […]. C’est le signe d’une notoriété éclatante et remarquable14… » Modèle de mesure, de courtoisie, de bon sens, référence chevaleresque pour les jeunes chevaliers qui tous veulent l’affronter afin de connaître leur propre valeur, Gauvain campe un idéal, vivace dans l’horizon d’attente du lecteur-auditeur. Il apparaît dans chaque roman de Chrétien de Troyes, et devient le héros de nombre de romans anonymes en vers postérieurs. Sa présence dans Meraugis est non seulement logique, mais attendue, et Raoul n’y fait pas défaut. Cependant, pour comprendre l’appropriation qu’il fait du personnage et l’originalité qu’il lui insuffle, il importe de retracer brièvement les caractéristiques du Gauvain de Chrétien : modèle de courtoisie dans Érec et Enide, Le Chevalier de la Charrette et Le Chevalier au Lion, il part sur les routes dans Le Conte du Graal, en quête de l’Espee aus Estranges Renges, et subit un éclatement de son personnage avant de renaître à lui-même au Château des Dames15. Mais, alors que Le Conte du Graal s’achevait sur un Gauvain régénéré, dans Meraugis, nous le retrouvons plongé dans une inédite décadence morale, poursuivant dans la voie de la dégradation. Il est physiquement absent du début de Meraugis : en effet, nous apprenons de la bouche d’un nain surgi à la cour que le neveu du roi a disparu depuis un an déjà. C’est ici que commence un décalage systématique avec Le Conte du Graal : alors que le départ de Gauvain avait provoqué le duel de tout un peuple, désespéré de voir s’éloigner ce pilier de la cour16, dans Meraugis, son absence est passée parfaitement inaperçue, et le nain s’étonne de l’ambiance de fête qu’il y trouve. L’aspect subversif réside ici dans cet oubli du roi à l’encontre de son neveu préféré, premier conseiller et élément indispensable à la pérennité de son règne, d’autant plus que le chevalier est parti quérir l’Épée aus Estranges Renges à la demande d’Arthur. Autre moment typique du roman arthurien : le nain met au défi l’assemblée de partir à la recherche du disparu, paroles qui font écho à celles de Méléagant au début du Chevalier de la Charrette. Dans les deux défis, l’accent est mis sur la nécessaire vaillance d’un chevalier volontaire et l’enjeu est une personne chère au roi :
« Rois, s’a ta cort chevalier a
Nes un an cui tu te fïasses […],
Se il la puet vers moi conquerre […] » (Le Chevalier de la Charrette, v. 70-78).
Tout aussi typiquement, dans l’incipit du Chevalier de la Charrette, nul ne relève le défi, excepté l’élu, le chevalier novice qui doit faire ses preuves. Ici, ce sera Méraugis :
Li rois qui a le nain oï
Voit qu’entor lui sont si ami,
Si chevalier, si l’en pesa
Car de quanque li nains parla
N’i ot nul qui feïst samblant
Fors Meraugis. E il dit tant :
« Sire, s’a ma dame plesoit,
Li chevaliers ma dame iroit
En ceste queste. Priez li ! » (v. 1319-1326)
La quête de la reine dans Le Chevalier de la Charrette devient donc la quête de Gauvain dans Meraugis. Le fait que Gauvain prenne ici la place d’une femme est fort significatif, comme on va le voir à présent. Méraugis, parti en quête de Gauvain, parvient à la Cité sans Nom. Là, il s’embarque pour une île où l’attend une épreuve. Arrivé sur l’île, il doit y affronter rituellement le chevalier gardien des lieux ; s’il parvient à le vaincre, l’île et le château lui reviendront, ainsi que la belle dame qui en est la maîtresse. Or, le gardien des lieux s’avère être Gauvain. Les deux combattants omettant de se nommer, ils commencent par s’affronter sans se reconnaître, parodiant le combat entre Yvain et Gauvain dans Le Chevalier au Lion17 : les adversaires s’affrontent avec une grande violence, mais les exagérations du narrateur, même pour le genre romanesque familier de l’hyperbole, font ressentir la distance ironique avec laquelle il traite son sujet. Ainsi, les deux chevaliers se portent de tels coups qu’ils en ont des hallucinations visuelles, tactiles et auditives : « Il s’esmervellent e lor samble / Que la tor dance e l’isle tramble (v. 2984-2985) », « il font les heaumes vers les nues / Voler le feu, que il solaus / En devint indes et vermaus » (v. 3015-3017). Lorsque les chevaliers épuisés ralentissent, cet épuisement est décrit sur le mode comique – les duellistes perdant leurs épées – et la violence des vers précédents contraste avec l’expression tot en pais (v. 3029) qui survient pour décrire la pause qu’ils s’octroient. Cette pause au milieu du combat est présente dans Le Chevalier au Lion (v. 6198 et sq.). En revanche, la temporalité est inversée : dans Le Chevalier au Lion, les duellistes voudraient cesser leur combat car la nuit approche (v. 6198-6199, 6213-6215, 6229-6230) ; dans Meraugis, c’est à midi que l’issue de la bataille va se jouer. Cette mention de la force du chevalier qui s’accroît brusquement à midi est un indice pour le lecteur-auditeur : Gauvain possède en effet ce pouvoir particulier, et un passage du Chevalier au Lion exalte ses affinités avec le soleil18. Mais Méraugis, bien qu’intrigué par cette vigueur soudainement retrouvée, ne fait pas le lien. Cela le pousse tout au plus à demander, comme le fit Yvain, son nom à son adversaire. S’ensuit alors la scène de reconnaissance entre les deux chevaliers :
[…] – Meraugis sui de Portlesguez,
Vostre ami qui de votre terre
Mui de la cort, e por vos querre
Des Noël. Mes, la Deu merci,
Mout sui liez quant vos ai ici
Trové […] (v. 3071-3076)
Comparée à la scène de reconnaissance du Chevalier au Lion, celle de Meraugis est des plus comiques. En apprenant le nom de son adversaire, Yvain, à l’inverse de Méraugis, était pris d’un grand désespoir19 : Mautalant et corroz, mescheance et leide mesconoissance viennent plaisamment contraster avec la joie de Méraugis, mout liez, et qui ne s’afflige nullement des coups qu’il a infligés à Gauvain pour ne voir que sa satisfaction personnelle : sa quête est réussie, il a trové Gauvain et cela seul compte. Mais le jeu parodique n’est pas terminé et va au contraire se complexifier : à la scène de combat d’Yvain avec Gauvain va se superposer celle du combat initial entre Yvain et Esclados le Roux, ainsi que celle de la Joie de la Cour d’Érec et Énide et du Château des Dames du Conte du Graal.
9Gauvain révèle qu’il est en fait prisonnier sur l’Île sans Nom : suivant la tradition celtique de la conquête de la femme par un duel à mort contre l’époux, il a vaincu le chevalier gardien de l’île et est devenu le nouvel amant de la dame, mais celle-ci, par un comique retournement de pouvoirs, empêche depuis le chevalier de repartir (v. 3128-3140) ; cette aventure entretient un fort écho avec la Joie de la Cour d’Érec et Énide et fait de Gauvain un avatar de Mabonagrain20, condamné à rester prisonnier auprès de sa dame et à exécuter tous ses prétendants jusqu’à ce qu’un plus fort le remplace : « Einsi a ma dame esgardé/ Que g’i serai tant que plus fort/ M’ocie e que je serai morz […] », (v. 3138-3140). Avec l’épisode de l’Île sans Nom, Meraugis se livre à une inversion du topos de la mal mariée féerique, topos qu’on rencontre par exemple dans le Lai de Guigemar ou d’Yonec de Marie de France21 : le motif romanesque de la dame dans la tour est traditionnellement utilisé pour illustrer la puissance abusive exercée par un mari sur sa femme. Or, dans Meraugis, ce motif est renversé : la dame qui réside dans la tour en attendant son amant est celle qui exerce un pouvoir absolu sur l’amant en question, et c’est lui qui n’a pas le droit de sortir de cette tour. Certes, une identique situation retenait Mabonagrain dans le verger, cependant l’amie de ce dernier ne jouissait pas du plaisir de s’offrir à un chevalier plus fort que le sien : Mabonagrain avait en effet vaincu tous les prétendants. En revanche, la dame de l’Île sans Nom en est, avec Gauvain, à son deuxième amant. Cette coutume perverse se trouve résumée ici par le malheureux Gauvain :
– Comment qu’il aut, c’est li usages,
Li uns en remaindra en gages
Tant que plus forz de lui revient. […]
Mes se tu viens au desus
Si que ma force soit dou mains,
Tu seras maistres chastelains
De ceste tor tote ta vie. (v. 3144-3152)
La dame de l’île cristallise une des grandes peurs de l’homme, celui de la femme dévoratrice et castratrice, avatar dégradé de la cousine d’Énide. Mais l’importante différence avec l’amie de Mabonagrain réside dans le fait que Gauvain n’est nullement épris de sa dame, et que, loin de revendiquer avec force son statut de gardien-amant et de vouloir le conserver à tout prix, le neveu d ’rthur ne montre que résignation et désespoir à subir un rôle dont il ne veut pas :
– […] Or esgarde donques einsi :
Se tu me vains ou ge t’oci,
Comment qu’il aut, c’est li usages,
Li uns en remaindra en gages […].
Einsi par force te covient
Combatre a moi. Ge n’i voi plus […]. (v. 3142-3148)
Réduit au statut de gages, de monnaie d’échange indifférenciée, le chevalier en perd son identité. Ainsi Gauvain, « soleil de la chevalerie », est devenu mélancolique et suicidaire : « Ci a male vie, / Mout aim ma mort », (v. 3185-3186). Comme le fait remarquer Keith Busby22, Raoul de Houdenc nous montre ici Gauvain comme nous ne l’avions jamais vu chez Chrétien de Troyes : là où Yvain s’éprenait de Laudine, où Mabonagrain avait le réconfort d’être auprès de celle qu’il aimait, nous retrouvons le chevalier aus damoiseles réduit au désespoir car forcé d’être l’amant de l’une d’elles ! Le comique de cette situation, souligné par le désespoir de Gauvain, est renforcé par la réaction de Méraugis : d’abord dans ce Oïl net et franc du vers 3182, où il approuve sans réfléchir les désirs de suicide de Gauvain, puis par son refus tout aussi net à l’alternative que lui propose celui-ci, montrant par ces mots qu’il n’est pas du tout décidé à prendre sa suite en épousant la dame de l’île :
– De ce n’ai ge pas grant envie
Dit Meraugis, non ! Car je ne sai
Chastel qui tant face a haïr. […] (v. 3153-3156)
La superposition du combat initial et du combat final du Chevalier au Lion atteint ici une grande complexité : là où les chevaliers de Chrétien s’affrontaient vaillamment pour conquérir les proies offertes à leur convoitise, les chevaliers houdanesques rejettent la femme qui s’offre à eux. Dans leur combat final, Yvain et Gauvain, s’étant reconnus, s’attribuaient l’un à l’autre la victoire, à grands renforts de compliments et de courtoisie : chez Raoul, Méraugis et Gauvain font indirectement de même, puisqu’aucun des deux ne veut de la dame. On peut aussi y superposer les combats entre Lancelot et Méléagant, dont l’enjeu officieux était la possession de Guenièvre23. Raoul noue donc à l’extrême la réécriture de ces épisodes en dupliquant et inversant simultanément les données, proposant ainsi au lecteur averti une version parodique d’une grande finesse et d’un savoureux comique. Notons par exemple l’incohérence des vers 3151-32 prononcés par Gauvain, alors qu’il qualifie le chevalier vainqueur de maistres chastelains de ceste tor, quand toute sa tirade a prouvé que l’homme de cette tour en était l’esclave ! On se souvient aussi que Gauvain, disparu, était devenu l’objet d’une quête, prenant ainsi la place de Guenièvre dans Le Chevalier à la Charrette. Dans l’épisode de l’île, il occupe effectivement un rôle traditionnel de femme : il est un mal-marié désespérant de pouvoir s’échapper de la tour où l’épouse jalouse l’a emprisonné, un gages (v. 3145), que sa dame garde et tient pres (v. 3176).
10Écrasé de désespoir, prisonnier d’une dame lubrique, Gauvain se révèle incapable d’agir. C’est Méraugis qui va le tirer d’affaire en lui proposant une ruse : combattre jusqu’à la nuit, puis Méraugis feindra d’être vaincu et Gauvain de lui couper la tête :
Jusq’au vespre nos combattron.
En la fin, nos entrabatron
Jouste la mer, en ce val la,
Que bien le verront cil de la
Et la dame qui est lasus.
Apres ne me desfendrai plus.
Ge me gerrai e vos ferrez
Sor moi et grant samblant ferez
De moi occire outreement.
E por miex decevoir la gent
Prendré mon heaume e osterez
De ma teste e sel geterez
En la mer voiant tot le mont.
E par itant tuit cuideront
Que vos m’aiez a vostre espee
Ocis e la teste coupee.
Apres ice, quant vos l’avrez
Einsi fet, lors vos en irez
En cele tor. Ge remaindrai
Por mort e itant i serai
Qu’il sera nuis e erroment
Que ge verrai l’anuitement,
G’irai a vos, si penserons
De noz cors tant q’aillors serons. (v. 3208-3231)
À partir de cet instant, Gauvain reste passif, et Méraugis, porteur de ressources et d’une énergie que son aîné ne possède visiblement plus, dirige les opérations. Les deux chevaliers parviennent à s’échapper de l’île, mais Gauvain, qui a pourtant tué l’époux de la dame, n’a pas mis un terme à la coutume. Son passage sur l’île n’aura d’autre conséquence que de permettre à celle-ci de se répéter indéfiniment, au rythme des chevaliers qui auront la malchance de passer par la Cité sans Nom. Aucun bénéfice n’est retiré de cette épreuve dans laquelle il s’est inutilement jeté.
11Dans son analyse de cet épisode houdanesque, Michelle Szkilnik établit un parallèle avec l’aventure du Château des Pucelles de La Queste del Saint Graal24 : Galaad s’y rend et délivre les jeunes filles retenues prisonnières par sept chevaliers maléfiques. Commentée par l’ermite, l’aventure de Galaad prend un sens religieux en accord avec l’idéologie cistercienne qui sous-tend La Queste del Saint Graal : les jeunes filles représentent les bonnes âmes retenues en enfer et délivrées par le Christ, les sept frères chevaliers sont les sept péchés capitaux. Ainsi que le fait remarquer Michelle Szkilnik, en s’inspirant de cet épisode de La Queste del Saint Graal,
Raoul redonne un sens profane à l’aventure : outre l’inversion comique des sexes des acteurs, on relève la comparaison hautement subversive de Galaad et Méraugis, du saint chevalier avatar du Christ au jeune homme rusé qui se travestit en femme pour se sortir d’affaire, qui devient l’ami de Gauvain, le réprouvé de La Queste del Saint Graal, qui comme ce dernier ne conçoit son bonheur que dans le siècle, auprès d’une femme de chair, et non dans les béatitudes spirituelles25.
La suite du roman fait réapparaître Gauvain et va poursuivant et accentuant la dégradation du personnage entamée avec la séquence de l’île. Revenant à sa quête première, il tente de prouver qu’il lui reste de la valeur en achevant victorieusement sa quête de l’épée à l’étrange baudrier. Mais le narrateur nous prive du récit de cette aventure à laquelle il n’accorde que quelques vers désinvoltes : « Il la trova e en la terre/ La ceint » (v. 5023-5024), montrant combien il tient le personnage en piètre estime. De retour à la cour d’Arthur, il est violemment pris à partie par Amice, une amie de Lidoine : « Tu ez veincuz, tu ez noienz, / Tu ez li pires de çaienz, / S’il estoient .c. mil par conte », (v. 5070-5072). Amice le sommant de secourir Lidoine, prisonnière d’un seigneur déloyal, Gauvain repart à l’aventure. Mais là encore, il brille au moyen de fausses prouesses qui ternissent un peu plus son nom : Méraugis lui demande de faire semblant d’être vaincu, et Gauvain accepte sans la moindre réticence, ce qui lui vaut les huées de son propre camp et des menaces de lynchage : « […] Nos en envoierons/ La teste son oncle le roi » (v. 5461-5462). Il est qualifié de perdu, deshonoree, hontouse, honi, veincus : le Gauvain de Chrétien aurait-il accepté si facilement de se couvrir de honte ? Son ethos chevaleresque est devenu singulièrement accommodant. À jouer les utilités, il s’est laissé submerger par l’ombre où le rejettent les jeunes chevaliers : sa persona a éclaté, démembrée comme son propre camp menace de le faire en envoyant [s]a teste son oncle le roi. Celui que Méraugis qualifie encore de mellor chevalier dou mont au vers 5321 n’a rien fait dans ce roman pour mériter ce titre, et Bergis, qui le ravale au rang d’avoir (v. 5479), de bien meuble, a peut-être saisi sa nouvelle et juste valeur. Raoul a repris et parodié jusqu’à la noirceur la formation négative que le personnage avait entreprise dans Le Conte du Graal26, mais alors que Le Conte du Graal s’achevait sur l’image d’un Gauvain redevenu lui-même et digne d’éloges, sa dernière apparition dans Meraugis le laisse dans l’indignité. Jouant à l’extrême le jeu du jeune héros, il va jusqu’à se battre contre son propre camp, reniant les valeurs de perfection et de sagesse qui l’avaient guidé jusque là, et méritant bien le surnom de Chevaliers par male avanture que lui décerna la Male Pucelle du Conte du Graal27. Faillible depuis le dernier roman de Chrétien, il est poussé sur les voies du mal par Raoul de Houdenc : de l’acedia chevaleresque qui lui fait souhaiter la mort aux fausses prouesses dont il émaille le Meraugis, son personnage, confronté à ses propres limites, meurt peu à peu, référent ancien et délétère, littérairement trop chargé et définitivement supplanté par les jeunes héros virginaux.
12À l’issue de cette étude sur les quatre personnages référentiels de Meraugis, un constat s’impose : Arthur excepté, la reine Guenièvre, Keu et Gauvain sont sortis de la tradition littéraire qui était la leur depuis Chrétien de Troyes, et à ce décalage, nous pouvons ajouter les rapports de force inédits qu’entretiennent la reine et le roi. Le signifiant – nom propre ou dénomination par groupe nominal – ne correspond plus au signifié tel que le lecteur le connaît. Sa mémoire est à la fois sollicitée et désorientée.
13Roman arthurien, Meraugis se doit d’inclure, au côté des piliers référentiels que sont les quatre personnages étudiés ci-dessus, un certain nombre de figurants qui forment la toile de fond du monde fictionnel, participent à l’effet de réel, assistent les personnages principaux ou s’opposent à eux28. Comme avec les quatre personnages référentiels, Raoul de Houdenc fait jouer à plein le procédé d’intertextualité en convoquant un nombre impressionnant de personnages connus, acteurs des romans de Chrétien, des continuations ou du Lancelot-Graal. Le personnel du Meraugis forme un kaléidoscope renvoyant aux récits antérieurs et inscrit le roman dans une continuité littéraire : Raoul emprunte ce procédé à Chrétien, qui l’avait lui-même mis en œuvre à partir de son deuxième roman – Le Chevalier de la Charrette – où il convoque des personnages cités dans Érec et Énide29. Ces personnages, issus du « personnel roulant » de Chrétien ou des romans en prose, ponctuent la diégèse pour un épisode précis, puis disparaissent dans les « oubliettes de la narration »30. Plus ou moins importants dans les romans du maître champenois, seconds rôles dans Meraugis, nous en donnons ici la liste par ordre d’apparition ou de citation dans le récit : roi d’Escavalon, Fenice, Eloÿs, Caulas / Taulas, comte de Naples, comtesse de Leecestre, Soredamor, Merlin, roi Patris de Cabrahan, Granz Rïolent, Lez Hardi, Guivrez, Trahezdahez, Amangon, Méliadus, Glodoain, Maret d’Escaldéïs, Mélian de Liz, Espinogre, Agravain, Calogrenant31. Un certain nombre de personnages peuvent être reliés aux romans champenois ou en prose par variante orthographique de leur nom, l’utilisation d’un nom composite obtenu par le croisement de deux personnages, ou la mention d’un qualificatif ou de traits de caractère connus : il s’agit d’Amice, doublée d’une deuxième Amice et d’une Amicette, Lorete de Brebas doublée d’une deuxième Lorete, Séguradés, Anchisés le Roux32. Demeure aussi le cas de madame Odeliz33. Enfin apparaissent des personnages typiques, anonymes mais familiers au lecteur de par cet anonymat même : la dame de Landemore, la dame amie de l’Outredouté, la dame de la Cité sans Nom, les demoiselles de la tente, les demoiselles de l’Esplumeoir, les demoiselles de la carole, et le nain. Les personnages restant ont droit à des anthroponymes nouveaux, signes de leur importance diégétique, mais dont la prononciation les rattache sans peine au folklore arthurien : Méraugis, Lidoine, Gorvain, Laquis, l’Outredouté, Bergis.
14Les personnages repris – avec ou sans variante orthographique – et les personnages anonymes font d’autant plus sens dans le roman qu’ils apparaissent au cours de motifs narratifs récurrents dans les romans de Chrétien et que Raoul reprend à son compte pour les détourner. Si on ne peut être sûr que la simple mention de Caulas éveille immédiatement les souvenirs du lecteur sur ce personnage rencontré furtivement dans Le Chevalier de la Charrette (v. 5814) sous le vocable Taulas de la Déserte, dans Érec et Énide (v. 1697) et dans le Lancelot en prose, en revanche, ce personnage qui n’a pour ainsi dire aucun passé littéraire – sinon son nom – est idéal pour parodier dans Meraugis une séquence bien connue, comme celle de la chasse au Blanc Cerf et de l’épervier d’Érec et Énide. Le premier champ parodique houdanesque concerne en effet le monde chevaleresque arthurien et ses topoï, et en premier lieu les combats.
Tournois truqués, duels inachevés, guerre empêchée
15Le tournoi de Lindesores est une parodie du tournoi de l’épervier d’Érec et Énide auquel Raoul superpose le motif de la Chasse au Blanc Cerf. Avec cet épisode, Raoul fait subir à Érec et Énide une réécriture radicale qui change fondamentalement le sens de l’épisode de l’épervier. Au début de Meraugis, celle qui en deviendra le premier personnage féminin, Lidoine, fille unique et héritière du roi d’Escavalon, décide de se rendre au tournoi de Lindesores organisé par la dame de Landemore, tournoi qui permettra sa rencontre avec Méraugis. Le chevalier qui sortira vainqueur du tournoi se nomme Caulas/ Taulas, personnage qu’on rencontre dans Le Chevalier de la Charrette. Les règles du tournoi houdanesque citées ci-dessous parodient celle du tournoi d’Érec et Énide34 :
Qui l’onor porra assentir
De vaintre le tornoiement,
Si en portera quitement
Un cisne qui el pin sera.
E lors vos di qu’il baisera
La pucele de Landemore,
Qui n’est mie laide ne more.
Quant li cisnes sera donez,
Maintenant ert uns cors sonez
A la fontaine souz le pin.
Sus une lance de sapin
Sera uns esperviers muez,
Qui j’a n’iert pris ne remuez
Devant la que cele le pregne
Que par veüe lor apregne
Qu’ele soit plus beles que totes. (v. 134-149)
Raoul de Houdenc a combiné les épreuves de la chasse au blanc cerf et du concours de l’épervier qui ouvrent Érec et Énide, mais pour les réécrire en modifiant profondément leur sens. La perche d’argent d’Érec et Énide devient chez Meraugis une lance de sapin ; à l’amie bele et sage sanz vilenie se substitue la pucele de Landemore, qui n’est mie laide ne more ; enfin, le fait de remettre un cisne au vainqueur est ambigu : le cygne est blanc dehors, mais noir dedans, ce qui peut sous-entendre que celui qui remportera le tournoi ne sera peut-être pas le plus méritant35… Ce qui sera exactement le cas. Raoul s’ingénie à démonter le motif traditionnel du tournoi rituel par une ironie subtile, en laissant entendre la raillerie sous la louange. On note aussi chez Meraugis la mention du cor sonez a la fontaine souz le pin ; la fontaine est reprise du Chevalier au Lion, et le cor d’Érec et Énide. Mais chez Érec et Énide, le cor est sonné pour annoncer la victoire finale du héros et la diffusion générale de la joie. Or, chez Meraugis, on sonne le cor au début du roman, alors que les mésaventures du héros – qui n’a pas même encore été présenté – ne font que commencer.
16Raoul ne se limite à pas détourner le motif ; il agit de même avec le schéma narratif. À la régularité de la conjointure d’Érec et Énide, qui à l’issue du tournoi sacre le couple idéal – Érec le meilleur chevalier, Énide la plus belle dame qui remporte sans conteste l’épervier –, le tournoi de Meraugis divise le prix à gagner, et par là même sa valeur : le meilleur chevalier remporte un cygne et un baiser de la dame de Landemore, la plus belle dame un épervier. Ainsi, comme le souligne Michelle Szkilnik dans son introduction à l’édition de Meraugis : « […] alors que chez Chrétien, la vaillance d’un chevalier est proportionnelle à la beauté de son amie, idée qui est au fondement de l’idéologie courtoise, chez Raoul les deux prix sont séparés et sanctionnent deux valeurs présentées comme indépendantes. »36 La molt bele conjointure d’Érec et Énide se trouve ici fortement mise à mal, tant dans les règles du tournoi, qui séparent ce qui devrait être conjoint, que dans le déroulement même de ce tournoi. Chez Chrétien, il est évident qu’Érec est le meilleur jouteur présent sur la lice : « Dex, quel vasal, soz ciel n’a tel », (Érec et Énide, v. 1249). Mais chez Raoul, le vainqueur ne l’est que par complaisance, et l’auteur n’en fait pas mystère. Caulas / Taulas, étant l’ami de l’organisatrice du tournoi, a bénéficié de favoritisme, et a remporté le prix alors que de meilleurs chevaliers étaient présents :
[…] Non pas por ce qu’il n’i eüst
Mellor de lui qui l’esleüst,
Mes la damoisele l’amoit […]. (v. 291-293)
Et Raoul de conclure que cette épreuve emblématique du roman arthurien est décidément vidée de son sens :
Mes ce fu par le gré d’amis
Qu’il ot le cysne e le besier,
Car qui vouzist reson cerchier,
Mellor de lui trovast encor. (v. 302-305)
On aura aussi relevé le commentaire peu charitable de l’auteur quant à la beauté de la dame de Landemore, pas si covoitable qu’on ait voulu se battre pour avoir l’honneur de son baiser (v. 298-299). Et que dire de cette malicieuse allusion en parlant de la robe de la dame – encore inconnue – qui sera désignée comme la plus belle :
[…] Devant la que cele le pregne
Qui par veüe lor apregne
Qu’el soit la plus bele que totes.
Se la robe ert perciee as coutes
Por tant que ce fust la plus bele,
N’i avra il ja damoisele
Qui ja l’emporte se li non. (v. 147-153)
Les familiers des romans arthuriens auront reconnu la mention de la robe usée d’Énide lors de sa première apparition devant Érec, li chainses viez / Que as costez estoit perciez (Érec et Énide, v. 407-408). Raoul s’amuse ici à prendre le contre-pied de Chrétien : alors qu’on devine rapidement que c’est Lidoine qui va remporter le prix de la beauté, on ne peut que savourer l’ironie de ce parallèle : la riche suzeraine d’Escavalon ne va certes pas se présenter au tournoi avec une robe trouée.
17Lidoine, désignée dès son arrivée comme seule digne du prix, reçoit effectivement l’épervier : « Legiere chose est aviser/ Que Lidoine estoit la plus bele », (v. 310-311). Aucun chevalier n’a été nécessaire pour soutenir le droit de cette dame à revendiquer le prix de la beauté, ce qui est une nouveauté dans le monde arthurien : la resons seule a suffi. Ainsi réalisée, une telle attribution ne peut que déconcerter le lecteur de romans arthuriens, comme le fait remarquer Michelle Szkilnik : « La coutume de l’épervier n’a donc pas sanctionné le couple idéal comme chez Chrétien37. » Elle souligne de fait ce hiatus perturbant entre Raoul et son prédécesseur :
L’humour de la déclaration remet en cause la validité de ces épreuves, si nombreuses dans le roman arthurien, censées désigner le chevalier le plus valeureux et la dame la plus belle, pour les unir en un couple parfait38.
C’est donc un tournoi bien déconcertant que celui de Landemores, où les topoï arthuriens sont bestournés sans vergogne. Comment admettre que le plus preux ne soit pas mis à l’honneur, que la plus belle n’octroie pas son baiser, et qu’elle ne soit pas accompagnée du meilleur ? De plus, si jusque là, les regards ont été braqués sur Caulas et la dame de Landemore, le narrateur nous apprend, une fois les récompenses attribuées, que les vrais héros ont enfin fait leur apparition : il s’agit de Méraugis et Gorvain, qui arrivent après la bataille mais dont nous n’avons pas pu admirer la moindre passe d’armes. La présentation des personnages est elle aussi subvertie, comme le fait remarquer M. Szkilnik : « Caulas et la dame de Landemore, personnages secondaires qui n’ont aucun avenir dans le roman, volent ainsi la vedette aux vrais héros, Méraugis, Lidoine et Gorvain39. » Caulas et la dame de Landemore, couple triomphal, disparaissent donc sitôt utilisés. Là où le tournoi d’Érec et Énide servait à inclure Ydier dans la mesnie de la Table Ronde tout en y faisant également parvenir la gloire d’Érec, entretenant un rapport spéculaire entre la valeur du chevalier et celle de la cour à laquelle il reste attaché, le tournoi de Lindesore n’a joué qu’un rôle d’utilité qui permit la rencontre fortuite des trois principaux protagonistes, et si deux d’entre eux nous sont présentés comme les meilleurs chevaliers du tournoi, le narrateur s’est ingénié à les laisser dans l’ombre. Quant aux autres combattants, ils ne sont pas davantage mis en valeur, le narrateur refusant de nous en parler : « Ne ferai mie lonc sejor/ En lor proëces deviser […] », (v. 278-279).
18Le duel, combat singulier entre deux chevaliers, est un lieu commun attendu dans tout roman arthurien, que les deux adversaires soient d’irréductibles ennemis – tels Lancelot et Méléagant –, des étrangers que le hasard a mis face à face – Érec et Guivret – ou des amis qui ne se sont pas reconnus – par exemple Yvain et Gauvain dans Le Chevalier au Lion. Les deux premiers duels du roman opposent Méraugis et son ami Gorvain, et ont pour cause leur rivalité pour l’amour de Lidoine. Mais ce qui devrait donner lieu à un solennel combat est tourné en dérision par le narrateur qui, par les interventions des spectateurs présents, fait malicieusement ressortir l’infantilité des deux chevaliers, grands amis un instant plus tôt, et soudain prêts à en découdre : « Einsi furent li chevalier/ A la guerre par tel afere./ Quant vint a la bataille fere/ Qu’il n’i ot fors des cols doner […] », (v. 624-628). L’emploi répété du verbe esmerveller, la structure binaire des vers chère à Raoul de Houdenc – e qui a droit e qui a tort – et l’emploi d’expressions de réciprocité telles s’entredemandent et amdeus soulignent l’aspect comique de ce début de duel. Les interventions des autres personnages pour les séparer sont à l’avenant : « Si lor blasment mout e lor deslöent/ Lor volenté e lor folie, / E dient que grant musardie/ Les fet tel chose entremetre », (v. 644-647). De l’avis général, il n’y a aucune raison de se battre pour une femme : ce qui était courant et admis chez Chrétien de Troyes se trouve remis en cause et dévalorisé chez Raoul de Houdenc. Le caractère excessif des deux chevaliers s’illustre dans les expressions décrivant le combat, telles Ne sai li quex feri avant, / Ne li qex plus ne li qex mains (v. 682-683), les épées qui erent et vont plus tost que le vent (v. 685), et Méraugis qualifié de fiers et hardis come lïons, en référence à Yvain. Le duel finit en empoignade digne de chiffonniers quand, ayant réduit en pièces heaumes e hauberz e escuz (v. 700-701), ils en viennent aux mains40 :
[…] E quant il voient
La pucele vers aus venir
Lors s’entrevont des poinz ferir,
Li erragié, li fors dou sens. (v. 712-715)
La mention de l’arrivée de Lidoine ne manque pas de saveur : non seulement les deux hommes qui espèrent la conquérir se ridiculisent sous ses yeux, mais celle qu’ils invoquaient juste avant dans leurs prières leur interdit formellement de poursuivre le combat :
Lidoine vient, ses a requis
De pes e dit : « Segnor, lessiez
Ceste bataille ! Entrelessiez !
Que mout m’en poise. Neporquant
Puis qu’einsi est, d’or en avant
Ne voeil que plus i ait mesfet. » (v. 718-723)
Imagine-t-on Guenièvre considérant les duels de Lancelot et Méléagant pour la conquérir comme un mesfet ? Lidoine semble bien différente des traditionnelles belles dames à la fenêtre qui regardent avec intérêt deux chevaliers se frappant à mort pour mériter leur amour41. Ici, elle sort délibérément du rôle d’observation passive et silencieuse dévolu aux dames : elle se rend sur la lice, lieu exclusivement masculin, pour séparer deux chevaliers qui ne sont pas ses vassaux, et fait résonner sa voix devant l’assemblée pour les soumettre à sa volonté. Ce n’est ni un don, ni une faveur qu’elle leur demande de bien vouloir lui octroyer pour l’amour d’elle : elle ordonne. Elle s’impose comme femme-sujet, actrice et non spectatrice. Dans un même temps, ses deux prétendants, dans cette réplique, ne sont même pas différenciés. Méraugis ou Gorvain, aucun n’a plus d’importance que l’autre, et l’ironie du narrateur est manifeste quand il décrit les réactions des chevaliers, penauds mais obstinés :
Lors crierent : « Dame, merci !
E toz li poeples qui est ci
Assamblez de par tot l’empire.
Honi somes, bien poon dire
En fin, se remaint a itant,
Que vaincu somes en estant.
Por Deu, ceste resons nos samble :
Car nos metee encore ensamble
Tant que li uns en ait assez. […] » (v. 731-739)
Lancelot, lui, obéissait sans broncher à Guenièvre lui ordonnant de cesser le combat. Sa gloire n’avait nulle importance face à la volonté de sa dame. Bien moins courtois, Méraugis et Gorvain se font sermonner et menacer comme deux enfants par leur mère, celle-ci leur refusant un combat présenté par le narrateur comme un futile caprice. La mention de toz li poeples qui est ci pour observer leur honte et témoigner du ridicule de leur situation accentue l’aspect comique de la scène : comme l’observe sans pitié le narrateur, ils se sont combatu por noient. La même situation va se reproduire à la cour d ’rthur : alors que Lidoine leur avait promis qu’ils pourraient y trancher leur différend, ils sont à nouveau privés de combat, cette fois par la reine. Leur cause tourne une seconde fois à l’empoignade : « Ainz s’entrevienent les poins clos » (v. 1029), et c’est la reine, comme nous l’avons vu plus haut, qui les sépare et tente de leur faire comprendre que leurs valeurs martiales n’ont plus cours. Ainsi, les chevaliers houdanesques, au royaume d’Arthur, doivent défendre leur droit à se battre, au mépris de toute la tradition guerrière ! La sortie de Gorvain, qui se dit forsjugiez (v. 1073), se sent traité en poupart (v. 1076) et quitte les lieux en insultant la reine et le roi, fait de lui une caricature du chevalier arthurien : son ethos est brutal et il n’a d’autre logique que celle des armes. Tourné tout entier vers l’apparence des choses, comme le prouve le fait qu’il aime Lidoine uniquement pour sa beauté, il se montre en décalage avec les autres personnages du roman, bien plus que Méraugis qui accepte le jugement rendu – en sa faveur il est vrai. Son prénom, fort proche de Gauvain, fait de lui un double de ce dernier : tous deux sont de bons guerriers, mais ils ne voient pas plus loin qu’un joli visage, et cela les prive tous deux d’aventures dans ce roman, Gauvain prisonnier sur une île, Gorvain sortant de la scène. Faux héros, il sera obligé de reconnaître son « imposture » et d’abandonner toute prétention sur Lidoine lors du retour de Méraugis et de leur duel final. Un duel longtemps attendu et cependant traité de façon très lapidaire : 26 vers seulement et un narrateur visiblement peu désireux de s’étendre, qui le relate à grand renforts d’ellipses et d’expressions sommatives – « […] La lor bataille/ Fu la plus estoute sanz faille/ Qui onques fust en champ deduite, / E tant qu’en la fin de la luite/ Meraugis a Gorvain conquis » (v. 5868-5872) –, laissant percevoir le peu d’intérêt qu’il porte à cette action qui devrait pourtant conclure en beauté son récit. Le duel houdanesque se révèle donc soit interdit, soit éludé, soit repris et parodié42.
19Un autre motif est malmené dans ce roman : celui de la guerre. Le dernier tiers de Meraugis voit se dérouler un violent conflit opposant Bergis li Lois, ravisseur de Lidoine, et Gorvain que la jeune fille a appelé à son secours. Après une campagne de terre brûlée, la guerre se poursuit par le siège de Monhaut, la forteresse où Bergis s’est réfugié avec les siens. Le dénouement de ce siège a lieu, notamment, grâce à la couardise inattendue des chevaliers de Bergis. En effet, par son adresse aux armes et un habile stratagème, Méraugis est parvenu à faire en sorte que Bergis et tous ses chevaliers lui prêtent allégeance : tous sont désormais ses vassaux. Mais lorsque Bergis apprend son identité et comprend qu’il n’est là que pour reprendre Lidoine, il renie son serment :
« Conment, vassaus, ez tu dont tieux ?
S’estoies Meraugis ou Dex
Tot ensamble, n’avras tu pas
Lidoine. Mar te le pensas !
Tu en morras. Prenez le moi ! (v. 5688-5692)
Ce à quoi Méraugis réplique que Bergis est son hom, et ne peut donc s’opposer à lui :
– Tu me prendras ? Mes ge preg toi !
N’iez tu pas mes hom ? – Par foi, ge non.
– Dont t’apiau ge de traïson. »
[…] Li Lois qui d’iloeqes s’en part
Crie : « Or as armes ! Traï somes ! » (v. 5693-5703)
Mais un chevalier de Bergis, Mélian de Lis, rappelle à celui-ci la réalité de la situation : ils sont tous les vassaux de Méraugis : « […] Contre lui a mout poi des voz/ Çaienz, se traïtor ne sont […] », (v. 5707-5708). En effet, le serment vassalique est sacré. Puisque ces hommes ont juré leur foi à Méraugis, ils sont contraints de lui obéir, sous peine d’être félons et déshonorés : « Sire, c’est voirs. Nos serïons/ Parjure se nos alïons/ Contre lui. Rendez lui s’amie », (v. 5720-5722). Cependant, lorsque que le narrateur nous dévoile leurs réelles pensées, on s’aperçoit que ce n’est pas le souci de leur honneur qui les pousse à respecter leurs engagements, mais bien la peur : « […] Si lors samble/ Se la meslee vient ensamble/ Qu’il sont tuit mort e malbailli », (v. 5730-5732). Les chevaliers s’esmaient (v. 5725) : ils ont peur de livrer bataille. Leur foi vient pourtant d’être bafouée, leur confiance trompée par Méraugis qui n’a reçu leur serment que pour parvenir à ses fins : les arguments ne manqueraient pas qui permettraient à ces hommes de reprendre leur parole sans honte. Et il ne s’agit pas seulement de chevaliers, mais aussi de parents de Bergis, d’hommes de son sang qui devraient être prêts à tous les sacrifices pour défendre l’honneur du lignage. Dans la société médiévale, le déshonneur d’un seul rejaillit sur l’ensemble des siens : c’est donc bien légitimement que Bergis leur demande leur soutien contre un homme qui a abusé de son hospitalité et de sa confiance. En outre, Méraugis revendique la femme conquise, Lidoine : en plus de son honneur de chevalier, Bergis doit ici défendre son honneur d’homme, sa légitimité à être un chef, le commandement de la terre étant subordonnée, selon les coutumes celtiques, à la possession de la femme. Mais ses chevaliers et parents n’ont pas ces préoccupations : ils craignent la mort. Ils voient Meraugis, e ceuz qui gehui furent pris, e Melïan de Liz, e Gauvain (v. 5726 et sq.) : face à cette accumulation de dangers renforcée par l’emploi anaphorique de la conjonction de coordination E, ils choisissent d’abandonner leur chef et vont demander merci avant même d’avoir été vaincus : « Por ce li prient : « Rendez li/ La dame, car c’est ses amis », (v. 5733-5734). Demander à leur seigneur de rendre Lidoine sans combattre équivaut à un aveu d’impuissance, une humiliation collective, une tache indélébile sur leur nom et leur famille.
Une errance sans gloire
20Pour acquérir son individualité et prouver sa valeur martiale, le chevalier doit quitter la cour du roi, point fixe et sécurisant, lieu policé et courtois, pour aller affronter les dangers du monde extérieur et sauvage43. Érec, Lancelot, Yvain, Cligès et Perceval sont tous passés par cette étape initiatique de l’errance qui trempe l’âme du chevalier et le consacre véritable héros. Danièle James-Raoul relie cette notion à celle, essentielle pour le chevalier arthurien, d’aventure :
L’errance devient la caractéristique du chevalier arthurien. Elle fait passer de manière répétitive de la culture à la nature, d’un lieu connu à un lieu inconnu que le héros quitte en principe connu après y être passé, y avoir été hébergé ou en avoir tenté l’aventure. […] On a souvent dit que cette errance, cette quête était celle d’un cheminement intérieur, le chemin de l’individuation44.
Cette étape qui participe à la formation du chevalier est, quelque peu étrangement, vécue deux fois par Méraugis. La première à mentionner le terme d’aventures dans le roman n’est autre que Lidoine, qui semble bien consciente de l’importance de l’aventure et de l’errance : « […] Alez les aventures querre […] », (v. 769). La jeune fille vient tout juste de séparer Méraugis et Gorvain à Lindesores, alors qu’ils se battaient pour savoir lequel des deux aurait droit à son amour. Cependant, bien que l’errance et l’aventure soient des notions attendues pour deux chevaliers bouillants tels que ces deux-ci, leur utilisation à ce moment précis de la diégèse fait ressortir l’artificialité d’un procédé devenu trop récurrent : il est évident que Lidoine propose cheminement et aventures à ses prétendants pour les faire se tenir tranquilles jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à la cour d’Arthur, détournant ainsi leur attention de leur objet immédiat pour leur en offrir un plus attrayant encore. L’artifice du procédé, qui fait opportunément partir vers l’inconnu deux chevaliers comme le veut la tradition littéraire, est dénoncé par le narrateur lui-même qui ne nous dit presque rien de ce temps d’errance, pourtant si essentiel chez Chrétien. De son propre aveu, il ne veut ci lonc conte fere (v. 802), preuve que le périple est ici vidé de son sens : « Si com lor dame les envoie/ Vont partot cerchant les contrees. Aventures ont encontrees/ Maintes et mout s’en entremetent./ […] Assez orent paine e anui/ Partot e si bien lor avint […] », (v. 797-803). Méraugis et Gorvain ont pourtant accompli de véritables exploits pendant leur errance : ils ont eu fait prisonniers plus de quarante chevaliers. Quel héros de Chrétien peut se vanter d’un tel palmarès ? Mais ces exploits sont déconsidérés tant par le narrateur que par les personnages : en effet, malgré les promesses de Lidoine, ce qu’ils ont accompli ne leur sera en rien utile pour régler leur différend et obtenir celle qu’ils aiment. L’errance, qui se conclut généralement sur la réunion du couple assorti, est reléguée ici, au même titre que le duel final, au rang d’utilité commode d’une narration dont l’intérêt fictionnel fonctionne à rebours des romans antérieurs.
Le départ en quête : Érec et Énide en négatif
21Alors que son couple avec Lidoine vient d’être consacré, une queste est proposée à Méraugis : retrouver Gauvain, disparu depuis un an. Là encore, le procédé est typique et la formulation si convenue qu’ils ne laissent guère place au suspens : « […] Mes tant soulement, /S’en ceste cort a chevalier /Un sol qui tant s’osast proisier, /Qui s’esmeüst por demander/ De lui, de lui orroit parler […], » (v. 1298-1302). Le défi est lancé par un nain, sur le même ton avec les mêmes expressions que Méléagant survenant à la cour d ’rthur à l’incipit du Chevalier de la Charrette. Une aventure est à portée de main, un chevalier va pouvoir se détacher de la masse, se forger un nom et une réputation tout en s’intégrant profondément à la communauté arthurienne en portant secours à l’un de ses membres. Devant cette invite en laquelle il se reconnaît, et face au mutisme de l’assistance, c’est tout naturellement que Méraugis se propose, commençant ainsi son processus d’individuation :
[…] De quanque li nains parla
N’i ot nul qui feïst samblant
Fors Meraugis. E il dit tant :
« Sire, s’a ma dame plesoit,
Li chevaliers ma dame iroit
En ceste queste. Priez li ! » (v. 1322-1327)
L’expression Fors Meraugis rejetée en tête de vers permet une forte mise en valeur du chevalier qui commence enfin à exister par lui-même. Mais, comiquement, la vedette va lui être volée par Lidoine qui, à rebours de toutes les conventions, va s’imposer sans ambages dans l’aventure individuelle du chevalier : « […] E quant cest afere avez pris, / Il me plest mout en mon corage/ D’aller o vos en cest voiage/ Par trieves […], » (v. 1332-1335). Nous avons affaire ici à une Énide « à l’envers » : là où l’héroïne d’Érec était forcée de suivre son époux dans l’errance pour constater de ses propres yeux que celui-ci n’était nullement recreant45, Lidoine s’impose à son chevalier pour voir elle-même s’il accomplira les exploits qui le rendront digne d’elle : « Savoir vaut miex que oïr dire » (v. 1354), affirme-t-elle. Pour le lecteur familier d’Érec et Énide, les rôles sont donc renversés, tout comme les caractères et les sentiments : à un Érec furieux et dominateur et une Énide en larmes, succèdent un Méraugis heureux et soumis – « Il ne vos faut que commander, / Je ne vos desdirai de rien » (v. 1340-1341) –, et une Lidoine autoritaire et curieuse d’assister à des prouesses. Pour conclure ironiquement cet état de fait inusité, l’auteur le fait approuver par le roi lui-même, censé pourtant être garant des traditions : « Ces paroles s’acordent bien » (v. 1342), se contente de répondre Arthur en conclusion de cet épisode.
Épreuves et catastrophes
22Parti en quête de Gauvain, Méraugis va devoir affronter une série d’épreuves qui s’inscrivent, pour la plupart, dans le schéma classique de l’errance arthurienne : venir en aide à des demoiselles desconseillées, affronter un chevalier nuisible, envoyer un adversaire vaincu en ambassade, réparer une injustice, mettre fin à une mauvaise coutume, affronter un évènement surnaturel. La structuration du parcours erratique du chevalier en autant d’épreuves-motifs doit lui permettre de progresser individuellement tout en mettant sa force au service de la collectivité, en purgeant la terre de Logres de ses êtres maléfiques, de ses merveilles périlleuses et de ses coutumes néfastes. Si le chevalier peut être retardé dans l’accomplissement des épreuves par des blessures ou une captivité, il ne peut échouer. Or, c’est précisément ce qui attend Méraugis : confronté aux épreuves-types qui jalonnent son parcours, il réagit maladroitement, prend les mauvaises décisions, fait plus de mal que de bien, et se montre en tous points en total décalage avec la figure typique du chevalier errant. Le début de ses épreuves le présente comme un nice, une caricature de Perceval. Cependant, si Perceval avait pour excuse d’être parfaitement ignorant des us et coutumes de la chevalerie, Méraugis, lui, les pratique depuis un certain temps, ainsi que le narrateur a pris soin de le mentionner. Mais dans son errance initiatique, il nous rappelle davantage Don Quichotte qu’Érec ou Yvain.
23La première épreuve que rencontre Méraugis s’avère atypique : il doit en effet se faire le défenseur d’un nain, personnage qui, depuis les romans champenois, joue le rôle d’opposant aux chevaliers46. Mais ce nain est aussi celui qui doit le guider vers Gauvain. À peine a-t-il quitté la cour, Lidoine à ses côtés, à la suite de ce petit personnage, qu’ils retrouvent celui-ci marchant dans la neige. Il a été attaqué et privé de sa monture (v. 1400-1429) par une vieille femme agressive, plus proche de l’amazone sur son destrier que d’une dame sur son palefroi. Et face au chevalier venu à la rescousse du nain, elle se révèle tout autant belliqueuse et douée d’une force physique peu commune : « E la vielle qui tint le frain/ S’arreste e fiert arriere main/ Le chevalier en mi le vis », (v. 1457-1460). Elle va ensuite proposer un marché, non sans souligner que Méraugis doit l’accepter sous peine d’y perdre son honneur : « […] Veez vos la ce tref tendu/ Soz cel fresne ou li escu pent ?/ Itant me fetes solement/ Que vos ailliez l’escu abatre […] » (v. 1485-1490). La mention de l’écu pendu à l’arbre qu’on demande au chevalier de renverser – piège récurrent pour les chevaliers – fait de cette séquence de Meraugis une reprise d’un épisode du Lancelot en prose, où Yvain rencontre une vieille qui traîne un nain par les cheveux47. La vieille de Meraugis est sans nul doute une créature de l’Autre monde48, qui n’a aucun mal à amener le chevalier à faire ce qu’elle voulait. Celui-ci, en effet, ne se méfie pas de sa proposition : il ne pense pas à s’informer des raisons de la présence de ce bouclier, des conséquences de sa chute, ni pourquoi la vieille lui demande un geste qu’elle pourrait accomplir elle-même – il a pu estimer sa force physique. Mais, comme Yvain, Méraugis s’exécute et abat le bouclier, provoquant le duel de deux demoiselles chargées de le surveiller.
24Immédiatement après le personnage insolite de la vieille, apparaît une seconde demoiselle qui semble être son double jeune. Près du frêne où était suspendu l’écu se dresse une tente, d’où émanent des plaintes déchirantes. Méraugis voit alors entrer dans la tente « une damoisele montee/ Sor un mul : en sa main tenoit/ Un glaive […] » (v. 1523-1525) : c’est le deuxième personnage féminin et solitaire à cheval du roman, et remarquable du fait qu’elle porte un glaive : tout porte à croire qu’il s’agit d’une seconde guerrière, à l’instar de la vieille. En effet, dans la littérature arthurienne, une dame ne peut porter une arme que dans le but de la remettre à un chevalier élu ; l’arme est alors indice d’une aventure à venir. Mais ici, la dame armée ne donne à Méraugis ni armes ni informations, et s’en va après lui avoir lancé quelques railleries sibyllines. Nous apprendrons plus tard qu’elle est escuier de l’Outredouté ; elle assume donc une fonction d’homme, et se trouve privée pour cela de la beauté caractéristique des demoiselles arthuriennes. Si elles appartiennent au réseau des femmes anonymes et errantes qui jalonnent l’espace arthurien, l’apparence physique et le caractère de ces deux guerrières les mettent à part. En traversant le miroir, en prenant la place des hommes, elles perdent ce qui est perçu comme l’essence de la féminité : la beauté et la douceur. Elles y gagnent en force et en indépendance, et face à elles, les hommes se trouvent désarmés. Rappelons que c’est Méraugis qui qualifie cette demoiselle comme étant la mains bele des .iii. (v. 1913-1914), et qu’il précise aussitôt après que si portoit une lance ; en la comparant aux deux autres dames en pleurs, figures de pietà douloureuses et passives que Lidoine va rejoindre, son regard d’homme juge la troisième moins séduisante.
25Suite à l’acte martial de Méraugis, les deux demoiselles du tref sont donc en pleurs, et Lidoine, comprenant d’instinct qu’un grand malheur menace, se met à pleurer avec elles. Méraugis, en revanche, ne comprend rien à ces larmes et s’affole :
Quant li chevaliers voit s’amie
Qui pleure, a poi qu’il n’est desvez.
« Q’est-ce, fet il, por qoi plorez ? »
E la pucele respondié :
« Sire, je plor car j’ai pitié
De cez dames qui tel doel font
E si sai bien qu’eles le font
Por la pitié de cel escu. […] (v. 1531-1538)
Il fait alors preuve d’une grande naïveté en pensant que son acte malencontreux – renverser l’écu – sera legier a amender (v. 1544) :
– Comment, a il dont tel meffet ?
Fet cil qui nul mal n’i pensa.
Nenil ! N’en plorent eles ja
Que c’est legier a amender. »
Lors prent l’escu, sel vet porter
Arriere la ou il pendoit. (v. 1541-1546)
Le nice qu’est Méraugis s’imagine en effet qu’il suffit de remettre le bouclier en place pour annuler l’erreur commise. On remarque l’intervention du narrateur et la formule périphrastique pour désigner le chevalier : cil qui nul mal n’i pensa. Cette formule est appropriée pour décrire le caractère de Méraugis qui, effectivement, ne « pense » pas beaucoup à l’orée de ses aventures, et se laisse facilement manipuler et berner. S’engage alors un dialogue entre lui et la jeune fille à la lance, dont l’ironie souligne l’innocence désastreuse du chevalier : « Hui mes n’en soi ge rien, / Mes ge cuidai fere mout bien./ – Mout bien ? Ja si avez vos fet » (v. 1544-1556). Plein de bonnes intentions, Méraugis est sans malice, mais pas sans réaction. Les moqueries de cette demoiselle, jointes aux pleurs incessants et aux refus d’explication des deux autres jeunes filles, l’échauffent brusquement, et il passe sa frustration sur le bouclier qu’il abat une seconde fois :
Li chevaliers fu corrouciez […]
L’escu qui au fresne pendoit
Reprent as mains, sel gete loig […] » (v. 1596-1602)
avant de conclure tel un enfant boudeur : « Par m’ame, / Ge ne demant se guerre non/ Coment que li gaainz ait non » (v. 1623-1625). Yvain, s’il souhaitait réparer son erreur et obtenir des explications, ne jetait pas deux fois l’écu à terre et ne s’installait pas obstinément sous la tente tout en subissant les réprimandes de son amie. L’aspect parodique cet épisode tient tout entier dans le personnage et les actes de Méraugis, jeune homme mal dégrossi et à l’impulsivité maladroite qui forme un plaisant contraste avec le maintien solennel d’Yvain.
26L’intertextualité fonctionne à plein à l’énoncé du vers 1625 : pourquoi Méraugis parle-t-il d’un gaainz, c’est-à-dire d’un géant ? Il peut s’agir là d’une référence claire à l’épisode du Lancelot, puisque Yvain, en renversant l’écu, a libéré le géant Mauduit, que Méraugis s’attend donc à voir arriver – lui ou un autre géant, par exemple Harpin de la Montagne, dont Yvain attend lui aussi l’arrivée pour l’affronter (Le Chevalier au Lion, v. 3850 et sq, v. 4082 et sq.). Cette référence malicieuse nous prouve que ce chevalier connaît bien ses classiques. En revanche, l’adversaire, lui, n’arrive pas. Méraugis, toujours aussi décontenancé, prend alors la décision de s’en aller (v. 1641-1646). Peu après, il rencontre aux abords d’un gué un chevalier errant, Laquis de Lampadès, qu’il défait rapidement. Suivant son principe de superposition des sources, Raoul croise donc cet épisode du Lancelot en prose avec l’épisode du chevalier au gué du Chevalier de la Charrette vu ci-dessus, mais aussi avec un motif du Perlesvaus – celui du chevalier couard – auxquels s’ajoute enfin une autre scène du Lancelot en prose, celle des vœux orgueilleux. L’enchevêtrement des motifs s’accélère, la diégèse se complexifie, comme si l’auteur voulait confronter Méraugis en quelques vers à une multitude de scènes que ses aînés vivaient sur un laps de temps bien plus long, et la démystification des poncifs du monde chevaleresque se fait plus évidente à mesure que le chevalier s’y trouve confronté à une cadence vertigineuse.
27Intéressons-nous d’abord au personnage de Laquis. Il présente la particularité de chevaucher sans frain, ne sele ne esperon, ne verge ne baston (v. 1668-1669), autrement dit sans quoi que ce soit pour diriger son cheval : il révèle être un chevalier errant qui a fait vœu de chevaucher une année entière sans bride, ni éperon et d’aller ainsi jusqu’à trouver plus fort que lui. C’est ici que s’insère un nouvel épisode du Lancelot en prose, celui des vœux orgueilleux ; la scène, qui reprend le motif du vœu orgueilleux ou gab, « plaisanterie, raillerie », permet à Raoul de Houdenc de convoquer un certain nombre de chevaliers arthuriens plus ou moins célèbres et d’ancrer un peu plus son roman dans un passé fictionnel : à la cour du roi Patris, Guivret fait vœu de jouter sans armes, Le Granz Rïolent de dormir dehors jusqu’à ce qu’il ait tué un chevalier, Seguradez le Cruel d’occire tout chevalier vaincu… (v. 1728-1776). Pour sa part, Laquis a juré de laisser son cheval aller à sa guise (v. 1777-1789). On reste surpris devant cette accumulation de vœux insensés, ou plutôt dont le sens lui-même est dénaturé. Ces chevaliers rivalisent de serments absurdes pour impressionner les dames, dont la présence, mentionnée au vers 1748, a provoqué chez eux un excès de bravade. Chaque parole des chevaliers de Patris est une invitation à la violence gratuite, aucun de ces hommes ne songe à mettre sa force au service des faibles, ainsi que le demande pourtant l’éthique chevaleresque. Point de désir de progresser, d’être utile à la société ou même à la femme aimée : il ne s’agit que d’impressionner la gent féminine en se montrant plus vantard et plus excessif que le voisin – Laquis se vante d’avoir fait toz tere en énonçant son vœu. À travers son personnage et ceux des cinq autres chevaliers cités, Raoul parodie le Lancelot, le Tristan et leurs chevaliers mondains, beaux parleurs dont le masque tombe devant l’adversité49. En bouleversant les codes de l’octosyllabe pour réécrire une scène de gab, il renouvelle ce motif : le discours rapporté, les narrateurs seconds, la dislocation de l’octosyllabe et le dynanisme du texte contribuent à asseoir le comique de la scène, un comique renforcé par le travail sur l’onomastique des personnages.
28On voit comment, à la cour du roi Patris, la seule présence féminine suffit à bestourner le bon sens des hommes. D’ordinaire, le regard de la dame pousse le chevalier à se dépasser, se sublimer, donner le meilleur de lui-même ; Lancelot ou Érec en sont les meilleurs exemples. Mais ici, c’est d’une dégradation dont il s’agit. Plutôt que de chercher le meilleur, on cherche le plus excentrique, au sens étymologique du terme50, en se conduisant à l’inverse d’un chevalier : en ne portant pas ses armes (v. 1750 et sq.), ou en exécutant les adversaires vaincus (v. 1773 et sq.), ce qui est tout à fait contraire aux codes de la chevalerie. La courtoisie chevaleresque, qui doit leur faire accomplir des actes hors du commun, s’en trouve viciée, et l’identité chevaleresque altérée, car un chevalier sans armes ou qui ne peut diriger son cheval n’est pas un véritable combattant51 ; c’est aussi une remise en question des codes courtois mis à l’honneur par Chrétien de Troyes qui est à l’œuvre à travers ce traitement parodique : y-a-t-il encore un sens, dans Meraugis, à entreprendre une action martiale pour prouver sa valeur à une femme ?
29Après cette présentation de Laquis, la diégèse se relie une nouvelle fois à l’épisode d’Yvain et de l’écu renversé dans le Lancelot. Laquis y tient le rôle de l’ermite52 et révèle à Méraugis quel péril il a libéré en jetant à terre le bouclier : « L’Outredouté qui riens ne doute » (v. 1829), chevalier arthurien criminel, sorte de Brehus-sans-Pitié53 houdanesque qui va terroriser une région. Cependant, le portrait que fait de lui Laquis ne manque pas de comique :
– […] Il veult que li torz aille
Devant le droit par son outrage
E s’il quidoit avoir droit gage
Ja mes a son jor ne vendroit,
Ainz veut dou tot tuer le droit.
Voire, toz jors mout par est tors.
E il est droiz. Dont n’est ce pas tors ?
– Oïl ! Ce n’est reson ne droiz
Que hom puisse estre torz e droiz.
– Si puet ! Li membre sont defors
Droit, mes li cuers cloche el cors
Qui li fet la reson tortue,
Si torte que de son tort tue
Le droit. – Par tant di orendroit
Que l’oevre est torte en l’ome droit. (v. 1853-1867)
Comparé au géant Mauduit du Lancelot en prose qui massacre sans pitié chevaliers, demoiselles et même animaux domestiques54, l’Outredouté fait en effet pâle figure : il menace beaucoup (v. 2042-2044, 2080-2081, 2515-2516), mais sa seule exaction sera finalement d’éborgner Laquis. Il semble davantage une figure d’épouvantail qu’un véritable chevalier tueur ; son portrait qui fait habilement se répondre tort et droit, joue avec humour sur les sonorités voisines de tort/tot/tue, son/reson, l’emploi du verbe cloche, et jusqu’aux sonorités redondantes de son nom font de lui une créature bancale et ridicule plus apte à faire rire le lecteur qu’à l’effrayer. On pourrait également voir dans ce portrait qui joue sur l’antinomie des termes droit et tors la description même du roman de Meraugis, roman arthurien canonique a priori, mais dans lequel rien ne se passe correctement, projection du monde chevaleresque à rebours que Raoul a choisi de dépeindre.
30Appliquant consciencieusement les préceptes que suivaient ses aînés littéraires, Méraugis décide d’envoyer Laquis en ambassade auprès des demoiselles en pleurs du tref. Mais celui-ci refuse vigoureusement, faisant même allusion au sort malheureux de son prédécesseur du Lancelot :
– Ne commandez pas tel outrage
Que j’aille au tref. Pas n’i iroie
Por morir, non, ainz soufferroie
Q’en me trenchast ceste main destre55. (v. 1819-1822)
L’auteur continue à relier sa conjointure à celle des œuvres de ses contemporains sur un mode résolument comique, comme le prouve l’échange suivant, de main typiquement houdanesque :
« […] Or restuet aller
Au tref. – N’en fet mie a parler.
– Si fet ! – Non fet ! Pas n’i iroie.
– Tu si feras. – Ge non feroie
Por riens. – Si feras par mes iex,
Ou ja morras. S’il te plest miex
Morir ou fere mon message ? » (v. 1964-1970)
La brièveté et le parallélisme des répliques des deux chevaliers évoquent un dialogue de théâtre en stichomythies, tandis qu’un comique de caractère inattendu chez un chevalier, donc d’autant plus risible, se fait jour : Laquis a peur. Lui qui, devant les dames de la cour du roi Patris, avait fait publiquement tel veu que nuls n’oserait fere autel (v. 1780-1781), change radicalement de discours lorsque Méraugis lui ordonne de se rendre à la tente où le terrible Outredouté va bientôt arriver. Le narrateur n’avait d’ailleurs pas manqué de souligner, dès la conclusion du duel entre Méraugis et Laquis, que ce dernier n’ignorait pas ce qu’était la peur : aux vers 1734-1735, il est qualifié de cil qui crient la mort. Cette lâcheté était également perceptible lors du récit de Laquis relatant les violences de l’Outredouté : les cris de terreur des victimes y sont retranscrits au style direct, comme si c’était Laquis lui-même qui criait au secours et faisait résonner sa voix à travers le chœur d’effroi des populations56. La couardise de Laquis le rend comique, comme lorsque, face à l’Outredouté, il refuse sans ambages le combat57 : « Avoi, dit Laquis, non ferai./ Ge me rent pris et vos menrai / Après [Meraugis] », (v. 2069-2072). L’Outredouté, fidèle à sa réputation de cruauté, l’éborgne et l’on peut voir dans cette mutilation un signe d’humour de l’auteur : de fait, Méraugis a été aveugle, alors qu’il connaissait le précédent de Triadan, d’envoyer Laquis en ambassade, et son aveuglement retombe, comme celui-ci l’avait prédit, sur Laquis qui perd un œil58.
31Cependant, Méraugis, qui a déclenché toutes ces catastrophes sans y mettre un terme, reprend sa route. Le terrible portrait de l’Outredouté, suivi de l’appel au secours collectif formulé par Laquis, aurait dû, en toute logique, l’inciter à retourner sur le champ à la tente qu’il vient de quitter et à débarrasser le pays d’une telle menace. Et si l’on en croit les vers 1944 et sq., il ne s’agit rien de moins que de sauver le monde arthurien de la destruction. En le faisant fuir, Raoul de Houdenc poursuit la parodie de la séquence du Lancelot en prose. Lorsque Méraugis retrouve Laquis en bien piteux état, il ne peut que lui présenter ses excuses et s’engager à le venger sur le champ. Là aussi, cette scène douloureuse du Lancelot en prose est traitée par l’humour : Laquis vet d’un oel et va l’autre plorant (v. 2544). Et Lidoine pleure, elle aussi, à nouveau. Le chevalier ne répand autour de lui que des larmes.
32Aussitôt après avoir quitté Laquis, Méraugis et Lidoine sont de nouveau mis en présence du nain camus. Raoul va opérer dans cette nouvelle séquence un croisement en utilisant à nouveau le tournoi d’Érec et Énide, cette fois avec le personnage d’Ydier et de son nain, auquel il superpose le pré aux jeux et le tournoi de Noauz du Chevalier de la Charrette (v. 1624 et sq., v. 5575 et sq.). Le récit se concentre cette fois sur le couple nain-chevalier, et l’utilisation du schéma antithétique honte-honneur qui va mener le héros jusque chez Amangon, thème récurrent tant dans Érec et Énide que dans Le Chevalier de la Charrette. Contrairement à l’usage, le nain houdanesque sauve le chevalier de la honte en l’empêchant de retourner dans un essart maléfique où « li hardi devienent coart/ Com lievre e li coart hardi/ Plus que lïons » (v. 2183-2185), et en lui promettant un grant onor s’il le suit, ce que Méraugis accepte innocemment59. En les faisant cheminer ensemble, Raoul prend cette fois le contre-pied de la tradition des petits personnages de la littérature arthurienne. Tout d’abord, au nain boçu d’Érec et Énide, il fait répondre un nain camus chez Meraugis. Ensuite, là où les romans présentent d’ordinaire un couple chevalier-nain déjà constitué, lui nous relate la rencontre entre les deux membres du couple à venir. En acceptant de défendre le nain contre la vieille, Méraugis accepte, sans s’en douter, de devenir son maître, et se laisse guider jusqu’au royaume du roi Amangon. À la cour de ce dernier, la situation qui se joue est le miroir inversé de celle de la cour d’Arthur : une centaine de demoiselles, filles de haute noblesse, ont été envoyées là par leurs pères, afin d’être dûment mariées par le plus fort des chevaliers présents60 (v. 2327-2348). C’est là une coustume, rituel bien connu du monde arthurien, immuable et inéluctable ; ici, point de cour d’amour ni de débat pour déterminer les partenaires qui seront les mieux assortis, le pouvoir de décision est tout entier du côté des hommes, comme le prouve l’emploi insistant de sa volenté et son voloir (v. 2345 et sq.) Une reine est présente, mais elle est muette et n’a droit qu’à une mention lapidaire : « […] e la roïne i fu / Jouste le roi, sor un perron », (v. 2217-2218). Dans ce royaume-ci, les femmes n’ont pas accès à la parole et sont les objets tout passifs des décisions masculines : elles sont envoyées, mariées, données, départi[es], cernées par la gent masculine qui se tient assamblé[e] d’aval e d’amont autour d’elles. On pourrait parler ici d’auto-parodie, puisque Raoul renverse lui-même une séquence longuement exposée plus haut, celle de la cour d’Arthur. La seule concession faite aux sentiments des demoiselles est de respecter leur rang social, et donc de leur attribuer un époux au moins égal à ce rang. Enfin, le gagnant peut s’attribuer le trophée de son choix : « […] E s’einsi est q’en ait envie, / Il choisist cele quë il veult » (v. 2355-2356). La cohésion masculine, qui n’a pu se faire à la cour d’Arthur où les chevaliers se montraient incapables de dialoguer, a lieu ici par le truchement de la force, valeur immémoriale dans laquelle les hommes peuvent tous se reconnaître. Et le privilège de marier les femmes est tel que le terme d’onor est en emploi absolu : L’onor est vostre (v. 2308). Se superpose sur cette séquence le tournoi de Noauz auquel participe Lancelot, où les demoiselles de l’assistance ne cachent pas leur souhait de se marier au chevalier le plus fort (Le Chevalier de la Charrette, v. 5993 et sq.), entérinant la coutume patriarcale. Lancelot et Méraugis se rejoignent alors, car l’un comme l’autre refuse d’aller au bout de l’aventure.
33C’est ici que le nain revient sur le devant de la scène. Il a guidé Méraugis chez Amagon dans un but bien intéressé, faire combattre le chevalier pour sa propre cause : Méraugis sera son champion (v. 2235). Alors que c’est d’ordinaire le nain qui est au service d’un chevalier, voilà la situation comiquement inversée, et Méraugis obligé d’obéir comme un serviteur. Les détails cocasses parsèment la scène : le nain saisit les rênes du cheval pour mener le chevalier devant le roi, chevalier qu’il empêche de prendre la parole (v. 2231 et sq.). Le vrai maître, c’est lui, et Méraugis ne peut que satisfaire à ses volontés : « […] Se ge ne voel plus honte avoir/ Q’onor, combatre me covient » (v. 2263-2264). L’adversaire de Méraugis, avatar de l’Ydier d’Érec, est vaincu, et le lecteur apprend alors que ce nain, toujours à rebours de la tradition littéraire, est un véritable personnage pourvu d’une parentèle, d’un passé et d’un avenir. S’il a fait combattre Méraugis, c’est pour obtenir la main de celle qu’il aime, une naine camuse : « Ele est plus camuse de moi/ E plus corte, si est boçue./ Einsi come fols e maçue/ Doivent toz jors aller ensamble, / Devons nos .ii., si com moi samble, / Par droit l’uns l’autre chalengier […] » (v. 2400-2405). Au dénouement de cet épisode, un chevalier violent et injuste est devenu esclenchier (v. 2335), et un couple de nains sont unis dans leur laideur, reflet inverse d’Érec et Énide, mais aussi de Méraugis et Lidoine.
34Dans cette longue séquence, Raoul a donc procédé à une inversion du couple traditionnel où le nain est le serviteur inconditionnel de son maître : ici, Méraugis sert le nain, et ce dernier l’instrumentalise à outrance. Le duo décrit par Anne Martineau, « petit futé et grand musclé » est ici doublement risible, car le petit futé manipule un grand musclé particulièrement benêt. Méraugis nage en pleine confusion et le nain en profite pour le faire combattre deux fois pour ses propres intérêts. Ici encore, le contre-pied de la tradition littéraire fonctionne à plein. Mais ce couple se révèle de plus extrêmement complémentaire : quand Méraugis a la force sans la ruse, le nain a la ruse sans la force. Au lieu de deux alter ego, Raoul fait évoluer deux personnages qui se complètent alors que rien, a priori, ne les rattache. Mais, de même que les qualités d’un nain sont censées rejaillir sur son maître et inversement, Méraugis, maître du nain camus, va acquérir, dans la suite de ses aventures, cette ruse qui lui fait tant défaut à son départ, tandis que le nain, en voyant reconnaître sa valeur individuelle et sociale, gagne une « puissance » dont il était privé.
35Quant à Méraugis, il refuse, étonnamment, de conclure l’aventure en mariant les demoiselles du royaume, promettant de revenir dans un an pour ce faire – retour que le lecteur ne verra pas… À nouveau, l’aventure se finit d’une manière déceptive, et Amangon disparaît du champ diégétique. De même, Méraugis n’a pas satisfait à la coutume ainsi que le font d’ordinaire les chevaliers, en lui obéissant si elle est bénéfique, en y mettant un terme si elle est maléfique. C’est à ce traitement atypique de la coutume arthurienne qu’on va à présent s’intéresser.
La résistance à la coutume
36La coutume est un élément structurant de l’univers romanesque arthurien. Chrétien de Troyes la mentionne dès les premiers vers d’Érec et Énide, avec la costume du blanc cerf, qui est au départ de toute l’intrigue. Il souligne également, par l’entremise de Gauvain, tout l’aspect codifié et contraignant de cette costume, qui ne peut, en aucun cas, être remise en cause – le vainqueur du blanc cerf embrassera la plus belle jeune fille de la cour. À cet aspect contraignant s’ajoute celui de l’inéluctabilité : la costume existant, elle doit être respectée, quelles qu’en soient les conséquences. Elle représente une norme « institutionnelle » qui se superpose aux normes habituelles, morales ou sociales. Indiscutable, elle s’impose au chevalier parce qu’il est chevalier, et manifeste son élection héroïque. Il peut s’agir de protéger une demoiselle61, de combattre deux démons comme au Château de Pesme Aventure62, ou plus simplement d’un comportement prédéfini par une « institution » : la Table Ronde, le royaume de Logres, ou la chevalerie errante. La coutume implique le respect aveugle d’une procédure immuable, et les chevaliers s’y soumettent par principe. Une fois acquises quelques précisions subsidiaires, plus rien ne peut être modifié63. Olivier Linder résume ainsi cet état de fait : « Faire force à un chevalier et à la coutume semble une transgression trop grave pour être envisagée. » La coutume venant en général barrer la route au chevalier, lui permettre de faire ses preuves et d’acquérir gloire et renommée, celui-ci n’hésite guère à s’y plier, quels que soient les risques. Et le lecteur attend le surgissement de ce stéréotype narratif qui permet de faire le tri entre les élus et les autres. Un roman d’aventures tel Meraugis ne peut manquer d’employer ce motif présent dans l’horizon d’attente. Or, la première coutume n’est pas mentionnée comme telle dans le roman, c’est au lecteur de la reconnaître en faisant appel à sa mémoire intertextuelle : il s’agit du prix décerné lors du tournoi de Lindesores, parodie du tournoi d’Érec et Énide pour lequel Chrétien de Troyes expliquait clairement que cet événement obéissait à une coutume64. Raoul de Houdenc fait l’économie du terme pour présenter le tournoi de Lindesores. Seul l’emploi du futur injonctif montre le caractère contraignant de l’événement : « Qui l’onor porra assentir/ De vaintre el tornoiement, / Si en portera quitement/ Un cisne qui el pin sera […] » (v. 134-137). Ne pas faire mention de coutume fait de cet événement, non une institution mystérieuse et immémoriale, mais un simple fait divers, un divertissement désinvolte probablement inspiré des coutumes passées, mais mis en scène sous une forme dégradée. Par ailleurs, la dame de Landemore qui l’organise semble peu se soucier de qui obtiendra le prix, elle donne cet événement dans l’espoir d’y entendre mainte ensegne et d’admirer maint cop ferir (v. 133). La coutume houdanesque n’est plus un début ni une fin, mais un simple moyen. Du reste, non seulement le vainqueur n’est pas le meilleur chevalier, mais le héros éponyme dont on attend les exploits n’apparaît pas.
37Deux coutumes proprement mentionnées ponctuent le parcours de Méraugis : celle de marier les jeunes filles chez le roi Amangon, et celle de combattre le chevalier gardien de l’Île sans Nom. On l’a dit, la coutume arthurienne ayant valeur coercitive, on ne peut s’y soustraire. Dans une société qui reconnaît une valeur éminente aux usages établis, le respect des costumes va de soi. Or, l’auteur n’entend pas plier Méraugis à ces exigences. À la cour du roi Amangon, le chevalier n’est pas conscient d’obéir à une tradition, et il n’en saisit que l’aspect coercitif. Il n’a aucune idée du pourquoi ni du pour quoi de ses actes : « Si ne sai a qui ne por qoi » (v. 2261). Il s’y plie, mais malgré lui et uniquement dans le souci de ne pas paraître recreant : « Se ge ne voel plus honte avoir/ Q’onor, combatre me covient » (v. 2263-2264). Or, malgré sa victoire, non seulement il ne brise pas la coutume, mais en la reportant à l’année suivante, il la confirme dans sa durée, lui garantit son caractère immuable et contraignant, pour lui peut-être, mais également pour un autre chevalier qui viendrait à passer par là. En effet, rien ne garantit que Méraugis reviendra et honorera sa promesse. Il met une condition à son retour : « Se ge suis vis » (v. 2458). Mais le Méraugis qu’il est à ce moment-là est condamné à disparaître. La coutume va perdurer, ce qui déclenche la joie de l’assistance : c’est là un nouveau contre-pied aux traditions arthuriennes. Tout en faisant passer son personnage par une norme établie, l’auteur défie celles de la littérature de ces prédécesseurs et de ses contemporains. Cette subversion de la coutume atteint une subtilité tout à fait remarquable dans l’épisode de l’Île sans Nom, réécriture de la Joie de la Cour d’Érec et Énide et reprise du Château de Pesme Aventure du Chevalier au Lion, mais aussi d’un épisode de La Queste del Saint Graal, celui du Château des Pucelles, aventure menée par Galaad, le Bon chevalier65. Sur le chemin, Galaad croise sept jeunes filles qui lui disent ceci : « Sire chevalier, vos avez les bosnes passees ! » Ce sont précisément les paroles lancées à Méraugis lorsqu’il s’approche de la Cité sans Nom : « Vos avez les bornes passees ! » (v. 2801), où il rencontre la seconde costume du roman. Ces paroles sont suivies d’un sombre « Mar fus ! » (v. 2803) qui rappelle le « Con mar i fus ! » d’Énide marquant le début de ses malheurs66. Méraugis et Galaad croisent ensuite un vaslet qui leur tient les mêmes propos que les jeunes filles (Méraugis, v. 2811-2812). Mais le vaslet de La Queste del Saint Graal interdit à Galaad l’accès au château. Celui-ci dit alors se présenter pour abolir la mauvaise coutume qui régit ce lieu67 ; sept chevaliers frères se présentent pour le défaire, car tiex est l’aventure et la costume. Galaad les terrasse sans difficultés, et les habitants du château l’accueillent en sauveur. En parachèvement de sa victoire et de l’abolition de la mauvaise coutume, il sonne dans un cor d’ivoire, prévenant ainsi les vassaux alentour qu’ils doivent venir lui rendre hommage en tant que nouveau maître des lieux. Dans Meraugis, pour la deuxième fois, le chevalier ignore qu’une coutume s’applique aux lieux vers lesquels il se dirige, et le cor est sonné avant le combat ; de même, la joie des habitants est due à l’application de la mauvaise coutume, et non à son abolition.
38Pour les lecteurs qui connaissent La Queste del Saint Graal, on ne peut que savourer l’inversion à laquelle se livre Raoul, véritable bestournement de trois textes canoniques : la Joie de la Cité est liée au maintien de la coutume cruelle, le château des Pucelles et celui de Pesme Aventure sont remplacés par une île dominée par une femme castratrice, les captives par des chevaliers soumis. Sans oublier que Gauvain, retenu sur l’Île sans Nom, est tout l’inverse d’un innocent pucel !
39De plus, Méraugis se montre particulièrement rebelle à cette norme systématique qui scande le parcours des chevaliers arthuriens. On l’a vu avec Lancelot ou Galaad : une coutume ne se discute pas, elle s’affronte. Après s’être plié de mauvaise grâce à celle du roi Amangon, Méraugis refuse tout net la contrainte que prétendent exercer sur lui les habitants de l’Île sans Nom :
Melïadus dist cest recort
A Meraugis : « Biau sire, entrez
A ceste nef e si passez
En cele ille. – Ge non ferai.
– Por qoi ? – Par foi, ge ne voudrai.
– Si ferez ! – Non ferai, par foi !
– Si passerez ! – Et je por qoi ?
Por ce que fere le covient.
C’est coustume que nus ne vient
Par ci, a passer ne coviegne. » (v. 2899-2908)
Même la mention coercitive du terme coustume ne fait pas changer d’attitude le chevalier, bien au contraire :
L’espee tret e dit : « Sachiez
Ja i avra menbres trenchiez
Se nus me muet. Soiez tuit coi.
Ja por nului n’i passerai.
– Ne ferez ? – Non ! […] (v. 2913-2917)
Ce manque de discipline contraste comiquement avec l’obéissance grave d’ordinaire montrée par les chevaliers. Le sénéchal explique alors au jeune impétueux le but de la coutume, et si Méraugis consent enfin à s’y plier, ce n’est nullement par souci de réparer une injustice, mais par tempérament belliqueux :
– […] Se vos poez fere conclus
Le chevalier qui vos atent,
Itant sachiez certainement,
La terre e li chastiax ert vostres […]. »
E cil qui ne vet el querant
Se joustes e mellees non
Dit el refret de la chançon :
« […] S’il ne s’en fuit,
La jouste avra certainement. » (v. 2927-2942)
Érec voulait tenter la Joie de la Cour porté par les valeurs de corage, hardemant et bonté (Érec et Énide, v. 5380-5381). Méraugis, lui, se précipite sitôt qu’il entend les termes de hardi chevalier, conclus, vaint, bataille. Tel un enfant bagarreur, il trépigne d’impatience et presse les gens alentour de s’activer : « Dit Meraugis : – Je voi ja la/ Le chevalier. Or a la nef ! » (v. 2951-2952). Lorsqu’il découvre que son adversaire est Gauvain, son nouveau but est de sauver ce nouvel ami et de se sauver lui-même : à aucun moment il ne songe à mettre un terme à la coutume. Mais l’un des aspects les plus comiques de cet épisode réside dans la palinodie du chevalier : lui qui proclamait devant Gauvain vouloir abolir la coutume de l’île, va s’échapper sans plus s’en soucier. Certes, il s’empare de la dame lubrique et de ses servantes (v. 3280-3288), mais il ne les tue pas, et la dame ne fait nulle promesse de mettre un terme à ses habitudes. Méraugis ne remplit pas son « devoir narratif » décrit ainsi par Philippe Ménard : « En littérature, la coutume est chargée d’une valeur normative, et pour la détruire il faut d’abord la respecter et triompher des êtres qui la défendent68. » Méraugis accomplit les deux premières parties de la norme, mais il ne détruit pas la coutume, de la confirmation même du narrateur, alors que lui et Gauvain ont pris la mer :
Dont n’i a plus. A sigler pristrent.
Ge ne dirai pas que devindrent
Les dames. – Por qoi ? – Je ne pui.
Sachiez par foi, ge n’i fui puis,
Ne missires Gauvains n’i fu. […] (v. 3366-3669)
Le narrateur se désolidarise d’un artifice littéraire, la focalisation zéro qui lui accorde l’omniscience : en niant sa capacité à nous dire ce qui est arrivé aux dames enfermées dans la tour, il nous rappelle qu’il a laissé le destin des dames irrésolu. On peut donc supposer que la maîtresse de l’île sera libérée tôt ou tard, et que la coutume perdurera. Le risque qu’un autre chevalier tombe dans ce piège existe toujours, et Méraugis ne semble aucunement s’en soucier. Le devoir du chevalier envers la communauté arthurienne n’est pas rempli, pas plus qu’il n’a rempli le devoir féodal de marier les jeunes filles du royaume d’Amangon pour assurer les bases de sa société. Enfin, pour conclure sur cette parodie complexe, précisons que Méraugis, tout à sa joie d’avoir libéré Gauvain, s’enfuit de l’île en oubliant Lidoine, comme Yvain avait oublié Laudine.
La danse magique des fées
40À la poursuite de l’Outredouté, Méraugis pénètre dans le monde féerique : « […] Tant le sieut/ Que vindrent devant un chastel » (v. 3623-3624). Comme traditionnellement dans l’univers breton, cet Autre Monde, dit aussi le Sidh dans le folklore celtique, s’interpénètre avec le monde humain auquel il ressemble étrangement. Le monde féerique s’en distingue cependant par une perception différente du temps : c’est le pays de l’éternel été, où nul ne vieillit jamais et où les habitants vivent dans l’insouciance et les rires. Ici, cet Autre Monde est enclos dans le château de marbre que découvre Méraugis. À l’extérieur du château, c’est l’hiver enneigé. À l’intérieur, une autre dimension temporelle :
[…] en milieu de cet baile avoit
Un pin si vert com en esté.
Se li pins fu de grant beauté, […]
Entor le pin vit caroler
Beles puceles qui chantoient. (v. 3632-3636)
Ces beles puceles sont des fées, créatures qui ressemblent en tous points aux humaines et exercent un irrésistible pouvoir d’attraction sur les chevaliers qui croisent leur route. Les hommes en tombent inévitablement amoureux ou se retrouvent prisonniers de leur domaine enchanté. Créatures au charme redoutable, les fées sont aussi des prédatrices qui, à l’image de Viviane ou de Morgane, cherchent à piéger leurs amants humains dans des vals sans retour. Certains y souffrent pour l’éternité, tel Merlin emprisonné par Viviane dans une prison d’air invisible69. D’autres sont au comble du bonheur, car inconscients de leur état de captif. C’est ce qui vient malencontreusement d’arriver à l’Outredouté, qui a pénétré dans le château peu avant Méraugis :
Es caroles qu’eles fesoient
N’avoit q’un sol chevalier.
Iloec por la joie efforcier
Chantoit avant. – Et qui ert-il ?
Li Outredoutez est ce, il
Que Meraugis a tant seü […]. (v. 3637-3642)
Cet épisode reprend et réécrit le Lancelot en prose70. On y retrouve l’irrésistible attrait vers la ronde hypnotique et Méraugis comme l’Outredouté adoptent le même comportement que Lancelot : il carole la teste armée (v. 3644), fiert dou pié (v. 3705) et chantoit avant (v. 3640). Mais nombre de détails signifiants trahissent la parodie : la ronde de Meraugis ne s’arrête jamais, pas même pour que les danseurs se nourrissent. Lancelot est le seul à pouvoir rompre l’enchantement de la carole – l’épisode le présente ainsi comme un élu –, alors que dans Meraugis, les prisonniers sont interchangeables. Il suffit qu’un nouveau venu se présente, et, ignorant le pouvoir attracteur de la carole déployée devant lui, qu’il s’y laisse aspirer, pour que le précédent captif soit aussitôt libéré de l’enchantement. Mais surtout, la carole de Lancelot a un début et une fin, alors que celle de Meraugis apparaît sans raison apparente dans la diégèse et en disparaît de même ; sa seule raison d’exister semble le fait de prendre place dans la galerie d’épisodes arthuriens parodiés par Raoul de Houdenc, lequel va jusqu’à dédoubler le chevalier Lancelot en deux avatars burlesques, l’Outredouté et Méraugis.
41Très probablement, l’Outredouté a libéré un chevalier dont il a pris la place dans la ronde ensorcelée. Cependant, il n’avait aucune raison connue de nous de s’approcher de cette carole ; peut-être cet inlassable batailleur a-t-il voulu s’en prendre au précédent chevalier en train de danser, puisqu’il s’attaque à tout homme portant armure. Le texte nous dit d’ailleurs que dans la carole, il tient l’espee / ceinte come por lui deffendre (v. 3645-3646). À moins que le seul fait d’apercevoir la danse des fées ait suffit pour que le chevalier soit attiré par elles comme par un aimant ? Le texte reste muet sur ce point. En revanche, il nous dit que Méraugis se précipite vers la carole pour venger Laquis éborgné et qu’il s’y fait happer : « […] Autel talent a orendroit/ De caroler, quë il oublie/ Tot ce defors, neïs s’amie./ Einsi li covient oublier/ S’amie. Lors vint caroler/ L’escu au col. Lors chante avant », (v. 3658-3664). Le narrateur décide de le quitter au milieu d’un pas de danse, non sans souligner le comique de la situation : « Il fiert dou pié e chante avant./ En mellor point nel puis ge mie/ Lessier […] », (v. 3705-3707). Son retour vers le personnage est tout aussi malicieux. Alors qu’il vient de décrire les massacres auxquels se livrent Gorvain et Bergis en guerre, il met en contraste la situation burlesque du chevalier, véritable chute après des pages à la tonalité guerrière : « E Meraugis, que devint il ?/ Carole il encorë ? – Oïl […] », (v. 4290-4291). Le chevalier est resté prisonnier dix semaines de l’enchantement, jusqu’à ce qu’un autre malchanceux le remplace. Échappé du temps suspendu de la carole, il lui semble qu’il vient à peine de découvrir le château. Mais dans le monde humain, le temps a continué de s’écouler, et nous sommes maintenant au printemps. Francis Gingras a étudié ce motif de la merveille houdanesque et son caractère déceptif dans ce roman. Le polyptote de la merveille ponctue les propos de Méraugis quand il revient au monde réel : il est confronté à une mout grant mervelle (v. 4311), il dit ouïr des mervelles (v. 4318) tandis que le texte joue sur la rime chante/m’enchante (v. 4350-4351). Selon F. Gingras, le traitement de l’accélération du temps par l’emploi d’un motif féérique se trouve caricaturé et démystifié :
[…] Le lecteur sait bien que derrière la figure infernale [li deables d’enfer] qui transforme le temps se profile l’auteur, celui qui annonce clairement son choix d’abandonner son héros à sa folle danse […] avant de signer de son nom le retour du héros.71
La merveille, motif constitutif de l’univers arthurien, est vidée de son sens, d’autant plus qu’une nouvelle fois, Méraugis s’en va sans se soucier de mettre un terme à cette dangereuse magie qui l’a retenu prisonnier. Il y entre par accident, en ressort de même ; la carole magique continuera à tourner et à détourner de leur route les chevaliers de passage.
Des demoiselles silencieuses, un chevalier loquace
42L’espace arthurien est sillonné de jeunes filles, demoiselles séduisantes et anonymes qui surgissent de nulle part pour aider un chevalier en détresse ou solliciter son aide. Jalons indispensables au parcours du chevalier, elles constituent, avec les ermites avisés et les vavasseurs accueillants, ce que Vincent Jouve nomme « des personnages-anaphores », chargés d’unifier et de structurer l’œuvre par un système de renvois et d’appels72. Concernant les jeunes filles, on peut ajouter ce commentaire de Barbara Walhen :
Dans le cas des personnages reparaissants, cette construction duelle se complexifie d’une dimension intertextuelle. Ces personnages demandent à être compris à travers la fonction qu’ils assument dans l’économie particulière du roman dans lequel ils réapparaissent, mais ils demandent aussi à être reconnus, c’est-à-dire corrélés au monde de la fiction arthurienne. Autrement dit, ils s’inscrivent autant dans un jeu interne de précisions accumulées au fil du récit qu’ils se fondent sur une anaphore produite par un déjà-lu externe73.
L’apparition d’une demoiselle inconnue au détour d’un bois fait appel à la mémoire littéraire du lecteur ; celui-ci, connaissant l’économie des personnages dans les romans arthuriens en général et dans ceux de Chrétien en particulier, sait ce que cette soudaine présence signifie quant au déroulement de la narration : élément-clé du schéma romanesque breton et arthurien, la jeune fille va soit permettre au chevalier de poursuivre sa route en lui communiquant un renseignement ou un message, soit accroître le prestige de celui-ci en lui demandant son aide – aide qui ne saurait être refusée, le chevalier devant service aux demoiselles desconseillees74.
43Dans Meraugis, ces personnages-relais, au lieu de guider le parcours du héros, ne font que l’embrouiller : les deux jeunes filles du tref, chargées de surveiller l’écu pendu par l’Outredouté sont les premières à s’y employer. Elles sont incontestablement des créatures féeriques, car elles ont la capacité de prédire l’avenir – elles lui prédisent notamment les souffrances à venir de Lidoine. Mais elles ne réclament pas son aide. Les demoiselles desconseillees sont pourtant des jalons privilégiés sur la route du chevalier errant : requérir la force de son bras est, pour lui, l’occasion d’accomplir son devoir et peut-être d’y gagner en réputation ; pour l’auteur, de dynamiser son récit. Rien de tout cela ici. Lorsque Méraugis décide de passer la nuit sur place, dans l’attente du danger qu’elles redoutent, les jeunes filles manifestent une curieuse indifférence, ou plutôt résignation ; les fées du Lancelot en prose étaient bien plus virulentes. Peut-être cette indifférence des fées de Meraugis peut-elle être expliquée par cette intertextualité : les fées sont résignées à ce qu’un chevalier finisse par renverser l’écu dont elles ont la garde, et lorsque c’est le tour de Méraugis de commettre cet impair, elles en sont moins émues que la première fois avec Yvain…
44Il n’est pas rare que des demoiselles demandent à un chevalier d’agir sans lui en donner les raisons. En revanche, il semble bien étrange que des fées, censées guider le héros, refusent aussi bien de l’éclairer que de le faire agir. Comme le souligne Bénédicte Milland-Bove :
Ces demoiselles anonymes, souvent errantes, dont la fonction est d’apporter une information au chevalier, disparaissent, une fois leur mission remplie, pour laisser place à une figure jumelle qui mettra en branle l’aventure suivante75.
Mais les deux jeunes filles de la tente sont insensibles aux offres d’assistance de Méraugis et le laissent entièrement désemparé quant à la conduite à tenir. Elles ne lui indiquent aucune voie à suivre, aucune épreuve à tenter. Même le covent qu’il leur a proposé, pacte d’alliance fondamental au Moyen Âge et dans le roman arthurien, les a laissées indifférentes76. Raoul de Houdenc rejoint ici étroitement l’auteur du Lancelot en prose. À un détail près cependant, qui fait une nouvelle fois reposer la parodie sur Meraugis : Dans le Lancelot, les fées maudissent Yvain pour son acte – « Sire chevalier, a male honte puissiez vos aller ! » (Lancelot en prose, p. 247) –, alors que dans Meraugis, elles maudissent la demoiselle écuyère – « Va t’en sanz revenir ja mes ! » (v. 1561). Méraugis n’ayant pas la consistance de son aîné, il n’est pas, semble-t-il, digne de leurs malédictions.
45En quittant la cour, Méraugis se dirigeait vers un lieu précis : l’esplumeoir Merlin77 (v. 1303). Lorsqu’il y parvient, celui-ci se présente comme un lieu féerique : il est situé près la mer, isolé dans la montagne. Son aspect monolithique et sa muraille de lierre en font un lieu inaccessible au commun des mortels : « La roche ert longue en la montaigne, / Mout haute, tote d’une pierre, / En toz tenz verz, qu’il estoit d’ierre/ Entor hordee a la reonde, / Qui ert la plus haute dou monde », (v. 2605-2609). On retrouve un lieu identique dans La Suite du Roman de Merlin, sous le nom de Roche aux Pucelles78. À l’Esplumoir qui porte son nom, le lecteur peut s’attendre à rencontrer Merlin. Or, l’enchanteur n’apparaîtra pas. Là encore, le nom célèbre de l’enchanteur a servi d’appât mais ne débouche sur rien, ou tout du moins, sur un résultat bien différent de celui que le lecteur pouvait espérer. Gauvain, dont Méraugis espérait des nouvelles, est absent également. En revanche, le promontoire est occupé par douze demoiselles, des fées capables de prédire l’avenir : « […] Ainz maintienent toz tens lor ples/ De ce qui est a avenir », (v. 2617-18). Mais les jeunes filles refusent l’accès de leur promontoire à Méraugis. C’est alors un dialogue de sourds qui s’engage entre elles et lui, car parler anuie la demoiselle qui lui répond avec morgue (v. 2613). Méraugis se heurte à un refus de dialogue de la part de celles dont cela est pourtant, semble-t-il, la fonction. Il obtiendra pourtant une réponse sibylline au sujet de Gauvain :
« Di va, chevalier anuieus,
Va t’en, se tu croire me veuls,
La voie a destre contremont.
Outre ce bois, au pié dou mont,
Troveras la une chapele
E une crois, onques plus bele
Ne fu. Quant a la croiz vendras,
A la croiz te conseilleras. » (v. 2652-59)
Puis la demoiselle, à l’instar des jeunes filles de la tente, refuse de l’éclairer davantage : « […] Ne ja mes plus ne t’en diron, / Ne ce, ne qoi, ne o, ne non », (v. 2670-2671).
46C’est donc un second groupe de fées qui refuse de guider le chevalier en quête et, de plus, lui témoigne le plus grand mépris. De Biau sire (v. 2631), Méraugis est devenu chevalier anuieus (v. 2652). Il est invité à rester muser (v. 2669) et assimilé à un chien agaçant : « Si jupez / Tant qu’il m’anuit ! » […] (v. 2687-2688). Les menaces de Méraugis, furieux d’être ainsi éconduit, ne font qu’accroître l’ironie de la fée. À nouveau, le jalon féminin n’a pas fonctionné, le chevalier doit avancer seul, avec les moqueries en sus, suprême insulte au Moyen Âge. Les fées, auxiliaires traditionnelles depuis Chrétien de Troyes, ne viennent décidemment guère en aide à Méraugis depuis qu’il a entrepris la quête de Gauvain. Et là encore, les manières brutales et inadaptées du chevalier jouent en sa défaveur et font sourire.
47Mais l’effet parodique du personnage-relais houdanesque prend toute sa dimension dans l’inversion des sexes des personnages-relais. En effet, poursuivant sa logique de bestournement systématique des topoï arthuriens, c’est à un homme que Raoul de Houdenc assigne le rôle d’informateur ; non pas à un ermite comme dans La Queste del Saint Graal, ou à un chevalier plus âgé et sage – tel Gornemant de Goort dans Le Conte du Graal –, mais au jeune Beau Couard évoqué plus haut : Laquis de Lampadés. Contrairement aux demoiselles qui restent obstinément muettes face aux questions de Méraugis, Laquis se montre des plus prolixes en renseignements et commentaires, faisant montre ici d’un défaut traditionnellement dévolu à la femme, celui de trop parler. Lui et Méraugis se livrent à un long dialogue durant lequel les prises de parole de Laquis constituent de véritables tirades. À plusieurs reprises, il ponctue son discours en mettant en avant le fait que Méraugis ne sait pas, contrairement à lui-même. Tout d’abord, il s’étonne que le chevalier ignore tout des conséquences de la chute du bouclier (v. 1814-1816). C’est lui qui lui révèle qu’une catastrophe va avoir lieu, sans préciser laquelle. Au chevalier qui ne comprend pas et insiste, il fait longuement remarquer son ignorance (v. 1826-1828)79 puis enchaîne ensuite avec la formule « Or escoutez » (v. 1840). Les fréquentes questions de Méraugis relancent sans cesse son discours qui se présente comme un quasi-monologue, avant de se conclure en utilisant malicieusement le terme de por qoi que Méraugis a toujours aux lèvres : « […] – Or vos ai dit tot le por qoi », (v. 1956). Laquis livre ici une foule d’informations qui éclairent le chevalier sur les événements étranges survenus jusque là. Il apparaît ainsi comme une figure inversée des demoiselles pleureuses de la tente : à leur refus d’informer Méraugis, il oppose une impressionnante logorrhée qui s’étend du vers 1814 au vers 1956. L’introduction sert d’abord à informer Méraugis que Laquis refuse catégoriquement de se rendre à la tente, craignant d’être tué par l’Outredouté (v. 1814-1824) ; il enchaîne sur un portrait en pied et en actes de l’Outredouté, suivi d’une réflexion sur le tort et le droit (v. 1826-1876) ; puis il raconte l’histoire d’amour de l’Outredouté, et comment sa dame lui a accordé son amour en échange de la promesse du chevalier de ne plus se battre sinon sous provocation : d’où l’explication de l’écu suspendu à l’arbre (v. 1876-1910). La suite de sa tirade explique les fonctions respectives des trois demoiselles de la tente, et les larmes de deux d’entre elles (v. 1917-1947). Enfin, les dernières phrases servent à lancer une ultime exclamation de peur générale sur l’Outredouté (v. 1949-1955).
48Laquis remplit auprès de Méraugis le rôle traditionnellement dévolu aux demoiselles errantes et anonymes : informer le chevalier errant, lui délivrer le message ou l’indice qui lui permettra de poursuivre sa quête. Poursuivant sa logique du monde bestourné, Raoul de Houdenc assigne cette tâche à un chevalier, errant lui aussi, mais caricatural : c’est lui qui permet au personnage et au lecteur de relier les fils narratifs laissés en suspens depuis l’épisode de l’écu et des demoiselles en larmes. Il est un de ces « personnages-anaphores » identifiés par Vincent Jouve, « chargés d’unifier et de structurer l’œuvre par un système de renvois et d’appels80 », un jalon essentiel sillonnant l’espace arthurien chargé de transmettre le savoir. Et Laquis, sa prolixité de paroles le montre, jouit de ce pouvoir que le hasard lui donne. Il vient d’être vaincu aux armes par Méraugis, et pourtant, par sa parole, il le domine. En multipliant les expressions soulignant les carences en savoir de Méraugis, il prend plaisir à se poser comme supérieur et nécessaire à lui. Le temps de ses révélations, les rapports de force s’inversent, des rapports sur lesquels l’adresse aux armes n’a aucune influence.
49Cette étude du monde chevaleresque tel qu’il apparaît dans Meraugis nous montre un univers, des personnages et une conjointure sous le signe de la reprise parodique et du disfonctionnement récurrent. Ce décalage sévit aussi au cœur du monde courtois houdanesque.
Le monde courtois
50Chrétien de Troyes a fait de la cour d’Arthur un haut lieu de la courtoisie81 : on attend du chevalier loyauté, courage et mesure, de la dame beauté et noblesse, et du couple courtois harmonie et équilibre entre ces valeurs. Le Chevalier de la Charrette illustrait un des principes de la fin’amor, celui de la supériorité de l’élément féminin dans le couple, et la nécessité pour le chevalier de s’élever jusqu’à sa dame. Beauté, amour, relations sociales et relations de couple : tels sont les différents motifs mis en application par Chrétien dans ses romans et que Raoul de Houdenc réintroduit dans le Meraugis avec un souci de dérision certain.
Les portraits : la dame et le travesti
51Raoul de Houdenc choisit d’ouvrir son roman sur un portrait de Lidoine, portrait en tous points conforme aux attentes du roman du xiiie siècle : la dame y incarne un assemblage de perfections inégalables. Mais il est aussi émaillé de remarques ironiques qui mettent à mal les canons de la beauté féminine médiévale, et les hyperboles pléthoriques créent un effet moqueur. Ainsi, le regard de Lidoine s’avère si expressif qu’il pourrait traverser « .v. escuz […] », (v. 35). Alors qu’Énide était comparée à la célèbre Iseult (Érec et Énide, v. 424), une parfaite inconnue, Lorete de Brebas sert de référence à Lidoine (v. 68-69). Mais surtout la suite du portrait de Lidoine, avec la description de ses pouvoirs, prête à rire : celui qu’elle serre dans ses bras « ja mes n’eüst la goute es flans […] » (v. 78), et qui a eu la chance de l’apercevoir pourrait tomber « d’autresi haut com un chochier ;/ Ja por ce n’esteüst clochier », (v. 83-84). La parodie du portrait d’Énide s’effectue également par l’insistance de Raoul sur la faculté de parole de Lidoine, quand le mutisme d’Énide était récurrent : Quant la langue parloit dedenz, / Li dent resambloient d’argent (v. 52-53). Et non seulement Lidoine parle, mais elle tient collège et cercle de réunion, et son éloquence est aussi célèbre que sa beauté : « […] De Cornoaille e d’Engleterre/ La venoient par non requerre/ Por veoir e oïr parler » (v. 89-91).
52À ce long portrait féminin, canonique en apparence mais semé de fausses notes et prenant subtilement le contre-point de celui d’Énide, l’auteur oppose un portrait burlesque, celui d’un homme déguisé en femme, qui n’est autre que l’ami de Lidoine : Méraugis se travestit sur l’Île sans Nom pour échapper à la prédatrice lubrique qui prétend le retenir. Lui qui n’avait eu droit à aucune description jusque là bénéficie enfin d’un portrait, mais celui-ci, comme celui de Lidoine, le présente sous une lumière subversive :
[…] Il prist
Trestote la robe a la dame,
E lors dou tot com une fame
Se vest e lace e empopine.
Plus acesmez q’une popine […].
Au havre vint
Einsi vestuz. Mout li avint
Car il estoit bien fes e genz. (v. 3301-3308)
La courtoisie subit ici un détournement de son sens initial : c’est justement parce qu’il est bien fes e genz que Méraugis peut inverser les rôles et se déguiser en femme au lieu de combattre virilement : et Keith Busby reconnaît à ce travestissement houdanesque une évidente visée comique82. En choisissant la voie de la ruse au lieu de l’affrontement martial, Méraugis remet en cause aussi bien les traditions chevaleresques que les motifs courtois, en accord avec ce monde renversé que dénonçait Gorvain. Il cautionne également la mise en place d’un univers arthurien où il faut être une femme pour avoir le pouvoir : à travers son personnage et le couple qu’il forme avec Lidoine, Raoul pousse à l’extrême le principe de la suzeraineté féminine dans le couple courtois, couple qu’il présente comme fortement instable et sujet à caution.
Un couple courtois bancal
53Le couple amoureux formé par Méraugis et Lidoine reprend et caricature deux couples célèbres : Lancelot et Guenièvre, Érec et Énide. Lidoine est une dame toute puissante qui, à l’image de Guenièvre, exerce sur le chevalier-amant une autorité sans limites, autorité à laquelle ledit chevalier se plie avec bonheur. Dans Meraugis, cette relation asymétrique, poussée à l’extrême, en devient risible. Ainsi, alors que la position royale de Guenièvre dans Le Chevalier de la Charrette est un fait acquis qui se passe de description, l’auteur du Meraugis consacre l’incipit entier de son roman à asseoir la supériorité sociale de Lidoine et à nous la présenter sous toutes les facettes du « seigneur », y compris dans des situations qui requièrent une suzeraineté masculine. À la mort de son père dont elle est la fille unique, Lidoine devient suzeraine d’Escavalon : elle règne seule et avec succès, se rend où bon lui semble et habille ses chevaliers, alors que dans le roman champenois, c’est l’homme qui pare à son gré le corps de la femme. Lorsque la cour des dames arthuriennes lui accorde Méraugis pour fiancé, c’est Lidoine qui, tel le seigneur donnant le baiser sur la bouche à son vassal lors de son investiture, prend possession de Méraugis, et qui se saisist de lui. La traditionnelle scène du baiser se renverse : la dame, avec une assurance toute masculine, mène l’action, tandis que pour elle et pour tous ceux qui les entourent, l’homme tient le rôle de la proie offerte :
[…] Li rois dit
A Lidoine qu’ele saisist
Meraugis de sa druerie […]
« Sire, dient li chevalier,
Il est droiz que par un besier
L’en saizisse la damoisele. »
Par le commandement le roi
Fist Lidoine ceste sesine […]. » (v. 1083-1095)
De même, avant d’accorder « son » baiser, donc de faire don d’elle-même, Lidoine pose ses conditions : Méraugis a un an pour prouver sa valeur sous peine de la perdre (v. 1097-1119). À l’image de Guenièvre, elle exige que le chevalier fasse ses preuves avant de mériter son amour, mais cet obstacle apparaît davantage comme un artifice littéraire, une reprise parodiée des exploits de Lancelot, que comme une véritable mise à l’épreuve83, comme si Lidoine se sentait obligée d’imiter son aînée littéraire – Méraugis agissant de même avec ses précurseurs. Rien n’oblige les nouveaux amants à se séparer, excepté l’artifice des conventions littéraires auxquelles le narrateur doit – ou feint – de se plier. Conventions auxquelles Lidoine, elle, se plie sans hésiter : tant de précédents existent que la mise à l’épreuve est désormais une évidence. L’échange de serments est extrêmement formel et littérairement codifié, et pour tout dire vidé de son sens : rappelons que Méraugis, chevalier mout alosez, a déjà accompli nombre d’exploits, dont celui de faire plus de quarante chevaliers prisonniers (v. 804-807). L’aspect parodique réside également dans la réaction du jeune homme qui, en parfait avatar de Lancelot, est fort heureux de subir ces conventions littéraires qui feront de lui un « vrai » chevalier : « Iceste douce penitence/ Que vos m’avez enjointe ci/ Reçoif ge », (v. 1122-1124). De fait, l’aspect désuet et forcé de ces conventions littéraires éclate quelques instants plus tard, lorsque Lidoine regrette d’avoir imposé cette année de séparation et invoque un fallacieux prétexte pour revenir sur sa parole et suivre son chevalier dans son périple, prouvant à tous qu’elle ne supporte plus l’idée d’être séparée de lui, protocole littéraire ou pas. La volteface de l’héroïne, dont les regrets à voir partir l’aimé sont malicieusement inspirés du « con mar fus ! » d’Énide, prête à rire.
54La parodie du personnage d’Énide, superposé à celui de Guenièvre, se poursuit avec le déséquilibre des échanges verbaux entre Méraugis et Lidoine. Elle ordonne, il obéit. Elle parle énormément, mais ne s’adresse pas à lui. Cet usage unilatéral de la parole ne peut que rappeler le couple Érec-Énide, et l’interdiction de parole intimée à l’élément féminin par l’élément masculin. Chez Raoul de Houdenc, si Méraugis ne parle pas, c’est tout simplement parce que la logorrhée de la dame l’en empêche. Raoul brosse dans cette séquence une caricature du chevalier soumis et de la domna toute-puissante. Méraugis abdique toute fierté, et ses grands serments de dévouement et d’obéissance sont risibles quand on sait comment il oubliera Lidoine à la Cité sans Nom. Et où sont la réserve et la modestie attendues de la part d’une dame courtoise ? Lidoine se montre bavarde, voire irrespectueuse envers le roi, sans oublier sa palinodie finale, bien loin de la réserve majestueuse de Guenièvre face à Lancelot dans Le Chevalier de la Charrette, ou du silence forcé d’Énide face à Érec. La suzeraineté féminine courtoise, outrée et caricaturée, provoque désormais le rire. Une des facettes de ce comique s’incarne dans le motif courtois et chevaleresque de la dame à la fenêtre, que Raoul reprend et bestourne sur l’Île sans Nom. Gauvain désigne ainsi la dame qui le retient prisonnier à Méraugis : « […] Vois tu or la ce que je voi/ As fenestres de cele tor ?/ Une dame est, deci entor/ La plus bele c’onqes veïs […] », (v. 3095-3098). Mais ici, au lieu de renforcer l’ardeur combative de l’amant, le regard de la dame l’atrophie : prisonnier d’une amante perverse, enchaîné dans une liaison forcée, Gauvain a perdu toute force d’âme. Le regard de la fausse amante provoque la dépression, la contre-prouesse. Et Raoul de Houdenc va encore plus loin dans ce bestournement du regard : plus qu’une contre-prouesse, il va provoquer une fausse prouesse. Sous le regard de la dame, regard dédoublé par ceux du peuple et de Lidoine qui observent depuis l’autre rive, les deux chevaliers vont se livrer à une véritable mise en scène : se sachant observés, ils font semblant de se battre pour sauver leurs vies (v. 3208-3228). Le duel chevaleresque se mue en une authentique mascarade destinée à duper la dame et le public, à lui faire croire exactement le contraire de ce qui se passe vraiment. Par un effet de réciprocité, le pouvoir du regard féminin s’inverse : alors qu’en regardant le duel, la dame de l’île, reflet dégradé de Guenièvre observant le duel entre Lancelot et Méléagant pour la conquérir, croit diriger l’action et pousser les chevaliers à un combat sans merci, elle est en fait trompée, abusée par ce qu’elle voit.
De la Joie d’Érec à la contre-joie de Méraugis
55L’épisode essentiel de la Cité sans Nom est enfin l’occasion pour Raoul d’amener son lecteur à méditer et remettre en cause une notion fondamentale des romans de Chrétien : celle de la joie, état d’allégresse indescriptible selon les troubadours. Ici encore, c’est Érec et Énide qui sert à produire le palimpseste houdanesque : le souci et la capacité d’Érec à semer la joie sur son passage sont en effet deux qualités intrinsèques de ce personnage, qualités qui feront d’un chevalier ordinaire un chevalier exceptionnel. On a vu comment Raoul de Houdenc s’amuse à émailler l’arrivée de Méraugis à la Cité sans Nom de citations ou de motifs directement tirés d’Érec et Énide – le cor, les bornes passees. On ne manque pas de noter également la reprise parfaite des paroles d’Érec en apprenant l’aventure de la Joie de la Cour : « En joie n’a se bien non », (Érec et Énide, v. 5458). Méraugis, qui tente de rassurer Lidoine inquiète aux portes de la Cité sans Nom, lui dit les mêmes mots : « En joie n’a se bien non » (v. 2865). Dans Meraugis, c’est le son du cor qui a provoqué la joie des habitants, joie due au fait de voir la mauvaise coutume réactivée par l’arrivée d’une nouvelle proie pour la dame de l’île, et non pour son abolition. C’est donc une joie perverse que répand Méraugis en arrivant en ces lieux : à la Joie de la Cour d’Érec et Énide répond une contre-joie de la Cité. L’effet d’échos inversés est particulièrement révélateur dans le comportement des femmes. Chez Érec et Énide, les premières femmes que rencontre le chevalier montrent désespoir et compassion pour lui, là où les femmes de Méraugis sont transportées de joie à l’idée de la prochaine mise à mort. Antithèse aussi dans les manifestations publiques qui accueillent l’entrée respective des deux chevaliers : dans Méraugis, alors que le héros éponyme ignore encore que dans quelques instants, il devra combattre à mort pour devenir le nouvel amant de la suzeraine, les habitants sortent en liesse dans les rues, et la gent féminine est présentée en premier lieu : « Ne remaint dame qui n’i soit/ Venue. E totes vont chantant » (v. 2849-2850). Les femmes se livrent également à un examen comparatif de la beauté des deux chevaliers. Chez Érec et Énide, c’est pour déplorer qu’un si beau jeune homme soit promis à la mort (Érec et Énide, v. 5469-5474), alors que chez Meraugis, cet examen est l’occasion de réjouissances, les habitantes sachant fort bien le sort qui l’attend : « Cil n’est mie mainz genz de lui ! » (Meraugis, v. 2888). Non contentes d’apprécier les charmes d’un chevalier bientôt livré à l’appétit d’une suzeraine cruelle, les femmes les comparent à ceux de sa précédente victime comme pour jouir par procuration des plaisirs pervers de leur dame. Les chevaliers ne représentent que des proies anonymes, des jouets guerriers et sexuels destinés à divertir, puis à être remplacés. Ainsi que le souligne Michelle Szkilnik dans l’article qu’elle consacre à cet épisode, c’est la notion même de courtoisie qui est ici mise à l’index :
[…] Raoul s’inspire de Chrétien dans l’ensemble du passage, mais là aussi en inversant le schéma originel puisque les habitants de la Cité sans Nom sont ravis de l’arrivée de Méraugis alors que ceux de Brandigan se désolent de la venue d’Érec. La perversité des habitants de la Cité sans Nom renvoie à une interrogation qui court à travers l’ensemble du roman : qu’est-ce que la courtoisie84 ?
L’amour et le désir, points focaux de la courtoisie, subissent ici une inquiétante distorsion : pour la dame de la Cité, faire l’amour et faire la guerre sont bien deux actes inséparables, mais l’homme est pour elle une prise, un gibier dont elle va s’emparer et jouir à satiété, avant qu’une prise nouvelle ne vienne relancer l’excitation de la traque et éventuellement de la possession. Cette tendance belliqueuse et amoureuse est d’ordinaire l’apanage des hommes : pensons à Énide qu’Érec fait chevaucher devant lui pour servir d’appât aux chevaliers qu’il pourra ainsi défaire85. L’univers arthurien foisonne de violeurs et les femmes prises, à l’image du blanc cerf, y sont preuves de prouesses et de virilité. Ici, ce rapport de force s’inverse : c’est la femme qui montre son désir et fait des hommes des objets, agissant ici en entité castratrice en ôtant à l’homme une de ses plus grandes prérogatives, celle de dominer sa compagne dans l’amour. La Cité sans Nom porte bien son « nom », ou plutôt son absence de nom, puisqu’il s’y déroule une situation inconnue jusqu’alors.
56Cette reprise insolite de motifs connus dont le lecteur/auditeur peut apprécier le décalage et le renouvellement ne constitue cependant pas pour Raoul une simple parodie à but esthétique : le fait que cette démonstration de joie extrême soit située au milieu du roman, quand le héros a encore l’essentiel à accomplir, et non, comme dans Érec et Énide, à la fin pour couronner le parcours triomphal du héros arthurien, montre que la joie chère à Chrétien de Troyes n’est pas ici le but à atteindre, seulement un poncif à dépasser. Personnages, thèmes et motifs hérités du maître champenois et fondateurs du genre romanesque sont scrupuleusement bestournés pour offrir à l’amusement du public un anti-roman arthurien, mais notre auteur ne s’arrête pas à la destruction : il va, avec brio, « faire du neuf avec du vieux » : le chevalier, ainsi que plusieurs des personnages qui l’entourent, se révèlent des êtres en devenir que l’auteur va faire grandir et mûrir.
Le Songe d’Enfer, un pèlerinage à l’envers
57Li Songes d’Enfer de Raoul de Houdenc est réputé être le premier exemple de songe allégorique en langue vulgaire. Écrit vers 1215 d’après Anthime Fourrier86, il appartient à la tradition médiévale du récit de voyage dans l’au-delà87 : il s’agit en effet d’un pèlerinage jusqu’à la cité d’Enfer, accompli lors d’un songe-cadre. Le lieu vers lequel se dirige le pèlerin se situe donc à l’opposé d’un lieu saint – Rome ou Jérusalem dans la littérature narrative viatique, ou paradis dans la littérature didactique.
58Le Moyen Âge n’a pas inventé le voyage dans l’au-delà. Ce thème fait partie de l’imaginaire collectif et se retrouve dans nombre de civilisations, de mythologies et de religions88. La mort fascine, effraie, fertilise l’imagination. Le xiiie siècle marque une innovation dans la tradition du récit eschatologique, avec l’utilisation du français dans un but de vulgarisation littéraire et l’emploi de la forme allégorique jusque là utilisée dans les textes religieux. Avec cette forme allégorique apparaît le songe comme récit-cadre, et c’est justement Le Songe d’Enfer, dont Raoul de Houdenc est à la fois l’auteur, le narrateur et le personnage principal, qui inaugure chronologiquement ce modèle.
59Comme il l’a fait pour la littérature arthurienne avec le Meraugis, Raoul s’emploie à parodier les voyages infernaux les plus célèbres pour dépeindre un enfer « à l’envers », où l’effroi se transforme en joie sur un ton comique ; son récit ne traite que de la mauvaise voie, dédaignant le chemin édifiant du paradis, et s’emploie à inverser méthodiquement les topoï infernaux admis. Faisant de l’enfer un miroir de la société des vivants, l’auteur se livre à une savoureuse satire sociale et se donne pour but de dédramatiser l’angoisse que la perspective du séjour dans l’au-delà inspire à ses contemporains.
Le prélude ironique
60Les premiers vers du Songe d’Enfer nous apprennent que Raoul se déclare désireux de se faire pelerins : « Dont sai ge bien que il m’avint/ Qu’en sonjant un songe me vint/ Talent que pelerins seroie », (v. 3-5). Du latin peregrinatio signifiant « voyage à l’étranger » ou « séjour à l’étranger », le pèlerinage est un voyage effectué par un croyant vers un lieu de dévotion, un endroit tenu pour sacré selon sa religion89. Jérusalem et la Terre sainte, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle en sont les lieux de prédilection. Raoul fait suivre ce talent d’une précision temporelle et religieuse : nous sommes en temps de quaresme (v. 8), et il nous indique qu’il prit [s]a voie tout droit (v. 6-7) et a droite eure (v. 9) : autant de signes mélioratifs qui orienteraient plutôt sa peregrinatio vers un lieu saint. Or, Raoul décide sans balancer d’aller vers la cité d’Enfer (v. 7) : « Je m’atornai et pris ma voie/ Tout droit vers la cité d’Enfer », (v. 6-7). Choix quelque peu surprenant, mais acceptable si l’auteur-narrateur l’a fait pour dépeindre les souffrances et supplices qui attendent l’âme pécheresse condamnée à emprunter cette voie maudite, dans le but d’édifier son lecteur et de l’inciter à prendre la droite voie. Saint Brendan, Owein et Tondale avaient déjà emprunté ce chemin pour mieux restituer aux lecteurs l’horreur des séjours infernaux, la nécessité de la repentance et la joie d’accéder ensuite au paradis90. Cependant, dans la peregrinatio houdanesque, un effet ironique est déjà perceptible dans cette mention insistante du « tout droit » : c’est la voie « a senestre » qui traditionnellement égare le voyageur/pèlerin. Employé comme adverbe ou adjectif qualificatif, droit est récurrent tout au long de son parcours. On en compte huit occurrences : Tout droit (v. 7) ; droitement (v. 142) ; droit heritage (v. 175) ; droit a Cope Gorge (v. 339) ; si droit (v. 346) ; verras en Enfer droit (v. 347) ; a droit (v. 348) ; a droit dite (v. 361). Ce désir d’arriver au plus vite est confirmé une fois les portes infernales franchies : En Enfer ving tout droit (v. 387). De plus, Raoul décrit d’emblée un chemin bien agréable : « Plesant chemin et bele voie/ Truevent cil qui Enfer vont querre […] » (v. 14-15), comme inspiré de L’Évangile de Matthieu qui insiste sur la facilité à accéder au chemin infernal : « 7.13. Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là ».
61La description de sa première étape montre que l’auteur a choisi de jouer sur le paradoxe d’une voie mauvaise mais plaisante, prenant le contre-pied de l’idéal moral et religieux des voies de paradis et du traitement horrifique des lieux infernaux. Sa première étape en la cité de Convoitise se révèle des plus charmantes :
Je m’en ving la premiere nuit
A Covoitise la cité.
En terre de Desleauté […]
Si me herbregai chiés Envie :
Plesant ostel et bele vie
Eümes […].
Por moi veoir toutes ensamble
I vindrent e grant joie firent […]. (v. 20-33)
Le ton est donné : là où l’on attendait des souffrances, nous trouvons le plaisir. Le négatif s’inverse en positif : la peregrinatio infernale se mue en plaisante promenade, la louange ironique du premier vers ne va cesser de s’amplifier, et les nombreux personnages que va croiser le pèlerin Raoul seront chargés d’incarner l’effet parodique de cet « anti-pèlerinage ».
Des vices vertueux
62Raoul introduit une innovation par rapport aux voyages infernaux décrits par ses prédécesseurs : les stations de son périple sont représentées sous forme de lieux vicieux (Cité de Covoitise, Vile Taverne, Chastiau Bordel, Murtre Vile…), de comportements vicieux (Tolir, Versez, Cope Gorge…), ou encore de personnifications des vices (Envie, Avarisce, Yvrece, Honte…). Il met immédiatement l’accent sur l’insolite comportement de ces entités vicieuses à l’égard du pèlerin qu’il est : à la sauvagerie que pourrait attendre le lecteur édifié par la descente aux enfers de L’Énéide91, L’Évangile de Matthieu et l’Apocalypse92, La Vision de saint Paul93 ou encore les peregrinationes d’Owein et de Tondale, se substitue un accueil courtois et chaleureux où domine le champ lexical du plaisir. Après son étape chez Envie, le pèlerin du Songe d’Enfer trouve semblable hospitalité chez Tolir, qui « cortois estoit et debonere ; / Durement [lui] plot son afere. / O lui [l]e retint au disner » (v. 106-108), puis chez Roberie chez qui il peut apprécier de moult plesant maniere (v. 151). Les démons sont ravis de recevoir sa visite, un plaisir que Raoul partage sans réserves, à grant deduit comme à Chastiau Bordel (v. 319). Les vices se montrent des plus affables, offrant au visiteur le charme courtois de la conversation. À Convoitise, Envie est rapidement rejointe par Tricherie, la suer Rapine (v. 29), et Avarisce, sa cousine (v. 30) qui viennent prendre part au repas du pèlerin por [lui] veoir toutes ensamble (v. 32) ; à Vile Taverne, sa plus longue étape, la compagnie est tout aussi charmante :
La nuit fu mes osteus entiers. […]
Hasart et Mescont[e] et Mestret
Furent la nuit a mon ostel.
Qu’en diroie ? Je l’oi itel
C’on ne le pot plus plesant faire.
Molt m’enquistrent de mon afere
Li compaignon qui leenz erent. (v. 154-161)
Alors que le chevalier Owein, principal protagoniste de L’Espurgatoire Saint Patrice, était torturé par les diables94, le pèlerin Raoul est accueilli en hôte de marque, en total contre-pied des voies infernales décrites avant lui. Gianfelice Peron souligne lui aussi cette « inversion » inattendue, renversement contre-nature présentant un enfer courtois pratiquant les coutumes chevaleresques que Raoul appelait de ses vœux dans Le Roman des Eles :
« De ces vices Raoul ne donne aucune description, il se limite à en mettre en évidence la gentillesse avec laquelle, paradoxalement, ils le traitent. On assiste en effet, dans l’ensemble, à un renversement contre-nature des partis selon lesquels les vices anti-courtois se conduisent de manière courtoise : chez Envie il est reçu de manière plesant et bel, v. 24, Tolir est cortois et debonere, v. 107. […] Le but de Raoul est plutôt d’expérimenter sarcastiquement la réalisation du plus impensable des adynata : celle d’un enfer devenu courtois où sont pratiquées Largesse et Courtoisie, vertus qui devraient véritablement constituer le cœur de la société chevaleresque comme il l’avait lui-même démontré dans Le Roman des Eles. Ainsi, pendant que sur la terre Largece (v. 45-46) est bannie et que Doner est nains (v. 134), en enfer on trouve l’hospitalité95 […]
Les indications temporelles du premier vers prennent alors tout leur sens : nous sommes en Carême (v. 8), et Le Songe d’Enfer s’annonçait comme l’exploration d’un univers interdit, l’entrée dans un mundus inversus où la transgression est instituée en règle permanente d’existence. De plus, le pèlerin a commencé cette exploration un mercredi (v. 22), jour néfaste selon Philippe Walter, car jour consacré à l’argent : « Jour de Mercure, donc du commerce, des affaires et de l’argent […]. L’argent est l’antichambre de l’enfer.96 » Ce traitement subversif du temps se poursuit en faisant coïncider le passage du pèlerin par Château Bordel le vendredi, « jour de Vénus et des plaisirs vénériens »97. En choisissant le cadre de la semaine sainte qui précède Pâques pour dépeindre un parcours jubilatoire de la mauvaise voie, Raoul propose un contre-modèle ironique, un anti-pèlerinage. Enfin, il a fait de choix de présenter l’enfer selon le point de vue des démons qui le peuplent : c’est l’envers du décor qu’il nous invite à contempler. Vu de cet angle inédit, les vices sont des créatures en tous points dignes de louanges. En plus des qualités étudiées ci-dessus, leurs conversations avec le pèlerin montrent que nous avons affaire à des vices consciencieux : chacun d’eux est en effet soucieux de savoir si ses fidèles sur terre se conduisent selon ses « contre »-valeurs :
Tantost, sanz plus contremander,
Vint Avarisce demander
Que je noveles li deïsse
Des avers, et li apreïsse
Lor fez et lor contenemenz
Si com chascuns de ses parenz
Se demaine m’a demandé […]. (v. 35-41)
Même demande de la part de Tricherie : « Et Tricherie a un seul mot/ Me redemanda esraument/ Que je li deïsse comment/ Li tricheor se maintenoient, / Icil qui a li se tenoient, / Se le veoir li savoie espondre […] », (v. 54-59). Raoul répond à des demandes similaires chez Tolir (v. 110-115), chez Roberie (v. 161 et sq.), et chez Larrecins (v. 322-325). Tricherie se présente d’ailleurs comme une mère pour ses fidèles terriens : « J’ai toz les Poitevins norris./ Se il s’acordent a mes diz, / Biaus amis, n’est mie merveille », (v. 85-87). De fait, c’est une relation d’amour réciproque qui existe entre les vices et leurs fidèles. À Vile-Taverne, le verbe aimer ponctue le dialogue entre Raoul et Hasart, Mesconte et Mestret :
Tuit ensamble me demanderent […]
Que lor deïsse isnellepas
Noveles qu’a Chartres fesoient
Dui lor ami qu’il molt amoient, […]
Et je respondi sanz mesfez :
« Il vous aiment molt durement, […] »
Miex aiment Mescont[e] et Mestret
Que fet cil Charles et Mainsens ; […]
Ainz vous di, foi que doi Saint Piere,
Que il aiment de grant maniere
Mestrait et Mescont[e] et Hasart […] (v. 162-187)
Cette relation est comparable à celle qui unit des croyants à leur saint patron, une union bilatérale comprenant la dévotion de la part de l’humain, la protection de la part du saint/vice. Ainsi, les partisans de Larrecins se sentent liés à leur maître infernal comme li desciple de son couvent (v. 324).
63Les vices ont raison de se réjouir, puisque ce sont eux qui règnent en maîtres sur terre : les allégories représentant les vertus sont battues en brèche. Dans la galerie de portraits de Raoul, les vices sont beaux moralement mais aussi physiquement, alors que les vertus sont affligées d’une apparence repoussante, victimes de la terminologie anti-courtoise du narrateur98. Par exemple le portrait de Doner :
[…] Doners ert las et mendis,
Povres et nus et en destrece ;
Qui soloit avoir l’ainsneece
Or est mainsnez, or est du mains :
Doners n’ose moustrer ses mains,
Doner languist ; ce est la somme […].
A hautes cors de Doner samble
Que il n’ait mie le cuer sain,
Qu’en son sain tient adés sa main,
Lais, chetis, haïs et blasmez. (v. 118-129)
À ce pitoyable aspect, Raoul oppose l’image avantageuse de Tolir : « Tolirs est biaus et renommez ;/ N’est pas chetis ne recreüs, / Ains est et granz et parcreüs./ De cuer, de cors, de braz, de mains, / Est granz assez : Doners est nains », (v. 130-134). Même louange quant à l’allégorie de Versez : « Versez est granz et parcreüz ;/ Et molt est amez et creüz, / En son païs et en sa terre, […]/ Versez est si fors a merveille/ Et si membruz et si divers/ Qu’il gete les plus granz envers », (v. 219-232).
64Ainsi, non seulement Raoul est pressé d’arriver en enfer, demandant toujours la voie la plus droit, la plus directe, mais son droit chemin, la juste voie, n’est plus seulement celle qui mène en enfer : c’est aussi le parcours sur lequel on trouve courtoisie et assistance, et même Justice (v. 328). Cette insistance sur le droit perdure dans la demeure de Belzébuth, avec l’expression tout a droit (v. 632) et surtout la mention des droiz le roi (v. 616) et ce dont li rois doit justice fere (v. 620). Extrême inversion des croyances communes, qu’on retrouve dans la célèbre chantefable Aucassin et Nicolette99. Il faut se rendre en enfer pour y voir pratiquer les vertus élémentaires telles la largesse, la charité aux démunis, le don sans réserves et la générosité de la table, quatre des fondements de l’aile de Largesse, de même qu’aimer la joie et l’amour fait partie des principes souverains de l’aile de Courtoisie dans Le Roman des Eles.
La règle du désordre
65Le trajet de Raoul vers l’enfer se fait donc en plusieurs étapes, chacune en la demeure d’un vice. Mais à la progression attendue, élaborée depuis le ve siècle par Cassien, Augustin et Grégoire le Grand100, il oppose les escales originales que liste F. Pomel :
L’auteur rejette également la taxinomie dogmatique des sept vices, susceptible d’organiser la Voie d’enfer, préférant une série hétérogène : Convoitise, Foi Mentie, Vile Taverne, Chastiau Bordel, Désespérance, Mort Soubite101.
On relève en fait sept étapes sur le parcours de Raoul, avec Murtre Vile (v. 342), ce qui lui permet de créer un parcours d’apparence « désordonné », formant contraste avec la voie canonique des sept péchés capitaux. À ces sept étapes s’ajoute le dangereux fleuve de Gloutonie (v. 145) que le pèlerin parvient à franchir. Les stations de sa voie d’enfer forment un ensemble hétéroclite dont, comme le note Fabienne Pomel, on peine à comprendre l’organisation :
Il mêle ainsi des vices non répertoriés comme tels (Convoitise, Foi Mentie), mais voisins d’Envie, avec des lieux métonymiques des vices (Vile Taverne, Chastiau Bordel) évoquant Gloutonie et Luxure, des étapes de la vie humaine (Mort) et des états psychologiques (Désespérance)102.
Cependant, remarque Chantal Connochie-Bourgne, Raoul a, d’une certaine façon, repris le schéma canonique mais en lui faisant subir un décalage :
Choisir Convoitise pour cité première sur le chemin d’Enfer, c’est reprendre le schéma théologique du péché capital [Convoitise ou cupiditas, remplacé parfois par Orgueil ou superbia], origine d’autres péchés. Tous les péchés de chair sont successivement illustrés : rencontre au premier jour d’Envie, Tricherie, avarice, puis départ pour Foimentie où loge Tolirs, ensuite route vers Vile Taverne où se trouve la compagnie de Hasart, de Versez, fils d’Yvrece, conduite « par devant Fornication » au chastiau bordel. La perte des vertus cardinales entraîne celle de la vertu théologale d’Espérance, et implicitement des deux autres (Foi et Charité)103.
Chaque station est tenue par un vice, capital ou véniel, qui bénéficie de l’assistance d’autres vices, parents ou amis du premier. Un « réseau vicieux » encadre ainsi le cheminant :
ÉTAPE | VICE-HÔTE | VICE(S)-ASSISTANT(S) |
1. Covoitise, en terre de Desleauté v.19 | Envie v.23 | Tricherie, la suer Rapine Avarisce sa cousine v.29-30 |
2. Foimentie v.98 | Tolir v.104 | |
3. Vile Taverne v.142 | Roberie v.152 | Gloutonie Hasart Mesconte Mestret v.146-156 Yvrece, la mère Versez v.217 |
4. Chastiau Bordel v.316 | Non précisé | Fornication, Honte, la fille à Pechié Larrecins, li filz Mïenuit v.314-320 |
5. Murtre Vile v.342 | Non précisé | Cruauté Cope Gorge v.338-39 |
6. Desesperance v.357 | ||
7. Mort Soubite v.362 |
66Le texte évoque aussi au vers 168 le vice Papelardie. En revanche, le narrateur ne nous dit rien de son passage par Murtre Vile – l’endroit est cité par Yvrece et Larrecin (v. 338-43). Sur cette parentèle, Gianfelice Peron précise que Raoul de Houdenc suit le schéma de morale médiéval qui veut que les vices soient unis par des liens de cause à effet :
I vizi sono collegati tra loro da un rapporto di parentela, secondo una dipendenza di causa-effeto largamente documento nella letteratura classica e ancor più, per influsso dei moralisti cristiani, in quella mediavale […] Raoul, da parte sua, si adegua a questa genealogia della morale : Tricherie è sorella di Rapine (v. 29) e cugina di Avarice (v. 30) ; Yvrece è la madre di Versez (v. 217) ; Honte è figlia di Pechié (v. 318) ; Larrecins è figlio di Minuit (v. 320)104.
Comme l’enseignent les pères de l’Église, les vices s’engendrent les uns les autres. La littérature troubadouresque exploite ce système de parenté105, mais il était apparu dès le ve siècle avec Évagre le Pontique106 qui identifia sept passions, ou pensées mauvaises, et estimait que tous les comportements impropres trouvaient leur origine dans une ou plusieurs de celles-ci. Cependant, l’originalité houdanesque est de placer en tête des vices non répertoriés comme péchés capitaux – dont sont pourtant censés découler tous les autres – et de créer sa propre « anthropologie vicieuse ».
67Dans cette volonté de contre-pied, les étapes ne bénéficient pas d’un égal traitement. Si l’ensemble du parcours s’étend du vers 6 au vers 367 – presque la moitié du Songe d’Enfer –, chaque description de station peut être d’une ampleur très différente : ainsi, le pèlerin s’attarde à Vile Taverne du vers 150 au vers 313, presque la moitié du temps du parcours. C’est aussi à cet endroit qu’on trouve le plus grand nombre de vices-assistants, ainsi que le seul épisode dramatique du chemin avec le combat du personnage contre Versez. À l’inverse, Mort Soubite qui conclut le trajet n’a droit qu’à un vers, et, comme Desesperance, n’a même pas de vice-hôte pour accueillir Raoul. Quant à Murtre Vile, on ne verra même pas le cheminant y passer : le songeur-pèlerin n’étant ni tueur ni tué, l’étape est proprement escamotée. Les trois dernières stations – Desesperance, Murtre Vile et Mort Soubite – subissent un effet d’ellipse, le récit s’accélère, amplifié par l’utilisation des négations exceptives : « […] d’iluec jusqu’à Mort Soubite / N’a c’une liue de travers (v. 361-362), et N’i a c’un soufle a trespasser » (v. 364), comme si le pèlerin Raoul était « aspiré » par la bouche de l’enfer. La succession des lieux traversés crée un rythme de dégradation : des péchés véniels de convoitise et de mensonge, on passe à l’ivresse, la débauche et le meurtre, actions coupables qui peuvent entraîner chez le sujet désespérance et mort. C’est ainsi que Gianfelice Peron analyse le cheminement du pèlerin :
Sarebbe agevole instaurare confronti e mettere in evidenza affinità del modo col quale procede Raoul e di quello che si può incontrare nel testi si S. Bernardo, di Alano di Lilla, di Innocenzo iii e di altri. Nel de Contemptu Mundi (II, 21-23, Innocenzo iii parla, ad esempio, della casa della meretrice come di una via che conduce all’inferno e definisce l’Ebbrezza come madre della Lussuria, prefigurando un itinerario assai simile a quello di Raoul che, dopo essere stato sopraffatto de Versez, viene preso in custodia da Yvrece che lo conduce, attraverso il paese di Fornication, al Chastiau Bordel (v. 216-317)107.
Les deux stations terminales sont certes des plus périlleuses : le désespoir est un péché capital, péché de Judas par excellence qui pousse celui-ci au suicide, et antinomique de la vertu théologale d’espérance. Quant à Mort Soubite, il s’agit d’une mort bien particulière qui effraie les chrétiens : trépasser sans avoir eu le temps de se repentir, se confesser et recevoir le sacrement de l’extrême-onction signifie la mort de l’âme et pas seulement du corps accessoire, et donc l’impossibilité de gagner le paradis. Mais Raoul propose ici une logique de damnation inédite, et audacieuse pour une époque qui n’aime pas voir remis en question les schémas acquis. Le cheminement du pèlerin Raoul est également remarquable par le fait qu’il avance seul sur la route ; nulle âme se rendant en enfer ne l’accompagne, aucun guide ne le précède. Sa voie d’enfer ne suit pas le schéma choisi par exemple par l’auteur de La Vision de Tondale108 durant laquelle le héros éponyme guidé par un ange traversait différents lieux infernaux, consacré chacun à une catégorie de pécheurs, et assistait en spectateur aux souffrances des damnés. Et c’est aussi en spectateur que Raoul va se comporter lorsqu’il atteint le palais de Belzébuth, lieu unique où se concentrent les châtiments infligés aux défunts, châtiments réduits, dans le songe houdanesque, à un seul : la dévoration.
Le festin infernal
68Ayant parcouru la voie des vices et franchi les portes de l’enfer, la première vision qu’a Raoul de la demeure de Belzébuth proprement dite est des plus positives : c’est celle des tables qu’on dresse, autrement dit la perspective d’un repas et de la satisfaction de la faim : « De tant a bien venu me ting/ Que, quant g’i ving, que il metoient/ Les tables. Molt s’entremetoient/ Del mengier leenz atorner », (v. 368-371). L’enfer se place d’emblée sous le signe du banquet et de la consommation alimentaire. Pour l’entrée du pèlerin dans les lieux, on aurait pu s’attendre à une mention des portes, ces terribles portes d’airain qu’on ne peut franchir que dans un sens109. Raoul en parle longuement, mais pour insister sur le fait qu’en enfer, on mange justement a porte ouverte :
Onques portiers por retorner
Ne me prist, et itant vous di,
C’une coustume en Enfer vi
Que je ne ting mie a poverte,
Qu’il menjüent a porte ouverte.
Quiconques veut en Enfer vait ;
Nus en nul tens leenz ne trait
Que ja porte li soit fermee. (v. 372-379)
Et le pèlerin ne manque pas de faire une comparaison dévalorisante avec le monde d’en-haut :
Iceste coustume est faussee :
En France ; chascuns clot sa porte ;
Nus n’entre leenz s’il n’aporte,
Ce veons nous tout en apert ;
Mes en Enfer a huis ouvert
Menjüent cil qui leenz sont. (v. 380-385)110
Poursuivant sur le ton élogieux utilisé pour décrire le chemin emprunté pour arriver là, Raoul se réjouit de ses premières constatations et réaffirme son objectif premier : « De la coustume que il ont/ Me lo. En Enfer ving tout droit », (v. 386-387). Ce passage, et en particulier sa clausule du vers 387, ne manquent pas de comique : le pèlerin semble guidé par son seul estomac. Peu importe ce qui peut se passer en Enfer, du moment qu’on y mange ! Le parcours « spirituel » du pèlerin Raoul s’ancre fortement dans les préoccupations temporelles, à l’image des nobles laïcs du xiiie siècle qui revendiquent leur droit aux plaisirs terrestres face aux objurgations de pénitence de l’Église. Loin de montrer l’intention d’expier ses fautes, le pèlerin Raoul, à peine arrivé en ce lieu de supplices, clame haut et fort le péché de gourmandise, un des pires péchés capitaux qui sera le fil directeur de son séjour dans le palais de Belzébuth.
69Comme cela avait été réalisé pour le chemin d’enfer, Raoul se livre à une inversion des topoï infernaux. Le châtiment se change en récompense, et cela dès le premier vers de son arrivée sur les lieux : De tant a bien venu me ting (v. 368). Ses premiers instants en enfer s’ouvrent sous les meilleurs auspices, ceux d’une hospitalité parallèle à celle que lui ont offerte les vices. La première désignation de Belzébuth est celle de roi d’Enfer (v. 395) ; selon les mots de F. Pomel, le narrateur duplique dans l’au-delà le modèle courtois et seigneurial dont le frustre le monde d’ici-bas : « […] à l’agressivité habituelle des démons, il substitue un accueil chaleureux en décrivant Belzébuth comme un hôte charmant111 […]. » Le contraste est grand avec le Lucifer décrit dans La Vision de Tondale, monstrueuse créature hybride, « beste plus noire que un corbeau, avoit fourme de corps humain des piés jusques au chief, maiz il avoit pluseurs mains, et si avoit queue, et si n’avoit pas moins mains de mil112… » Quant au pèlerin arrivant les mains vides, non seulement il n’est pas refoulé comme cela se pratique sur terre, mais reçu comme un hôte privilégié :
Onques mes si grant joie a droit
Ne fu fete comme il me firent,
Quar de si loing que il me virent
Chascuns por moi veoir acort. […]
Je m’en montai isnelement
Sur el palais fet a ciment.
Adonc fui je bien salüez
De clercs, d’evesques, et d’abez. (v. 388-310).
Belzébuth révèle alors au pèlerin Raoul qu’il était attendu pour que le banquet commence : « Raoul, bien soies tu venus ! […]/ Tu es bien a eure venuz ;/ Mes ja n’i fusses atenduz/ S’un petit fusses atargiez, / Quar aprestez est li mengiers », (v. 412-420). Hôte charmant, tout en courtoisie et largesse, le roi d’Enfer se montre à rebours du comportement attendu comme le constate Gianfelice Peron : « […] Il diavolo, villano per antonomasia, si comporta come un signore attento a tutte le norme del galateo cortese e la sua cortesia e generosità si manifestano nel massimo splendore all’arrivo di Raoul alla corte d’Inferno113. »
70Ayant franchi avec succès les étapes gardées par les vices, le pèlerin Raoul est donc galamment invité par Belzébuth à prendre place au repas qu’il offre à ses hôtes. Le Songe d’Enfer est le premier texte à utiliser le motif du banquet des diables, et nous propose une version gastronomique et carnavalesque de la gueule d’enfer qui dévore les pécheurs :
Le carnaval déborde ici du temps qui lui est imparti et affirme son esprit subversif tout au long du Songe d’Enfer […]. L’enfer de Raoul de Houdenc est aussi carnavalesque parce qu’il est avant tout la description d’un repas, d’un festin pour les puissances diaboliques114.
Raoul commence par mettre l’accent, hyperbole oblige, sur l’abondance des plats présentés :
[…] Mes ainc mengiers ne fu veüs
Si riches que leenz estoit
Appareillliez, c’on ne pooit
Teus vïandes trover el monde,
Tant comme il dure a la roonde ;
Je en fui molt joianz et liez. (v. 422-427)
Une abondance de mets déjà coupable en soi, car ce festin se situe pendant le Carême : « Errai tant quaresme et yver […] » (v. 8) nous dit le pèlerin au début du Songe d’Enfer115. Le temps qui suit le carême est justement celui du carnaval, temps de tous les excès et de tous les paradoxes : quoi de plus extravagant qu’une « anthropophagie en carême116 » qui transgressera dans la jubilation les interdits et tabous les plus essentiels de la morale humaine ? Le banquet auquel Raoul participe s’ouvre sur la vision des pécheurs transformés en objets utilitaires : nappes en peaux d’usuriers, sièges constitués de deux hérétiques, table faite d’un tisserand, et une serviette taillée dans le cuir d’une prostituée :
[…] Napes qui sont fetes de piaus
De ces useriers desloiaus
A estendues sus les dois. […]
Mon siege fu, ainc n’i ot autre,
Dui popelican l’un sor l’autre.
Ma table fu d’un toisserant ;
Et li seneschaus tout avant
Me mist une nape en la main
Del cuir d’une vielle putain,
Et je l’estendi devant moi », (v. 431-443).
Ce sont ici les catégories de l’humain et du non-humain, du sujet et de l’objet que subvertit le narrateur : le corps du pécheur est chosifié, déshumanisé et renvoyé à servir la gourmandise des démons (les napes) ou leur « bas corporel » (le siege). L’étape suivante est celle de la dévoration, de la dégustation : les pécheurs sont accommodés en mets fastueux. Détournant l’image biblique du feu éternel dévorant les coupables – flammes de l’Hadès117 ou de la géhenne118 –, Raoul fait rôtir les damnés à des fins alimentaires et comiques, pour la plus grande jouissance des démons tourmenteurs. Le paradoxe étant de règle dans ce Songe d’Enfer, Raoul va porter à l’acmè un sens du goût qu’il dévalorisait un peu plus tôt, avec le fleuve de Gloutonie qu’il se félicitait d’avoir franchi sans dommages (v. 144-149) ; c’est pourtant bien dans un fleuve de gourmandises macabres que va se noyer le pèlerin, pour sa plus grande joie. Car pour être anthropophage, le banquet infernal ne manque ni de raffinement ni de recherche culinaire ou métaphorique : « Champions vaincus a l’aillie », « useriers cras », « larrons murtriez a plentez detrempe as aus », « vieilles putains aplaqueresses a verde saveur », « bougres ullez a la grant sausse Parisée, sausse de feu detrempée de dampnement », « faus pledeors farcis », « langues de pledeors frites el tort », « pastez de vieilles putains desloiaus », « enfanz murtris », « bediaus brulez bien cuits en paste », « papelars a l’hypocrisie », « noirs moines à la tanoisie », « vieilles putains au civé », « sodomites bien cuits en honte », « vilonies en leu de vin », (v. 448-603). Une abondance qui donne le vertige, d’autant que chaque plat est soigneusement accommodé avec un goût prononcé pour les odeurs fortes, telles l’ail et les épices, et ce dès le premier plat : Champions vaincuz a l’aillie v. 451, suivis de larrons destemprés as aus v. 472-473 ; les espisses couvrent les plats à foison (v. 513), et on apprête même à la sausse de feu (v. 495). De même, le goût infernal se porte en particulier sur la putréfaction, les odeurs nauséabondes allant de pair, ce que les démons trouvent a bon e a fres (v. 478), une tendance à la pourriture accompagnant surtout les plats à base de putains aplaqueresses, a verde saveur, qui puoient (v. 479-484). Alors qu’en période de carême, l’obligation est de manger maigre en supprimant les viandes et les graisses animales, le texte insiste fortement sur le lard dont regorgent les plats présentés aux convives : « Useriers cras a demesure […], Lardé si cras desus la coste ;/ Devant et derriere et encoste / Ot chascuns deus doie de lart » (v. 455-461). Les langues des pledeors sont abondamment frites (v. 545) ou loëes en burre (v. 552-553). Autre tabou alimentaire enfreint, celui du sang, qui sert ici de sauce : « Si estoit chascuns toz vermaus/ De sanc de marcheanz mordris/ Dont il avoient l’avoir pris », (v. 474-476). C’est une orgie totale, un panégyrique du bas et du pire. Profusion, brouillage des catégories et des valeurs, plaisir gustatif et réjouissances générales apparentent donc Le Songe d’Enfer à l’esprit carnavalesque du mundus inversus, esprit auquel se prête complaisamment le pèlerin Raoul. Celui-ci s’associe au plaisir des démons sans faire nulle mention des souffrances des damnés. La réification grotesque de ces derniers en objets triviaux et composants alimentaires empêche tout pathos de s’exprimer, et le songeur jouit ici d’un statut ambigu qui accentue l’ironie et la subversion de la scène.
71Les sources littéraires à superposer à cette scène ne manquent pas. Dans son De contemptu mundi, Innocent iii assimile l’enfer à une flamme immense qui dévore les pécheurs119. Saint Bernard identifie l’enfer à une bête affamée, « contremisco a dentibus bestiae infernalis »120. Les démons engloutissant les morts peuvent être inspirés de la figure mythologique de Cerbère, le chien à trois têtes gardien du monde infernal grec, qui dévorait les défunts tentant de s’enfuir. Mais ce festin macabre s’apparente plus certainement à la parodie d’un motif biblique, celui de la Cène et de l’Eucharistie, d’autant plus que les convives prenant place au banquet sont comparés à une communauté ecclésiastique : « Com se il fussent d’un couvent » (v. 436). En un rituel de messe pervertie, le diable et ses acolytes se partagent le corps des pécheurs, jouissant ainsi d’une félicité infernale. Ce festin houdanesque n’est pas sans rappeler également l’arrivée d’Owein au paradis où, après ses épreuves, il reçoit la nourriture céleste, la « viande celestïel121 ». Dans La Vision de Tondale, Lucifer, qualifié de beste espaontable, dévore aussi les morts, mais cette dévoration est décrite avec une sobriété qui contraste avec la complaisance ironique du festin houdanesque :
Et quant cele cruele beste retrait son soupir a soy, elle tire a li arriere toutes les ames que elle avoit esparties par devant, et choent en sa bouche avec la fumee et le soufre, et les devore122 […]. » Gianfelice Peron propose quant à lui les sources suivantes pour ce banquet infernal : « Si tratta tuttavia di una descrizione che deve essere messa in relazione con quegli elementi di ridicula e di horribilia che hanno costantemente impressionato la mentalità medievale. Da un lato ci si può riferire ai casi di antropofagia più ricorrenti nei testi medievali quale l’episodio, riferito da Giuseppe Flavio (Guerra Giudaica, VI, 3) a proposito della madre che durante l’assedio di Gerusalemme mangiò il proprio figlioletto123 o quello di Tideo e Menalippo della Tebaide di Stazio, dall’altro lato ai casi di cannibalismo appartenenti alla stessa cronaca medievale, come raconta Raoul Glabro124.125
Enfin, au pèlerin Raoul qui a mangé à sa table dans une parodie de Cène et d’Eucharistie et lui a offert le plaisir de sa lecture, le diable offre quarante sols de deablies (v. 657) qui ne peuvent que rappeler au lecteur-auditeur du xiiie siècle les trente deniers de Judas. Ainsi, Raoul dédramatise la vision traditionnelle de l’enfer en le banalisant et en l’humanisant, aussi bien en présentant le roi d’enfer préoccupé du repas à venir qu’en montrant ses hôtes heureux d’accueillir le nouveau venu et ripaillant joyeusement avec lui. L’altérité de l’espace infernal est gommée par la représentation de cet univers seigneurial, courtois et idéalisé qui évoque la cour arthurienne soudée par la fraternité entre chevaliers et par la présence tutélaire et bienveillante du roi Arthur, cour satanique où, comme on a pu le voir dans Meraugis126, la courtoisie triomphe :
Cel jor tint li rois d’Enfer cort,
Plus grant que je ne vous sai dire.
Cel jor furent a grant concire
Tuit cil qui del roi d’Enfer tindrent ;
Li mestre principal i vindrent,
Cil qui sont de plus grant renon. (v. 392-397)
La richesse et l’apparat déployés achèvent de neutraliser le contexte infernal, et ni l’omniscience du roi d’enfer (v. 417) ni la mention d’une chevauchée infernale jetant à bas les églises n’effraient le pèlerin-songeur : « Quant il passerent a Vernon/ Bien parut a lor chevauchie/ Que dusqu’au chief de la chaucie, / Peri toute l’eglise aval », (v. 398-401). L’accent est derechef mis sur cette grant joie (v. 388) qui ne devrait se rencontrer qu’en paradis et qui exclut toute volonté de contrition ou de rédemption. À une époque où le devoir d’hospitalité se perd, même chez les plus grands, tout résidant infernal, au contraire, offre complaisamment le gîte et le couvert. Raoul utilise ce détail historique pour accroître la provocation de son récit : c’est bien parce qu’on mange à portes ouvertes en enfer qu’il s’y rend tout droit (v. 387) !
72A contrario des dangereux pèlerinages dans lesquels se lancent les croyants de son temps, ou des pèlerinages oniriques qui se veulent édifiants, le chemin de Raoul vers l’enfer s’est déroulé sur un mode quasi-idyllique. Les vices sont des êtres charmants qui pratiquent le plaisir – notion charnelle, donc condamnable –, mais ce plaisir évolue rapidement en joie, terme ordinairement employé pour désigner le sentiment de l’élu arrivant au paradis où il connaît la joie perdurable. Ainsi, plus le pèlerin progresse vers l’enfer, plus il avance dans cette joie citée à contre-emploi, tandis que le récit use d’un lexique de sentiments positifs qu’on s’attendrait plutôt à rencontrer dans une description du paradis : le terme plesant et le verbe plere reviennent à maintes reprises, ainsi que des adjectifs mélioratifs comme bele, divers, des adverbes mélioratifs tels volentiers et bien. Mais c’est surtout le polyptote de la joie qui domine tout le long de ce parcours : sept occurrences de joie renforcée de l’adjectif épithète grant et greignor (v. 358) combinées aux adjectifs liez, esbaudi et aux groupes nominaux grant solas et grant deduit. Présente dès les premiers vers de son périple, la joie accompagne Raoul sur sa route et va s’accroissant, jusqu’à être la greignor joie de France (v. 358). En utilisant l’homonymie entre joie et Montjoie, il affirme toucher le summum de ce sentiment d’intense bonheur aux portes même de l’enfer, alors qu’il a atteint Desesperance :
[…] Mes tant trespassai de contrees
Que je ving à Desesperance
Ou la greignor joie de France
Oï ; ne cuit mes si grant joie,
Quar Desesperance est montjoie
D’Enfer. […]
De cele montjoie passer
Penssai, et tant qu’en Enfer ving […]. (v. 356-367)
Jeu de mots provocateur : Montjoie n’est autre que le cri de guerre des chevaliers français, ainsi que le dernier monticule que doit gravir un pérégrin avant d’arriver au terme de son pèlerinage, c’est-à-dire l’arrivée au lieu saint. Un désir de joïr qui culminera lors du banquet des diables, encouragé par le roi d’Enfer lui-même : « […] Quar ci me plest molt a oïr, / Si puisse je d’Enfer joïr, / Que c’est des plus plesant endroit », (v. 629-631).
73Dans un esprit identique à celui du miroir déformant tendu au monde courtois arthurien dans Meraugis, Le Songe d’Enfer bestourne le voyage eschatologique et ses valeurs édifiantes. Si le désir d’amuser son lecteur/auditeur semble incontestable, les objectifs sous-jacents de l’auteur restent à découvrir, et en premier lieu ceux qui animent le Meraugis : le cheminement analysé dans les chapitres suivants met en question la construction du personnage du chevalier et sa lente progression vers la personne de chair.
Notes de bas de page
1 Julia Kristeva, Séméiotikè, Seuil, Coll. Points, Paris, 1969, p. 85.
2 Claude Lachet, La Prise d’Orange ou La parodie courtoise d’une épopée, Champion, Paris, 1986, p. 200-201.
3 Richard Trachsler, Les romans arthuriens en vers après Chrétien de Troyes, Memini, Paris, 1997, p. 15.
4 Richard Trachsler, Les romans arthuriens en vers après Chrétien de Troyes, Memini, Paris, 1997, p. 177.
5 Ce prologue figure dans le manuscrit W, Manuscrit de Meraugis de Portlesguez dit W, consultable à Wien, Österreichische Nationalbibliothek, 2599, f. 1ra-38vb.
6 « Tant con Dex la grasce l’an done : / D’Erec, li fil Lac, est li contes […] », prologue d’Érec et Énide, v. 18-19.
7 « L’univers romanesque choisi avec prédilection par Chrétien de Troyes est présenté avec des expressions référentielles proprement dites, à la fois noms propres surdéterminés et descriptions définies, derrière lesquelles peuvent s’agglutiner, par co-référence, des expressions indéfinies particulières », D. James-Raoul, Chrétien de Troyes, la griffe d’un style, Champion, Paris, 2007, p. 264.
8 Le différend en question est un cas d’amour : Méraugis aime Lidoine pour sa courtoisie, un autre chevalier nommé Gorvain l’aime pour sa beauté. Lidoine a décidé que la question devait être jugée à la cour d’Arthur.
9 Voir p. 129 de l’édition de Michelle Szkilnik ; André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois, Trad. de Claude Buridant, Klincksieck, Paris, 1974.
10 Du latin domina, « celle qui domine », et « maîtresse de la domus ».
11 Ce souci de pérennité ouvre Érec et Énide avec ces célèbres vers : « Li rois a ses chevaliers dist / Qu’il voloit le blanc cerf chacier / Por la costume ressaucier. » (v. 36-39).
12 Le Chevalier de la Charrette, v. 3788 sq.
13 Aneirin, The Gododdin, text and context from Dark-Age North Britain : historical introduction, reconstructed text, translation, notes by John Thomas Koch, Cardiff : University of Wales press, 1997.
14 D. James-Raoul, Chrétien de Troyes […], op. cit., p. 319-320.
15 Pour mieux comprendre le personnage de Gauvain, voir « Un personnage paradoxal : le Gauvain du Conte du Graal », Lancelot, Yvain et Gauvain, Colloque arthurien belge de Wégimont, Paris, Éditions A. G. Nizet, 1984, ainsi que l’étude de Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, étude sur Perceval ou Le Conte du Graal, Paris, SEDES, 1972, et de L. Morin, « Étude du personnage de Gauvain dans six récits médiévaux », Moyen Âge (Bruxelles), t. 100, A. Picard, Paris, 1994. Sur les rapports de Gauvain avec le déplacement spatial et le départ en aventure, voir l’article de Carine Giovénal, « Quand se déplacer signifie se détruire : le personnage de Gauvain de Chrétien de Troyes à Raoul de Houdenc », Actes du colloque international de l’Université de Lisbonne, 26-28 octobre 2009 : « Lors te metra en la voie… Mobilité et Littérature au Moyen Âge », Université Aberta, Lisbonne, 2011, p. 177-190.
16 « Einz que il fust de cort meüz, / Ot l’an por lui mout grant duel fet, / Maint piz batu, maint chevol tret, / Et mainte face esgratinee ;/ Einz n’i ot dame si senee/ Qui por lui son duel ne demaint ;/ Por lui plorent maintes et maint, / Et mes sire Gauvains s’an va. » (Le Conte du Graal, v. 4778-4785).
17 Voir Le Chevalier au Lion, v. 6100-6355.
18 Le Chevalier au Lion, v. 2401-2410.
19 « – […] Gauvains est non, filz au roi Lot. »/ Quant Yvains ceste novele ot, / Si s’esbaïst, et espert toz, / Par mautalant e par corroz : / Flati a la terre s’espee/ Qui tote estoit ansanglantee/ Et son escu tot depecié » (Le Chevalier au Lion, v. 6261-6267).
20 Michelle Szkilnik étudie les nombreux jeux de parallélismes entre la scène de la Joie d’Érec et Énide et celle de l’île de Meraugis : « Méraugis et la Joie de la Cité », La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, sous la direction d’Élisabeth Gaucher, Cahiers de Recherches Médiévales, no 15, Champion, Paris, 2008, p. 115-116.
21 Le héros Guigemar traverse la mer pour aller secourir dans le monde féerique une dame emprisonnée dans une tour par son vieux mari jaloux ; la même situation se retrouve dans le Lai de Yonec, où le père « faé » du héros éponyme vient retrouver dans sa tour-prison une belle dame, elle aussi cloîtrée par son possessif époux, Guigemar, v. 209 et sq., Yonec, v. 21 et sq, in Marie de France, Lais, publiés par Jean Rychner, Champion, Paris, 1981.
22 K. Busby, « Plus acemez qu’une popine ». Male Cross-dressing in Medieval French Narrative, Gender Transgressions, Crossing the Normative Barrier in Old French Literature, éd. Karen J. Taylor, New York : Garland, 1998, p. 46 : « If Chrétien […] showed his heroes [Gauvain] having to cope with sentimental and moral crises, he never showed Arthur’s nephew in morose and suicidal mood, resigned to capture on an island ». Voir aussi Chantal Connochie-Bourgne, « Courtois, trop courtois. Gauvain dans L’Âtre Périlleux, Écritures Médiévales. Conjointure et Senefiance, Publications universitaires du Mirail, coll. « Littératures » no 53, 2005, p. 141-150.
23 De plus, le lecteur compétent aura aussi reconnu dans cet emprisonnement de Gauvain, sur une île dominée par une femme, l’épisode final du Conte du Graal v. 7121 et sq : Gauvain traverse un bras de mer, arrive dans un château merveilleux où il doit franchir une épreuve mortelle – le Lit de la Merveille – , et l’ayant réussie, gagne le « droit » de demeurer jusqu’à sa mort dans ce lieu tout entier peuplé de femmes : « […] Ceans avez le sejor : / Ja mes n’an istroiz a nul jor », (Le Conte du Graal, v. 7771-72). À cette nouvelle, mout correciez et mout pansis (ibidem, v. 7783), il tombe dans un état dépressif, et de l’avis d’une suivante, souhaite mourir : « […] Or est si toz d’autre meniere/ Qu’il voldroit estre mort, ce cuit./ Il ne voit rien ne li enuit », (ibid., v. 7832-34).
24 La Queste del Saint Graal, publié par Albert Pauphilet, Honoré Champion, Paris, 2003, p. 46-51 et p. 54-55.
25 M. Szkilnik, « Méraugis et la Joie de la Cité », art. cit., p. 118.
26 Comme dans Meraugis, son identité éclate, il refuse de se battre et est accusé de trahison.
27 Le Conte du Graal, v. 6961.
28 D. James-Raoul les désigne sous le vocable de « personnel roulant légué par la tradition », Chrétien de Troyes […], op. cit., p. 315.
29 Chrétien appuie par exemple Érec et Enide sur les personnages déjà connus : quelques-uns apparaissaient dans Le Roman de Brut de Wace, mais il a surtout puisé dans le fonds celtique qui avait donné le jour à Gauvain (Gwalchmai), Érec et Énide (Gereint et Enid), Perceval (Peredur).
30 J’emprunte cette expression à D. James-Raoul, Chrétien de Troyes […], p. 319.
31 « Un Gladoain (var. Glodoain) apparaît dans une liste de chevaliers qui partent en quête de Perceval dans la Seconde Continuation de Perceval (v. 29040, éd. W. Roach). Dans cette liste se trouvent aussi le Duc Quinables […], Taulas (var. Caulas), Amaugins (var. Amangon), Guirrez le Petit, Espinobles (var. Espinogres), Le Laiz Hardiz et Agravain, c’est-à-dire bon nombre de personnages de Meraugis », voir Meraugis, n. 104, p. 287-289.
32 Amice, l’amie le damoisel de la Gauloie (v. 910-911), est peut-être empruntée au Lancelot en prose où se trouve une damoiselle Amide ; on trouve un roi de Gavoie dans Érec et Énide (v. 6755), Galvoie dans Le Conte du Graal (v. 6362) ; Lorete peut venir de la dame Lore du Conte du Graal (v. 8953). Séguradès peut être une déformation de Sagremor le Démesuré. Raoul reprend le prénom d’un figurant d’Érec et Énide pour un sénéchal de Meraugis : le roi d’Écosse Aguiflez (Érec et Énide, v. 1918), croisé avec Esclados le Roux du Chevalier au Lion, devient Anchisés li Rous, sénéchal d’Escavalon au service de Lidoine.
33 Cette Madame Odeliz, amie de Mélian de Liz, apparaît ici comme un avatar de la fée Morgue du Chevalier au Lion, dame guérisseuse qui soigne le chevalier blessé.
34 Rappelons brièvement les circonstances de l’épisode chez Érec et Énide, v. 115-1064 : humilié par le nain d’un chevalier arrogant, Érec poursuit ce dernier, arrive sur les terres d’un comte où se tient chaque année un concours de beauté et de prouesses dont le prix est un magnifique épervier. Il reviendra à la jeune fille qui prouvera sa beauté supérieure en se faisant accompagner du chevalier le plus preux. Érec obtient l’hospitalité d’un pauvre vavasseur et est ébloui par la beauté de la fille de celui-ci, Énide ; il décide de tenter l’aventure du tournoi en sa compagnie. Lors du tournoi, il affronte en combat singulier le chevalier arrogant qui s’y rendait justement avec son amie. Érec et Énide sortent victorieux de l’épreuve : Énide, la plus belle, remporte l’épervier, Érec, le plus preux, la conduit à la cour d’Arthur et l’épouse.
35 On retrouve ce motif du cisne, oiseau ambigu, dans le roman contemporain La Queste del Saint Graal : « Li cisnes est blans par defors et noirs par dedenz, ce est li ypocrites, qui est jaunes e pales, e semble bien, a ce qui defors en apert, que ce soit serjanz Jhesuchrist ; mes il est par dedenz si noirs e si horribles d’ordures et de pechiez qu’il engigne trop malement le monde », p. 185-86, Honoré Champion Classiques, Paris, 2003.
36 Meraugis, p. 25.
37 M. Szkilnik, introduction de Meraugis, p. 26.
38 Ibid., p. 27.
39 Ibid.
40 Combattre ainsi est anti-chevaleresque. Lorsqu’il est initié aux armes par Gornemant de Goort, Perceval, qui ignore tout des règles de combat, répond spontanément à celui-ci, qui lui demande ce qu’il ferait si sa lance se brisait lors d’un combat, qu’il se jetterait sur son adversaire à coups de poings : « Après ce n’i avroit il plus, / A .ii. poinz li corroie sus. » (Le Conte du Graal, v. 1511-12).
41 Pensons au premier duel du Chevalier de la Charrette, lorsque Guenièvre observe avec attention le combat entre Méléagant et Lancelot, le premier l’ayant enlevée, le second surgissant pour la délivrer.
42 Pour le duel parodié, on se reportera à celui opposant Méraugis et Calogrenant v. 5359-5364, caricature du duel entre Calogrenant et Esclados le Roux dans Le Chevalier au Lion.
43 Nous renvoyons à l’ouvrage de Marie-Luce Chênerie, Le chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des xiie et xiiie siècles, Droz, Genève (Champion, diffusion Paris), 1986.
44 D. James-Raoul, Chrétien de Troyes […], op. cit., p. 298-299.
45 Citons pour mémoire les dures paroles d’Érec à sa femme : « Dame […], / Apareilliez vos or androit, / Por chevauchier vos aprestez ;/ Levez de ci, si vos vestez/ De vostre robe la plus bele/ Et feites metre vostre sele/ Sor vostre meillor palefroi. »/ Or est Enyde an grant esfroi ; / Molt se lieve triste et panssive […]. (Érec et Énide, v. 2574-2581).
46 Cf. Anne Martineau, Le nain et le chevalier : essai sur les nains français du Moyen Âge, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2003.
47 Lancelot en prose, […], t. 4, p. 244. Mais là où la vieille laide du Lancelot en prose demandait à Yvain un baiser, la vieille belle de Meraugis exige de lui un acte martial. De plus, dans Lancelot, le nain prévient Yvain des malheurs qui adviendront s’il abat l’écu, mais le chevalier n’en tient pas compte.
48 Sur ce personnage singulier, voir l’article de May Plouzeau, « Une Vieille bien singulière (Meraugis 1463-1478) », Vieillesse et Vieillissement au Moyen Âge, Senefiance no 19, Aix-en-Provence : CUERMA (1987), p. 391-411.
49 Ce type littéraire apparaît avec Plaute : c’est le Miles gloriosus, soldat fanfaron, se targuant d’exploits qu’il n’a pas réalisés et qui au fond n’est qu’un poltron. Les gabs, ou fanfaronnades des chansons de gestes, en sont une des manifestations ; voir Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, actes du Colloque international des Rencontres européennes de Strasbourg et de la Société internationale Rencesvals (Section française), Strasbourg, 16-18 septembre 1993 ; publ. sous la dir. de Bernard Guidot, Annales littéraires de l’Université, Besançon, diff. Les Belles Lettres, Paris, 1995. L’un des futurs avatars sera Matamore (de l’espagnol mata moros, « tueur de maures »), un personnage de la commedia dell’arte.
50 Formé de ex + centrum : « éloigné du centre » ; ici, de la base des valeurs et devoirs chevaleresques.
51 Kristin L. Burr : « A knight does not confirm his mettle by fighting without arms or following his horse […]. In underscoring his image, he loses his function, for he cannot be a terribly effective knight. » (« Un chevalier ne met pas en valeur son statut en se battant sans armes ou sans son cheval […]. En malmenant son image, il perd sa fonction, car il ne peut pas être un combattant efficace », nous traduisons), Defining the Courtly Lady : Gender Transgression and Travertism in Meraugis de Portlesguez”, Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne no 53 (2001), Société internationale arthurienne, Paris : p. 386.
52 Il est intéressant de voir que Raoul s’ingénie à donner un sens profane aux épisodes qu’il reprend, en remplaçant ici un saint homme par un chevalier mondain, comme il le fait à la Cité sans Nom en remplaçant Galaad par Méraugis.
53 Richard Trachsler, « Bréhus-sans-Pitié : portrait-robot du criminel arthurien », Senefiance, 36, La violence dans le monde médiéval, Presses universitaires d’Aix en Provence, 1994, p. 525-542, ainsi que l’article en ligne de Pierre Levron, La chevalerie et ses marges. Enquête sur les chevaliers criminels dans les textes littéraires des xiie et xiiie siècles : http://questes.free.fr/pdf/bulletins/marge/Marge_Pierre%20Levron.pdf.
54 Lancelot en prose, op. cit., t. 4, p. 259.
55 Triadan, envoyé par Yvain porter un message au géant Mauduit, aura la dextre tranchée.
56 […] Ainz dient tuit par verité / « Fuiez, vez ci l’Outredouté ! », v. 1955-56.
57 Une couardise qui se retrouve jusque dans son nom, issu du latin laxare « étendre, élargir ; » au propre et au figuré « cesser de jouer son rôle, lâcher ».
58 Lorsque Méraugis affrontera enfin l’Outredouté, il lui tranchera la main droite, comme il l’avait promis à Laquis (« […] Te rendrai, ou il m’occira, / La main dont il te le creva », v. 2570-2571). En appliquant le principe « main pour œil », l’auteur relie le dénouement de son aventure à l’épisode du Lancelot. Les reprises parodiques houdanesques, en se répondant à différents endroits du roman, sont d’une grande complexité.
59 « Le succès remporté par cette trouvaille s’explique tout d’abord par sa drôlerie : les couples inséparables formés d’un petit futé (souvent hargneux) et d’un grand musclé sont irrésistibles […] », A. Martineau, Le nain et le chevalier […], op. cit., p. 80-81.
60 À la cour d’Arthur d’où arrivent Méraugis et Lidoine, les dames ont longuement débattu pour déterminer quel chevalier serait le mieux assorti à Lidoine ; la force physique des candidats n’a eu aucune influence sur leur décision.
61 Le Chevalier de la Charrette, v. 1293 et sq.
62 Le Chevalier au Lion, v. 5101 et sq.
63 Olivier Linder, Aspects du discours normatif dans le Roman de Tristan en prose (coutumes, codes sociaux, conversation), Médiévales 52, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, printemps 2007, p. 157.
64 « […] iceste costume maintienent/ Et por ce chascun an i vienent. » (Érec et Énide, v. 576-580).
65 Un ermite envoie Galaad au Château des Pucelles avec ces mots : « Oz tu, chevaliers aventureus, va t’en droit au Chastel as Puceles et en oste les mauveses costumes qui i sont », La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Champion, Paris, 2003, p. 47.
66 Érec et Énide, v. 2503.
67 « Je ne voil, fet il, fors la costume dou chastel », (La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 47).
68 Philippe Ménard, « Por le soie amistié », Réflexions sur les coutumes dans les romans arthuriens : essays in Honor of Norris J. Lacy, éd. Kusby et C. Jones, Rodopi, Amsterdam, 2000, p. 357-370.
69 Voir l’ouvrage de Laurence Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Hachette Littératures, Saint-Amand-Montrond, 2003.
70 Lancelot pénètre, malgré les mises en garde, dans la Forêt perdue où il voit, dans une magnifique prairie, des chevaliers et des demoiselles qui font la ronde ; Lancelot, pris dans la danse, recevra le soir la couronne d’or grâce à laquelle il met fin aux enchantements. (Lancelot en prose, op. cit., tome 4, p. 236-238 et 286.) Cf. l’article de Patrick Moran, « L’épisode de la Forêt Perdue dans le Lancelot en prose : jeux et divertissements périlleux en terre de Bretagne », La règle du jeu, Bulletin en ligne no 18 de Questes, Association de doctorants médiévistes, (http://questes.free.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=300&Itemid=43).
71 Francis Gingras, « Roman contre roman dans l’organisation du manuscrit du Vatican, Regina Latina 1725 », La mise en recueil des textes médiévaux, revue Babel no 16, p. 61-80, 2007, Université du Sud, Toulon-Var, p. 74-75.
72 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Presses universitaires de France, Paris, 1re éd. 1992, Rééd. 1998, p. 9.
73 Barbara Walhen, « Entre tradition et réécriture : le bon Morholt d’Irlande, chevalier de la Table Ronde », Façonner son personnage au Moyen Âge, Senefiance no 53, Publications de l’Université de Provence, 2007, p. 351.
74 Voir Bénédicte Milland-Bove, La demoiselle arthurienne, op. cit.
75 B. Milland-Bove, la demoiselle arthurienne […], op. cit., p. 8.
76 Méraugis insiste davantage qu’Yvain pour réparer son acte ; cette obstination maladroite contribue au jeu parodique.
77 L’esplumeoir Merlin est l’endroit où se retire Merlin à la fin du Perceval en prose, après la disparition du Graal et la destruction du monde arthurien. Ce lieu étrange apparaît aussi dans un roman en prose tardif : Le Livre d’Artus. Meraugis n’explique pas pourquoi ce lieu est lié à Merlin. Voir la revue L’Esplumeoir, Société internationale des amis de Merlin, Directrice de la publication Anne Berthelot, Mâcon, 2002-.
78 On retrouve un lieu identique dans La Suite du Roman de Merlin, sous le nom de Roche aux Pucelles (La Suite du Roman de Merlin, éd. critique par George Roussineau, Droz, Genève, 2006, p. 475 et 553.)
79 Meraugis : « […] – Gel vos die /Volentiers ? Nel savez vos mie ?/ La verité, je la sai toute. » (v. 1826- 28).
80 V. Jouve, L’Effet-personnage […], op. cit., p. 9.
81 Formé sur l’adjectif « courtois » qui s’oppose à « vilain » (« rustre »), le terme de « courtoisie » résume les qualités attendues de ceux qui vivent dans les milieux de cours (en ancien français cort) et désigne un nouveau modèle de culture et de société.
82 « It should be clear that the cross-dressing of Meraugis is part of a broader implementation of comic devices which borders on the farcical and which entertains while adding perspective to the depiction of both the hero and of Gauvain and exploiting another direction in the evolution of Arthurian romance. In Meraugis de Portlesguez and other comparable texts, romance, its deals, and protagonists, are deflated and demystified ; its sharp edges, which hitherto defined and delineated roles and issues, are gradually becoming blurred », K. Busby, « Plus acemez qu’une popine », art. cit., p. 48.
83 Aucun obstacle extérieur ne contraint le couple à cette séparation, aucun « troisième homme » ne vient perturber l’équilibre du duo amoureux. L’obstacle n’est pas non plus intérieur, à l’image d’Érec ou d’Yvain, qui, ayant délaissé la chevalerie pour rester auprès de leurs épouses, sont accusés de recreantise, et mettent fin au roman idyllique de leur couple pour se mettre eux-mêmes à l’épreuve et reconquérir leur honneur. Mais l’amor de lonh est un topoï censé renforcer le désir du chevalier par l’absence de la dame aimée.
84 M. Szkilnik, « Méraugis et la Joie de la Cité » […] », art. cit., p. 122.
85 Érec et Énide, v. 2761-2770.
86 Anthime Fourrier, « Raoul de Houdenc ; est-ce lui ? », in Madeleine Tyssens (dir.), Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, vol. II, Duculot, Gembloux, 1964, p. 165-193.
87 À la différence de notre pensée moderne où les certitudes religieuses sont ébranlées, où notre société de plus en plus laïque fait de la mort un terme définitif, l’homme médiéval chrétien voit dans le trépas un passage vers un monde autre, monde qu’il cherche à se représenter pour mieux préparer le voyage post-mortem qui l’attend. Pour les croyants que sont les hommes médiévaux, la survie de l’âme est une croyance acquise, et l’angoisse de cette époque porte sur le sort réservé à cette âme : connaîtra-t-elle les béatitudes paradisiaques, ou une éternelle souffrance en enfer ? Préoccupé par son salut, l’homme tente d’exorciser cette angoisse en lui donnant une forme concrète, à travers les multiples récits de voyages dans l’au-delà. Il y projette ses croyances, ses peurs, mais aussi ses espoirs et ses interrogations.
88 Voir Jacques Le Goff, La Naissance du purgatoire, Gallimard, Paris, 1981, Jean Delumeau, Le Péché et la peur : la culpabilisation en Occident, xiiie-xviiie siècles, Fayard, Paris, 1983, et Fabienne Pomel, Les voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Champion, Paris, 2001.
89 Les plus anciennes descriptions écrites de pèlerins chrétiens et de pèlerinages en Terre sainte remontent au ive siècle. Les pèlerinages chrétiens au Moyen Âge, contrairement à une idée reçue développée au xixe siècle, sont rarement des foules de personnes ne voyageant que par piété (pèlerinage pénitentiel ou lors de jubilés comme en attestent les archives de pénitencerie) sur des routes bien balisées, mais le plus souvent des voyages solitaires ou en petits groupes mêlant de nombreux commerçants, généralement vers des sanctuaires locaux (« pèlerinage de recours » favorisés par les récits de miracles liés à ces sanctuaires) et parfois avec des pratiques touristiques. Les principaux pèlerinages chrétiens médiévaux se font vers Jérusalem et la Terre sainte, Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle.
90 Le Voyage de saint Brendan, Champion classiques du Moyen Âge, Paris, 2006 ; Marie de France, L’Espurgatoire Saint Patrice, édité par Yolande de Pontfarcy, Peeters, Louvain, Paris, 1995 ; La Vision de Tondale, Champion, Paris, 2008.
91 Chant VI de L’Énéide ; la mythologie antique décrivait avec précisions ce lieu terrifiant et fascinant à la fois qu’est le Tartare.
92 Les Pères de l’Église chrétienne font eux aussi de l’enfer et de ses supplices un lieu d’études particulièrement prisé. L’Évangile de Matthieu et L’Apocalypse mentionnent avec force le feu éternel auquel sont destinés les impies, sans préciser davantage la nature de leur sort. L ’Évangile de Nicodème, au ive siècle, relate une visite de Jésus aux enfers pour y délivrer les justes non baptisés ayant vécu avant sa venue, les patriarches et les prophètes. Au début du ve siècle, saint Augustin consacre à l’enfer un livre entier de sa monumentale Cité de Dieu, sans préciser les châtiments eux-mêmes. Au xiie siècle, les grandes visions d’Albéric, moine du mont Cassin, ou de l’Irlandais Tondal décrivent de manière structurée l’au-delà et distinguent les lieux des multiples châtiments infernaux.
93 Apocryphe grec du iiie siècle, cette Vision est fondamentale pour la représentation de l’enfer au Moyen Âge par sa description extrêmement touffue de l’au-delà, en particulier des châtiments infernaux : arbres et roues de feu, épreuve du pont tranchant surmontant un fleuve grouillant de monstres… C’est à ce texte que l’on doit les crapauds infernaux des tableaux de Jérôme Bosch, les pendus de l’arbre aux supplices, les fleuves de feu dans lesquels baignent les damnés. Il inspirera L’Enfer de Dante.
94 Marie de France, L’Espurgatoire Saint Patrice […], v. 887-1400.
95 Gianfelice Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 117-118 (notre traduction).
96 Philippe Walter, « Compte-rendu de l’édition de M. Timmel Mihm […] », art. cit., p. 96.
97 P. Walter, « Compte-rendu de l’édition de M. Timmel Mihm […] », art. cit., p. 96.
98 Ainsi Aucassin, le héros éponyme de la chantefable, brocarde peu charitablement ceux qui ont droit au paradis : « […] viel prestre », « viel clop », « cil manke et tote jor et tote nuit cropent devant ces autex et en ces viés creutes », « cil a ces viés capes ereses et a ces viés tatereles vestues, qui sont nu et decauc et estrumelé […] », Aucassin et Nicolette, chantefable du xiiie, éd. par Mario Roques, Champion, Paris, 1982, p. 6.
99 Aucassin, désespéré de la disparition de Nicolette, affirme sur un ton frondeur préférer passer l’éternité en enfer avec sa bien-aimée plutôt qu’au paradis sans elle, Aucassin et Nicolette, op. cit., p. 6.
100 Les Pères grecs héritiers du stoïcisme antique élaborent une liste de vices destinée dans un premier temps à aider les moines du désert dans leur combat quotidien contre le démon. Au début du ve siècle, Cassien établit ainsi une liste de huit vices principaux : gourmandise, luxure, avarice, colère, tristesse, acédie, vaine gloire et orgueil. Tout moine doit tenter de se libérer de ces huit vices. Grégoire le Grand reprend cette liste en proposant un ordre inverse et en substituant l’envie à l’acédie ; de l’orgueil naissent les vices principaux. Le théologien parisien Pierre Lombard, dans son Livre de Sentences (1160) réunit orgueil et vaine gloire et est ainsi le premier à proposer la liste des Sept vices principaux ou capitaux : orgueil, colère, envie, acédie, avarice, gourmandise, luxure. Troisième des sept péchés capitaux dans le classement de Cassien, la cupidité – avaritia – n’était plus que cinquième depuis saint Grégoire, à la fin du vie siècle. À partir du xiiie siècle, on la retrouve tantôt au second, tantôt au premier rang, supplantant l’orgueil – superbia. Thomas d’Aquin fait de l’avaritia « la racine nourricière » de tous les vices. Cette progression sera celle adoptée par Rutebeuf : lorsque le poète est reçu chez Pitié, il apprend par lui que le trajet pour arriver à la maison de Confesse est bordé par les sept péchés capitaux qu’il lui faudra éviter. Plus le voyageur progresse, plus le péché rencontré est dangereux : la voie d’enfer de Rutebeuf respecte l’ordre d’importance fixé par la théologie : Orgueil, Avarice, Ire, Envie, Accidie, Gloutonnerie, et enfin Luxure jalonnent le parcours du voyageur et tentent de l’empêcher d’atteindre Confesse, Rutebeuf, Œuvres complètes, Texte établi, traduit, annoté et présenté par Michel Zink, Lettres Gothiques, Paris, 2005, v. 140-510.
101 Fabienne Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op.cit., p. 214.
102 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà […], p. 214.
103 Chantal Connochie-Bourgne, « Comment dire le vrai en langue vulgaire : Le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc », Actes du colloque Sommeil, songes et insomnies, CELAM (Rennes 2) et Université de Bretagne occidentale – Rennes 2, 28-29 septembre 2006, Société de Langues et de Littératures Médiévales d’Oc et d’Oïl, Perspectives Médiévales, Gemenos, 2008, p. 94.
104 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 118. (« Les vices sont unis par un rapport de parenté, selon un lien de cause à effet, largement documenté dans la littérature classique et encore plus, sous l’influence des moralistes chrétiens, dans celle du Moyen Âge […]. Raoul, pour sa part, s’adapte à cette généalogie de la morale : Tricherie est sœur de Rapine (v. 29) et cousine d’Avarice (v. 30), Yvrece est la mère de Versez (v. 217), Honte est fille de Pechié (v. 318), Larrecins est fils de Minuit (v. 320) », nous traduisons).
105 Ibid., p. 118 : « Il Curtius cita numerosi esempi da Omero fino ai padri della Chiesa sottolineando come proprio nelle opere di questi venga assimilato l’uso antico. La letterature volgare riprende il medesimo stilema : in Marcabru Donar è fratello di Joven (XVII, v. 8-10) e nel romanzo di Flamenca Proesa è cugina di Joi e Joven » (v. 740-41).
106 Moine mort dans le désert égyptien en 399, Évagre s’est inspiré de listes moins formalisées d’Origène (théologien grec des iie-iiie siècles). Cette liste a été revue par Jean Cassien au ve siècle, puis par le pape Grégoire le Grand (vers 590), avant d’être définitivement fixée le quatrième concile du Latran en 1215 et par Thomas d’Aquin qui l’influença dans sa Somme théologique (question 84, Prima secundae). Il y mentionne que certains de ces péchés ne sont pas en eux-mêmes à proprement parler des péchés, mais plutôt des vices, c’est-à-dire des tendances à commettre certains péchés.
107 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 118. (« Il serait facile d’instaurer des comparaisons et de mettre en évidence les affinités de la méthode de Raoul et avec celle qu’on peut rencontrer dans les textes de saint Bernard, d’Alain de Lille, d’Innocent iii et d’autres. Dans le Contemptus Mundi (II, 21-23), Innocent iii parle, par exemple, de la maison de la prostituée comme d’une voie qui mène à l’enfer, et il définit l’ébriété comme mère de la Luxure, préfigurant un itinéraire très semblable à celui de Raoul qui, après avoir été écrasé par Versez, est pris en charge par Yvrece qui le mène, à travers le pays de Fornication, à Chastiau Bordel (v. 216-317) », nous traduisons).
108 La Vision de Tondale, op. cit.
109 Les « portes d’airain » gardant l’entrée des Enfers sont mentionnées dans le Livre VI de L’Énéide de Virgile.
110 En 1261, le roi de France Louis ix, peut-être influencé par les frère Mineurs, peut-être par simple souci d’économie, décide de manger désormais à portes fermées, au lieu d’accueillir comme auparavant tous ceux qui se présentaient à l’heure des repas, au grand dam des jongleurs : « Appliquant les décisions d’un synode d’avril 1261, réuni pour répondre aux menaces qui pesaient sur la chrétienté d’Orient, le roi décide de faire des économies et de rassembler des fonds en vue de la croisade. Désormais, il mange à portes fermées et n’accueille plus les poètes et les ménestrels. Rutebeuf proteste avec une vigueur intéressée contre cette mesure contraire aux obligations d’un prince […] » Rutebeuf, Œuvres complètes, Lettres gothiques, Collection dirigée par Michel Zink, La Flèche, 2005, p. 280. Une telle décision va à l’encontre d’une des vertus cardinales de la courtoisie : la largesse. Rutebeuf dénonce cette avarice royale dans Renart le bestourné (op. cit., p. 280-91).
111 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op. cit., p. 205.
112 La Vision de Tondale, op. cit., p. 91.
113 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 119. (« […] Le diable, grossier par antonomase, se conduit comme un seigneur attentif à toutes les règles du savoir-vivre courtois, et sa courtoisie et sa générosité se révèlent au sommet de leur splendeur à l’arrivée de Raoul à la cour d’enfer », nous traduisons).
114 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op. cit., p. 207.
115 F. Pomel, Les Voies de l’au-delà […], op. cit., p. 207 : « Plus précisément, le voyage commence un mercredi (v. 22). Il se poursuit le « l’endemain » (v. 92) donc le jeudi à Foi Mentie et la nuit, à Vile Taverne. À minuit, le pèlerin reçoit la visite de Larcin, « le filz Mienuit » (v. 320). On peut supposer qu’il termine son parcours le vendredi à Désespérance, Mort Subite et en enfer ».
116 P. Walter, « Compte-rendu de l’édition de M. Timmel Mihm […] », art. cit., p. 96-97.
117 Dans Luc 16 (v. 19 à 31), un homme riche séjourne dans l’Hadès et est tourmenté dans les flammes.
118 La géhenne est associée au feu qui ne s’éteint jamais (Marc 9.43).
119 Innocent iii, De contemptu mundi, I, 1.
120 Saint Bernard, Sermones in Cantica Canticorum, XVI, 7.
121 Marie de France, L’Espurgatoire Saint Patrice, op. cit., v. 1811.
122 La Vision de Tondale, op. cit., p. 92.
123 Voir Giovanni di Salisbury, Policraticus, II, 6 ; Innocenzo iii, De contemptu mundi, I, 30 ; Dante, Purg., xxiii, v. 28-30.
124 Citato in G. Duby, L’anno Mille, Torino, 1976, p. 91-94.
125 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 119-120. (« Il se traite cependant d’une description qui doit être mise en relation avec ces éléments de ridicula et d’horribilia qui ont constamment impressionné la mentalité médiévale. D’un côté on peut se référer aux cas d’anthropophagie plus récurrents dans les textes médiévaux tel l’épisode, rapporté par Giuseppe Flavio (Guerre Juive, VI, 3) à propos de la mère qui pendant le siège de Jérusalem mangea son propre enfant, ou celui de Tideo et Menalippo dans La Thébaïde de Stace ; d’un autre côté aux cas de cannibalisme appartenant à la même chronique médiévale comme le raconte Raoul Glabro », nous traduisons). G. Peron cite également le De Babilonia civitate infernali de Giacomino de Vérone (p. 120).
126 Meraugis, v. 910 et sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003