Le parfait chevalier : entre terre et ciel
p. 13-34
Texte intégral
1La littérature romanesque du xiie siècle a conçu le personnage du chevalier comme un assemblage de vertus bien définies qui en font un idéal masculin. En plus des capacités guerrières héritées de la chanson de geste, le chevalier, depuis Chrétien de Troyes, se doit d’intégrer la composante essentielle qu’est l’amour de la dame, qui s’impose par exemple dans Le Chevalier de la Charrette comme le fait remarquer Jean Flori : « L’amour est ici le mobile unique qui conduit Lancelot à vaincre le mal, à rétablir la justice et à sauver le royaume arthurien menacé. […] Il impose cependant de manière définitive le modèle de Lancelot, type du meilleur chevalier du monde, que son amour quasi mystique, mais aussi très charnel et adultère, conduit au dépassement de soi1. » L’amour perçu comme valeur anoblissante fait du chevalier un être courtois, tant dans le sens spatial que psychologique, par opposition au vilain. Chrétien complète cette éthique chevaleresque dans Le Conte du Graal, lorsque Gornemant de Goort adoube Perceval : « C’est l’ordre de chevalerie, / Qui doit estre sanz vilenie » (Le Conte du Graal2, v. 1635-1636). Appartenir à la chevalerie signifie certes entrer dans un ordre guerrier, mais auquel est associée une obligation morale. Deux préceptes spécifiques sont alors précisés : se porter au secours des dames et demoiselles desconseilliees, ne pas tuer délibérément un chevalier qui s’avoue vaincu et demande grâce. Le chevalier doit tendre vers une perfection morale qu’on retrouve dans le discours de la Dame du Lac dans le Lancelot propre, quand elle explique au jeune Lancelot sur quels critères sont choisis les chevaliers :
A cheste garantie porter furent establi chil qui plus valoient a l’esgart des commun des gens. Che furent li grant et li fors et li bel et li legier et li loial et li preu et li hardi, chil qui des bontés del cuer et del cors estoient plains3.
Les cycles en prose du xiiie siècle ajoutent à cet ethos chevaleresque une composante religieuse : au chevalier terrestre, courtois et mondain, doit succéder le chevalier céleste, détaché des valeurs séculières et tout entier tourné vers Dieu. Dans La Queste del Saint Graal, le trop humain Lancelot est surpassé par Galaad, le Bon Chevalier qui mène la militia Christi vers les mystères du Graal. L’évolution de la chevalerie arthurienne suit la ligne ascendante d’inspiration platonicienne : l’amour humain n’est qu’un tremplin vers l’amour divin qui seul permet la véritable bonification de l’âme.
2Or, à la même période, Raoul de Houdenc propose sa propre vision de l’idéologie chevaleresque, d’abord avec Le Dit Raoul de Hosdaing, aussi intitulé Le Borjois Borjon, puis avec son Roman des Eles, deux œuvres allégoriques mettant chacune en scène le personnage composite du chevalier. Si Le Dit, œuvre très brève, en brosse rapidement le portrait, Le Roman des Eles, essai didactique, s’interroge longuement sur l’essence chevaleresque, avant de présenter les vertus nécessaires au chevalier à la manière d’un « catéchisme » qui, cependant, s’avère résolument tourné vers la terre.
Définir l’essence chevaleresque
Le Dit, première esquisse du chevalier idéal
3Première œuvre houdanesque, Le Dit brosse le portrait du parfait chevalier au moyen d’une psychomachie : Largesse, vertu cardinale de la chevalerie, affronte Avarice, chef de file des vices. Par un réseau de personnifications, l’auteur compose, au sens littéral, son personnage du chevalier, celui-ci devant être constitué d’un assemblage de vertus comme autant de pièces d’armure :
Honors, qui ert ses destriers,
Ne puet corre, que que nus die.
Ses escus ert de Cortesie
Et ses elmes fais de Proëce,
Sa baniere de Gentillece, (v. 36-40)
Dans son combat, le chevalier Largesse s’entoure également d’autres vertus : Bonté, Carités et Pitiés, Joie, Raison. Les personnifications les plus importantes demeurent Honor, Largece et Proëce. En contrepoint de cette somme de vertus, se dresse Avarisse, allégorie antithétique. Celle-ci est formée de péchés capitaux tels Orgiels, Covoitise/Envie, et de divers vices ou maux : Honte, Malvaistiés, Traïsons, Agais, Diels, Engien, Anui, Felonie, Tricerie, Plais, Fause Pais, Gile, Losenges, Escar, Faintise, Fausetés, Desloiauté, Forfait, Malvaise Vie. Mais, dès les premiers vers du combat, le chevalier Avarice est considéré comme vainqueur : les quelques vertus qui soutiennent Largesse sont submergées par la supériorité numérique des vices, réseau peccamineux qui sera réutilisé et amplifié dans Le Songe d’Enfer. Le Dit se révèle une œuvre au ton résolument pessimiste, qui voit les personnifications vertueuses battues en brèche avant de présenter deux personnages anonymes représentatifs de catégories sociales : borjois et chevalier. Ceux-ci poursuivent le combat entrepris par les personnifications, avec les mêmes résultats : le bourgeois avare et trompeur dépouille le povre chevalier, et l’auteur déplore un monde bestornés où triomphe le mal.
4Le Dit pose les bases du récit didactique qu’est Le Roman des Eles : la deuxième œuvre houdanesque reprend deux des vertus cardinales attribuées au chevalier, Largece et Proëce, tandis qu’Honor fera partie des préoccupations constantes du chevalier Méraugis. Du point de vue du traitement allégorique du chevalier, Le Dit peut être considéré comme l’hypotexte du Roman des Eles qui va amplifier et complexifier ce personnage. Mais au pessimisme du Dit va s’opposer l’optimisme du Roman des Eles : là où Largesse s’était effondrée, cette vertu, devenue une aile et formant paire avec la deuxième aile Courtoisie, va dans Le Roman des Eles élever au plus haut ce chevalier dont le corps est formé par Prouesse. Le combat allégorique du Dit, qui s’achève sur la défaite des vertus, est oublié dans Le Roman des Eles où le chevalier, doté de vertus cette fois puissantes, trouve un nouvel essor.
5Pour son Roman des Eles, Raoul utilise l’image allégorique des deux ailes représentant les qualités fondamentales du chevalier : « [Le virtù] sono raccolte e disposte in norme alcune tra le qualità fondamentali che, nella poesia trobadorica e nei romanzi cortesi, vengono attribuite ai cavalieri4. » La moitié du Roman des Eles est consacrée à la description de ces deux ailes, mais avant de s’y employer, Raoul s’attache à donner une définition de l’essence chevaleresque en insistant sur les vertus à pratiquer et les travers à éviter, prologue à la peinture de l’identité chevaleresque en elle-même.
La senefiance onomastique
6Dès les premiers vers du Roman des Eles, Raoul souligne l’importance du non des chevaliers : « Tel hautece et tel dignité/ A en lor non, par vérité », (v. 25-26). Au non, que l’on peut traduire à la fois par « nom » et « renom » – en ancien français le sornon –, viennent s’adjoindre des substantifs et verbes élogieux tels force, onort, hautece, dignité, vérité, et surtout cortoisie. Le « non chevaleresque », que ce soit l’identité ou la réputation, est senti comme une valeur fondamentale, un signifiant qui définit le chevalier tout entier et qu’il convient de faire resplendir au moyen des autres valeurs mélioratives qui l’encadrent. Cependant le narrateur redoute un possible décalage entre le chevalier et son nom, une discordance entre signifiant et signifié qui viderait de son sens l’identité chevaleresque. La métaphore de l’escorce au vers 19 préfigure le débat entre Méraugis et Gorvain quant à la supériorité du corps ou de l’âme. L’onomastique joue par ailleurs un important rôle dans ce roman, où le nom des personnages est le reflet de leur essence5. L’escorce n’est donc que le semblant, la partie visible et superficielle de l’individu, alors que le remenant est sa véritable essence, celle qui doit être en adéquation avec le non. C’est justement ce que Raoul reproche à plusor : ce hiatus intolérable entre leur non de chevalier et la réalité de leur être.
7Si le chevalier refuse d’agir en accord avec ce qu’il doit être, sa sanction sera la honte (v. 42-45), notion essentielle de la première partie de Meraugis, durant laquelle le personnage inexpérimenté ne cesse de commettre des actes qui attirent sur lui cette honte tant redoutée. Honte est la fille a Pechié dans Le Songe d’Enfer (v. 318), l’ennemie attitrée d’Honor dans Le Dit : « Por ce q’ensi li est avis/ Q’Onors est Honte et Honte Oneurs », (v. 17-18). Or, rien ne doit compter davantage dans la vie du chevalier que la préservation et l’accroissement de cet honneur qui le distingue du vilains. La chevalerie implique un assujettissement à des valeurs abstraites – honneur, gentillece, verité, cortoisie – qui enrichissent l’âme et le remenant, sans aucun gain matériel. Un faux chevalier est donc celui qui ne peut mettre en avant que son non, son signifiant :
Quar tel por chevalier se tient
Qui ne set qu’au non apartient,
Fors seul que tant : « Chevaliers sui ».
C’est quanqu’il set dire de lui. (v. 47-50)
Alors se produit le paradoxe d’un être en inadéquation avec lui-même, comme l’illustre le chiasme du vers 54 : « Cil qui n’ont de lor non regart, / Ne connoissent, si est granz deus, / Eus ne lor non, ne lor non eus », (v. 52-54).
8Pour mieux illustrer son propos, Raoul propose un exemplum. De la haute senefiance du nom, il opère un glissement sur la largesse : un vrai chevalier est celui qui se montre généreux, en particulier avec les jongleurs (v. 71-83). Cette capacité à donner permet au chevalier de se distinguer de l’avers qui, lui, se complaît dans la honte (v. 84-92). De la largesse, Raoul glisse alors vers la prouesse : un chevalier vaillant aux armes n’a pas la valeur d’un autre qui saura, de surcroît, faire preuve de largesse (v. 116-119), tout en se gardant du péché d’orgueil, la superbia régulièrement reprochée par l’Église à la chevalerie. Ainsi, Raoul fait suivre ses admonestations d’un portrait dans lequel on peut reconnaître par anticipation le personnage de l’Outredouté, chevalier mauvais du Meraugis : « Ne sui je cil au grant escu ? » (v. 130), fait-il dire à sa créature en mentionnant l’escu source de fléaux qu’on retrouve suspendu à l’arbre dans le roman éponyme. Rappelons que le devoir de largesse fait partie des vertus du chevalier que cite la Dame du Lac au jeune Lancelot : « […] qu’il fust cortois sanz vilenies, deboenneires sanz fenenie, piteus vers les soffraiteus, et larges et appareilliez de secorre les besoigneus […] »6. Le chevalier allégorique houdanesque aura donc le corps constitué par prouesse et surmonté de deux ailes que seront largesse et courtoisie.
Le « catéchisme » du parfait chevalier
9La métaphore des ailes provient de la riche tradition de l’exégèse biblique, de Grégoire le Grand à Richard de Saint Victor ou Pierre le Lombard. Alexandre Micha fait de l’œuvre d ’lain de Lille, De sex alis Cherubim, la source probable du Roman des Eles7. Plus qu’une allégorie, les ailes sont un symbole : la chevalerie selon Raoul est censée s’élever et se sublimer. Le De sex alis Cherubim présente les six ailes des chérubins8 chacune dotée de cinq plumes, quand Le Roman des Eles décrit deux ailes, chacune comportant sept plumes. Sept est le chiffre de la perfection, de l’accomplissement dans la tradition biblique : Raoul construit le chevalier idéal en deux fois sept étapes, avec deux fois sept plumes qui incarnent chacune une vertu. Chaque plume représente une valeur ou une vertu de l’éducation courtoise. Les plumes de Largesse sont : être hardi dans le don ; ne pas chercher à posséder ; donner aussi à ceux qui ne peuvent pas rendre les dons ; ne pas promettre plus qu’on ne peut tenir ; tout donner sans hésiter ; plutôt penser à donner encore que regretter ce qu’on a déjà donné ; offrir de bons repas à son entourage. Pour l’aile de Courtoisie : honorer l’Église ; ne pas être orgueilleux ; ne pas se vanter ; aimer la joie ; éviter l’envie ; refuser la débauche ; aimer l’amour qui guérit de tous les maux.
10Somme de vertus morales, ce traité didactique semble tracer le chemin d’une conduite sainte et détachée de biens de ce monde, puisqu’insistant dans sa première partie sur la générosité, et dans sa deuxième partie sur le rejet des péchés capitaux que sont l’orgueil, l’envie et la luxure. Mais s’adressant à un chevalier, donc à un homme vivant dans le siècle, Le Roman des Eles va se révéler, à l’image de son destinataire, conçu pour un usage temporel.
11« Catéchisme du parfait chevalier », selon l’expression d’Alexandre Micha9, le texte présente un didactisme moralisant souligné par sa saturation du verbe « devoir » et les mentions régulières de droit, droite, droiz, et reson. Les phrases sont construites avec des tournures subjonctives et des futurs exprimant la forte recommandation, voire l’ordre. Par exemple : « […] Neïs larges ne doit pensser/ A son don puis que doné a, / Ainz doit pensser qu’il redonra », (v. 236-238). De même, les commentaires de l’auteur sur chaque plume sont introduits ou conclus par des termes rhétoriques de l’enseignement aviser/ deviser et senefier/apprendre. L’aile de Largesse insiste fortement sur cette vertu typique de la noblesse qui consiste à donner sans compter. Ce dédain des biens matériels permet d’enchaîner sur les vertus spirituelles de l’aile de Courtoisie parmi lesquelles on retrouve la mise en garde contre trois péchés capitaux – l’orgueil, l’envie, la luxure –, le péché de la male parole qu’on relie aux péchés de gula – commis par la bouche –, mais aussi les valeurs courtoises de la joie et de l’amour, ainsi que les plaisirs de la table cités dans l’aile de Largesse. Ce « catéchisme » se laïcise ; à l’inverse du didactisme hostile aux valeurs mondaines que prêche La Queste del Saint Graal, les recommandations de Raoul pour le chevalier se veulent un équilibre entre valeurs temporelles et spirituelles. Ainsi, la quatrième plume de l’aile de Courtoisie est bâtie sur le polyptote de la joie et ses manifestations concrètes dans la vie mondaine : « […] nus cortois ne doit blasmer Joie, mes toz jors joie amer », (v. 317-318). Alors que la première pane demande d’onorer Sainte Yglise, la quatrième ne conseille pas, comme on pourrait s’y attendre, le recueillement de la messe ou l’érémitisme prônés par La Queste del Saint Graal, mais fait l’éloge des plaisirs mondains : un chevalier cortois selon Raoul va écouter les chants du troubadour. Cet attachement au siècle est aussi visible par le souci que doit montrer le chevalier pour la gent féminine : « Quar chevaliers doit estre teus/ Se il ot de fame mesdire, / Qu’il face une autre chançon dire », (v. 326-328). Là où La Queste del Saint Graal refuse la présence des femmes auprès des chevaliers, Le Roman des Eles fait au contraire de celles-ci l’objet final du respect et de l’amour : « […] Quar qui est cortois, il doit fere/ S’amor aus fames si commune/ Que il les aint toutes por une », (v. 334-336). Son discours propose ainsi des sortes de saynètes dont les images révèlent l’humour de l’auteur, que ce soit cil dont il nous révèle les pensées calculatrices (v. 179-183), cil qui s’emplit la pance (v. 217), ou encore le mauvés vivandiers qu’on chasse (v. 260-262). Gianfelice Peron commente ainsi la comparaison savoureuse de la quinte pane de l’ele de Courtoisie (v. 402-418), celle du chien défendant à la vache d’approcher du foin. Ce passage reprend une parabole de l’envieux qui ne supporte pas qu’on donne à un autre que lui, quand bien même le don ne lui serait d’aucun profit :
Son explication achevée, Raoul expose son propre commentaire […] parfois en insérant des similitudes d’une efficacité appréciable comme celle de l’envieux qui, dans le seul but stérile de satisfaire son envie, conseille à son propre seigneur de ne pas être généreux envers les autres, se comportant comme le chien qui tient la vache éloignée du foin sans pouvoir manger lui-même10.
Si l’aile de Largesse propose six qualités en accord avec les principes évangéliques de charité et de désintéressement, sa septième valeur nous ramène soudainement dans les exigences de ce monde avec la mention des nécessités quotidiennes – veiller à restaurer son entourage. Quant à l’aile de Courtoisie, si elle place en première vertu d’honorer l’Église, elle se conclut sur un panégyrique de l’amour. Mais l’imprécision laissée par Raoul sur l’objet de cet amour nous laisse penser qu’il vise davantage l’amour humain que l’amour divin, la dame se révélant l’élément constitutif essentiel du chevalier.
Amors et amie, guides et bâtisseurs du chevalier
La dame à la source de la chevalerie
12La sixième plume de l’aile de Courtoisie est consacrée à l’importance de l’amour. Amors participe à la définition ontologique du chevalier : ce sentiment lui permet de sublimer son caractère et d’atteindre la perfection de son être. À l’amour ovidien qui frappe l’amant et lui inflige peines et souffrances vient s’adjoindre l’amour courtois qui bonifie l’amant, lui permettant de connaître le melhorar tant chanté des troubadours : « Por amor doit en pacïence/ Tout prendre en gré et tout ingal, / Et joie et duel et bien et mal », (v. 502-504). Mais à qui doit s’adresser cet amour ? Quel est l’être qui inspire au chevalier un tel courage ? Alors que le symbolisme des ailes tendrait à évoquer l’amour le plus parfait qui soit, l’amour divin, Raoul choisit l’amour profane, l’amour humain. Bien que la femme ne soit pas strictement mentionnée, l’auteur précise que le chevalier doit être appelé amis, et qu’il a amie (v. 490 et 493). On constate aussi un parallèle troublant entre Meraugis et ces vers du Roman des Eles : « Amors en un seul point/ Li puet rendre par sa bonté/ Que tout son mal devient santé », (v. 504-508) ; dans Meraugis, le chevalier éponyme parle en termes similaires de sa bien-aimée Lidoine : « C’est la santez dont je garrai./ Garrai ? Voire, se ge la voi ! » (v. 4849-4850) : c’est l’amour pour sa dame, et non la prière ou un miracle divin, qui rend au chevalier la santez. Rappelons que Lidoine possède des pouvoirs guérisseurs, et que si Chevalerie est la fontaine/ De cortoisie (v. 12-13), Lidoine est justement assimilée à une fontaine dans le manuscrit W de Meraugis. C’est bien l’amour de la dame, l’amour pour la dame, qui va permettre au chevalier d’acquérir et pratiquer cette courtoisie indispensable à la constitution de son être. La conclusion du Roman des Eles s’étend sur 151 vers qui soutiennent la thèse de la puissance de l’amour : « Tels est amors, tels sa puissance […] » (v. 509). Si cette dernière partie du Roman des Eles entièrement dédiée aux pouvoirs d’mors reste ambigüe quant au bénéficiaire de cet amors, les comparaisons utilisées par l’auteur nous autorisent à penser que celui-ci oriente son propos vers une laïcisation du discours évangélique sur l’amour.
Symboles chrétiens et laïcisation de l’amour
13Pour conclure son Roman des Eles, Raoul choisit de mettre en relation amors avec trois éléments traditionnels de la symbolique chrétienne : la mer, le vin, la rose :
Tels est amors, tels sa puisance,
Trois choses samble sanz doutance.
Amors qui fet la gent amer
Resamble rose et vin et mer. (v. 509-512)
Raoul consacre d’abord son argumentation à la mer. Celle-ci occupe une place particulière dans l’imaginaire biblique. Le Peuple de la Bible n’était pas un peuple marin et redoutait la mer11. Les tribulations de certains personnages, suivies de l’arrivée à bon port, se retrouvent dans la tradition celte de l’immram : des voyageurs, païens ou chrétiens, s’embarquent sur l’océan et laissent la volonté divine les guider12. Le plus célèbre voyage chrétien est celui de saint Brendan qui part pour une quête de sept ans à la recherche du jardin d’Eden, s’aventurant sur l’océan Atlantique avec une petite embarcation et plusieurs moines vers l’an 530. Il revient en Irlande en affirmant avoir découvert une île qu’il assimile au Paradis. C’est un immram métaphorique similaire que Raoul fait subir à son chevalier :
En mi la mer tantost avient
Que une tormente li vient,
Qui tout depiece et tout desvoie,
Et chace sa nef en tel voie
Qu’il pert tout […] » (v. 517-521)
La tempête, l’errance sur l’océan avant d’arriver à bon port est une métaphore de l’homo viator chrétien qui cherche, erre, se trompe et souffre avant d’atteindre le salut, la destination espérée, le droit port dont parle le texte (v. 524). Le texte dépeint ce voyage comme une dure épreuve : « Qui en mer entre et plus se paine/ Plus trueve en mer amere paine./ Bien i esprueve amors son non », (v. 543-545). Or ici, le bon port n’est pas Dieu, mais l’amors, la dame13. Les tribulations de saint Brendan qui visaient à atteindre le paradis deviennent dans Le Roman des Eles les souffrances amoureuses destinées à éprouver l’amant. Nous prenons pour indice la signification de la métaphore du venz contraire qui empêche le chevalier de rejoindre sa dame :
« Quels est cil venz qui les tormente ?
– La parole des fausses genz.
C’est la tormente, c’est li venz
Qui ja ne le lera venir
Au port ou il voudroit venir », (v. 530-534).
Cette parole des fausses genz évoque celle des losengiers, les traîtres qui complotent la perte des amants, dont le Tristan comporte de nombreux exemples. L’immram mystique prend donc place parmi les épreuves de l’éthique courtoise, la mer déchaînée filant la métaphore des tourments et des doutes amoureux. On ne peut que penser ici au nom du héros du roman éponyme, Méraugis, dit de Portlesguez : lui aussi subit nombre d’épreuves avant d’arriver à bon port, celui incarné par la dame de son cœur, Lidoine.
14Dans toutes les civilisations qui le célèbrent, le vin est présenté comme un don des dieux : don d’Osiris pour les anciens Égyptiens, de Dionysos pour les Grecs, de Bacchus pour les Romains. Dans la Bible, la vigne et le vin sont mentionnés environ six cents fois. Le vin a une signification ambigüe dans l’Ancien Testament ; nombre de versets en parlent comme d’un dangereux poison. Ainsi dans le Lévitique : « Tu ne boiras ni vin, ni boisson enivrante, toi et tes fils avec toi, lorsque vous entrerez dans la tente d’assignation, de peur que vous ne mouriez : ce sera une loi perpétuelle parmi vos descendants », (Lv 10. 9, recommandations à Aaron). Dans le Deutéronome, on peut lire : « Leur vin, c’est le venin des serpents, C’est le poison cruel des aspics », (Dt 32.33, au sujet des habitants de Sodome et Gomorrhe). À l’inverse, dans le Nouveau Testament, le vin symbolise l’eau-de-vie éternelle, le sang du Christ, sa vie sacrifiée par amour. Le vin répandu devient sang de l’alliance, et élément fondamental de l’eucharistie. Durant la messe, l’élévation de la coupe consacre dans le vin la présence de Jésus, précédée des paroles qu’il prononça lorsqu’il célébrait la Cène avec ses disciples : « Prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. Vous ferez cela en mémoire de moi », (Mt 26.27-28). Les chrétiens reconnaissent sous la forme du vin le sang du Christ, porteur de la présence réelle de Jésus.
15Dans son Roman des Eles, Raoul compare le vin à l’amour : « […] je pruef ce que je devin, / De qoi amors resamble vin », (v. 553-54), et le premier indice que nous donne Raoul n’est pas sans évoquer Le Banquet de Platon : « – Comment ? – Ç’avrai je tost prové./ Li plusor l’ont en vin trové » (v. 555-556), Le Banquet qui a justement pour but de découvrir la vérité sur l’amour ; or, le vin libère la parole des convives. In vino veritas : la vérité de l’amour serait-elle dans le vin ? La vérité du vin serait-elle dans l’amour14 ?
16Le vin est aussi un élément essentiel du Cantique des Cantiques. Dans ce chant biblique tout entier consacré à l’amour, la signification du vin évolue alors que la relation charnelle progresse. Si le vin est d’abord décrit comme inférieur à l’amour : « Ton amour vaut mieux que le vin » (Ct 1.2), vin et vigne entretiennent une relation privilégiée avec la bien-aimée. La vigne est une métaphore de sa sexualité, et dans le verset 5, lorsque les amants consomment leur union, le vin devient métaphore de l’amour : « J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée ; Je cueille ma myrrhe avec mes aromates, Je mange mon rayon de miel avec mon miel, Je bois mon vin avec mon lait… Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour ! » (Ct 5.1). Enfin, dans le verset 7, le corps de la bien-aimée est le réceptacle parfait de ce vin-amour qui enivre le poète : « Ton sein est une coupe arrondie, Où le vin parfumé ne manque pas » (Ct 7.2). Cette mention du vin jaillissant du corps de l’aimée pour procurer la jouissance montre des similarités avec le vin du Roman des Eles houdanesque, lequel établit un principe de complémentarité entre le vin-amour et son réceptacle, le cuer :
[…] Qui prent dou vin et douz l’entone,
Quant li vins est dedenz la tonne,
Li vins se pere et esnetie,
Que ja n’i remaindra poutie
Qu’il ne get fors, si que li vins
Remaint si nés, si purs, si fins,
Si biaus, si clers com vins puet estre.
Tout ce revient d’amors au nestre :
Covient que l’amors naist du cuer ;
Comme li vins qui gete puer
L’ordure dont il s’esnetie,
Gete amors hors la vilonie
Du cuer, que point n’en i remaint,
Si que l’amor qui el cuer maint
Remaint si nete et pure et fine
Comme li vins quant il s’afine. (v. 557-572)
Suivant cette métaphore de la tonne et du vin, l’amour conservé dans le cœur se purgera de toutes ses imperfections et s’affinera pour réjouir l’aimé(e) :
De bon vin itant vous promet :
Quant il est en bon vessiau net,
Toz jors en vaut miex li vessiaus,
Quar de bons est bons li essiaus.
Aussi qui en amors s’est mis,
S’il a esté un jor amis,
Toz jors en est de meillors mors.
Aussi est de vin et d’amors
Comme je di. (v. 573-581)
Cette comparaison filée entre le vin et l’amour et l’affirmation que l’un comme l’autre se purifient lorsqu’ils sont mis dans un bon vessiau n’est pas sans rappeler le graal : La Queste del Saint Graal le désigne à plusieurs reprises sous la périphrase de Saint Vessel15, et sous-tend son discours didactique sur l’antithèse entre l’ort et le net. Toute la problématique de ce roman arthurien repose sur l’ort qui frappe les terriennes choses et les âmes des chevaliers pécheurs, et le net qui caractérise le cuer et le cors de la chevalerie celestiel : « Quant vous deustes estre chevaliers, vos alastes a confesse, si que vos montastes en l’ordre de chevalerie nez et espurgiez de toutes ordures et de toz pechiez dont vos vos sentiez entechiez […] » (La Queste del Saint Graal, p. 45). Raoul semble bien faire référence, dans ce passage du Roman des Eles, au saint Graal, le calice qu’utilisa Jésus lors de la Cène et qui servit ensuite à recueillir son sang, ce sang qui se transforme en vin lors de l’Eucharistie pour apporter aux fidèles la grâce de Dieu16. En effet, quel meilleur contenant que le Graal pour rejeter toute ordure et rendre le vin si nés, si purs, si fins, si biaus, si clers, autant d’épithètes attribués à ce qui émerge du saint vessel ? Cependant, le vin renvoie aussi à la boisson et en tant que tel, il est considéré dans La Queste del Saint Graal comme démoniaque car il échauffe les sens et entraîne à la luxure17. Le vin du Roman des Eles est destiné aux amants comparés à des vessiaus, et la vue du graal est justement interdite aux amants entachés par la luxure et les plaisirs terriens – tels Lancelot ou Gauvain. En revanche, le bon vin célébré par Raoul – bon peut être pris dans le sens de « saint, divin » –, est mis au service de l’amour terrestre. Le cœur de l’amant, assimilé au saint Graal, en possède les mêmes vertus, le pouvoir d’expurger l’ordure et de purifier le vin-amour pour la plus grande joie des amants. Pour décrire l’amors houdanesque, ce passage du Roman des Eles entremêle subtilement références chrétiennes et païennes, sources vétérotestamentaires et Histoire évangélique, symboles sacrés et images profanes.
17Une gradation se produit avec l’évocation de la dernière image, celle de la rose. Raoul comparait amors avec la mer et le vin par l’utilisation du verbe resamble (v. 512 et 554). Avec la rose, il passe à la véritable métaphore en assimilant comparant et comparé :
[…] Après estuet
Que je die comment ce puet
Estre qu’entre amor et la rose
Soient une samblable chose », (v. 582-584).
Dans Cligès, Chrétien de Troyes emploie la comparaison avec la rose pour décrire la largesse, dans le discours que tient l’empereur de Constantinople à son fils Alexandre (cf. Cligès, v. 208-225), et Gianfelice Peron voit dans cette coïncidence un emprunt direct fait par Raoul à son prédécesseur Chrétien : « È probabile che, come altre volte avviene, anche in questo caso l’essempio di Chrétien abbia agito direttamente nella memoria di Raoul che trasferice ad Amore le proprietà che nel Cligès sono attribuite a Largece. »18
18L’Antiquité fait remonter l’origine de la rose à la mort d’Adonis, l’amant d’Aphrodite, dont le sang avait fait naître les premières roses rouges. La rose devient alors le symbole de l’amour qui parfois vainc la mort, et aussi celui de la renaissance. Chez les auteurs chrétiens, elle est le symbole de prédilection des martyrs, du Christ, mais surtout de la Vierge : Marie est la rose du ciel, la rose sans épines, l’origine de toutes les autres roses qu’elle surpasse par sa beauté. Le culte marial se développe sous l’influence cistercienne : leur Rosaire, chapelet d’oraisons dédiées à Marie, tire son origine du latin ecclésiastique rosarium, qui désigne la guirlande de roses dont les représentations de la Vierge étaient couronnées. Aux vers 582-632 de son Roman des Eles, Raoul fait l’éloge de la rose, fleur des fleurs, éminente entre toutes :
« Qui de la rose dit le voir,
Suer toutes flors rose est leal ;
Rose est la plus especial,
La plus cortoise et la plus fine ;
Rose embelist et enlumine
Toutes flors, et done colors […] », (v. 586-601).
Si les vers sur le vin exaltaient la pureté, ceux sur la rose franchissent un degré supplémentaire avec la lumière qu’elle apporte au monde. Et plus le chevalier aime, meilleur il devient :
Se c’est qu’amors cortois le truisse,
Cortois le fet plus que devant,
S’il est larges, larges avant ;
Quar amors fet, ce ne fet nus,
De bel plus bel, de cortois plus,
Et en toutes biautez s’eslist. (v. 622-627)
Dans le Nouveau Testament, ce sont les trois vertus théologales, Foi, Espérance, Charité qui conduisent l’homme vers Dieu, vers son salut ; dans Le Roman des Eles, c’est amors. Amors qui est bonté, qualité divine. À l’image des troubadours des xiie et xiiie siècles, Raoul propose un traité qui mêle galanterie, art de vivre et dévotion, une littérature profane élaborée au sein même du christianisme. À travers ces trois symboles – mer, vin, rose –, il trace un parcours édifiant au chevalier, un cheminement profane vers la Dame qui duplique les trois étapes du pécheur chrétien vers la résurrection : ayant supporté les tourments de l’amour – l’enfer avec ses paines et ses tormentes –, il doit se débarrasser des ordures que peut contenir son cœur – le passage par le Purgatoire –, pour finalement atteindre la lumière de la perfection, le paradis où l’attend la rose-Dame. Il s’agit là d’un itinéraire spirituel largement parcouru dans la littérature didactique et religieuse du Moyen Âge19 : un siècle avant Dante, le chevalier de Raoul accomplit sur le mode allégorique la descente aux enfers et la progression vers le paradis incarné par une dame parfaite. Porté par les eles de Largesse et Courtoisie, il accomplit une constante ascension vers cette rose qui prend la place de Dieu dans ses aspirations :
[…] Par qoi tuit i pueent apprendre
Que l’en i puet tel chose emprendre
En proesce. S’il i est pris,
Dignes est de monter en pris ;
Dignes, c’est mon, qoi que nus die. (v. 639-643)
L’ambition de Raoul n’est pas de former un saint chevalier, mais un preudon, un homme de bien, un vrai chrétien dans le siècle :
Raouls a toz les cortois prie
Que de ces teches lor soviegne, […]
Quar bone teche, quant on l’a,
Puet rendre si biau gerredon,
C’une teche rent un preudon,
Et en toz biens le met avant. (v. 644-655)
On rejoint Hans Robert Jauss dans ses conclusions :
Dans sa seconde œuvre allégorique, Le Roman des Ailes, Raoul se sert d’un thème religieux à des fins profanes. Il le prit à son compte probablement à la suite d’Alain de Lille qui, dans De sex alis Cherubim, employait cette allégorie des ailes comme un schéma permettant une énumération commode de doctrines chrétiennes. […] Le poète en Raoul, initié à ce savoir tout ésotérique, entreprend de refaire l’éducation des chevaliers, sous une forme adaptée au but qu’il se propose, c’est-à-dire grâce aux noviaus moz (v. 7) de son allégorie ; il veut leur enseigner que ce qui fait de chacun d’eux un chevalier al non appartient et n’existe que par participation au nom, essence supérieure parce que plus réelle que leur existence individuelle20.
Le Roman des Eles pose la question de l’adéquation de l’être avec le nom, de la semblance avec l’apparence. N’a droit au titre de chevalier idéal que celui qui allie les vertus décrites par l’auteur. En employant la description allégorique dont l’origine se trouve dans la littérature religieuse, l’auteur laissait présager à son lecteur un parcours édifiant, la construction d’un chevalier célestiel et son envol du chevalier vers Dieu et le paradis, à l’image de Galaad dans La Queste del Saint Graal. Mais c’est à la fabrique d’un personnage mondain que l’auteur nous convie, un personnage certes appelé à honorer l’Église, mais plus encore à cultiver l’amour humain pour une femme de chair. Raoul chante un idéal bien éloigné de la chaste militia Christi que propose l’auteur cistercien de La Queste del Saint Graal. Si les eles parées de vertus doivent élever le chevalier, c’est vers la dame et l’amour terrestre. Une ascension vers le ciel, certes, mais pour mieux vivre sur la terre. L’écriture allégorique est extraite de sa tradition religieuse pour servir les aspirations temporelles, et les conseils prodigués au prototype du chevalier exemplaire vont se trouver appliqués dans un roman arthurien d’où la religion est absente : Meraugis de Portlesguez.
19Un autre problème se pose, et ce dès Le Dit : le parfait chevalier tout entier composé de vertus est vaincu par son double noir formé de vices, tandis qu’un contre-modèle vient s’opposer à la figure lumineuse portée par Largesse et Prouesse : celle du borjois, qui s’appuie sur l’avarice et la puissance nouvelle de l’argent. Ce chevalier idéal laborieusement construit dans Le Roman des Eles ne serait-il pas la réaction fantasmatique de l’auteur à une situation sociohistorique des plus triviales, la montée en puissance de la classe bourgeoise au xiiie siècle ?
Le parfait chevalier peut-il exister ?
20Le Roman des Eles présente l’archétype d’un chevalier parfait tout entier porté par Prouesse et Largesse, vertus traditionnelles que la caste des bellatores se plaît à s’attribuer en exclusivité. Si la prouesse et l’exhibition de celle-ci sont une composante inhérente de l’homme de guerre qu’est le chevalier, la largesse, exaltée tant dans l’épopée que dans le roman, n’est pourtant pas, à son origine, spécifique de la chevalerie : il s’agit d’une valeur aristocratique et même royale, dont les chevaliers s’avèrent les premiers bénéficiaires. La libéralité indispensable envers les pauvres chevaliers constitue un véritable poncif de la littérature française de langue d’oïl dans la seconde moitié du xiie siècle, et ce phénomène littéraire, selon Jean Flori, n’est que le reflet d’un phénomène sociologique :
L’idéologie est descendue du niveau royal vers le niveau princier, puis seigneurial, avant de devenir « chevaleresque ». Dans la deuxième moitié du xiie siècle, ce mouvement est en marche et il n’est pas surprenant de voir exalter la largesse des princes envers les chevaliers qui en vivent, mais aussi celle des chevaliers qui, copiant les Grands, adoptent leurs modèles idéologiques. La largesse devient alors une vertu chevaleresque21 […].
Le don appelant le guerredon, bienfait d’ordre social destiné à sceller la solidarité de la chevalerie et à attacher au « patron » les compagnons guerriers qui le servent, cette largesse chevaleresque se voit menacée, au début du xiiie siècle qui voit apparaître les premières œuvres houdanesques, par les valeurs antithétiques mais de plus en plus influentes de la nouvelle classe montante : la bourgeoisie, monde de citadins et de marchands, milieu où l’argent circule non pour être distribué, mais au contraire thésaurisé et multiplié22. L’ordre trifonctionnel analysé par G. Dumézil – clergé, guerriers, producteurs, une organisation a priori statique, voulue par Dieu et donc harmonieuse –, ainsi que la division médiévale traditionnelle entre potentes et humiles, se voient profondément perturbés par l’ingérence de cette catégorie nouvelle portée par la loi du profit. Jacques Le Goff commente ainsi cette dichotomie émergente : « [Jusqu’à la fin du xiie siècle], la distinction sociale prédominante opposait potentes et humiles, c’est-à-dire puissants et faibles. Ensuite, du début du xiiie siècle jusqu’à la fin du xve siècle, c’est le couple dives et pauper, riche et pauvre, qui s’impose23. »
21La première œuvre houdanesque, Le Dit, composé en cette période, illustre la réaction du poète face à cet état de fait nouveau et déroutant : prenant la parole au nom de ses confrères trouvères et ménestrels, il renchérit sur le topos des temps passés et sur celui de la demande de protection et de dons adressés à un seigneur, exprime sa nostalgie d’un autrefois chevaleresque où la courtoisie faisait vivre ses semblables et lui-même. Avant de louer l’importance de Largesse dans Le Roman des Eles, Le Dit de Raoul choisit de présenter au jeune chevalier un contre-modèle rédhibitoire : celui du borjois, être aux valeurs opposés et par là-même méprisables. Pour cela, il met en scène dans son Dit une psychomachie, duel faisant s’affronter le bien sous la figure d’un chevalier formé de vertus, au mal avec un anti-chevalier composé de vices.
La psychomachie houdanesque
22Depuis Prudence au début du ve siècle, la psychomachie est un motif allégorique connu. Elle consiste en un affrontement de Vices et Vertus antithétiques, traité sur le mode épique de la bataille. Le Lancelot propre exploite ce motif en faisant combattre chevaliers blancs – représentants du Bien – et chevaliers noirs – représentants du Mal. Raoul de Houdenc, comme on l’a vu plus haut, en donne une version des plus canoniques dans Le Dit, en faisant s’affronter le couple dualiste Honor et Honte. Un combat perdu d’avance pour le clan des vertus, car dans cist monde bestornés (v. 87), les vices ont triomphé :
Malvaistiés croist et Honor font ;
Largece muert et Honte vit ;
Traïsons danse et Agais rit ;
Carités crie, Pitiés pleure ;
Joie est desos et Diels deseure ;
Miels devient fiel et fiel espise. (v. 22-27).
Cinq couples antinomiques s’étendent sur les vers 20-26, juxtaposés pour créer un effet d’énumération qui montre l’étendue du désastre : Malvaistiés/Bontés, Largece/Honte, Traïsons/Carités, Agais/Pitiés, Joie/Dieuls. Le lexique laudatif se place du côté du mal : croist, vit, danse, rit, deseure, par antithèse avec les verbes dépréciatifs associés aux vertus : font, muert, crie, pleure, desos. Cette accumulation d’antithèses n’est pas sans annoncer le monde infernal que traversera Raoul dans son Songe d’Enfer. Mais, différence majeure, l’inversion des valeurs du Songe d’Enfer est décrite sur un mode plesant pour l’auteur-narrateur : il loue la prise de pouvoir des vices sur les vertus, et son chemin vers l’enfer se déroule dans la joie la plus subversive. Le Dit adopte un ton résolument inverse, moralisateur et fataliste, un planctus sur une idéologie chevaleresque dégradée, qui culmine avec la paronomase miels/fiel. Les vers suivants décrivent le combat mené par les allégories :
Largece, qui s’est combatue
Contre Avarisse, ne se puet
Plus combatre ; par force estuet
Que fuie ; mais saciés de voir,
S’ele peüst armes avoir,
Moult se combatist volentiers. (v. 30-35)
Jouant sur l’écriture allégorique, l’auteur construit deux chevaliers dont chaque arme est constituée d’une vertu ou d’un vice. Chaque pièce d’armure est passée en revue, et l’affrontement martial devient idéologique :
Mais Honors, qui ert ses destriers,
Ne puet corre, que que nus die.
Ses escus ert de Cortesie
Et ses elmes fais de Proëce,
Sa baniere de Gentillece. (v. 36-40)
Le portrait du chevalier Largesse est fort court comparé à celui d’Avarice. L’équipement de Largesse se résume au destrier, escus, elmes et baniere, quand Avarice arbore un impressionnant arsenal : « Sele a d’Engien, frain d ’gait, poitral d ’nui, escu de Felonie, obers de Fause Pais, ses cevals Traïson, espee de Covoitise, lance de Desloiauté, et sa baniere Envie », (v. 41-69). À l’infériorité numérique des combattants vertueux s’ajoute l’utilisation de vices originaux, secondaires dans la liste canonique des péchés, mais qui servent efficacement les péchés capitaux traditionnels : comme sur le chemin menant au palais de Belzébuth dans Le Songe d’Enfer, Orgiels, Avarisse et Covoitise/Envie sont entourés de vices – assistants – Engien, Anui, Tricerie… –, parents, alliés ou amis qui encadrent l’intrus d’un inextricable réseau peccamineux dans lequel il se retrouve prisonnier et dominé – pour son bonheur dans Le Songe d’Enfer, pour sa disgrâce dans Le Dit.
23On retrouve le même « manichéisme » dans Le Roman des Eles : pour un chevalier, Bien et Mal ne peuvent qu’être diamétralement antithétiques, toute accointance paraît impensable. Au vrai chevalier s’oppose le traître, le lecheor (v. 437-440), et un chevalier qui abandonne sa nature entièrement vertueuse devient alors une forme de monstre, composé d’une moitié de bien et d’une moitié de mal, être hybride abominable :
Cil qui tienent cel geu part,
Ce sont chevalier mi parti,
Quar il sont chevalier nommé
Demi, et lecheor clamé
Por ce que lecheor se font ;
Sel cuident estre mais non sont,
Ne ja ne le seront par droit,
Que nuls lechierres ne porroit,
Por nule rien qui peüst estre,
Lechierres et chevaliers estre ; (v. 441-450)
Et l’auteur de réaffirmer son refus de toute compromission : le chevalier idéal sera pur ou ne sera pas. C’est là question d’essence, de non et d’identité, de correspondance entre semblance et senefiance. L’auteur émet alors l’hypothèse qu’un tel hybride voit le jour, et le décrit par l’intermédiaire de son escu :
– C’est cil qui au tornoiement
Porte l’escu au non divers ;
C’est li escuz a deus envers,
Qui est partis de lecherie,
A un blasme de vilonie,
A quatre ramposnes rampanz,
A une langue a cinq trenchanz,
Qui l’escu porprent e sormonte,
L’escu au mireoir de honte,
Au lyon portret de manaces. (v. 469-478)
Une telle description n’est pas sans préfigurer le personnage de l’Outredouté, tors et droiz à la fois, dont l’escu pendu dans l’arbre déclenche les aventures de Méraugis ; l’écu de l’Outredouté arbore lui aussi un aspect effrayant, il est un « rouge escu au noir serpent » (v. 1908 de Meraugis), animal à langue bifide qui rappelle la langue a cinq trenchanz de celui du chevalier du Roman des Eles. Ce personnage est l’incarnation du mal dans Meraugis, il porte le titre de chevalier mais son comportement se révèle anti-chevaleresque. À l’aboutissement de l’œuvre houdanesque, semblance et senefiance ne vont plus de pair.
Le règne d’Avarice
24Revenons au Dit, dans lequel le poète livre un constat désabusé du monde en ce début de xiiie siècle. Les artistes ambulants languissent dans le désarroi faute de mécènes :
Car largece est tote perie
En clers et en chevalerie,
En dames et en damoiseles,
Qui n’oent mais choses noveles. […]
Por ce que li don sont chau,
Sont menestrel dechau. (v. 11-22, version Wright)
Thomas Wright nuance cet incipit mélancolique qui, selon lui, n’est rien de plus qu’un lieu commun de la poésie troubadouresque de ce temps :
[The poem] opens with the ordinary complaint of the minstrels in the thirteenth century, that the liberality of the barons was diminishing, and that the minstrels and jogelours received no longer the same encouragement at their hands24.
Mais le poète nomme la coupable de cette situation : il s’agit d’varisse (v. 28, manuscrit T). Le Dit met alors en scène la psychomachie entre Largesse et Avarice, sous l’apparence des deux chevaliers ; mais Largesse, soutenue par les valeurs abstraites telles honors et cortesie, ne peut lutter contre les valeurs peccamineuses et matérielles qui portent Avarice – aussi désignée sous le terme de Convoitise (v. 46-75, manuscrit W). L’argent, nouveau pouvoir dominant nommé au travers de personnes – les rices – ou de biens matériels précieux – casteax, vair, gris –, fait basculer le duel en faveur de cette dernière :
Avarise devant les lises,
La honie, la desloiaus,
Fait des plus rices ses casteax.
Ses banieres et ses amis.
Ele a le vair, ele a le gris,
Ele a qanque ses cuers demande, (v. 70-75, T).
Avarice, par synecdoque, désigne le borjois, le marchand, dont elle est la caractéristique essentielle. De la personnification abstraite, le poète glisse à la désignation directe dans la deuxième partie du Dit.
Un dangereux borjon
25L’essor rapide des villes à partir du xiie siècle est l’un des effets de la dynamique qui anime l’Occident médiéval. Bien des clercs ont commencé par craindre cet univers social bruissant d’activités artisanales, commerciales, intellectuelles : la ville est pour eux une « Babylone » livrée au vice et au culte de l’argent. Or, l’amour de l’argent et l’esprit comptable qui animent maîtres des métiers, marchands et banquiers sont étrangers à l’éthique de l’Église, qui dénonce chez eux l’un des plus graves péchés répertoriés : l’avarice. L’émergence de cette catégorie nouvelle de travailleurs pour laquelle nulle place n’était prévue, leur importance croissante dans la société crée un déplacement malvenu qui engendre à son tour du désordre, du bestournement, selon les termes utilisés par le poète pour désigner ce mal qui triomphe contre toute logique :
Fortune a la roe tornee,
Por c’est itels, la bestornee,
Dont cis mondes est bestornés.
[…] Por qoi nos veöns orendroit
Que li siecles est defallis. (v. 85-93, ms. T.)
L’ordre ancien idéalisé n’est plus, les états ont dégénéré, et le poète le déplore. Dès lors, le coupable de ce bestournement est tout désigné : c’est le borjois, l’habitant de ces villes à l’influence grandissante, tout entières tournées vers le marché, le commerce et leurs inévitables corollaires : l’argent et la convoitise qui ont terrassé Largesse25. L’ancien clivage composé du chevalier et du vilain, du clerc et du laïc, qui formaient les deux pôles – positif / négatif – de la société telle que la représentait la littérature du xiie siècle, n’est plus de mise. Avec l’apparition d’une division supplémentaire qui oppose désormais riches et pauvres, la chevalerie se meurt peu à peu, inadaptée à cette civilisation mercantile qui se développe sur les ruines de ses valeurs de dépense et de mépris du profit. Georges Duby qualifie ce nouvel état du monde d’« infection du social par l’argent »26, infection favorisée par une valorisation du travail lucratif, des activités rentables et la satisfaction des désirs, et avec pour inévitable conséquence le triomphe d’Avarice, désormais en tête des sept péchés capitaux27.
26Pendant des siècles, la méfiance et l’hostilité ont été très vives contre le commerce et ses profits, accusés de perturber l’ordre de la nature et de chercher le profit. La puissance diabolique de l’argent permet de tout acheter ; à cela s’ajoute la profession honnie d’usurier. Tout au long de l’Antiquité, les peuples pratiquant le négoce – Phéniciens, Carthaginois –, sont passés pour trompeurs, menteurs, profiteurs28. Bien que la puissance athénienne fût à base de négoce, Platon affirme que « tous les genres de métier qui touchent au commerce de détail […] sont décriés, tenus à honte et opprobre », parce qu’ils « portent à des habitudes qui font l’âme totalement impudente et basse29 ». Le borjois, antithèse du bellator, est présenté comme un miroir déformant qui accentue tous les défauts imaginables pour faire rejaillir par contraste les qualités idéalisées du chevalier et d’un monde perdu, donc sublimé par le regret, faussé par une mémoire sélective et partiale ; vision dualiste favorisée par la tradition qui a du marchand une image négative. Ses aspirations et celles du chevalier ne pourraient être plus éloignées : là où le second trouve son bonheur dans la prouesse, toute action noble et élevée est physiquement douloureuse au borjois : « […] Proëce grieve/ As riches, c’est cosse provee ;/ Proëce n’iert jamais trovee », (v. 100-102, ms. T). Dans le même temps, le monde est littéralement « affamé » de faits d’éclat :
Onques ne vi, par nul cier tens,
Tel herbaut, ne si grant destrece,
Com il est herbaus de [larjece],
Por c’est herbaus que poi enlieve
Em proëce […]. (v. 96-100, ms. T)
Or, non seulement les marchands développent l’importance de la vie matérielle et l’intérêt pour ce bas monde, mais en accumulant les richesses, ils menacent la prédominance des nobles. De plus, leur mentalité n’encourage pas la soumission dans la solidarité communautaire, mais l’esprit d’entreprise individuelle dans la concurrence, la thésaurisation et l’exploitation. Le borjois incarne le nouvel ennemi du chevalier :
Onques nul borjois ne conui
Qui povre chevalier amast,
Ne qui volentiers s’acostast
De leceör a povre robe.
Borjois n’ainme ome s’il nel robe. (v. 120-124, ms. T)
Cette opposition riche/pauvre s’avère centrale dans Le Dit, où l’on voit le borjois enrichi mépriser et dépouiller le chevalier indigent. Ce personnage est emblématique de la société urbaine qui l’a créé, une société qui exclut toute entraide, toute largesse, valeurs phares de la noblesse chevaleresque30. Son insatiable avidité va jusqu’à entraîner une modification intérieure de son physique, l’apparition d’une excroissance qui donne corps à son vice : « […] Car en borjois a un borjon/ Qui Prendre a non […], » (v. 105-105 T). Cette excroissance apparaît comme l’image concrète de ce corps nouveau, étranger et intrus qu’est la classe marchande dans la société traditionnelle. Ainsi, la propension du borjois à faire le mal est enracinée en lui, et vouée à grandir puisque pour l’instant à l’état de borjon ; ce vice inhérent à la condition de borjois va s’épanouir comme une fleur vénéneuse, et emprisonner, empoisonner le chevalier désarmé. Dans une courte saynète, le poète nous explique comment ce borjon, personnifié et nommé Prendre, fait du borjois un rusé voleur, abusant de la confiance de son hôte et trahissant de surcroît le devoir sacré d’hospitalité :
Qanque il puet de chevalier prendre.
Quant borjois em puet .i. seul prendre,
Soit son segnor, o soit son oste,
Tel hostel li fait qu’il li oste
Del suen qanque il em puet oster.
Tant com il se puet acoster
Au Prendre, tant le velt atraire.
En la fin, quant cil n’a que traire,
Et li borjois en a tot trait,
Lors ne sont pas plus tost retrait
Li burel de loviers de lui. (v. 109-119, ms. T)
Le poète joue sur l’homonymie ostel/oste et oste/oster pour souligner la duplicité du borjois, ainsi que sur le polyptote de traire/atraire/, trait/retrait qui s’associe aux verbes prendre pour mimer les gestes du voleur. À ce redoutable tire-laine s’opposent d’abord le franc home (v. 105 du ms. W), puis le povre chevalier, et enfin l’être humain en général, l’ome : « Borjois n’ainme ome s’il nel robe », (v. 124-126, ms. T). Thomas Wright résume ainsi la pensée du poète : « The writer […] attributes the change to the increasing prevalence of avarice ; and goes on to describe the general degeneracy of the time. He describes avarice as the especial vice of the bourgeoisie : “The burgess has a bud or sprig (borjon, perhaps intended as a pun upon the name) which he called Take, and he accused of taking all he could of those who came to his hostle”31. » Cette excroissance de chair tire irrémédiablement le bourgeois vers la partie la plus méprisable du monde terrestre, l’enracine dans la terre et ses biens périssables quand le chevalier du Roman des Eles s’envole vers une perfection d’actes et de sentiments. Désignés au Moyen Âge sous le vocable de peuple gras, marchands et bourgeois sont, on va le voir à présent, tout autant vilipendés dans Le Songe d’Enfer.
Cras et lart d’enfer
27Raoul réserve un sort peu enviable aux manipulateurs d’argent dans Le Songe d’Enfer. Lors du repas chez Belzébuth, la condamnation des usuriers a droit à la première mention : « […] Napes qui sont fetes de piaus/ De ces useriers desloiaus/ A estendues sus les dois » (v. 431-133). L’usurier fait partie d’une race maudite, dont Jacques Le Goff décrit un des supplices infernaux : « Pour lui point de salut, comme le montrent les sculptures où une bourse pleine d’argent à son cou l’entraîne vers le bas, c’est un gibier d’enfer. Comme l’avait déjà dit au ve siècle le pape Léon Ier le Grand : « Fenus pecuniae, funus est animae » (le profit usuraire de l’argent, c’est la mort de l’âme). En 1179, le troisième concile de Latran déclarait que les usuriers étaient des étrangers dans les villes chrétiennes et que la sépulture religieuse devait leur être refusée.32 » Dans Le Songe d’Enfer, les usuriers sont le plat favori des démons : « […] il sont d’useriers servi/ Toz tens, et esté et yver ;/ C’est li generaus mes d’Enfer », (v. 468-470). Le poète joue sur le motif du gras, omniprésent dans ce banquet infernal, pour décrire la façon dont ces usuriers ont été accommodés : s’ils sont bourrés de lard, c’est parce qu’ils se sont littéralement « engraissés » du bien d’autrui. À présent, le fruit de leur rapacité sert à leur propre garniture, l’usurier est comme étouffé par la graisse dont il s’était lui-même entouré, et la desmesure dont il a fait preuve pour s’enrichir se retourne contre lui :
Lardé si cras desus la coste ;
Devant et derriere et encoste
Ot chascuns deus doie de lart.
Ja n’ert si cras c’on ne le lart
En Enfer tout communaument. (v. 459-463).
Le plat d’useriers cras est suivi de celui d’une catégorie accointée à la leur : celle des voleurs33 : « Uns autres mes fu aportez : / De larrons murtriers a plentez, / Qui furent destempré as aus », (v. 471-473). Par un effet d’harmonie macabre, ces deux catégories de population qui, pour le poète, sont les mêmes – le borjois vole le chevalier dans Le Dit v. 103 et sq. – composent un même plat après s’être entre-dévorées sous l’effet de leur cupidité : « […] Si estoit chascuns toz vermaus/ De sanc de marcheanz mordris/ Dont il avoient l’avoir pris », (v. 474-476). Dans la société du début du xiiie siècle, nobles et clercs tentent de se démarquer de cette nouvelle classe si méprisée, avec plus ou moins de succès. Chez les oratores, l’idéal de pauvreté évangélique a été fortement mis à mal par l’ordre bénédictin ; déjà au xe siècle, la puissance et la richesse des abbayes bénédictines avaient entraîné la réforme de Cluny : les moines ne doivent rien posséder et s’accommoder de la pauvreté ici-bas. Les nobles, comme le note J. Le Goff, vivent eux aussi dans la confusion :
Nous sommes en un siècle où vient de se produire ce que j’ai appelé « la descente des valeurs du ciel sur la terre ». La richesse est nouvelle. Ce n’est plus celle de la terre, des seigneurs et des monastères, c’est celle des bourgeois, des marchands, de ceux qu’on appelle usuriers et qui vont bientôt devenir des banquiers34.
Sous l’influence des ordres mendiants qui se forment au début du siècle, les puissants laïcs s’efforcent de combattre cette nouvelle richesse par les dons aux œuvres charitables, les « miséricordes ». Le xiiie siècle voit massivement se développer les fondations d’hôpitaux et d’hospices, ainsi que la pratique de l’aumône. L’argent de la noblesse est pour une partie consacré à Dieu, dans l’espoir d’obtenir sa grâce. Autrefois employé pour les plaisirs mondains, il doit l’être désormais pour les œuvres saintes.
28Raoul de Houdenc croit-il lui-même en la figure idéale du chevalier qu’il dépeint dans son Roman des Eles ? La mise en œuvre de sa théorie dans son roman arthurien, Meraugis de Portlesguez, permet d’en douter. En effet, nous allons le voir, ce récit d’aventures, loin de présenter un chevalier vaillant et vertueux, se révèle une vaste parodie de la noblesse arthurienne en mettant en scène un héros éponyme aussi maladroit que comique.
Notes de bas de page
1 Jean Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Hachette Littératures, Paris, 1998, p. 248.
2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (Perceval), d’après la copie de Guiot, publié par Félix Lecoy, Champion, Paris, 1975.
3 Lancelot en prose, Roman du xiiie siècle, Droz, Genève, 1980, tome VII, p. 249.
4 Gianfelice Peron, « Raoul de Houdenc e la laicizzazione dell’allegoria », Simbolo, metafora, allegorica, Actes du IVe colloque italo-allemand, Brixen, 1976, D. Goldin, Padova : Liviana Editrice, 1980, p. 110. (« Les vertus sont recueillies et disposées en quelques règles parmi les qualités fondamentales qui, dans la poésie troubadouresque et dans les romans courtois, sont attribuées aux cavaliers », nous traduisons).
5 Je propose pour Meraugis l’étymologie meritus, « qui mérite », + augere, « digne de progresser » ; Lidoine est « l’idoine », celle qui a toujours la réaction avisée ; « Laquis », formé sur laxicare, est un lâche.
6 Lancelot en prose […], op. cit, p. 400.
7 Alexandre Micha, « Une source latine du Roman des Ailes », Revue du Moyen Age latin, t. 1, n° 3, Lyon, juillet-octobre 1945, p. 305-09.
8 Dans le christianisme, les chérubins sont les anges du second chœur de la première hiérarchie. Ils précèdent les Trônes et suivent les Séraphins. Au Moyen Âge, ils sont représentés avec trois paires d’ailes.
9 Alexandre Micha, « Une source latine […] », art. cit., p. 305.
10 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 113 (notre traduction).
11 Ainsi, Moïse fait franchir la mer Rouge aux Hébreux dans des conditions prodigieuses (Ex 14-15, Ps 77.19) Puissance impossible à dompter, terrible quand elle se déchaîne, menaçante pour les marins, la mer fournit l’image la plus parlante du péril mortel car son fond est censé être voisin du shéol (Mc 5.13). Dans les Évangiles, la mer déchaînée continue d’épouvanter les hommes, mais Jésus manifeste en face d’elle la puissance divine qui triomphe des éléments. Après la Pentecôte, la barque de l’Église est devenue la barque de Pierre, et l’apôtre Paul sillonne la Méditerranée pour annoncer l’Évangile (Mt 23.15).
12 Parmi les immrama celtes païens les plus célèbres, on compte le Voyage de Mael Dúin, le Voyage de Uí Chorra, le Voyage de Snedgus et de Mac Riagla, et le Voyage de Bran (Immram Brain maic Febail).
13 On peut aussi voir en cette dame la Vierge Marie citée dans L’Ave Maris Stella, prière catholique dédiée à la Vierge, qui l’assimile à l’étoile guidant les marins vers le port.
14 Le vin rabelaisien aura lui aussi pour fonction de nous révéler la « vérité cachée » de la Dive Bouteille, cette vérité qui est au centre du Banquet de Platon, consacré en grande partie au jugement de Dionysos.
15 La Queste del Saint Graal, op. cit., p. 15.
16 Voir L’Estoire del Saint Graal, éd. par Jean-Paul Ponceau, Champion, Paris, 1997.
17 Voir Voyage au pays du vin des origines à nos jours : histoire, anthologie, dictionnaire, sous la direction de Françoise Argod-Dutard, Pascal Charvet et Sandrine Lavaud, R. Laffont, Paris, 2007.
18 G. Peron, « Raoul de Houdenc […] », art. cit., p. 113. (« Il est probable que, comme cela s’est produit en d’autres occasions, l’exemple de Chrétien de Troyes a aussi agi ici sur la mémoire de Raoul, qui transfère sur Amour les vertus qui, dans Cligès, sont attribuées à Largesse », nous traduisons.)
19 Voir Fabienne Pomel, Les voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Champion, Paris, 2001.
20 Hans Robert Jauss, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris », L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du xiie au xive siècle, Colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Actes publiés par Anthime Fourrier, Klincksieck, Paris, 1964, p. 125- 126.
21 Jean Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Hachette Littératures, Paris, 1998, p. 261.
22 Cf. l’ouvrage de Philippe Haugeard, Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romaneque des xiie et xiiie siècles, Paris, Honoré Champion, 2013.
23 Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, Perrin, Paris, 2010, p. 11.
24 Thomas Wright, Anecdota literaria, a collection of short poems in English, Latin and French, illustrative of the literature and history of England in the thirteenth century and more especially of the condition and manners of the different classes of society. Edited from manuscripts at Oxford, London, Paris and Berne, by Thomas Wright, London : J. R. Smith ; Paris : C. Borrani, 1844, p. 55. Nous nous appuierons ici sur les deux éditions du Dit, celle de Lewis Thorpe, désignée par T, et celle de Thomas Wright, désignée par W. (« [Le poème] s’ouvre sur l’ordinaire complainte des ménestrels du xiiie siècle, à savoir que la libéralité des seigneurs va diminuant, et que ménestrels et jongleurs ne reçoivent plus les mêmes gratifications de leur part, » nous traduisons).
25 L’hostilité envers le négociant, héritage historique et biblique, est vive durant le Moyen Âge : « Un marchand ne peut jamais plaire à Dieu, ou difficilement », dit Le Décret de Gratien (I, 88, 11). Au lieu d’être des héritiers du passé – comme le noble par sa naissance et son patrimoine, le croyant dans son dogme et sa foi, le savant dans sa connaissance, le paysan par les fruits de la nature, et tous dans leurs traditions –, ils spéculent sur l’avenir, s’approprient le temps qui n’appartient qu’à Dieu. « Dieu a ordonné trois genres d’hommes : les paysans et autres travailleurs pour assurer la subsistance des autres, les chevaliers pour la défendre, les clercs pour les gouverner ; mais le diable en a ordonné un quatrième, les usuriers », s’écrie le prédicateur Jacques de Vitry vers 1200.
26 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme, Gallimard, Paris, 1978, p. 387.
27 Les Pères grecs héritiers du stoïcisme antique élaborent une liste de vices destinée dans un premier temps à aider les moines du désert dans leur combat quotidien contre le démon. Au début du ve siècle, Cassien établit ainsi une liste de huit vices principaux : gourmandise, luxure, avarice, colère, tristesse, acédie, vaine gloire et orgueil. Le théologien parisien Pierre Lombard, dans son Livre de Sentences (1160) réunit orgueil et vaine gloire et est ainsi le premier à proposer la liste des Sept vices principaux ou capitaux : orgueil, colère, envie, acédie, avarice, gourmandise, luxure. À partir du xiiie siècle, on retrouve l’avarice tantôt au second, tantôt au premier rang, supplantant l’orgueil – superbia. Thomas d’Aquin fait de l’avaritia « la racine nourricière » de tous les vices. Voir Jean Delumeau, Le Péché et la peur : la culpabilisation en Occident, xiiie-xviiie siècles, Fayard, Paris, 1983.
28 L’intérêt était vigoureusement condamné par Platon, Aristote et les moralistes grecs. L’Ancien Testament le prohibait entre Juifs. L ’Évangile le déconseillait : « Prêtez sans rien attendre en retour » (Luc, 6,38). Le christianisme, fondé sur l’opposition entre l’amour de Dieu et celui des biens de ce monde, ne pouvait qu’être hostile à une activité suspecte de chercher le profit : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » c’est-à-dire l’argent (Matthieu 6.24). La Bible compte une douzaine de passages sur les inévitables péchés des marchands, et Jésus chasse commerçants et changeurs du Temple.
29 Platon, Lois, 918-919.
30 De leur côté, dès la fin du xiie siècle, en réaction à la cupidité accumulatrice des marchands, les nobles s’appliquent à se distinguer par la dépense, la magnificence. « Largesse […] qui toutes vertus enlumine », joue un rôle fondamental à la cour du roi Arthur. La noblesse va bientôt ériger « la prodigalité, l’endettement, en vertu de caste ». De fait, « Thésauriser est fait de vilain », affirme Rabelais dans Gargantua.
31 Thomas Wright, Anecdota literaria, […], art. cit., p. 55. (« Le poète attribue ce changement à la prise de puissance croissante de l’avarice, et continue à décrire la dégénérescence générale du temps. Il décrit l’avarice comme un vice particulier à la bourgeoisie : « Le bourgeois a un embryon ou un brin (le borjon, peut-être dans le but d’un jeu de mots) que le poète appelle Prendre, et qu’il accuse de prendre le plus possible à ceux qu’il accueille chez lui », nous traduisons).
32 J. Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, op. cit., p. 103.
33 L’assimilation des commerçants et des voleurs remonte à fort loin : déjà le dieu grec Hermès patronnait ces deux catégories qui étaient purement et simplement confondues dans la mentalité antique.
34 J. Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, op. cit., p. 119.
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