Introduction
p. 5-12
Texte intégral
Au commencement était la route1…
1Le chevalier, homme de guerre, et le pèlerin, homme de foi : deux figures qu’on assimile traditionnellement au Moyen Âge occidental. Soldat d’élite combattant à cheval et chargé de défendre les faibles, le chevalier médiéval appartient, à juste titre, à l’imaginaire de cette longue période comprise entre l ’Antiquité et la Renaissance ; mais les temps païens voyaient déjà affluer des pèlerins autour des sanctuaires grecs sacrés, et les pèlerinages chrétiens ont commencé dès le iiie siècle en Terre Sainte pour se poursuivre jusqu’à aujourd’hui. C’est l’impact créé par les croisades au xie siècle et la progressive affirmation de l’Église romaine à partir de cette période qui conduit notre esprit moderne à faire cohabiter dans le temps médiéval ces deux conditions sociales2. Sur les chemins de la foi, chevaliers et pèlerins se rejoignent : un chevalier a le droit, voire le devoir de se faire peregrinus le temps d’un voyage vers un lieu de dévotion. Les croyants à l’épée partent eux aussi chercher leur salut à Saint Jacques de Compostelle, Rome, Jérusalem, ou plus modestement dans un des nombreux petits sanctuaires qui prolifèrent en terres d’Europe ; et obtenir ce salut commence en protégeant le frère en chrétienté, clerc ou laïc qui, armé de sa seule foi, chemine à pied à leurs côtés. S’ils atteignent le tombeau du saint ou mieux encore, celui du Christ, leur foi en est raffermie ; s’ils meurent en essayant, ils accroissent leur chance de gagner le paradis. Ces figures du chevalier et du pèlerin animés par le seul amour de Dieu fusionnent dans l’Histoire dès le xiie siècle avec le Templier, moine-soldat brandissant l’épée d’une main, la croix de l’autre ; la littérature arthurienne l’intègre au siècle suivant dans le cycle en prose du Lancelot-Graal, où Galaad, le miles Christi, le chevalier célestiel, ne vit que pour atteindre la sainte cité de Sarras et y devenir le gardien du Graal.
2Figures masculines, figures droites et fortes, chevalier et pèlerin ont en commun le fait de cheminer, d’être homines viatores. Le premier est généralement un cadet de famille sans espoir d’héritage, errant en quête de combats, de gloire et d’un bon parti sur une route choisie plus ou moins au hasard, voie inconnue, imprécise et individuelle ; le second, un voyageur poussé par sa foi en Dieu, à la recherche du sacré, dont l’itinérance tend vers un sanctuaire précis au chemin balisé par d’autres avant lui, et qu’il emprunte généralement en groupe. Cette faculté à la mobilité est d’importance dans un Moyen Âge où voyager est long et risqué. Certes, l’homme médiéval se déplace plus qu’on ne pourrait le penser, qu’il soit marchand, prince, artiste, prêtre, messager ; à pied, à cheval, en bateau. Pour la très grande majorité de la population médiévale, le mot voyage n’est utilisé que pour désigner, précisément, pèlerinages et expéditions militaires, et entreprendre l’un ou l’autre implique plus qu’une simple mise en mouvement : c’est l’engagement d’une vie, ne serait-ce que parce l’homo viator, chevalier ou pèlerin, n’est pas sûr d’en revenir. Les pèlerins qui s’acheminent vers Jérusalem dressent leur testament avant de partir, car ils sont conscients de se mettre, selon l’expression médiévale, « en aventure de mort »… Pour la chevalerie, la raison des voyages parait évidente : il faut participer aux tournois, faire la guerre, sans parler des jeunes écuyers ou cadets sans fortune qui vagabondent à la recherche d’un suzerain ou d’une épouse. La chevalerie est d’autant plus volontiers errante qu’on considère que le voyage apporte aventures, donc renommée. Un bon chevalier est celui qui a vu du pays, car il a eu le courage de prendre la route. L’époque elle-même oblige, pour être connu, et donc reconnu, à se faire voir : se déplacer fait partie intégrante du rôle de seigneur. Concernant l’homme d’Église, le voyage s’avère d’autant un impératif car il se doit de répandre la bonne parole en se déplaçant auprès de ses ouailles. Enfin, en se dépouillant de tout pour partir sur les routes, le pèlerin transcende les diverses catégories sociales qui, le temps d’une marche qui durera parfois des années, se retrouvent à égalité sous le regard des hommes et de l’Éternel ; dans l’entreprise, pour l’homme médiéval, du plus beau des voyages, à la recherche de son salut ou de celui d’un tiers, il sait que plus la route est difficile, mieux elle mènera à Dieu.
3Êtres en mouvement dans l’Histoire, le chevalier et le pèlerin le sont aussi dans les récits de fiction médiévaux. Ils sillonnent l’espace et le construisent, tout comme l’espace les construit eux-mêmes ; quand les personnages féminins sont condamnés à rester à l’abri des murs, eux peuvent partir à la découverte du monde extérieur et s’enrichir à son contact. Quelques points fixes jalonnent leur peregrinatio, personnes physiques, repères spatiaux ou bornes temporelles qui les réintègrent, pour un temps ou pour toujours, à la société organisée : le seigneur, la dame aimée, le prêtre ; le château, l’église, le lieu saint enfin atteint ; les repas en commun, le mariage, la messe. Leurs aspirations pourtant divergent : alors que le pèlerin part sur les routes pour chercher la présence de Dieu, le chevalier, personnage mondain et combattant émérite, incarne l’image de l’homme preux et viril recherchant l’exploit pour mériter l’amour de sa dame.
4Amour, guerre, religion : des sujets sérieux pour lesquels l’homme médiéval engage sa vie, que la littérature met en scène par des prouesses d’armes et de foi grâce à des personnages hors du commun qui proposent au public des exemples édifiants. Les étudier sous l’angle de l’idéal semble justifié. Pourquoi, et comment, ensuite, les relier au rire ? De même, si les récits médiévaux s’inspirent du monde réel, nous savons qu’ils en livrent une vision déformée ou mythifiée, et qu’il n’est pas question de voir en un chevalier arthurien le reflet d’un personnage « réaliste » au sens balzacien du terme ; quelle place peut donc occuper la réalité dans la littérature du Moyen Âge classique ?
5Le personnage du chevalier, mis à l’honneur par Chrétien de Troyes dans ses romans en vers au xiie siècle, se distingue du simple guerrier par le code d’honneur qu’il respecte et qui fait de lui un preudom, être de qualité supérieure qui allie la puissance guerrière au comportement courtois et à l’amour d’une dame ; parangon de vertus, sans peur et sans reproches, il est le miroir idéal dans lequel la noblesse combattante, pourtant bien éloignée de cette perfection, aime à se contempler et se reconnaître. Son alter ego itinérant, le pèlerin, est lui aussi mis en scène lors de cheminements périlleux durant lesquels sa foi et son endurance sont soumises à rude épreuve ; doutes, tentations, désespoir guettent ce marcheur de Dieu qui a pour mission, au-delà d’atteindre le lieu saint espéré, de servir d’exemple édifiant à ses frères dans la chrétienté. Pourtant, malgré ces idéaux élevés, on s’aperçoit que le rire occupe une place d’importance dans les romans chevaleresques ou les récits de pèlerinage. Très tôt, les auteurs de la geste arthurienne ont fait preuve d’humour ; Chrétien de Troyes ne manque pas de railler ses chevaliers, même les plus nobles. La suite logique sera, au xiiie siècle, la caricature et la parodie de ces personnages devenus familiers à l’auditoire ou au lecteur. Le récit de pèlerinage est soumis au même traitement, particulièrement quand il s’agit de pèlerinage imaginaire, de cheminement onirique vers d’autres mondes, paradis et enfer. Depuis Orphée, l’au-delà fascine autant qu’il effraie, l’homme s’interroge sur le sort qui l’attend après son dernier soupir ici-bas, et on compte de nombreux récits de peregrinationes en ces lieux inconnus ; saint Brendan, Tondale, Owein livrent au monde le récit de leur séjour en ces mondes d’en bas. L’homme du Moyen Âge a peur de la mort, de l’enfer et du diable ; pour mieux maîtriser cet effroi, certains écrivains choisissent de s’en moquer. Le rire se fait composante du récit.
6Une frontière véritable existe entre la fiction littéraire et la réelle société du xiiie siècle. Les romanciers médiévaux n’avaient aucun souci de « faire vrai ». Si l’homme médiéval croit à la magie, aux miracles divins et aux forces du mal, il sait que les personnages arthuriens appartiennent à l’univers païen de la mythologie celtique, et les aventures du roi Arthur, pour le public de cette époque, n’avaient pas plus de véracité que les contes de fées pour celui d’aujourd’hui. On ne saurait en dire autant des descriptions du monde infernal dans une chrétienté intimement convaincue de la réalité géographique de l’au-delà et des tourments qui y attendent le pécheur ; enfer et diables à fourches ou errance sans but dans les limbes, le croyant médiéval entend ces récits comme autant de vérités d’autant plus effroyables qu’impossibles à vérifier. Mais au-delà de la forme qu’adopte le récit, c’est le message contenu entre les lignes qui nous font nous interroger sur ses rapports avec la réalité. L’enfant qui lit un conte merveilleux, s’il sait que les dragons n’existent pas, perçoit cependant les valeurs et les conseils que lui souffle le narrateur. Il en est de même pour les récits du Moyen Âge : à travers les aventures fabuleuses du chevalier et du pèlerin, de sensibles résonances avec la société d’alors sont perceptibles, liens discrets, ténus, aisément négligeables, mais qui font évoluer les êtres de papier et les rapprochent de leurs alter ego de chair et de sang.
7C’est ici qu’intervient Raoul de Houdenc.
À propos de Raoul de Houdenc
8« Épigone de Chrétien de Troyes » : telle est l’expression couramment employée pour désigner cet auteur français de la première moitié du xiiie siècle. Comme nombre de romanciers de son temps, il vit dans l’ombre du maître champenois qui cristallisa les contes de Bretagne. Il fut pourtant reconnu pour lui-même dès le xiiie siècle, lorsque Huon de Méry présente ces deux auteurs comme dotés du même talent d’écriture3. Que savons-nous de Raoul de Houdenc ? Guère plus que de Chrétien de Troyes ou de Marie de France. Selon Philippe Walter, il serait « le neveu de Pierre le Chantre, cantor de Notre-Dame de Paris, né vers 1165-1170 et mort vers 1221-1230, […] l’auteur de Meraugis de Portlesguez, du Roman des Eles, d’un dit allégorique (Le Borjois Borjon) et du Songe d’Enfer qui constituerait sa dernière œuvre composée vers la fin de l’année 1214 ou le début de 12154 ». Ce corpus qui lui est attribué est celui que nous avons retenu pour cette étude : ces quatre œuvres, de l’avis de la majorité des critiques, et malgré leurs différences thématiques et formelles, sont bien de la main de Raoul de Houdenc.
9Cet auteur a donc connu la fin du xiie siècle et le premier tiers du xiiie siècle, et dans son Dit, il clame que « cis mondes est bestornés ». Avec pour sens « mal tourné », « tourné à l’envers », ou « contrefait », le terme bestorné, hautement péjoratif, et sa famille morphologique servent au poète pour désigner les valeurs mauvaises qui semblent avoir pris le dessus sur le monde et les hommes. Et Raoul de Houdenc ne se contente pas de peindre un monde bestorné : ses récits en eux-mêmes constituent un bestournement littéraire, celui de l’univers arthurien dont Chrétien de Troyes avait tracé les lignes de force au siècle précédent. Le trio Arthur-Gauvain-Keu – auquel s’ajoute la présence de Guenièvre –, l’assemblée de chevaliers accompagnés de leurs dames, et l’intégration par l’aventure d’un jeune homme surgi de l’ombre, constituent quelques-uns des éléments dont va jouer l’auteur en s’insérant dans la veine des romans versifiés du xiiie siècle qui « détruisent », littéralement, les personnages des chevaliers fondateurs pour leur donner une nouvelle vie. Ces romans en vers, anonymes dans leur grande majorité, ne suivent pas une ligne continue tendant vers un aboutissement de la geste arthurienne : ce sont des aventures marginales, insérées dans les espaces temporels disponibles de cette geste, sans aucune incidence sur le mouvement eschatologique amorcé par les textes en prose qui mèneront au crépuscule du monde arthurien. En suivant ces aventures aux antipodes du souffle mystique qui anime le Lancelot-Graal, le lecteur-auditeur ne va plus admirer les chevaliers mis en scène au siècle précédent par Chrétien de Troyes et frémir à leurs exploits : il va sourire, et rire d’eux.
10« Meraugis illustre particulièrement bien cette volonté d’émulation et de dépassement. De l’emprunt avoué à la reprise indirecte, de l’imitation à la citation, Raoul multiplie en effet les références à Chrétien », explique Michelle Szkilnik5. La reprise de personnages et de thèmes déjà connus n’est nullement considéré comme un plagiat au xiiie siècle, mais au contraire comme un impératif : la réécriture est une convention esthétique bien plus prisée que la création pure, qui apparaît comme suspecte. La mentalité médiévale est attachée à la notion d’origine, de lignage, de continuité, et les auteurs se doivent de rattacher leur œuvre à une base authentifiée et reconnue, de s’inscrire dans une tradition qui donnera toute sa valeur à leur écrit. L’inventio médiévale signifie continuation, reprise, amplification menée sous l’égide des auctoritates ; et malgré le respect voué à ces autorités, elle n’interdit pas la parodie, une parodie qui « ne s’exprime pas tant dans la dénonciation des modèles que dans une habile “contrefaçon” où s’expérimente, sur le mode ludique, tout le talent de l’imitateur »6. Si le Meraugis détourne le roman chevaleresque arthurien, Le Songe d’Enfer fait subir le même traitement à la tradition du voyage didactique dans l’au-delà : récit onirique d’une quête individuelle de vérité, ce pèlerinage métaphorique dans le domaine de Belzébuth campe un univers aux antipodes de l’ascèse, où le droit aux plaisirs terrestres est puissammment revendiqué. L’analyse de ses œuvres montre que Raoul ne contente pas de faire « du neuf avec du vieux » : ce bestournement généralisé du monde qui l’entoure n’est pas simplement mis en scène et dénoncé dans ses œuvres, il est appliqué aux œuvres elles-mêmes, mine leur fondement et propose une nouvelle vision du monde et de l’homme. Et c’est à travers les personnages, vecteurs privilégiés de l’écriture, que ce renouvellement prend forme.
« Façonner son personnage au Moyen Âge »
11Être de papier, ou plus exactement, pour l’époque qui nous occupe, de parchemin, le personnage romanesque du xiiie siècle obéit à la spécificité d’une écriture qui, contrairement à notre époque moderne, se veut avant tout « réécriture ». Le personnage d’un roman de l’époque médiévale classique est un avatar d’autres personnages nés avant lui, et le modèle d’autres à venir. Ce procédé demeure particulièrement vrai dans le cas de la littérature arthurienne qui dispose d’une véritable « galerie » d’acteurs, d’un « réservoir » de personnages connus et reconnus qui reparaissent dans les différents romans mettant en scène les chevaliers de la Table Ronde ; le microcosme de chaque roman arthurien s’inscrit ainsi, par le biais de ces acteurs, dans un macrocosme original vivant au rythme de ces « personnages-référence » qui, tels Arthur, Gauvain, Keu et Guenièvre, font partie d’un horizon d’attente. Ce procédé s’applique pleinement au Meraugis : Raoul y met en scène des personnages nouveaux qu’il fait évoluer dans l’espace-cadre arthurien connu, entourés des personnages-références cités plus haut. Il exploite avec profit le principe de la réapparition en s’appuyant sur le déjà-lu du lecteur, et c’est ce constant rappel mémoriel qui permet d’apprécier toute l’originalité de ce roman. De même, la figure de pèlerin qu’il utilise dans Le Songe d’Enfer reprend la tradition du voyage initiatique dans l’au-delà, pèlerinage en terre inconnue avec son cortège de démons et de vices que l’auteur s’approprie et renouvelle.
12On pourrait objecter qu’il semble difficile pour un personnage médiéval d’être « original » : peu individualisé, statique, réduit à un nombre limité de traits caractéristiques, il est remarquable par son « absence de portraits et d’analyses psychologiques », et qualifié d’expressions telles que « dessin à l’emporte-pièce » fait d’« incohérence »7. Arthur, Keu ou Gauvain, avatars de dieux ou héros mythologiques, sont caractérisés par leurs seuls noms, à l’instar des noms uniques de l’épopée homérique et contrairement à l’onomastique médiévale réelle. De plus, ces héros ayant acquis des caractères spécifiques dans des récits antérieurs que le lecteur connaît ou est censé connaître, ils n’ont pas droit à un portrait en pied, à un passé, une famille qui leur donneraient corps et chair. Meraugis ne fait pas exception à cette tradition. Quant aux trois autres œuvres houdanesques, elles emploient l’écriture allégorique, notamment des réseaux de multiples personnifications, noms communs et expressions substantives traités comme des noms propres, agissant tels des sujets humains et généralement limités au trait de caractère qui tout à la fois les nomme et les définit. Quel renouvellement littéraire peut alors apporter Raoul de Houdenc à ces êtres de papier que leur époque condamne à demeurer désespérément monolithiques ?
13L’œuvre houdanesque s’étend sur une vingtaine d’années, et l’originalité vient avec le temps : les premiers personnages s’avèrent les plus typiques qui soient, véritables personnifications incarnant un sentiment ou une valeur abstraite. Cependant, à mesure que l’œuvre progresse, les personnages se complexifient et s’humanisent, passant du type à l’individu contrasté. Issu de l’héritage de ses prédécesseurs et de l’influence de ses contemporains, bestourné par le monde qui l’entoure autant que par l’écrivain qui lui prête vie, le personnage houdanesque répond à une double tension : il peut être une cire vierge que l’auteur démiurge va entièrement façonner, ou une agrégation de personnages déjà existants qui, ainsi remodelés, donnent naissance à un être littéraire nouveau, aux origines plus ou moins identifiables, chargé de véhiculer la pensée novatrice de son créateur. Ainsi, l’analyse du chevalier et du pèlerin dans les œuvres de Raoul de Houdenc nous amènera à réfléchir sur les notions de personne et d’individu qui se trouvent au cœur des réflexions de ce début du xiiie siècle, et à mesurer la part que notre auteur y a prise.
Un homme et une écriture en marche
14C’est sur les travaux de E. Brugger et J. L. Weston8 que nous avons choisi de nous appuyer pour proposer une chronologie sur l’ordre d’écriture des œuvres houdanesques, ainsi que sur les nombreux effets de résonances entre les œuvres. Le Dit, récit fort court, apparaît en tête de la production littéraire de Raoul, premier essai d’écriture allégorique et satirique qui sera amplifié et abouti dans Le Songe d’Enfer ; le combat entre Honneur et Honte, relaté dans Le Dit, compte parmi des thèmes récurrents de Meraugis. Nous proposons en deuxième place Le Roman des Eles, où la description allégorique se développe en mettant l’accent sur les vertus du chevalier – ces vertus que Le Dit lui prêtait peu avant – et qui ouvre les interrogations sur largesse et cortoisie qui réapparaîtront dans Meraugis. Le Songe d’Enfer poursuit la maîtrise de l’écriture allégorique en la faisant passer du plan descriptif au plan narratif, et en l’intégrant dans le procédé du songe-cadre et de la peregrinatio vers l’au-delà, fort prisée au xiiie siècle ; on y retrouve également les vices personnifiés et la satire sociale en germe dans Le Dit. Enfin, Meraugis de Portlesguez, l’œuvre la plus aboutie, viendrait logiquement en conclusion : le lecteur y retrouve sous une forme achevée le combat entre Honneur et Honte commencé dans Le Dit, le débat sur les vertus et les défauts du chevalier du Roman des Eles, la complexité des caractères du Songe d’Enfer, la distorsion entre les idéaux chevaleresques et les compromissions imposées par la société et les travers des hommes, et enfin ce bestournement généralisé du monde que dénonçait déjà Le Dit, et qui oblige les personnages à composer pour survivre. Un réseau d’idées, de style, de « sen » se tisse entre les quatre œuvres et les rassemble en un ensemble cohérent et progressif, déclinant une pensée auctoriale précise et originale. D’une œuvre à l’autre, le raisonnement houdanesque s’enrichit, s’amplifie, puise dans ses travaux antérieurs pour nourrir les suivants.
15Le but de cette étude n’est nullement de mettre en opposition les personnages du chevalier et du pèlerin dans l’œuvre houdanesque, mais de voir au contraire comment ces deux figures en marche ont évolué, progressé ensemble sous la plume de Raoul de Houdenc pour mieux devenir les vecteurs du message qu’il souhaitait faire entendre à ses contemporains. Le premier chapitre se consacre à l’image du chevalier, de sa construction allégorique et idéale dans Le Roman des Eles aux doutes du narrateur quant à l’efficacité de ce même chevalier face aux valeurs mauvaises qui dominent le monde. Cette vision idéale est d’autant plus battue en brèche dans le deuxième chapitre qui décrit le travail parodique entrepris sur le chevalier arthurien et le pèlerin de l’enfer. Le troisième chapitre est consacré entièrement au Meraugis : route et errance se révèlent chemin initiatique qui va permettre au héros maladroit de progresser et de s’affirmer, tout en dévoilant les conceptions houdanesques sur l’amour courtois et la recherche du bonheur. Cela nous mène aux chapitres quatre et cinq, où se fait le lien entre le chevalier et le pèlerin de parchemin et la personne de chair : placés au cœur de la société et de la culture du premier tiers du xiiie siècle, sous les angles politique, historique, social, philosophique et spirituel, ces personnages proposent une vision neuve de l’homme, de la femme, de la foi, et accèdent à la semblance d’avec la créature humaine.
Notes de bas de page
1 Joseph Bédier, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, Champion, Paris, 1908-1912, p. 367.
2 Deux conditions inégales : si le statut de bellator est acquis et permanent, celui de pèlerin est provisoire, le pèlerin, marginal temporaire, ayant vocation à réintégrer sa classe sociale une fois son pèlerinage accompli.
3 Huon de Mery, Le Tournoi de l’Antéchrist, édité par Georg Wimmer, présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur, Paradigme, Orléans, 1994, v. 3534-41.
4 Philippe Walter, Cahiers de Civilisation Médiévale XXX, no 1, Université de Poitiers, Poitiers, 1987, p. 96.
5 Michelle Szkilnik, introduction de Meraugis, p. 21-22.
6 Élisabeth Gaucher, avant-propos de La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, Cahiers de recherches médiévales, n° 15, Champion, Paris, 2008.
7 Bénédicte Milland-Bove, La demoiselle arthurienne : écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du xiiie siècle, Champion, Paris, 2006, p. 11.
8 J. L. Weston, The Legend of Sir Lancelot, London, 1901, et E. Brugger, « Beiträge zur Erklärung der arthurischen Geographie. II. Gorre », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XXVIII, 1, 1905, p. 1-71.
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