Citations et références médiévales dans de Je Suis sang de Jan Fabre
p. 217-225
Résumé
Représenté en 2005 au Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, le spectacle Je Suis sang de Jan Fabre a pu faire oublier l’écriture de la pièce. Malgré l’esthétique post-dramatique de ce théâtre, c’est pourtant dans son texte que les rapports au médiéval sont ici analysés. Tandis que l’étude du titre complet, Je Suis sang, conte de fées médiéval, révèle le parti pris de l’auteur qui situe son œuvre entre le grave et le grotesque, l’étude de l’ouverture du poème donne l’impression d’un univers sans âge. Or, la prégnance du latin dans les citations utilisées et dans les énumérations des veines et artères, convoque la souveraineté que l’on a dégagée du Moyen Âge. Les énumérations appartiennent au domaine de l’anatomique et les citations à celui du religieux. Les violences de la période médiévale subies par le corps, sont identiques aux violences d’aujourd’hui. La dimension utopique de sa dissolution hémorragique retrace la désintégration des conceptions structuralistes, et confère à l’œuvre une dimension intemporelle.
Texte intégral
1L’univers du metteur en scène, plasticien, chorégraphe et auteur contemporain Jan Fabre, est marqué par le temps, dans ses dimensions philosophiques, dramaturgiques et esthétiques. La façon dont il puise à la source du Moyen Âge en est révélatrice. Datant de cette période historique, le Palais des Papes, où il a produit sa pièce Je Suis sang au Festival d’Avignon de 2005, est confronté à un élément intérieur, vital et parfois sacré du corps, le sang. Le spectacle de cette confrontation, ayant laissé de fortes impressions auprès du public et dans les mémoires, a pu ainsi oblitérer son écriture. Or, elle porte en elle le souffle de cette œuvre. C’est dans l’écriture que s’y manifeste le rapport au médiéval : réappropriation de motifs religieux, théâtraux et littéraires. De telles attributions induisent un respect de la tradition, alors que la langue de la pièce participe de la transgression. Aussi, l’écriture1 de Je Suis sang recelant maints paradoxes, tel l’ensemble de la production fabrienne, soulève une ambiguïté que je propose d’analyser de façon linguistique, par l’étude du titre, de l’utilisation du latin et des citations, tout en suivant la voie du médiéval dans cette pièce ultra contemporaine.
La référence au médiéval est d’emblée explicite dans Je Suis sang. Le sous-titre et l’ouverture du poème par lequel débute la pièce
2Le titre et le sous-titre de la pièce, Je Suis sang, conte de fées médiéval, incitent à croire de concert en une réalité et en une fable ; incitation qui se prolonge avec l’ouverture du poème, elle définit la volonté transgressive du poète : son titre Je Suis sang sous-entend l’inverse, par l’opposition corps/ esprit, du « je pense donc je suis » qui signe le triomphe de la raison, clôturant, de façon schématique, l’irrationnel du médiéval ou réputé en tant que tel. Quant à son sous-titre, Conte de fées médiéval, il conserve l’aura de la fiction, et ancre l’imaginaire de la pièce – par la convocation du lexique adéquate – dans une époque paraissant lointaine et archaïque à l’accoutumée. Mais dans l’écriture du dramaturge il n’en est rien : « Nous sommes en 2001 après Jésus-Christ, et nous vivons encore au Moyen Âge2 », ainsi que le précise la première assertion de la pièce. D’ailleurs, de façon à insister sur cette échelle temporelle, l’auteur laisse apparaître, tel un psaume, cet énoncé à trois reprises3.
3Tout d’abord, l’analyse du titre complet révèle le mécanisme de cette création ; dans Je Suis sang, conte de fée médiéval, le paradoxe est opérant. En effet, la gravité d’un instant solennel semble avoir sonné dans l’affirmation « je suis sang », qui est elle-même paradoxale : elle comporte une déclaration anti doxographique par rapport à celle de Descartes, je pense donc je suis, car ce dernier place le « je suis » dans la pensée, alors que Fabre le place dans le corps, qui va pourtant se vider de son sang. Que va donc t-il rester du corps, du « je suis » et du « je suis sang » ? Cependant l’austérité initiale de ce titre, s’annihile avec son sous-titre Conte de fée médiéval : nous ne sommes plus dans le présent déclaratif de « je suis », nous sommes dans le passé de l’adjectif « médiéval », nous ne sommes plus dans le verbe « être », mais dans le substantif « conte ». Pour aller plus loin, nous ne sommes plus dans les possibles mutations du verbe d’état, mais dans le fondement d’un conte dont les principes sont immuables, et destinés à un public éventuellement passif dans sa réception des légendes. De plus, nous ne sommes plus dans le registre de la tragédie que connotent le sang et le sacrifice, mais dans un registre littéraire populaire. Enfin, nous ne sommes plus dans une vérité ontologique et inéluctable, mais dans une fable qui pourrait se construire sur l’archétype, le symbole ou l’illusion liée à la légende et aux croyances qui s’y rattachent. Par l’ensemble de ces brèches, allant de la vérité à la féerie, se construisant avec l’art d’un langage imagé ou d’images langagières4, le paradoxe est à son comble.
4Ensuite, l’observation de la première affirmation – « Nous sommes en 2001 après Jésus-Christ, et nous vivons encore au Moyen Âge » – montre l’importance de la temporalité, qui confine à l’omniprésence du temps. En effet chaque segment et chaque groupe syntagmatique émane du temporel : « nous sommes » est la formule requise dans l’énoncé d’une date, « en 2001 » indique une année précise, « après » est un adverbe de temps, « Jésus-Christ », faisant suite à l’adverbe de temps, figure ici le point de départ du calendrier grégorien et la fin de l’Antiquité, « nous vivons » subsume la durée délimitée par la mort, « encore » est aussi un adverbe de temps, et « Moyen Âge » est la période désignée par l’Histoire, et qui a ici inspiré le poète. Les verbes au présent pourraient induire une éminence dramatique, dans le sens où l’utilisation de ce temps suppose le déroulement d’une action simultanément à l’énoncé qui la décrit, comme dans une narration intra diégétique ; or, étant donné le champ lexical de ces verbes – être et vivre – ils situent cette ouverture dans l’absolu d’une réalité ontologique et non dans la fiction dramatique. Pourtant, comme dans un emboîtement de poupées russes, les dimensions qui se rajoutent à l’intérieur de ce système linguistique, indiquent un état purement fictionnel, que l’auteur évoque en jouant sur trois registres. Ils se révèlent dans le syntagme « en 2001 après Jésus-Christ ». Le premier est celui de l’humour cher à Jan Fabre : il s’amuse à préciser « après Jésus-Christ » à la suite de 2001 comme si cela n’était pas évident. Le deuxième est celui de l’ironie par rapport au besoin que les hommes, dont la fragilité est récurrente chez l’auteur, ont de se repérer, dans le temps en l’occurrence. Et le troisième est celui de la nécessité car la figure du Christ est non seulement une source d’inspiration considérable pour l’artiste, mais aussi l’occasion de signifier d’ores et déjà l’impact du christianisme. L’omniprésence du temps dans cet énoncé d’ouverture se rapproche de l’insistance, que l’on retrouve fréquemment chez Jan Fabre sous la forme de la répétition. Elle conduit chez lui à la disparition. Aussi, même si cette affirmation se termine par une indication temporelle précise, le Moyen Âge, la présence envahissante des marqueurs temporels conduit le lecteur/spectateur à passer par un brouillage des repères et à entrer dans le domaine de l’imaginaire sans âge, ou, possiblement, par la sensation que la dimension temporelle disparaît, à entrer en contact avec l’absolu du présent.
5Il faut préciser que dans ce théâtre essentiellement post-dramatique5, les effets visuels et sensationnel, aussi bien sur le plan de l’écriture stylistique (créant l’hypotypose par exemple) que sur le plan d’une scénographie d’ordre plastique, ne reçoivent pas l’hégémonie de la théâtralité dans son modèle classique : tous les éléments dramaturgiques et textuels, ni séparés, ni hiérarchisés, selon Lehmann, nourrissent ce type théâtre énergétique, non texto centré, au contraire : « L’auteur est repoussé en marge du spectacle, son texte n’est plus l’épicentre sur la base duquel la représentation se construit6. » Son étude, en revanche, permet de dépister les partis pris esthétiques et épistémologiques de Jan Fabre.
Les choix lexicaux et linguistiques de Jan Fabre : analyse de l’emploi du latin
6Dans Je Suis sang, l’auteur choisit d’utiliser le latin à plusieurs reprises pour des raisons précises que je vais développer à présent. Nous verrons chacune des trois entrées qui manifestent ce choix : le vocabulaire de l’anatomie, une série de phrases en latin qui alternent avec leurs traductions au milieu et à la fin de l’œuvre, et les citations qui font l’objet du dernier axe de mon propos.
7Premièrement, l’écriture de cette pièce sollicite le vocabulaire anatomique du Moyen Âge. Il s’intègre dans la dernière partie de ce théâtre, au moment où l’un des personnages – sans nom ainsi que les autres personnages – décrit les nombreuses saignées qu’il opère. Il en est de même à la fin de l’œuvre : tandis que l’un des comédiens énumère en latin les noms des veines et artères, le sang se répand sur la scène. Après la légèreté faussement suggérée par le sous-titre de la pièce, celle-ci se termine dans la densification due à la solennité du sang qui envahit peu à peu le plateau, et le domaine lexical à travers une liste de quatre-vingt-dix-sept appellations tels arteria cerebri anterior ou venae digitales dorsales pedis7.
8Selon la structure de la répétition souvent déployée par l’auteur, cette litanie prend forme à la suite de l’affirmation « je me vide de mon sang8 », donnant lieu à une vaste hémorragie, pour qu’un « nouveau corps9 » se révèle. Cette opération était préalablement préparée par les saignées, attestant déjà des pratiques médicales du Moyen Âge. Il vrai que, plus avant dans le texte, les veines et les artères sont également désignées une à une à chaque saignée : « Première incision […] Vena frontalis, Arteria Frontalis […] Deuxième et troisième incision […] Vena temporalis, arteria temporalis10. » D’un côté ce langage renforce un effet liturgique, d’un autre il rappelle ces techniques si courantes au Moyen Âge, considérées même comme parmi les meilleurs « remèdes », pratiquées depuis l’antiquité :
L’ouverture d’une veine est une pratique sanitaire dont l’origine se perd dans la nuit des temps […] Pline l’Ancien prétend que […] la pensée de la saignée serait venue aux opérateurs d’Égypte, et Prosper Alpino / signifie sa source/, dans une réminiscence de la première plaie que Moïse infligea à Pharaon – « je vais frapper les eaux du fleuve de la verge qui est dans ma main ; et elles seront changées en sang11 ».
Les plaies et l’origine de la saignée se confondraient ici dans cet épisode biblique sous-entendu dans le passage de Jacob de Milan que Jan Fabre cite dans Je Suis sang.
9Au delà des procédés envisagés sur l’anatomie et connotant le médiéval, l’utilisation du latin est efficace pour en réactiver les usages linguistiques de la médecine et de son enseignement qui débuta dès 113712: « L’assemblée des régents accéda […] à la requête des barbiers, de leur enseigner la théorie chirurgicale, à condition que ce fût en latin, “puisque les maîtres n’ont pas l’habitude de lire leurs livres en langue vulgaire” (Wickersheimer, commentaires… p. 41613). »
10Deuxièmement, pour clore son poème, une fois que – dans le propos de l’auteur – l’écriture a perdu son caractère religieux en raison du fait que le Moyen Âge est alors dépassé14, Fabre fait usage de formulations latines artificiellement sacrées, dans une nouvelle série d’expressions aux effets de cantiques cette fois, en alternance avec leurs traductions en français, comme celle-ci :
Nemo corpus meum immanitatis durae accusabit Sanguis sum
Personne n’accusera mon corps
De manque d’amour et d’intolérance
Je suis sang15
Ici, la corrélation entre le contenu des propos et l’esthétique de la langue est typique du post-dramatique, convoquant de concert l’autorité morale du savoir et de la religion que conçoit le latin médiéval, face à la transgression de la liberté individuelle s’affirmant dans sa réalité physiologique actuelle, passée et future, le sang.
11Troisièmement, la richesse du latin apparaît à travers les citations. Si celles empruntées par Jan Fabre se lisent dans deux langues – le français (traduit du néerlandais par Olivier Taymans) et le latin (traduit du néerlandais par Luc de Coninck) – une seule est directement formulée dans la langue ancienne. Il s’agit d’une traduction ou d’une tradaptation16, de Cold Turkey de John Lennon. La traduction de sa chanson – de l’anglais, langue mondialisée par excellence, en latin – permet de lui conférer la parure médiévale du latin, hégémonique en son temps ; ceci conduit à une symétrie entre la langue du Moyen Âge et celle du monde contemporain. L’adaptation de ces paroles anglaises insiste sur l’emprise de la langue et sur sa faculté esthétique : elle montre comment un texte de la culture pop, se glisse aisément dans l’univers d’un Moyen Âge fantasmé. Une nouvelle fois dans l’esthétique post-dramatique caractérisée ici par les multilocalisations et les délocalisations temporelles, Fabre se réfère, par Cold Turkey, à la culture rock qui a nourri ses années de jeunesse17. Par ailleurs dans ses auto-portraits il se représente pieds nus – Le Pleurieur, ou le Christ-Fabre de la Pietà – par allusion à la pochette Abbey Road des Beatles : « The bar feet of a dressed man cannot fail to remind us of the famous photograph of the Beatles crossing Abbey Road, in which Paul McCartney is the only Beatles with no shoes on18. » Concernant les derniers vers de Lennon, cités en latin dans la pièce par l’artiste flamand, il faut souligner que la version originale se rattache au religieux et en particulier à la Passion : « Thirty-six hours, Rolling in pain, Praying to someone, Free me again. » Sans élan blasphématoire, en tant que « mystique moderne » tel qu’il se définit lui-même, le plasticien a transformé un élément du populaire anglais en le faisant passer au rang du sacré, par l’artifice de la traduction latine, telle une transgression inversée.
Les citations, éléments de transgression
Les définitions de citation au Moyen Âge et à la période contemporaine
12La citation telle que nous la concevons aujourd’hui a des formes diverses au Moyen Âge. Suite à la définition de ce terme à l’époque médiévale, j’envisagerai son usage contemporain. À la fin du Moyen Âge, on distingue l’innutrition19 – essentiellement employée dans le domaine littéraire et poétique –, du renvoi – écho de la littérature antique, soit dans les concepts, soit dans les mots mêmes employés –, et de la citation explicite avec la présence exacte d’un auteur antique auquel Pétrarque, par exemple, fait allusion20. La citation est un exercice scolastique. Le terme « citation » vers 1355 est emprunté au latin citatio formé sur le supin de citare au sens de « proclamation », « action de convoquer en justice21 ». En revanche, dans le texte de la pièce les extraits apparaissant dans les monologues, sans didascalie comme dans la plupart des pièces de Fabre, sont des citations au sens présentement attribué à ce mot : partie d’un texte fidèlement reproduit entre guillemets avec la référence explicite à la source. En effet, l’auteur désigne clairement sa source pour chacune d’entre elles : la première est un extrait de l’Évangile, la seconde du Deutéronome, la troisième de l’œuvre de Hildegarde von Bingen 114822 et la quatrième du Stimulus Amoris de Jacob de Milan, franciscain du xiiie siècle.
Les citations et leurs échos
13Nous allons voir dans cette analyse, qu’il existe un véritable tissage, construit par la voie du texte dont l’étymologie se rapproche de celle de textile, entre les domaines du médical et du religieux, entre l’histoire et le corps de l’homme.
14Quoique la Bible et l’Évangile ne soient pas exclusivement rattachés au médiéval, leurs extraits en latin le connotent fortement. Le premier23, précédé de sa version latine, est le suivant :
En vérité, en vérité, je vous le dis,
Si vous ne mangez la chair du fils de l’homme
Et si vous ne buvez son sang
Vous n’avez point la vie en vous-mêmes.
Le deuxième, dans la logique du paradoxe fabrien, semble s’opposer au premier. Dans un parallèle avec le Nouveau Testament signifié par l’extrait précédent, celui-là fait partie de l’Ancien Testament24 : « Seulement, garde-toi de manger le sang, car le sang c’est l’âme, et tu ne mangeras pas l’âme avec la chair. »
15Dans ces passages les dimensions du divin et de l’humain sous-jacentes aux lois et aux rites devenus chrétiens, résonnent avec le lieu de mise en scène, le Palais des Papes d’Avignon. Un dialogue entre la voix muette de ce lieu symbolique est alors engagé avec la voix des Écritures. Différé par la pièce de théâtre, cet échange croise les diverses dimensions physique et spirituelle, médiévale et actuelle. Mais par le corps humain, libéré du dogme et de la culpabilité, le sang y transcende ici toute voix.
16Le Deutéronome retrace par ailleurs le don du décalogue et l’épisode du veau d’or entre autres. Il m’intéresse davantage car au chapitre xiv il y est écrit : « Vous ne ferez pas d’incision ni de tonsure sur le front pour un mort. » Dans Je Suis sang, les propos d’un personnage entrent en résonance avec ceux de la Bible : « La saignée commence […] Je m’incise le front et j’ouvre la vena frontalis, arteria frontalis25. » Cette loi dite divine interdisant l’incision a déterminé la position de la médecine au Moyen Âge, et par conséquent l’étude de l’anatomie précédemment évoquée.
17Inspirée du Stimulus Amoris, la dernière citation du religieux, « Ô délicieuses plaies… Car lorsque j’ai pénétré ces yeux ouverts / mes yeux se sont remplis de sang / Aveugle, j’ai continué à tâtons […] », est la symétrique du texte de Fabre qui la précède : « La Terre sera une Jérusalem, une destination finale du corps […] Ce sont des plaies qui ont accouché de moi et j’ai moi-même créé des plaies / J’ai vu beaucoup de plaies26. » Les « délicieuses plaies » pourraient se reporter aux plaies d’Égypte, puisque l’auteur fait précéder ce passage par une prophétie – « la Terre sera une Jérusalem » – évoquant l’idée de l’exode ou de la terre promise. Par rapport aux « yeux ouverts » du franciscain et à l’affirmation du dramaturge « j’ai vu beaucoup de plaies », il faut signaler une influence idiosyncrasique du regard. Si les yeux sont des ouvertures ici comparables aux plaies ayant réalisé, dans l’Ancien Testament, l’accomplissement de la Parole, la prophétie passe par la clairvoyance, et la connaissance par le regard : « L’œil est appelé la première de toutes les portes / Par où l’Esprit peut apprendre et goûter27. »
18Procédant par citations, en y ajoutant, de façon intra-textuelle, les symétries et les paradoxes avec lesquels il compose ses productions, Jan Fabre a conféré à son œuvre des allures médiévales au sein d’une dramaturgie expressément contemporaine. En effet par la plasticité que l’auteur donne à sa création, ce procédé citationnel est facilement repérable : son évidence, à la fois revendiquée et confondue avec l’ensemble de l’œuvre, en particulier parce qu’elle est jouée dans le lieu historique le plus religieux du territoire, s’inscrit dans une esthétique post-moderne.
L’esthétique médiévale des citations par le religieux et le littéraire
19La religion est liée au théâtre médiéval, et le théâtre à la religion par le biais de l’histoire. Mentionner des extraits de textes provenant des Écritures participe de cette construction réciproque. De manière subreptice dans sa pièce, Jan Fabre mise également sur l’histoire du théâtre en jouant sur des citations de type religieux. Si leur gravité rappelle le vampirisme de l’homme moderne dans sa violence, leur présence atteste de ce que le théâtre a de religieux au Moyen Âge, ou même de ce que le religieux a de théâtral ; à propos du drame liturgique dans cette période historique, Charles Mazouer s’interroge :
Avons-nous affaire à un moment du culte […] où l’on commémore de manière plus vivante quelque événement sacré à ce moment rappelé par la liturgie ? Ou passons nous du culte au théâtre, avec une volonté affirmée de représentation d’une réalité, de mimesis, qui prélude au détachement du culte ? / […] Dès le xiie siècle on voit apparaître une véritable conscience dramatique dans les jeux d’Église. Par définition, le drame liturgique sera toujours inscrit dans l’office28.
En cela, Jan Fabre s’affiche davantage dans le respect de la tradition théâtrale, sans pour autant revendiquer ce type de respect. C’est seulement par l’esthétique de son écriture post-moderne qu’est évoquée dans sa pièce une tradition du théâtre médiéval dans ce qui le lie au religieux.
20Par ailleurs, l’artiste convoque les aspects macrocosmiques de la personnification du médiéval. En effet, si à cette période le corps est géographique – « Le théâtre édifiant du xve siècle met en scène des personnages comme Plat Pays ou Peuple Pensif29 » –, il est temporel sur la scène contemporaine du plasticien : « La Mère Moyen Âge a des centaines d’années de retard / Elle attend ses règles / Que ça coule à flot30. » L’auteur inscrit cette fois son texte dans un procédé littéraire d’après la Renaissance, alors que sa métaphore est combinée à une scénographie de l’apocalyptique.
21Dans Je suis sang, l’assimilation des mécanismes empruntés à la littérature et des passages empruntés au monde chrétien, conduit à un nécessaire dépassement de la transgression, susceptible d’affranchir l’homme de ses maux et de ses cruautés sauvages. L’incorporation – d’ordre linguistique – de ces extraits, répond à une symétrie d’ordre sémiotique : une décorporéisation, par le sang et dans le sang du corps de l’homme, a lieu ; sa liquéfaction, charriant les violences identiques aux violences médiévales, conduirait cependant à la dissolution de tout antagonisme.
22La capacité de l’auteur à insérer la langue latine notamment dans une théâtralité post-dramatique, répond d’une part à sa faculté de convoquer un univers dans lequel les périodes temporelles se télescopent, et d’autre part à la forme de son langage théâtral dont le lexique peut être médiéval et les images contemporaines. Dans Je suis sang l’imagerie modernisée du Moyen Âge pourrait aussi faire office d’une frontière, active dans le domaine temporel, et efficiente par rapport à la transgression. Cependant, comme elle peut être limitée à son propre fonctionnement, les liens intra-textuels et inter-textuels de cette écriture contribuent au dépassement des mesures de tout ordre, et en particulier de celles du corps. Enfin par celui-ci, des figures iconographiques, Saint Sébastien entre autres, incarnées par les postures des comédiens, sont emblématiques d’un médiéval revisité par l’esthétique théâtrale du xxie siècle. Or, ce n’est plus dans l’écriture qu’elles se manifestent, mais dans les aspects visuels du spectacle vivant, ainsi qu’elles se représentèrent au Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Assimilée à de la poésie dans mon étude.
2 Jan Fabre, Je suis sang, Paris, L’Arche, 2003, p. 11.
3 Ibid., p. 11, p. 16, p. 21.
4 Entretien avec Jan Fabre, le 27 novembre 12, TG2 Paris.
5 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002.
6 Luk Van den Dries, La signification et la fonction de la dramaturgie dans l’œuvre théâtrale de Jan Fabre, Actes du colloque Jan Fabre de l’université d’Avignon, à paraître.
7 Ibid., p. 32.
8 Ibid., p. 30.
9 Ibid., p. 21.
10 Ibid., p. 26.
11 Jean Héritier, La sève de l’homme, de l’Âge d’or de la saignée au début de l’hématologie, Paris, Denoël, 1987, p. 8-9.
12 « L’origine de l’école de médecine ne peut être datée avec précision […] Le premier témoignage rendant compte d’un enseignement organisé remonte à 1137 », dans Jacqueline Jacquart, Le Milieu médical en France du xiie au xve siècle, Paris, Champion, 1981, p. 65.
13 Jacqueline Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, Fayard, 1987, p. 266.
14 « J’écris moi-même des phrases délébiles et qui ne réapparaissent jamais parce que le Moyen Âge est révolu », ibid., p. 33.
15 Ibid., p. 33.
16 « terme crée par Michel Garneau en 1978 », Marie-Christine Hellot, « La tradaptation : quand traduire, c’est adapter Shakespeare », Jeu : revue de théâtre, no 133, (4), 2009, p. 78-82. http://id.erudit.org/culture/jeu1060667/jeu1510950/62975ac.pdf
17 Luk Van den Dries, Conférence autour de l’œuvre théâtrale de Jan Fabre, 22 septembre 2011, Flux Laboratory, Genève.
18 Jan Fabre, Pietas, Scuola Grande de Santa Maria della Misericordia, Biennale de Venise, An exhibition supported by Linda and Guy Pieters, 2011, p. 51.
19 C’est en fait un équilibre entre le plagiat et la création : assimilation de modèle, de genre, et de thèmes.
20 Florence Bistagne, « Citations et renvois antiques dans le Secretum de Pétarque », dans Les Cahiers d’Études Italiennes, Filigrana, Presses Universitaires de Grenoble, 2005, p. 19-32.
21 Le mot introduit dans le langage juridique avec le sens « d’action de citer en justice » d’où « assignation » en 1567, s’est répandue dans la rhétorique et dans l’usage courant au sens de « passage rapporté d’un auteur ». Alain Rey, Dictionnaire historique de la Langue Française, Le Robert, 1993, p. 426.
22 Ibid., p. 17.
23 Ibid., p. 11, (Jean, 6, 53).
24 Ibid., p. 14 (Deutéronome, 12, 23).
25 Ibid., p. 26.
26 Ibid., p. 23.
27 « Feo Belcari de Florence dans sa pièce Abraham et Isaac, représentée en 1449 », dans Jacques Le Goff, Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Liana Levi, 2003, p. 195.
28 Charles Mazouer, Le théâtre français du Moyen Âge, Paris, Sedes, 1998, p. 62.
29 Ibid., p. 257.
30 Ibid., p. 21.
Auteur
Université d’Avignon
Université d’Anvers
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