Le temps « jadis » au pays de Michel de Ghelderode
p. 187-194
Résumé
Michel de Ghelderode, auteur belge francophone, s’est dit « de Flandre par le sang et les songes » ; depuis le début des années trente, il situe presque toutes ses pièces dans une Flandre du temps « jadis », Moyen Âge ou Renaissance, qu’il imagine surtout à partir de la peinture de Bruegel, et fait revivre au moyen d’un style archaïsant. C’est qu’il trouve dans ce « jadis » mythique un écho à ses propres hantises, issues de son éducation religieuse : obsession de la mort, du péché, révolte devant les prêtres qui incarnent l’Interdit, coupable attirance pour le Diable, sympathie pour les bouffons qui sont peut-être des réprouvés. En évoquant cet univers, qui traduit son paysage intérieur, il tente d’exorciser ses angoisses.
Texte intégral
1Michel de Ghelderode, dont presque toute l’œuvre date de l’entre-deux guerres, est l’un des derniers écrivains belges d’origine flamande à ne s’être exprimé qu’en français. Mais il a toujours considéré la Flandre comme sa véritable patrie. Il est, dit-il, « de Flandre par le sang et les songes, mais de France par la langue et l’aspiration à l’Universalité1 ». C’est en Flandre que le ramènent ses songes, et dans le passé de la Flandre.
J’ai toujours eu une très forte attirance pour le passé, le passé qui me consolait, qui me donnait tant de certitudes alors que l’avenir ne m’apportait que des inquiétudes et des incertitudes. Le présent, oui, le présent est fugitif, il nous échappe ! Le passé m’apportait, historiquement, toutes sortes d’aventures vécues, d’hallucinations et tout naturellement je suis resté dans cet état, entretenu par les lectures, par la contemplation des tableaux anciens2.
De fait, dès ses débuts d’écrivain, il se tourne vers le passé de son pays, avec ses contes, puis ses pièces pour marionnettes. À l’époque où il subit des influences contemporaines et devient le dramaturge attitré d’une troupe d’esprit résolument moderniste, il semble se détourner de l’histoire de la Flandre ; le passé qui l’intéresse est lointain dans le temps comme dans l’espace, il reprend des personnages légendaires ou bibliques, quitte à les introduire peu ou prou dans le présent au moyen d’anachronismes délibérés ; pourtant on le voit déjà, dans Escurial qui date de 1927, situer entièrement l’action de sa pièce dans un xvie siècle hispano-flamand. Et dès le début des années trente, la disparition de la troupe qui jouait ses œuvres le conduit à ne plus suivre l’orientation qu’elle attendait de lui, mais ses propres goûts. L’indication « jadis, en Flandre » qui figure en 1931 au début de Magie rouge, pourrait convenir à l’ensemble de son œuvre ultérieure.
2Presque toujours, tout se passe en Flandre ; rarement, dans le Brabant voisin ; une seule fois en Néerlande, mais dans une ville appelée Brugelmonde, un nom qui dans une autre pièce désigne Bruges ! Et une fois en Espagne, avec un Charles-Quint nostalgique de son passé flamand, l’action se déroulant après son abdication. Car le mot « jadis », pour Ghelderode, couvre plusieurs siècles. Parfois, il reste vague – « aux temps médiévaux… », ou même « l’an tantième de la création du monde », parfois un sujet historique lui impose sa date : xie siècle pour Godelieve, 1302 pour Marie la misérable, trois siècles plus tard pour Le Siège d’Ostende qui s’est déroulé de 1601 à 1604. Mais il préfère situer l’action de ses pièces, tantôt au xve, tantôt au xvie siècle. Le xve siècle est avant tout, à ses yeux, celui où la ville de Bruges va entrer en décadence, par suite de l’ensablement irrémédiable du bras de mer appelé le Zwijn, qui avait fait d’elle un grand port. Il évoquera Bruges aux derniers temps de sa splendeur. Le xvie siècle est le temps où la Flandre vit sous la domination de l’Espagne inquisitoriale. En revanche, les grands bouleversements du monde occidental au cours de ces deux siècles, grands voyages de découvertes, Réforme luthérienne et guerres de Religion, Renaissance artistique et littéraire venue d’Italie, sont à peu près ignorés. Ghelderode retient du « temps jadis » ce qui a frappé son imagination.
3Ce temps jadis, il le recrée d’abord à partir du folklore local. Déjà, au cours de l’hiver 1924-1925, il s’était employé à reconstituer « l’ancien répertoire » des théâtres de marionnettes bruxellois, qu’il a vus jouer des drames de cape et d’épée ; ils avaient dû représenter autrefois des spectacles religieux, la Nativité ou la Passion, comme dans d’autres villes de Belgique, où les archives font mention aussi, au xviiie siècle, d’une Tentation de saint Antoine, « survivance » d’un « mystère » médiéval, et d’une farce intitulée De Dood op wandel (La Mort en promenade), qui devaient dater du temps où la peinture traitait le même thème. Ces spectacles s’étaient-ils perpétués jusqu’à une époque plus récente, et Ghelderode a-t-il interrogé à ce sujet de vieux montreurs de marionnettes, comme il l’a dit ? En tout cas, il composait lui-même les pièces qu’il présentait comme des documents authentiques.
4Que peut-il rester de médiéval dans ces œuvrettes, qui cherchent à ressembler à des modèles totalement oubliés ? Le terme de « mystère » ou de « farce » dans leurs titres, les sujets religieux, la présence du surnaturel avec des diables, des anges, et la Mort en personne ; le jeune auteur tente surtout d’imiter le style saccadé des marionnettes, leur langage mêlé de mots flamands, leurs anachronismes naïfs. Mais on le verra, au cours des années trente, reprendre les sujets traités alors, transposer ces épisodes bibliques ou légendaires dans la Flandre ancienne, appeler encore les œuvres qui en sont issues « farces » ou « mystères », et parfois les destiner de préférence aux marionnettes. Ainsi, le thème de la Passion lui inspire un nouveau « mystère », Mademoiselle Jaïre, et un « drame pour marionnettes », Les Femmes au tombeau. Deux de ses plus grandes œuvres, la « farce » intitulée La Balade du grand macabre et le « mystère pour marionnettes » D’un diable qui prêcha merveilles, n’ont pas d’autre origine ; l’une reprend le sujet de La Farce de la Mort qui faillit trépasser, et dans l’autre on retrouve le héros de Duvelor ou la farce du diable vieux.
5Outre les marionnettes, un curieux témoin du passé a inspiré Ghelderode : le mannequin appelé « Opsignoorke » (Hop, petit signor !) qui est conservé au musée de Malines. Il rappelle l’ancien supplice du bernement, auquel, dans une époque moins barbare, on avait substitué un bernement en effigie sous les fenêtres du condamné. Le mannequin, appelé signor sans doute au temps de l’occupation espagnole, avait servi à ce supplice fictif. La pièce Hop Signor ! se déroule donc à Malines, et le bernement, hélas, y sera réel et fatal au héros.
6Autres sources d’origine populaire : les légendes locales, celles des saintes médiévales, et surtout celle, moins édifiante, du sinistre Halewyn, qui remonte à une époque très ancienne ; elle a déjà inspiré un poète anonyme du xiiie siècle, puis d’autres auteurs, dont Charles De Coster, qui l’a reprise en 1858 dans ses Légendes flamandes. Ce tueur de vierges attirait ses victimes par son chant auquel nulle ne pouvait résister, jusqu’au jour où une noble fille, venue vers lui comme les autres, lève son glaive et lui coupe la tête, qu’elle emporte ; à son retour chez elle, la tête coupée est posée sur la table du festin. Ghelderode a quelque peu modifié ce dénouement dans son drame Sire Halewyn.
7La peinture flamande, dont il se recommande, ne lui fournit que rarement la première idée d’une œuvre – c’est le cas pour Les Aveugles et La Pie sur le gibet – mais elle lui en inspire presque toujours le décor, les costumes, les attitudes. Au début du drame Les Femmes au tombeau, il précise que les personnages auront « des gestes singuliers comme en peignirent les Primitifs flamands » ; de fait, Van Eyck a traité le même sujet. Quand il présente Mademoiselle Jaïre, il se réfère aux « miniatures d’époque bourguignonne ». Ailleurs, il évoque Bosch, « Maître Jérôme de Bois le Duc », et ses « infernalités moralisantes ». Mais c’est à Bruegel l’Ancien que va sa préférence, que l’action se déroule ou non au temps où vivait ce peintre. L’univers très irréel de La Balade du grand Macabre se nomme la Breugellande, pays de Bruegel ; le décor et l’animation scénique rappellent successivement des tableaux connus. Même les pièces situées dans un lointain Moyen Âge, comme Marie la misérable, offrent ce que l’auteur appelle une « vision pré-breughelienne » des foules médiévales ; on y verra en particulier des aveugles, avec cette précision : « tels que plus tard les peindra Breughel ». Il aurait pu en dire autant du tableau qu’il a brossé dans Sire Halewyn d’un paysage enneigé, où s’avancent Halewyn et ses soudards, sonnant du cor et accompagnés d’aboiements de chiens et de cris de corbeaux. Il a dû penser aux Chasseurs dans la neige de Bruegel, comme il a pensé à sa Montée au Calvaire en évoquant une scène identique dans Mademoiselle Jaïre. C’est d’après Bruegel qu’il se fait une idée de son temps jadis.
8On ne saurait le lui reprocher. Il est de fait que la peinture flamande, à l’époque de la Renaissance, ne présente pas de véritable rupture avec l’art médiéval. On en vient seulement à s’intéresser de plus en plus à la nature, au déroulement des saisons, et à la vie des humains qui n’a guère changé depuis le Moyen Âge ; ainsi, la peinture de Bruegel dépeint mieux le quotidien médiéval que la peinture médiévale elle-même, qui se cantonnait à des sujets religieux. Mais si le Moyen Âge est « pré-breughelien » chez Ghelderode, son xvie siècle est encore médiéval, grâce à son appel à d’autres arts : le héros de Hop Signor !, qui vit au début de ce siècle, est un sculpteur qui s’entoure de ses créations, statues de saints, chapiteaux ou gargouilles, et dont l’atelier est « architecturé comme un cloître » ; on apprendra que son « art témoigne d’un temps aboli », et qu’il se sent incapable de traduire « l’expression neuve de la Beauté », celle de la Renaissance italienne. L’action de L’École des Bouffons se déroule plus tard encore, sous Philippe II, mais dans une salle de couvent désaffecté, qui est « de construction ogivale », éclairée par « une rosace vitraillée ». Ces échanges entre les arts de deux périodes contribuent à créer l’unité du temps jadis de Ghelderode.
9S’est-il inspiré des œuvres littéraires de « jadis » autant que de la peinture ? Il s’est parfois réclamé de l’écrivain calviniste du xvie siècle, Marnix de Sainte-Aldegonde, dont le style, quand il s’exprime en français, rappelle celui de Rabelais ; de ce même Rabelais, Ghelderode a lu au moins le Gargantua en 1918. Mais il a surtout lu et relu les œuvres de Charles De Coster, qui écrivait vers 1860 et s’était forgé une langue archaïsante. De Coster décrivait ainsi les compagnons d’Halewyn : « C’étaient laides gens, je vous l’affie, et maîtres passés ès pilleries, briganderies…, etc.3 » Ghelderode l’imite quand il fait parler ses personnages : « Ne non, ma sœur, ne non… […]… vous, culpable ?… », « Adoncques, […] je suis mal content de vous4… » On peut voir en De Coster l’un des intercesseurs qui ont ouvert à Ghelderode la porte de son « jadis ». D’autres auteurs ont pu jouer le même rôle, en particulier Victor Hugo, avec notamment Notre-Dame de Paris. Il s’en inspire pour animer une foule médiévale sur le parvis d’une cathédrale, et surtout pour imaginer le sort d’un être monstrueux, voué malgré lui au rôle d’amuseur comme Quasimodo : « La grimace était son visage, avait écrit Hugo. Ou plutôt toute sa personne était une grimace5. » En somme, si Ghelderode a une connaissance assez directe des siècles lointains par la peinture, il les imagine aussi grâce à des écrivains beaucoup moins éloignés de lui dans le temps, et qui déjà rêvaient d’un « jadis ». C’est à partir de leurs rêves qu’il échafaude les siens.
10S’agit-il de rêves heureux, qui seraient pour lui un refuge ? On peut le penser devant certains de ses émerveillements, dans les descriptions colorées des décors, ou les évocations de kermesses dont on n’entend généralement que les échos, et qu’il pourra enfin animer, en plein air et sur un parvis d’église, avec Marie la misérable. Mais souvent, le rêve tourne au cauchemar. Même dans les farces, le rire grince ; et la plupart des pièces situées « jadis en Flandre » montrent des êtres tourmentés et s’achèvent tragiquement. Ghelderode ne se dérobe aux angoisses du monde contemporain que pour mieux traduire, et peut-être exorciser, les siennes propres, qui reflètent celles du temps jadis, du fait qu’elles sont marquées par la religion et liées à la confrontation avec l’au-delà. Elles remontent à sa prime jeunesse.
11« On m’a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s’est édifiée sur la peur6 », a-t-il avoué. Il a été un enfant fragile, très craintif devant son père, très impressionné par les légendes que lui contait sa mère, où souvent le diable jouait un rôle ; il y avait aussi une histoire vraie, celle d’une petite fille qu’elle avait connue : elle était morte, du moins le croyait-on, et s’était réveillée au moment de sa mise en bière ; ce récit épouvantait l’enfant. Devenu dès l’âge de huit ans l’élève des « Messieurs-Prêtres » d’un établissement religieux, il devait entendre quotidiennement de graves menaces :
« La mort vient comme un voleur ! », clamait le prêtre dans l’oratoire du collège, où l’on nous rassemblait au soir, pareils à des coupables. Et nous baissions le front : un vent glacial nous frôlait la nuque et nous redoutions que la porte de l’oratoire s’ouvrît, laissant entrer quelqu’un d’invisible qui vînt appréhender l’un de nous7.
La mort était surtout redoutable quand elle surprenait quelqu’un en état de péché, car dès lors elle s’ouvrait sur la damnation. Même certaines rêveries pouvaient être stigmatisées sous le nom de « délectation morose » : « C’est un péché, vous dis-je, de ceux qu’on commet en pensée ! Vous êtes un petit impudique8 ! » Comment échapper dès lors à un sentiment confus, mais tenace, de culpabilité ? Et comment ne pas détester ceux qui brandissent l’Interdit, et – pire ! – comment ne pas vouer une coupable sympathie à Lucifer, le premier des « anges rebelles » ? L’élève des Messieurs-Prêtres cachait dans son pupitre un livre de sorcellerie, qui contenait une formule pour faire apparaître un diable.
12Ces hantises de son jeune âge n’ont jamais quitté Ghelderode. Il les retrouve dans l’univers de jadis, en particulier l’obsession de la mort, qui caractérise l’art médiéval et renaissant, avec les nombreuses danses macabres, et plusieurs tableaux de Bosch et de Bruegel, à preuve un titre tel que Le Triomphe de la Mort ; que de morts violentes dans ces tableaux, qui rappellent des temps de guerres, de persécutions religieuses, et de supplices infligés en public ! De même, dans le théâtre de Ghelderode, on ne meurt presque jamais de maladie. Les assassins usent du poignard, du bernement, d’une hostie empoisonnée, et la justice des puissants condamne des hommes à la pendaison, ou au supplice espagnol du garrot, des femmes à être brûlées ou enterrées vives. Condamnations souvent injustes, supplices terribles : le prototype en est le crucifiement de Jésus, maintes fois évoqué dans ce théâtre comme dans la peinture ancienne.
13Cette hantise de la mort conduit Ghelderode à imaginer ce que l’on peut appeler une double mort. Si la fille de Jaïre est miraculeusement ressuscitée, c’est pour survivre comme une morte-vivante en attendant son décès définitif ; c’est ainsi qu’il se figure, rétrospectivement, le sort de la fillette réveillée de la mort, dont sa mère lui avait parlé. De même, dans Fastes d’enfer, l’évêque mort se relève, abominable demi-résurrection, et plus tard il meurt tout à fait. L’auteur le dit dans Sortilèges : « C’est un fait avéré qu’on peut mourir sans que votre mort se consomme et que, par une volte du Destin, on soit rejeté dans l’existence ordinaire9. »
14 Il arrive en revanche que le dramaturge apprivoise la mort en l’imaginant en personne, comme l’ont fait les peintres, sous la forme d’un squelette, parfois monté sur le squelette d’un cheval ; on lui attribue le genre masculin : « de dood », en flamand. Il reste effrayant dans Le Cavalier bizarre, où un « guetteur » est seul à le voir venir et décrit son approche. Mais il est démythifié dans La Balade du grand Macabre, quand il apparaît sur la scène, grotesque dans son accoutrement et ses attitudes ; il était venu tuer tout le monde, mais on l’entraîne au cabaret ; ivre-mort, il passe pour mort. La Mort est morte ! Était-ce vraiment souhaitable ? Elle revient, et la vie reprend ; seuls les méchants sont morts, le monde en est régénéré !
15Pire que la mort est le péché mortel, qui conduit à la damnation, au temps jadis comme dans les discours des Messieurs-Prêtres. L’art religieux n’a cessé d’en témoigner, multipliant les évocations des péchés capitaux et les visions infernales. Devenu adulte et moins sensible à la peur de l’enfer, Ghelderode a gardé de son éducation religieuse une sorte de recul effrayé devant le péché de luxure, qui pourtant le fascine. Rares sont chez lui les dialogues entre amoureux, et bien éloignés de la littérature courtoise. Il n’y est question que de leur désir physique. À l’exception des saintes qui refusent l’amour humain, les jeunes femmes de ce théâtre sont des tentatrices, elles-mêmes habitées par la tentation. Celle qui a tué Halewyn serre contre elle la tête coupée, et mourra de son désir inassouvi. La fille de Jaïre ressuscitée, toute morte-vivante qu’elle est, se presse contre Lazare, déjà transformé en végétal, et murmure : « Je devine ton dur sexe d’écorce10… » Une autre, dans Hop Signor !, s’avère masochiste, et beaucoup sont des nymphomanes, surtout les dames patronnesses et les religieuses. L’auteur ne l’a pas caché : « Ce que vous appelez “amour”, joliment, gentiment, amour sentimental, n’est qu’un camouflage de cet érotisme qui conditionne toute existence et toutes les actions de l’homme. Et encore, quand je dis érotisme, je devrais dire luxure. Ne vous en déplaise11. » La misogynie de Ghelderode rappelle ces sculptures médiévales où l’on voit une femme dont un serpent mord le sexe.
16Si la femme incarne la tentation, le prêtre incarne l’Interdit : l’anticléricalisme, comme la misogynie, est bien plus virulent chez Ghelderode que dans les fabliaux. Les membres du clergé ne s’en prennent pas à la religion réformée comme chez De Coster, mais à la luxure et au sacrilège, en quoi ils sont le reflet agrandi de ses anciens professeurs. Il les montre adonnés à tous les péchés qu’ils prétendent combattre. Plusieurs sont gloutons ou paillards, l’un d’eux est sodomite, un autre va jusqu’au crime. Le moine de Hop Signor !, « grelotant de chasteté », espionne le péché d’autrui faute d’oser pécher lui-même, mais il avoue qu’il « rêve d’Enfer12 ». Le vicaire Kaliphas de Mademoiselle Jaïre est un nouveau Caïphe, responsable de la mort d’un nouveau Christ. Dans Fastes d’enfer, la scène est peuplée de prêtres dignes de l’enfer, au point de révolter le public parisien en 1949, et d’obliger Jean-Louis Barrault à retirer la pièce de l’affiche. Mais dans la farce D’un diable qui prêcha merveilles, le comique l’emporte : un redoutable prédicateur est évincé, ridiculisé, dupé par un autre moine, qui est un diable déguisé ; ils partiront ensemble vers Rome, « bras à bras » ; on peut deviner que le diable y accomplira d’autres exploits.
17Le pire ennemi du prêtre, c’est le Diable. Et la peur d’être damné n’empêche pas d’éprouver quelque sympathie pour le Diable et de rêver de le faire apparaître. (Ce rêve ne l’a pas quitté à l’âge adulte : en 1933, avec quelques complices, il consacre une série d’articles dans l’hebdomadaire Le Rouge et le Noir, à de prétendues apparitions du Diable à Bruxelles, la révélation promise par le Diable n’étant finalement qu’un appel à s’abonner à l’hebdomadaire !) Sur ce point encore, Ghelderode rencontre l’esprit médiéval : le Moyen Âge avait multiplié les pratiques telles que l’alchimie et la sorcellerie. « Sois loué, Satan13 ! », s’écrie Halewyn, quand son miroir magique lui montre sa prochaine victime. Le héros de Magie rouge est tenté par l’alchimie. L’horrible Salivaine appelle le diable à faire l’amour avec elle, les bourgeoises de la farce D’un diable se rencontrent au sabbat. De telles pratiques sont passibles des pires supplices, sur terre et en enfer. Mais l’auteur s’emploie à démythifier le diable, comme il l’a fait pour la mort, et plus encore : ses diablotins sont de mauvais garnements, et le vieux diable de ses farces un grand mystificateur, qui s’amuse aux dépens des humains.
18Plus inquiétante est la figure du Bouffon, elle aussi empruntée au passé ; et pourtant il est l’ancêtre du clown moderne, que Ghelderode a toujours aimé et admiré. Mais le bouffon d’autrefois n’avait pas à s’affubler d’un faux nez : devenaient bouffons des êtres contrefaits par nature, comme Quasimodo, et leur difformité faisait rire. Celui d’Escurial appelle la sympathie malgré sa laideur ; tel Ruy Blas, il s’est fait aimer de la reine. Tout autres sont les deux nains de Hop Signor ! : aussi méchants que monstrueux, ils rient et font rire ; mais auprès d’eux est leur maître Juréal, le sculpteur « tortu-bossu » lui aussi, et sexuellement impuissant, et c’est un grand artiste douloureux. L’École des Bouffons réunit une douzaine de monstres haïssables ; mais leur maître, Folial, à peine disgracié, a su élever son art de mime jusqu’au sublime. Dans cette pièce s’exprime l’interrogation qui taraude Ghelderode devant les êtres contrefaits : qui les a voulus tels, et pourquoi ? Leur difformité est par avance celle des damnés, ou celle des démons qu’évoque la peinture ancienne ; ils sont peut-être des réprouvés, condamnés pour le péché de leurs parents ou pour ceux de leur vie antérieure, à moins qu’ils ne soient déjà des morts, « de ces mauvais morts que l’enfer et le ciel se rejettent14 ». Ghelderode, qui s’identifie par instants à Juréal et bien davantage à Folial, n’est pas loin d’éprouver pour lui-même une telle inquiétude ; serait-il un réprouvé, bien qu’il n’en porte pas les marques visibles ? Aurait-il déjà vécu, peut-être dans ce temps jadis où il aime à retourner, aurait-il connu une première mort ? Il exprimera ce rêve – ce cauchemar – dans un conte du recueil Sortilèges, intitulé Tu fus pendu.
Qu’a cherché Ghelderode, en somme, en prétendant faire revivre un monde révolu ? Certainement pas à faire œuvre d’historien ! Dans l’un de ses contes, le narrateur exprime crûment un but plus égoïste : « Je la crache hors de moi, cette histoire, pour me soulager, voilà15 ! » Les motivations de l’auteur ne sont pas très différentes, quand il échafaude son mythe de l’ancienne Flandre ; il se soucie peu de confondre les époques ou d’ignorer des événements majeurs ; il ne cherche dans cet univers imaginaire qu’une traduction de son propre paysage intérieur, qu’il veut porter sur la scène, « pour [se] soulager, voilà ! » Toute son éducation a fait de lui un homme de ce lointain passé dont il partage les peurs et les fascinations, au point qu’il se sent chez lui dans sa mythique Flandre de jadis, bien plus que dans la Belgique contemporaine où pourtant il est forcé de vivre. Il l’a reconnu, dans le langage archaïsant qui lui est devenu habituel : « Ma mère me donna le jour en un siècle qui n’est pas le mien, ce dont j’ai moult enragé16. »
Notes de bas de page
1 Éphémérides, publiées avec Les Entretiens d’Ostende, Paris, L’Arche, 1956, p. 200.
2 Jean Stevo, Entretiens avec Michel de Ghelderode, dans Synthèses, avril 1954, no 95, p. 59-69.
3 Sire Halewyn, dans Légendes flamandes, Genève-Paris, Slatkine, 1980, p. 53.
4 D’un diable qui prêcha merveilles, dans Théâtre III, Paris, Gallimard, 1953, p. 158, p. 159, p. 180.
5 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre Premier, V.
6 Le Jardin malade, dans Sortilèges, Bruxelles, Labor, 2001, p. 68.
7 Voler la mort, dans Sortilèges, op. cit., p. 149.
8 Mes Statues, Bruxelles, Le Cri, 2001, p. 17.
9 Sortilèges, dans Sortilèges, op. cit., p. 135.
10 Théâtre I, Paris, Gallimard, 1950, p. 240.
11 Les Entretiens d’Ostende, op. cit., p. 174.
12 Théâtre I, op. cit., p. 32 et p. 29.
13 Théâtre I, op. cit., p. 94.
14 Théâtre III, op. cit., p. 300.
15 L’Odeur du sapin, dans Sortilèges, op. cit., p. 211.
16 Mes Statues, op. cit., p. 9-10.
Auteur
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