Le Cavalier seul, ou l’épopée burlesque de la croisade
p. 69-76
Résumé
Dans Le Cavalier seul Audiberti porte à la scène un petit paysan embarqué dans la tourmente de la croisade, stigmatisant à travers son regard, à travers ses interrogations et ses doutes, les sanglants conflits religieux, renvoyant dos à dos les trois religions, catholique, orthodoxe, musulmane. Démystifiée, déréalisée par le grotesque, ce qui lui confère une sorte d’intemporalité, la croisade est le symbole même de l’absurdité de la guerre et de l’intolérance en matière de religion.
Texte intégral
1Pièce écrite en 1952, publiée en 1955, créée par Marcel Maréchal à Lyon au Théâtre des Marronniers le 5 décembre 1963 et reprise en avril 1964 au Studio des Champs-Élysées puis en 1973 au Festival d’Avignon avec un immense succès1, Le Cavalier seul est un des grands drames du xxe siècle. Audiberti a souvent porté à la scène le Moyen Âge, mais la plupart du temps il s’intéresse à des figures quasi mythiques, Jeanne d’Arc dans Pucelle en 1950, Jacques Cœur dans Cœur à cuir(e) créé posthume en 19672. S’il ne recourt pas à des personnages historiques, il s’inspire des romans de la Table ronde et crée des personnages qui charrient avec eux tout l’imaginaire de la matière de Bretagne, comme il le fait dans La Hobereaute en 1958 lorsqu’il adapte à la scène son roman Carnage. Dans ces trois œuvres, les héros mobilisent l’imaginaire collectif, historique ou littéraire, des spectateurs. Rien de tout cela dans Le Cavalier seul, pièce dans laquelle c’est l’homme ordinaire, embarqué dans la tourmente de la croisade, qu’Audiberti choisit de représenter. Pourquoi ce traitement différent ? Comment et pourquoi représenter l’époque de la croisade ? Autant de questions auxquelles il convient de répondre ici.
Mirtus, un homme de doute
2C’est le choc des civilisations, ce sont les sanglants conflits religieux qu’Audiberti porte à la scène à travers le regard naïf d’un petit paysan, Mirtus, qui n’avait jamais quitté son Languedoc natal et qui, armé chevalier à la hâte, part seul, en éclaireur, à la croisade car il veut voir le tombeau du Christ et le libérer. « Croisé solitaire et anarchiste », selon les termes de François Seguret3, il arrive d’abord à la cour de Byzance. S’il ne faisait que modérément confiance en la parole du prêtre de son village, lui qui déjà ne croyait guère « au bataclan évangélique4 », en terre orthodoxe, il est confronté à l’absurdité des querelles byzantines. Ses croyances vacillent lorsqu’il découvre, en la personne du Patriarche, un homme qui n’hésite pas, avec la complicité de l’impératrice, à trafiquer les choses saintes, à maintenir le peuple dans de fausses croyances afin de mieux le dominer. Séduit par sa jeunesse, par sa débrouillardise, l’empereur, lassé du pouvoir comme de l’impératrice, a beau lui proposer de les partager l’un comme l’autre, il n’a qu’une hâte, se rendre à Jérusalem afin de voir de ses yeux le Saint-Sépulcre où il espère comprendre le mystère de l’homme et de Dieu. Il ne parvient pas au tombeau, nul ne sachant exactement où il est5, mais il rencontre en la personne d’un condamné à mort que l’on va empaler une figure du Christ6. « […] il se trouve, lui qui boudait l’église et, de sa propre mère la piété, la piété qu’attise le prêtre, il se trouve, tout à trac, en présence du Christ, en plein xie siècle », explique Audiberti7. La passion du Fils de l’Homme n’a jamais de fin. Pris de pitié, il voudrait convaincre le calife et l’ouléma de gracier ce malheureux mais il se heurte à la dureté de la loi et à l’indifférence des hommes de pouvoir, inflexibles face à la souffrance humaine, inaccessibles à la compassion. Avant d’aller à la mort, l’homme prophétise de façon pathétique, constatant avec une infinie tristesse que les guerres saintes ne se sont jamais arrêtées et ne cesseront jamais.
Les peuples n’arrêteront pas de se battre sur elle [Jérusalem] comme des chiens. Jérusalem, tous les cent ans, ruisselle de sang. Les cadavres flottent dans le bain écarlate… Les têtes coupées vont s’ajuster sur des torses étrangers… Les mains tranchées se soudent à des bras qui n’étaient pas les leurs…
À quoi Mirtus ne peut qu’interroger : « Seigneur… Seigneur… Alors… Que faut-il faire8 ? », question qui demeure tragiquement sans réponse. Proche parent du Bérenger de Ionesco qui s’interroge sur le mal à tout instant sans jamais lui non plus recevoir de réponse, Mirtus est un homme de doute. Sa quête, qui est aussi une quête intérieure, est celle de tout homme. Pour sauver le prisonnier, il devrait accepter de mourir à sa place selon la loi coranique, mais il n’en a pas le courage, il est « l’homme sans qualités », qui n’a pas l’étoffe d’un héros. Honteux de sa couardise, il rejoint la croisade au terme de sa quête. « Au lieu de délivrer ce “prisonnier”, il se laisse aller à sa croix. Tout en se reniant, le Cavalier seul renie sa culture religieuse. Pièce limpide qui retrace le drame de l’Occident, cet Occident incapable de se remettre en question », déclare Marcel Maréchal9.
Démystification burlesque de la croisade
3La croisade, telle que la représente Audiberti, n’a rien d’héroïque. Tout dans la pièce concourt à la démystifier. Pacifiste, Mirtus, qui ne veut pas se battre, déclare : « En guerre je n’irai pas. Que voulez-vous que j’aille faire dans une histoire entre tant d’autres que même l’Histoire oubliera10 ? » L’idée de tuer, de massacrer d’autres hommes semblables à lui, ses voisins peut-être, lui fait horreur :
Mirtus. – La guerre, n’est-ce pas ? Guerroyer contre l’Aragon. Les arbalétriers d’un bord, les arbalétriers de l’autre bord, tous les mêmes par l’ombilic […] Faire un trou dans un assassin maladroit, peut-être… En combler un dans une fille adroite, à coup sûr… Mais tirer sur les camarades de l’autre versant, merci11…
La croisade, qui lui apparaît barbare, est, comme le dit le prêtre de son village, « le conquérant honneur des peuples chrétiens au milieu desquels le pontife étincelle comme un clou dans un membre crucifié12 ».
4Le burlesque la déréalise totalement, Audiberti tournant constamment en dérision les idéaux chevaleresques comme les coutumes des orthodoxes. La scène d’adoubement où la belle Madelonne, éprise de Mirtus, vêtu simplement d’un justaucorps et de braies, tient lieu de page à qui on confie l’épée, Briselacolle, où le cheval se nomme Cornumarant, est burlesque.
L’Adjudant. – Moi l’adjudant dans les gendarmes du baron, je te déclare, au vu et au su, chevalier, ta chevalerie engendrant la mienne le long du fil de ma tranchante. (À Madelonne.) Page, Ceins-le.
Madelonne. – Quoi ?
Mirtus. – Ceins-moi.
Madelonne. – Ceins-toi ?
L’Adjudant (faisant allusion à l’épée). – Mets-la-lui. Toutefois, d’abord, qu’il la baise. (Madelonne tend les lèvres.) Je parle de la lame et non pas de la femme. (Il prend l’épée et la présente à Mirtus.) Elle vaut cher. De l’Aquitaine, elle vient, elle aussi. Là-bas, c’est pas difficile, ils fabriquent tout, les clavettes du plastron, les genouillères, les trompettes, les épées, tout ce qu’il faut pour guerroyer13.
L’arrivée du héros à la cour de Byzance donne lieu à une scène, elle aussi, franchement burlesque. Il raconte comment il a dû abandonner son cheval totalement fourbu :
Mirtus. – Soudain, Cornumarant trébucha. Coursier fourbu, coursier perdu. […] Je pris sur moi… Je suis solide… Je pris sur moi selle, poitrail, bridons, croupière, l’avaloir, les reculements, la couverture. Je me mis en quête d’une autre monture… Je ne rencontrai que des jeunes filles14.
C’est dans cet accoutrement qu’il se présente devant tous les dignitaires.
Il marche portant sur lui l’équipement de son cheval. On dirait un cheval debout sur ses pattes. Il se désharnache pièce par pièce.
Mirtus (désharnaché, apparaît svelte et musclé dans une tenue simple). – Monsieur l’autocrate, il n’est point coutumier dans nos contrées ni, je suppose, dans les vôtres, de voyager en habit de cheval. Nous connaissons, certes, les culottes de cheval, mais nous n’allons pas jusqu’à nous accoutrer de pied en cap à la façon de nos destriers15.
Lorsqu’il arrive à la cour du calife, alors que pourtant il est « en grand arroi de chevalier, avec un manteau blanc16 », son armure, vue à travers les yeux de Fatima, apparaît tout aussi grotesque :
Fatima. (Elle montre l’équipement de Mirtus.) – Vous avez votre boîte à clous, votre chemise de fer. […] C’était bien la peine de vous mettre en chemise de fer tricoté, de vous casquer, de vous hérisser […]
Mirtus. Sous ce fer tricoté, je suis souple et je suis nu17.
Toutes les pièces de l’armure du chevalier du Moyen Âge, on vient de le voir, sont tournées en dérision. De la même façon, à Byzance les dignitaires sont présentés dans des accoutrements cocasses qui apparaissent comme des déguisements : mitres coniques, barbes postiches, dignes de Monsieur Jourdain travesti en Mamamouchi. Lorsqu’on annonce l’arrivée de Mirtus, comme ils sont légèrement vêtus « d’étoffe molle », ils changent d’habits à la hâte. « L’Autocrate. Bon sang ! Nous sommes en païens. […] Vite… Les robes ministérielles… Les dorures pectorales… Les mitres coniques… (Ils revêtent des vêtements byzantins et raides, marqués de la croix orthodoxe18) ». Comme la jeune Nerebis et Klassikos qui répètent un numéro de danse sont légèrement vêtus, l’Autocrate décroche les rideaux et les en enveloppe. Tous se mettent des barbes « viriles et majestueuses », comme le dit l’Autocrate, afin d’en imposer à ce catholique qui arrive. C’est à travers le regard de Mirtus qu’Audiberti pointe le ridicule de leur tenue.
Mirtus. – Quant à vous, Messieurs, quant à vous, ces barriques énormes dont vous vous accablez le chef, ces dalmatiques brodées du signe que nous vénérons… car nous le vénérons, vous et nous, Sarrasin qui s’en dédit !… Je souffre, pour vous, de leur poids19.
L’Autocrate, le Médecin et le Paléographe enlèvent alors leurs mitres et, sur les conseils de Mirtus, se mettent à l’aise, enlevant leurs « robes lamées », leurs barbes et leurs ornements. « Je suis moi-même en nage. […] Je n’y tenais plus », dit l’Autocrate. Tout cela n’était que mascarade afin d’impressionner l’hôte étranger et de lui donner l’illusion tant du pouvoir de l’Autocrate que de leur foi en Dieu.
5Les anachronismes sont légion qui participent eux aussi de la déréalisation et situent le drame dans une espèce d’intemporalité. L’étrangeté de certains d’entre eux prête à rire, comme le terme de « chevalissime20 ». Clins d’oeil au public, non seulement ils sont source de comique mais surtout ils établissent un pont entre les temps anciens et notre époque. Certains personnages se donnent du « Monsieur », Mirtus appelle l’impératrice « Madame ». Il est fait allusion aux « régimes alimentaires21 » de cette dernière. L’argot contemporain voisine avec des termes à coloration médiévale. Mirtus dit par exemple : « Oc, je te dis. Tope, tope, si tu préfères22. » Baroque, l’œuvre d’Audiberti est celle d’un grand poète de la scène qui ne théorise ni ne philosophe et montre simplement le chaos du monde auquel il assiste, effaré. Il le fait dans une langue savoureuse, drôle, burlesque à la manière d’un Rabelais. Amoureux des mots, il manie le verbe avec un plaisir jubilatoire. Le langage, il en est convaincu :
Depuis belle lurette, est abhumaniste. Il éclate, il pourrit, il fourmille. Désintégré, réchauffé, il trou-billonne, cervelle et écriture, il argonautise dans les faubourgs, il coq à l’âme dans les salons, il déboise dans les tables tournantes, gueule dans les affiches déchirées, le chant des ivrognes, les jeux des enfants, le cri des journaux23.
Lui seul, parce qu’il englobe tous les possibles, lui offre cette liberté d’invention à laquelle il aspire.
Jamais peut-être comme dans cette œuvre Audiberti n’a su unir dans une synthèse aussi heureuse le rhétoricien philologue et grand rhétoriqueur qu’il y a en lui (nous avons ici le lot habituel de plaisanteries, obscénités savantes et calembours de cabaret) et le poète hanté, tout autant que Claudel, par le souci d’exprimer la mystérieuse totalité des choses et de la création, et par le besoin de faire que les mots se saisissent de la réalité par une incantation savante (utilisant largement la rhétorique) qui la restitue nouvelle à nos oreilles et nos yeux éblouis24.
Rien d’étonnant à ce qu’il ait rencontré en Marcel Maréchal, artiste baroque au tempérament dionysiaque comme le sien, son chantre de prédilection et à ce qu’une forte amitié, une connivence parfaite, que seule la mort est venue interrompre, aient lié les deux artistes.
Stigmatisation de l’intolérance
6Comme il l’avait déjà fait dans La Hobereaute où il portait à la scène l’écrasement impitoyable du paganisme par le catholicisme triomphant, Audiberti donne à entendre ici, à travers la charge comique et l’enflure lyrique, les conséquences funestes des guerres de Religion. À la manière d’un chef d’État qui, se préparant à une guerre, renforcerait ses positions, le prêtre du village de Mirtus planifie la construction d’une vaste église parce que, dit-il, « nous entendons fortifier la chrétienne communauté ». Audiberti souligne le caractère sanguinaire de ce ministre de Dieu, figure des ecclésiastiques qui ont exploité la crédulité des croisés, qui exhorte tous les hommes du village à se croiser en ces termes : « Le baron affirme que dans la divine cité, quand nos troupes l’auront conquise, le sang des mécréants occis montera jusqu’à vos genoux, quand vous serez sur vos chevaux25 », dit-il.
7L’auteur tourne en dérision les hommes d’église pour qui les rites comptent bien plus que la foi. « Les fêtes ne manqueront pas. Sans la fête, la foi n’est rien. La fête, la cérémonie, c’est par là, n’oubliez pas, c’est par là que notre sainte religion diffère de la philosophie26 », dit le prêtre. Audiberti leur oppose l’attitude de son héros, homme de foi et de charité, qui déclare : « Je sers le pontife et le maître éternel sans jamais, d’un travers de doigt, m’écarter des règles de la charité. […] J’ai la foi27. » Il stigmatise les promesses mensongères de ceux qui ont prêché la croisade, disant : « Les indulgences pleuvront sur vous28. » Outre le trafic des indulgences, c’est également la vaste duperie de la Sainte-Croix fabriquée par Sainte-Hélène qui est dénoncée. L’impératrice Zoé, qui se prétend sa descendante, narre sous un mode burlesque la façon dont cette dernière a fait fabriquer la Croix.
Zoé. – Telle que mon aïeule Hélène l’a conçue, telle que l’ont mortaisée les charpentiers de la flotte, telle, toujours, elle est restée dans la famille.
Mirtus. – Mais le calvaire, dites-moi… le calvaire…
Zoé. – Les gens, vraiment, sont des enfants. Ils accourent vers nous pour se faire duper. Qu’on s’efforce de leur dire la vérité, vite ils refusent de l’écouter. Votre pape lui-même le sait, l’admet, le répand et le proclame, que nous l’avons ici, la Sainte-Croix, inventée historiquement par bonne maman, avec des bras à charnières repliables pour le voyage29.
Elle dévoile alors la croix que Mirtus contemple stupéfait, commençant à comprendre à quel point tout n’est que simulacre.
Mirtus. (caressant la croix.) – Elle n’a pas une écorchure. D’où proviennent donc les fragments que l’on conserve dans les reliquaires de nos cathédrales30 ?
À travers le regard de son héros, confronté à l’orthodoxie puis à l’islamisme, Audiberti renvoie dos à dos les religions : « J’avais pensé me dissoudre tout vif dans le ténébreux miel oriental où l’hérésie islamique et votre schisme orthodoxe, Messieurs, sont chemise et cul, par la Sainte épine31 ! », dit Mirtus. Il se moque de leurs divergences qui ne sont que querelles byzantines, notamment, suite au grand schisme, celles entre le catholicisme et l’orthodoxie qui portent sur la double nature du Christ :
Le Prêtre. – Les orthodoxes adorent le maître éternel, et le fils, et le Saint Esprit.
La Mère. – Dans ce cas nous pouvons compter dessus.
[…]
Le Prêtre. – Compter dessus ? Vous êtes ingénue ! Les orthodoxes soutiennent que le fils est engendré par le père et que le Saint Esprit se dégage du fils à la manière d’un parfum. Et c’est sur ces gens-là que vous voulez compter32 !
Au moyen d’un comique blasphématoire, Audiberti tourne en dérision le mystère de la Trinité lorsqu’il prête à l’Homme-Dieu couronné d’épines devant le Saint Sépulcre les propos suivants :
J’ai mon compte de vous voir vous contracter, vous déplier dans la souffrance, dans l’ignorance. Nous nous sommes consultés, le vieux, le pigeon et moi. Nous nous sommes dits : « Ça ne peut pas durer. Ce n’est pas possible. Il faut prendre une décision. » Cette décision, nous l’avons prise. Nous partons. Unique dans la Trinité, le maître éternel s’en va. Je m’en vais. Je vous abandonne33.
Audiberti suggère que l’intolérance, le fanatisme ne sont pas le seul fait de la croisade mais qu’ils renaissent en tous temps, en tous lieux. Aussi ne caractérise-t-il pas ses personnages, sauf Mirtus, et demande-t-il que les mêmes acteurs dans les trois actes incarnent des personnages au statut semblable34. Les figures du pouvoir, le père de Mirtus, l’empereur de Byzance, le calife, de même que les représentants du pouvoir religieux, le prêtre du petit village du Languedoc, le patriarche de Byzance, l’ouléma de Jérusalem, sont interprétés par le même acteur. Il en va de même pour la mère de Mirtus, qui réapparaît sous les traits de Zoé, l’impératrice de Byzance, puis de la mère du condamné. Même chose pour le personnage de l’amoureuse, prête à tout pour s’attacher l’homme qu’elle désire. C’est la même actrice qui joue Madelonne, la petite paysanne, Nerebis, la danseuse de Byzance, Fatima, la sœur du grand calife.
8Audiberti situe les trois lieux de la croisade, une ferme du Languedoc au premier acte, la salle des lions dans le palais de l’empereur à Byzance au deuxième acte, Jérusalem, « devant ce qui est peut-être le Saint-Sépulcre », à l’acte III, dans un xie siècle « qui n’exige pas une extrême rigueur dans la reconstitution ». Aucun souci réaliste en effet sous sa plume, mais une transposition poétique constante qui rend le drame intemporel. Aussi Maréchal, fidèle à l’esprit de la pièce, opta-t-il pour la stylisation, faisant tendre une toile peinte de Nicolas Janin à Lyon, de Byzantios (toile ocre, or et sang représentant les trois terres, le Languedoc, Byzance, Jérusalem) en Avignon sur le mur du fond du palais des Papes.
9Porter à la scène la croisade, pour Audiberti, c’est méditer sur la violence du monde actuel par le détour d’une époque lointaine, symbole de la barbarie des guerres de Religion, époque entourée de légende et connue surtout à travers des stéréotypes par le grand public. « Le poète adjurera les hommes de plonger, avec le plus dramatique intérêt, dans les eaux de l’interrogation par excellence, celle d’exister. Tout de suite, dans cette entreprise, il rencontrera l’Histoire », écrit-il.
L’Histoire, ou ce que l’on appelle ainsi, c’est la norme humaine, en masse, en bloc, les amours, les guerres, les échelles, les colliers. L’activité des origineurs rhapsodiques ne vaut pas seulement pour le moment historique où ils écrivent dans un dialecte donné, sous un monarque défini. Je me permets de répéter qu’elle vaut pour tous les temps humains. Elle est comme, pour les savants, la loi, difficilement controuvable de la chute des corps, sur laquelle la relativité faillit se casser les dents35.
C’est toute l’horreur de la guerre que clame Audiberti, rhapsode moderne à la verve gouailleuse, dans cette œuvre qui a l’ampleur d’une épopée. Toujours et partout « le mal court » mais la guerre sainte apparaît encore plus absurde que toutes les autres puisque c’est au nom de Dieu que les peuples se massacrent. Utilisant l’histoire à la manière épique, dans le sillage d’Hugo ou de Claudel, Audiberti fait vivre aux personnages de son drame les bouleversements qui ont eu lieu lors d’une période convulsive, sanglante, à l’instar des grands cataclysmes politiques qu’a connus le xxe siècle. Il saisit l’homme dans un de ces moments de fracture, semblable à celui que nous vivons, où le monde se transforme si vite que rien n’y est stable, qu’aucune certitude n’est possible.
10Pièce quasi testamentaire, comme ses deux dernières, L’Opéra du monde et La Poupée, Audiberti exprime ici le rêve impossible d’un monde pacifié. Comme son « cavalier seul » qui, dans un périple frénétique, parcourt l’Europe et le Proche-Orient, il renvoie dos à dos les trois religions, et, en dépit de l’humour permanent qui irrigue son œuvre, il livre une vision pessimiste de l’Histoire, lui qui fait dire à l’un des personnages de La Fourmi dans le corps que « toute l’histoire du monde fume de charniers mal éteints36 ». C’est là un grand théâtre politique, celui d’un artiste qui a toujours emprunté des chemins solitaires, à l’écart du fanatisme des idéologies comme de l’académisme des doctrines, non un théâtre didactique ou partisan, mais un théâtre qui interroge la place de l’homme dans un monde dévasté par la violence. Autant dire que la pièce est d’une brûlante actualité !
Notes de bas de page
1 « La troupe du Cothurne joue le jeu à fond. Bernard Ballet mêle les accents de la révolte à ceux de la sincérité illuminée, Mirtus est bien cet “anar” généreux, furieusement individualiste, que la croisade, sans doute, récupérera. Mais il aura eu le temps, avant, de renier le crucifix, de porter témoignage. Luce Mélite, mère et reine ; Colette Bergé, la jeune vierge sacrifiée ; Jean-Jacques Lagarde, le militaire à la grande gueule, Pierre Tabard, Christ recrucifié, aux accents de contestataire torturé ; Marcel Maréchal, enfin, tour à tour paysan madré, autocrate byzantin d’opérette ou calife de mélo, ont admirablement servi Audiberti », écrit, très élogieux, Georges Lerminier dans Le Parisien libéré, le 25 juillet 1973.
2 Certes il démystifie dans les deux pièces ces personnages bien connus du public, situant par exemple l’action de Pucelle dix ans après la mort de Jeanne lorsque le clerc Gilbert, qui a présidé à l’instruction de la petite bergère, fait jouer de village en village un « Mystère » qu’il a composé. Chacun des acteurs de cette représentation donne de la sainte une image différente, si bien que nul ne sait comment saisir la véritable Jeanne. La conclusion appartient à la duchesse qui déclare que « le monde n’a point pour métier de nous fournir des réponses, mais des énigmes ». Pucelle, Théâtre II, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », p. 173.
3 Théâtre populaire, no 54, deuxième trimestre 1964, p. 100.
4 Jacques Audiberti, Le Cavalier seul, L’Avant-Scène Théâtre, no 533, 15 janvier 1974, p. 37. Toutes les autres citations sont empruntées à cette édition.
5 « L’Adjudant. – J’espère que, le sépulcre, les chefs d’ici là l’auront trouvé. Ce matin, les chefs discutaient. Je les ai entendu parler […]. Le duc de Dijon, il disait que le sépulcre était sous la basilique de Constantin, le sale Grec. Notre baron disait que le sépulcre était sous la mosquée. Si c’était vrai, le sang, maintenant, doit lui filtrer dessus. Godefroy, il disait, lui, que le sépulcre était sous la colonnade de Vénus la pute. » CS, p. 38.
6 « Un personnage, vêtu d’une robe bleue tirant sur le vert, avec un lambeau d’étoffe bleu foncé en travers du corps, apparaît sur le balcon. […] Barbu de blond, avec la couronne d’épines, il ressemble au Christ de la figuration traditionnelle. » CS, p. 32.
7 Jacques Audiberti, Dimanche m’attend, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1965, p. 39.
8 Le Cavalier seul, p. 33.
9 « Le Cavalier seul… Homo-occidentalus de base », Propos recueillis par Guy de Belleval, Approches « Répertoire » no 16, Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 1983.
10 Le Cavalier seul, p. 16.
11 Ibid., p. 18.
12 Ibid., p. 17.
13 Loc. cit.
14 Ibid., p. 23.
15 Loc. cit.
16 Ibid., p. 31.
17 Ibid., p. 31-32.
18 Ibid., p. 23.
19 Ibid., p. 24.
20 Terme trouvé, aux dires mêmes d’Audiberti, par Maxime de la Falaise chez qui il écrivit le premier jet de la pièce. Voir Dimanche m’attend, op. cit., p. 37.
21 Le Cavalier seul, p. 27.
22 Ibid., p. 30.
23 Jacques Audiberti (en collaboration avec Camille Bryen), L’Ouvre-boîte. Colloque abhumaniste, Paris, Gallimard, 1952, p. 68.
24 Gilles Sandier, Théâtre et combat. Regards sur le théâtre actuel, Paris, Stock, 1970, p. 35.
25 Le Cavalier seul, p. 18.
26 Ibid., p. 15.
27 Ibid., p. 26.
28 Ibid., p. 18.
29 Ibid., p. 29.
30 Loc. cit.
31 Ibid., p. 24.
32 Ibid., p. 19.
33 Ibid., p. 33.
34 Audiberti note par exemple au deuxième acte : « Entre l’impératrice Zoé. Dans la lumière qui la dessine elle n’est autre que la mère. Et le patriarche est le prêtre vêtu d’une robe blanchâtre. » p. 24.
35 Jacques Audiberti, Des tonnes de semence. Toujours. La Nouvelle Origine, Paris, Gallimard, 1981, p. 267.
36 Jacques Audiberti, La Fourmi dans le corps, Théâtre IV, Paris, Gallimard, 1961, coll. « Blanche », p. 196.
Auteur
Aix Marseille Université
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