Le roi René, la fête, l’amour et la poésie : lecture contradictoire de quelques textes
p. 261-276
Texte intégral
1René d’Anjou est sans aucun doute un être complexe, qu’histoire et critique littéraire ont su enfermer dans un réseau de contradictions dont il est difficile de dégager un sens clair ou au moins une vision cohérente ; d’autant que le sujet, qu’on le loue ou qu’on le décrie, prête à enjolivement et semble appeler tout naturellement le superlatif et le lyrique, considéré souvent comme un héros romanesque avant que d’être un acteur de l’Histoire à la fin de la guerre de Cent ans. Une bonne part du portrait critique de René, celle en tout cas qui a donné le plus souvent matière à gloses pour juger de ses goûts, et à jugements sur sa personnalité, se fonde pour l’essentiel sur un petit nombre de sources ; et parmi les plus immédiates, les poèmes qui ont mis en rime le cérémonial et les épisodes de plusieurs pas d’armes auxquels le roi a participé, ou dont il est l’organisateur dans une période brillante de la vie de sa cour, poèmes du Pas de Saumur et du Pas de la Bergère, ou encore la pastorale de Regnault et Jeanneton, censée célébrer la passion du roi pour Jeanne de Laval à l’époque de leur mariage. Ces regards portés dans son entourage même sur le roi de Sicile, et les récits minutieux de ces fêtes, ont suscité des interprétations qu’il me paraît nécessaire de confronter à de nouvelles analyses. On n’a pas manqué non plus de mettre en relations les œuvres de René lui-même, Mortifiement de Vaine Plaisance et Livre du Cuer d’Amours espris, ou même encore Livre des tournois, avec les événements qui jalonnent la riche et souvent dramatique existence du prince, imaginant découvrir dans la littérature un reflet plus ou moins fidèle de l’être. C’est sans doute sur ce point qu’à la suite par exemple d’Alice Planche1, ou encore de Robert Deschaux2, de nouveaux regards peuvent modifier l’approche des œuvres ; mais si cette perspective est probablement la plus riche, elle est aussi la plus complexe, et je ne l’évoquerai ici que très marginalement. Parmi les vues antagonistes sur la personnalité de René d’Anjou, fondées souvent sur des présupposés idéologiques ou sur l’empathie, se dégagent quelques points d’accord, aux premiers rangs desquels l’image d’un René hors de son siècle, pénétré des grands mythes chevaleresques au déclin de la chevalerie, ou se créant un décor de théâtre bucolique et jouant au berger à Tarascon, Launay ou Gardanne. Mais la vérité est-elle vraiment dans le consensus, et peut-on donner foi sans restriction aux idées reçues ? Me fondant sur un aphorisme que j’emprunte au philosophe Alain : « Penser, peser est fonction de peseur et non point de balance », je vais chercher à peser différemment certains éléments d’analyse en me limitant à trois thèmes : la perméabilité entre la fête, la littérature et la vie ; le bucolisme naïf prétendu de René ; enfin sa fascination pour la thématique arthurienne.
Poésie et vérité : la fête est-elle à l’image de la vie ? « Un voile de tristesse » plane-t-il sur les fêtes chevaleresques ?
René et la tradition chevaleresque
2L’image s’est imposée, et n’est guère discutée, d’un roi René amateur passionné de fêtes chevaleresques, qu’il aurait organisées à grands frais tout au long de son existence, depuis Naples jusqu’à la fin de sa vie en Provence (ce que Jean Favier commente en affirmant que les tournois « étaient aussi des fêtes de la rue », et coûtaient moins cher que l’entretien de garnisons3 !). Les commentateurs, à la suite de Huizinga, lui-même dans la postérité de l’historiographie romantique, ont insisté sur les aspects oniriques d’une nouvelle mythologie aristocratique, aux fondements souvent arthuriens. Mais il faut souligner en premier lieu combien, par rapport à la Bourgogne par exemple, les fêtes chevaleresques sont peu nombreuses et limitées dans le temps à la cour de René4, et on peine à trouver mention de rares joutes après celles de 14495. Quant au séjour napolitain, l’évidence documentaire de tels événements est loin d’être acquise6, et j’ai étudié dans les Mélanges Dufournet7 le seul cas avéré d’une fête, d’ailleurs de sens politique et non chevaleresque, dans un contexte sans aucun doute mélancolique, tenue le dernier jour de février 1442, à propos de laquelle Francesco Sabatini énonce une conclusion ferme et catégorique, contre toute la tradition : il n’existe pas la moindre source attestant que les fêtes chevaleresques constamment évoquées aient pu être organisées à Naples par René8 dans toute la période où il est maître de la ville. C’est dans les années qui suivent le retour du roi en France que se situent les quelques grands pas d’armes pour lesquels nous possédons une documentation détaillée. Les premiers sont ceux qui accompagnent ou suivent le double mariage, en mars 1445, des filles de René, Marguerite avec le roi d’Angleterre Henri VI et Yolande avec Ferry de Vaudémont, à Nancy puis à Châlons, et ils ont été rapportés, assez sommairement, par les chroniqueurs bourguignons, comme Olivier de la Marche et Mathieu d’Escouchy, ou avec plus de détails par le gascon Guillaume Leseur, au service de Gaston de Foix. Si les uns et les autres évoquent la magnificence de l’accueil de René d’Anjou, le luxe des tenues de joute et les exploits des combattants, il est clair que l’essentiel du bénéfice de ces rencontres, imposées par les circonstances, va au roi de France Charles VII tandis que René fait les frais de la fête, et elles n’ont guère servi qu’à conforter pour la postérité (avec le Traité des tournois, dans lequel on a voulu voir un ouvrage contemporain des grands pas d’armes9, mais qui se situe probablement dans un tout autre contexte), l’image d’un roi de Sicile avide de fêtes chevaleresques. Il est vrai cependant que parmi les événements les plus notables de la vie de cour dans les premières années du règne de René s’inscrivent le pas d’armes de Saumur en 1446, et celui de la Bergère à Tarascon trois ans plus tard, mais les poèmes qui les rapportent, contenus l’un et l’autre dans un manuscrit unique, ont prêté à des interprétations souvent superficielles, et parfois pur roman.
Brève histoire d’une lecture romanesque
3Le pas d’armes du Dragon offre l’exemple de l’interprétation romancée d’un événement, fondée à l’origine sur le texte incomplet et très fautif édité par Vulson de la Colombière dans le Vrai théâtre d’Honneur et de Chevalerie, et reproduite jusqu’à ce jour par toute la littérature critique ; il illustre la tentation constante de prêter à René, sous-jacents à ses attitudes ou à ses démarches, des sentiments ou des intentions en accord avec les vicissitudes de son existence. Le poème anonyme du Pas de Saumur, œuvre d’un ecclésiastique de maigre culture qui a manifestement reçu commande de René ou de son proche entourage, expose en quelques strophes sous forme de préambule le thème d’un pas d’armes tenu « entre Razilly et Chinon » au printemps de 144610 « devant la gueule du dragon » ; René s’y illustre, et y conçoit l’idée du pas qu’il organisera à Saumur dans l’été qui suit. La tenue de joute noire que René porte au Pas du Dragon a suscité l’imagination de la critique : Vulson y voyait la marque de l’affliction provoquée par la perte du royaume de Naples ; pour Quatrebarbes, René « pleure encore le départ de sa chère Marguerite », Lecoy de la Marche la lit comme l’expression de son deuil à la disparition de son fils cadet Louis ; Huizinga enfin y trouve l’illustration de sa thèse selon laquelle dans les fêtes chevaleresques, « un voile de mélancolie est répandu sur toute l’action11 ». Mais la fête est-elle une forme de mise en scène ou de métaphore de l’existence réelle, et y a-t-il perméabilité entre vie et représentation ? Si René joue bien, au pas du Dragon, sur des sentiments supposés ou affectés, le prétexte n’est dans cette circonstance rien d’autre que la manifestation d’une peine d’amour. Le poète narrateur énonce en effet bien clairement le motif du choix de cette tenue de deuil ; René est affligé d’une rebuffade de la dame dont il se proposait de défendre les couleurs :
Sa dame requist en humblesse,
De l’aquicter luy fist promesse
Des hommes sauvaiges ce jour.
[...]
Elle respondit sans subjour
Qu’autre avoit qui l’acquiteroit.
Lors s’em partit plain de doulleur,
[...]
Doubtant que jamais bien n’auroit. (12, v .6-1612)
4Mais un message de la comtesse d’Evreux, épouse de Pierre de Brézé, le convainc alors que
... pour reffus fait rudement
N’eust desplaisir aucunement,
Et qu’il joustast joyeusement. (13, v. 9-11)
5Le prince, trop plus noir que meure (str. 14, v. 2), se présente sur les rangs et emporte le prix.
6On retrouvera le même langage des couleurs au Pas de la Bergiere, où l’écu noir symbolise les malheureux en amour et où René, qui ne participe pas directement à la joute, apparaît, semble-t-il, vêtu d’une cuirasse noire. Que la participation au pas est un jeu où toute fantaisie est permise – jeu sur les mots ou postures assumées –, les devises de circonstance qu’affichent par exemple certains jouteurs à Tarascon13 du reste le montrent bien, et il est illusoire de prétendre qu’est engagé au pas d’armes l’être profond des participants : chacun s’insère fictivement dans la thématique retenue, se choisissant un personnage conforme à une certaine image qu’il veut donner de lui-même à cette occasion ; mais il n’y a pas transitivité entre le jeu chevaleresque et l’existence réelle, de même que la création littéraire n’est pas un reflet direct de la vie. Au reste, les auteurs des deux poèmes soulignent constamment la joie de la fête : celle des souverains, celle des jouteurs heureux de cette glorification de la chevalerie, celle enfin des spectateurs et spectatrices nombreux qui participent aux festivités, cavalcades, repas et bals. En revanche, significatifs sont le sens que René veut donner dans de tels contextes à son image publique, en un jeu sur des sentiments affectés dont il partage le goût avec Charles d’Orléans, et la constance avec laquelle il s’affiche ou est représenté à des années de distance dans divers textes sous les mêmes traits d’un malheureux en amour sans doute, mais également volage et cynique à l’égard des femmes.
René et la fiction pastorale
Bergerie ou goût de la nature ?
7Le goût pour la nature de René d’Anjou – le consensus des historiens semble se faire sur ce point – s’alimente à un réel attrait pour l’agriculture et la terre : le manoir de Launay est une nouveauté dans les cours de France, premier d’une longue série de « maisons des champs », entourées d’espaces agricoles, réservées à une cour très réduite et beaucoup plus modestes que les châteaux où séjournaient jusqu’alors les princes, comme Louis II à Saumur, ou Jean de Berry à Mehun-sur-Yèvre. En Provence, René achète et aménage des bastides : ainsi à Gardanne, remarquable domaine agricole acquis en 1455, où récoltes et élevage sont gérés avec soin, et en même temps demeure de plaisance où la cour vient s’ébattre et chasser. Comme l’affirme en résumé Jean Favier, l’intérêt que manifeste René pour les questions d’agriculture et d’élevage « ne sera pas étranger à l’idée que se fera de lui la postérité, celle d’un prince aux goûts simples, aimant voir sur sa table sa propre récolte et soucieux de la prospérité de son peuple14 ». Doit-on pour autant assimiler à l’envie de « jouer au berger » cet attrait pour la nature que René semble partager avec les princes italiens ses contemporains ? À mon sens, l’adhésion au jeu pastoral du roi de Sicile dans l’unique cas réellement documenté, le Pas d’armes de la Bergère tenu à Tarascon en 1449, ne se fait pas sans prise de distance.
Le pas d’armes de la Bergère
8Le poème du Pas de la Bergiere, rédigé par le sénéchal Louis de Beauvau avec l’aide d’un sien serviteur15, se distingue du poème de Saumur en ce qu’il est l’œuvre d’un véritable technicien des armes courtoises, décrivant avec précision règles et circonstances des joutes ; les chapitres du pas d’armes, absents dans le texte de Saumur, sont ici énoncés en une centaine de vers sur les quelque 1080 du poème, et prennent largement le pas sur l’exposé de la thématique romanesque, en fait réduite à quelques costumes et éléments de décor : à une extrémité de la lice, « une gente pastourelle serra / Soubz ung arbre, gardant ses brebiettes » (v. 81-82), celles-ci soigneusement enfermées dans un enclos, comme le montre l’enluminure du premier feuillet. Deux écus, l’un blanc signifiant la joie d’amour, l’autre noir, symbole de tristesse, sont pendus à l’arbre, gardés par « deux gentilz escuiers pastoureaulx » (v. 85-90). Parmi les survenants, le « content d’Amours » vient frapper d’un bâton l’écu noir, le malcontent l’écu blanc, et aussitôt se présente pour rompre trois lances l’un des deux jouteurs pastoureaux, Philippe de Lenoncourt ou Philibert de Laigue. Si le tenant accomplit le premier l’exploit imposé, l’assaillant vaincu doit faire porter « une gente verge d’or » à une dame ; si l’homme du dehors l’emporte, il gagne, outre un bouquet de fleurs passé lui aussi par un anneau d’or, le droit d’embrasser la pastourelle devant tous, à condition toutefois qu’il ait pris soin auparavant d’ôter son heaume (« s’il a de soy deshëaulmer empris », v. 120).
9Cette malice n’est qu’un premier clin d’œil de l’auteur : les jeunes gens qui, à pieds, guident par la bride la bergère montée sur une haquenée sont dits « Bien desguisez en habis pastoureaulx » ; et quant aux deux « pastours jousteurs »
Sur deux destriers de houssure couvers,
... a grant peinne a bergiers ne pasteurs
Eussent semblé pour leurs abis divers (v. 218-220)
10Il est donc clair que les quelques éléments de décor pastoral ne donnent pas le change : ce n’est là qu’un jeu et un déguisement, que l’on ne peut prendre au sérieux, mais où l’on trouve le plaisir du spectacle d’exploits aux armes et de costumes somptueux, comme l’a bien analysé Françoise Piponnier16. La bergère est vêtue d’un beau damas gris fourré et bordé de vair, porte un « chapperon de bourgeoise » et une houlette ferrée d’argent ; la houssure des pastours est grise brodée d’or :
... barillés et holettes
Y furent bien doucettement compris,
Panetieres, fusils, fleutes, musettes. (v. 274-6)
11Dans la suite du poème, seules importent la relation des joutes, la joie des participants aux repas17, ou au bal qui clôt les six journées du pas : grand concours de foule, demoiselles et bourgeoises de toute la province et même venues du Languedoc, sous-entendus d’un érotisme léger, non pas courtois ou rêvé, mais bien ancré dans le lieu et le moment18. Le poème décrit un jeu à thème, avec son décorum et un cérémonial ; et la fiction pastorale, qui est bien vite passée au second plan, n’est rappelée que par la mention épisodique des pastours et de la pastourelle. Le narrateur du pas ne se prend pas toujours au sérieux, commentant les joutes de propos plaisants19, et se peignant lui-même avec humour20.
12En revanche, Louis de Beauvau décrit le pas de Tarascon comme animé par le plaisir, et aussi comme une initiation destinée à de jeunes écuyers inexpérimentés, dont le roi guide paternellement les premiers pas :
Le Roy mesme Gaspart Cosse servoit,
Et des autres pluseurs en verité ;
A tout le mains quant un jeune savoit
Qui n’estoit pas de la jouste usité,
Il descendoit par sa benignité
De son chaffaut pour lui faire service,
Et lui portoit aprez lui par la lice
Une lance comme ung petit message.
Cela donnoit a pluseurs le courage
D’eulx grandement en la jouste porter. (v. 589-600)
La pastorale de Regnault et Jeanneton
13On a probablement accru le poids de l’idylle pastorale dans le Pas de la Bergiere sous l’influence de Regnault et Jeanneton, dont la tonalité, qu’on peut juger un peu mièvre, ne semble pas appartenir à René. Regnault, mise en théâtre sans recul d’amours princières, contribue à conforter le mythe et a sans doute profondément orienté la critique, mais n’apporte que bien peu à la connaissance de la personnalité de René lui-même : le rôle de la pastorale se situe selon moi a posteriori, dans un tout autre contexte, celui de l’élaboration de la légende des amours de René et de Jeanne. L’œuvre, d’attribution incertaine et très hypothétiquement donnée à Pierre de Hurion21, a-t-elle bien été composée à l’occasion du mariage du roi et de Jeanne de Laval, en 145422, ou seulement plus tard ? Est-elle dédiée à un René vieillissant, pour lui donner l’illusion qu’il reverdit en sa jeunesse, ou est-ce une commande encore plus tardive de Jeanne pour célébrer le souvenir d’une idylle ou en justifier le mythe ? Le manuscrit unique est situé « après 148023 », mais d’après le filigrane du papier, il serait postérieur à 1490, époque où en tout état de cause, René a disparu. Aucun des comptes conservés n’en a gardé la trace24. Au dessous de l’explicit de la copie, outre la souche sèche d’où jaillit un rameau vert et le pot à feu, ou chaufferette (que René lie pourtant au souvenir d’Isabelle), figurent les armes de René et de Jeanne, mais l’héraldique confirme clairement que le manuscrit était destiné à Jeanne de Laval et non à René lui-même. Si les enluminures sont bien la copie d’un modèle de Barthélemy d’Eyck, ce qui est loin d’être certain25, cet original ne saurait être antérieur aux années 1460. Un lien immédiat avec le mariage de René et de Jeanne semble donc très improbable ; de même que celle de l’auteur, l’identité de l’illustrateur reste hypothétique, et l’une et l’autre ont donné lieu à des interprétations contradictoires de Chichmarev, Pächt et Sterling26. On ne peut attribuer sans réserves au goût d’un René déjà avancé en âge le bucolisme quelque peu naïf du poème : F. Robin avait relevé avec perplexité qu’« assez curieusement », les thèmes bucoliques de la pastourelle n’appartiennent guère à la tradition blésoise autour de Charles d’Orléans, « et René, qui suivait volontiers les modes de la cour orléanaise, semble ici s’en détacher27 ». On peut penser qu’en fait, René n’y est que pour peu de choses.
La fête et le rêve arthurien
14Une autre constante dans les essais d’interprétation des fêtes de René est l’affirmation de la fascination du roi pour la légende arthurienne et son désir, à travers un écran romanesque, de se poser en nouvel Arthur, ce dont du reste Jean Favier par exemple28 trouve confirmation dans l’imitation de thèmes arthuriens dans le Cuer d’Amours espris : « À se mettre lui-même en scène dans des fictions, le poète a ajouté un personnage, un René venu de la Table Ronde, au René que l’on a connu à la guerre, à la fête et au jardin ».
Pas d’armes et chevaliers d’Arthur
15René prend-il vraiment la pose d’un héros de la Table Ronde ? Il va de soi que le pas d’armes, comme l’a bien défini Armand Strubel29, est la forme théâtralisée du tournoi, organisée autour de thèmes empruntés à la littérature. De fait, l’auteur du Pas de Saumur, dès le début du poème (str. 4), fait référence à la conquête du château de la Douloureuse Garde par Lancelot, qui change le nom du château conquis en celui de Joyeuse Garde ; mais il n’apparaît pas clairement si c’est bien là le nom (et on peut même en douter : il n’est ni cité, ni rappelé ailleurs) que l’on a souhaité donner au « joieux pas, nom Saladin, mais de Saulmur30 ». Il est vrai que le personnage de Lancelot est goûté de René : son épitaphe figure encore, la première des héros arthuriens, parmi celles du Cimetière d’Amour dans le Livre du Cuer, où seuls sont évoqués du reste la valeur aux armes de cette fleur de chevalerie et son amour pour Guenièvre ; on relève un Lancelot dans l’inventaire de la bibliothèque princière en 1457, sans que l’on en sache davantage, mais il est certain que bien des bibliothèques seigneuriales devaient en posséder un exemplaire. Cependant j’ai déjà dit ailleurs31 quelle distance prend René par rapport à la légende arthurienne au pas de Saumur, où la référence littéraire est largement estompée et si vague qu’elle paraît presque absente, à la différence des pas bourguignons, très fortement codifiés, et où l’élément romanesque est beaucoup plus apparent. Si quelques composantes du décor arthurien sont bien réunies : nain surveillant l’écu pendu au pilier, gardé par des lions (mais le nain est clairement identifié comme Cleron, le nain du roi, et les lions sont ceux de la ménagerie royale), « Reclus Hermite » accueillant les « survenants » devant son pavillon (mais une fois établi au lieu qui lui est assigné et son rôle défini, il est oublié, et le pavillon n’a d’autre fonction que celle de vestiaire pour les hommes « du dehors », qui y revêtent leurs tenues de joute, sans apparaître si peu que ce soit comme un « lieu du mystère » tel que l’évoque Jean-Pierre Jourdan32), ces références romanesques sont très largement estompées, et se mêlent à un exotisme bien propre à René, avec la présence de « sarrazins injurieulx », les Maures de René gardiens des lions. Si l’on considère la phraséologie appliquée au pas et tout ce qui relève de la rhétorique des Fleurs de pensées, emblème des chevaliers « du dedans », on constate que le discours de l’auteur s’accommode de références légendaires hétéroclites et parfois confuses (Jason y conquiert Hélène), qui, sollicitant des exemples dans toute l’histoire antique (« de Gresse, / D’Albion, Troie et Lutesse », str. 227) mettent sur le même plan héros de l’antiquité classique et personnages épiques ou romanesques : entre autres sont ainsi évoqués tour à tour comme références chevaleresques Jason (str. 18), Hector et Perceval (str. 177), Roland et Hannibal (str. 180) placés sur un pied d’égalité, et le règne de René est comparé au temps d’Hector et d’Achille (str. 235).
Apparition de Merlin
16Un exemple me paraît mettre en évidence, au regard même de l’ecclésiastique naïf auteur du poème, la distance prise par les acteurs du pas d’armes par rapport à la trame romanesque qu’ils sont censés illustrer. L’un des derniers participants au Pas de Saumur, « penultime.../ de tous les estrangiers du Pas » déclaré « plaisant escuier et begnim », est désigné du nom de Merlin (str. 208) ; le preudom est pourvu de la besace et du bourdon, accessoires peu adaptés à la joute, et son cimier représente justement, dressé sur le heaume, un petit personnage en habit de pèlerin ; l’auteur renvoie au dit (probablement le roman de Merlin), et le personnage semble donné pour mort, dans un énoncé entortillé dont le sens dans le détail n’est pas clair :
O son escherpe et son bourdon,
Merlin, dont le dit regardon,
Sus son tymbrë ung pellerin.
S’il est mort, Dieu luy dont pardon !
Quoy qu’il ait mis corps ha bandon,
Il ne peut mieulx pour son guerdon,
Et eust il escuz plain coffin.
L’escu a terre mist Merlin,
Plaisant escuier et begnim ;
Penultime fut de la fin
De tous les estrangiers du pas. (str. 208)
17Mais le ton de la strophe est à la plaisanterie, qui énonce clairement que ledit Merlin33 n’est qu’un écuyer chargé du rôle ; et le qualificatif begnim, a priori pris ici dans un sens comique, semble bien inadéquat pour caractériser un tel héros légendaire, enchanteur et prophète, personnage souvent retors et parfois cruel de la légende arthurienne dont la bénignité ne semble pas le trait dominant. Merlin affronte Ferry, qui emporte la joute, comme l’indique le gain du diamant. Le poète souligne la grosseur et la résistance des chandelles, bois des lances des jouteurs que l’on dit soigneusement choisies au château et apportées exprès pour l’occasion par une « damoiselle », mais l’image en contrepoint montre la lance piteusement brisée de l’homme « du dehors », alors que celle de Ferry frappe en plein l’écu. Il faut voir probablement, dans cette mésaventure de Merlin abattu par Ferry au terme du pas d’armes, non pas peut-être de la dérision, mais au moins une mise à distance de la matière arthurienne. En tout état de cause, à Saumur est bien plus évidente une symbolique « mise en scène de la majesté du prince34 », René étant sans cesse posé en modèle pour toute la chevalerie – le confirme la supériorité de ses hommes au terme du pas : 54 diamants gagnés, contre 36 rubis seulement abandonnés aux adversaires –, plutôt que la transposition romancée des exploits aux armes, constamment rejetée en très lointain arrière-fond.
La construction d’une image
18Françoise Piponnier a largement innové dans le domaine de la critique historique en accordant à René d’Anjou une clairvoyance politique qu’on lui avait le plus souvent déniée jusque là35 ; et René ne semble pas avoir été davantage un rêveur naïf dans le domaine de la fête, non plus du reste que dans ses propres œuvres. Sans doute obéit-il, en partie au moins, aux goûts de son temps dans le choix du cadre, de la thématique et des références littéraires de ces « cérémonies glorieuses » (Saumur, str. 17). Mais les fêtes chevaleresques semblent être d’abord pour lui un instrument social et politique : affirmation de l’éminence du prince en face des autres pouvoirs de la France de ce temps ; instrument de cohésion autour du roi de Sicile des hommes de ses différents états et plus largement, de populations variées, bien au-delà de la classe noble. Sans succomber aux visions béates de la critique ancienne, ce que nous pouvons du reste saisir de la vie de la cour, des goûts du roi et de ses divertissements donne de René une image bien différente de cette supposée évasion onirique : une incontestable bonhomie qui n’exempte pas du respect de la majesté du prince, le goût de joies simples partagées avec ses proches, des attitudes et des propos dépourvus de formalisme avec une distance, faite en particulier d’humour sur soi, qui désacralise les traditions sociales ou littéraires, et relativise les illusions. À la différence des princes bourguignons par exemple, René, écrivain et poète, est mis en scène, et se met en scène lui-même dans diverses évocations de sa personnalité intime, moins profondément réelle sans doute que d’une fiction choisie, qui contribuent à l’esquisse d’une image publique que le roi a manifestement inspirée et confortée.
L’amour, inspirateur du pas d’armes, ou aimable fête galante ?
19Le cœur du roi sera révélé aux yeux de tous en de multiples images (qui ont souvent troublé la critique en ce qu’elles paraissent contredire ce que nous pouvons saisir de l’existence réelle de René), largement mis à nu dans le Mortifiement de Vaine Plaisance, et plus encore dans le Livre du Cuer. Mais c’est bien de ce cœur déjà qu’il est question, au moins allusivement, dans le poème du Pas de Saumur : je ne reviens pas sur les péripéties rappelées plus haut du pas de Razilly, où René est peint en victime d’un dédain de la dame qu’il avait choisi de défendre. Cependant, le poème révèle aussi toute l’ambiguïté qui entoure de prétendues confidences sur les sentiments amoureux du roi ; une mention fugitive dans les premiers vers donne le pas de Saumur comme inspiré en secret par une dame d’une grande beauté :
Entrepris fut pour une dame
Au gré d’Amours, sans sceue d’ame
Comme j’enctens, et sus mon ame
On ne sauroit plus belle eslire. (2, 1-4)
20Mais dans le corps du poème au contraire, seul est exprimé l’éloge de la famille royale, avec une image forte de la cohésion familiale autour du roi et de la reine Isabelle, « en ce chastel ou vraie amour / avoit bruit » (43, 1-2). Au disner qui suit la cavalcade du premier jour,
La estoit la noble princesse
Ysabeau, Royne, seulle adrece
De tout honneur, qui n’avoit cesse
En doulx acueil trescurïeuse.
Belle et bonne, gente, joyeuse,
En haulte salle spacïeuse
Plaine de famille pompeuse
Gens recevoit par bel actrait,
Sans maniere presumpcïeuse.
Sa façon n’estoit ennuyeuse,
De langaige tresgracïeuse
Ainsi que de tous est retrait. (41, 5-16)
21Et cet éloge de la reine de Sicile, qu’accompagne celui de sa fille Yolande, est développé dans les strophes qui suivent. Quant au poème du Pas de la Bergère, il ne contient pas la moindre allusion à une quelconque aventure amoureuse du roi, et la couleur noire de la cuirasse, qui semble bien placer René dans le camp des malheureux en amour, n’est connue en fait que par un document d’archive36. Les deux poèmes s’achèvent cependant par des évocations, en des strophes assez obscures dans le Pas de Saumur37, beaucoup plus explicites chez Louis de Beauvau, qui suggèrent une atmosphère d’aimable fête galante, sous le regard bienveillant du couple royal. Constante est la célébration des dames, louées tout au long des joutes (c’est pour leur « valeur » que l’on s’affronte, et à elles que vont toutes les récompenses) ; mais des liens sentimentaux éphémères ont pu se nouer aussi entre participants et spectatrices, qui se séparent le dernier jour, comme on l’a vu, à grands regrets accompagnés de quelque larme38. Le sénéchal d’Anjou lui-même, que René peindra à sa semblance en grand séducteur infidèle et cynique39 – mais dont l’épouse Marguerite de Chambley, présente à Saumur, est portée aux nues par l’auteur du poème, qui la déclare comblée de tous biens et « la plus doulce de France » (str. 42) –, semble bien vouloir glisser au passage l’aveu de quelque aventure galante, qui conforte une image sans pour autant en inférer la réalité :
Maint doulx regret et gracïeux souspir
La veïssiez de ces doulx cuers saillir
Quant il failloit telle joye guerpir
Et delaissier, dont je vy tressaillir
Une a qui la cuida le cuer faillir
Au dire adieu, de grant doleur et d’ire. (90, 1069-1074)
Le dialogue poétique avec Charles d’Orléans
22Le roi de Sicile de son côté a tracé de lui-même très tôt diverses images convergentes où il s’affiche dans la posture de « coquin d’amour ». Du dialogue poétique engagé à partir de 1444, le recueil autographe du duc d’Orléans a conservé cinq poèmes de Sicile, qui à mon sens ne manquent ni de vivacité ni de grâce40, suscitant des rondeaux de Charles ou leur répondant. Le prince salue en René un interlocuteur poétique de qualité : au rondeau Bien deffendu, bien assailly du second (XIII41), qui pose le débat sur le plan amoureux (chacun affirme qu’il éprouve de grandes douleurs : René lui-même n’a cessé depuis deux jours de conter ses souffrances ! Mais en fin de compte, il faut faire confiance à Amour), répond Bien assailly, bien deffendu de Charles, qui reconnaît les mérites de René dans l’échange des arguments, où chacun a bien tenu sa partie :
Tresfort vous avez combatu,
Et j’ay mon billart bien tenu ;
C’est beau debat que de deux bons. (r. XIV, p. 298)
23Les rondeaux, où Charles d’Orléans et René développent en écho les mêmes thèmes, semblent affronter en duel poétique un Charles cinquantenaire – tanné de l’amour –, auquel Nonchaloir, son médecin, conseille le repos (r. III, p. 292) et qui affirme avoir « rendu les armes », à un jeune gaillard de 35 ans que Charles décrit en pleine ferveur amoureuse :
Vray est qu’estes d’Amour feru
Et en ses fers estroit tenu
Mais moy non ainsi l’entendons :
Il a passé maintes saisons
Que me suis aux armes rendu. (r. XIV, p. 298)
24À Charles, qui se plaint d’avoir été mal récompensé pour avoir si longtemps servi Amour (r. IX, p. 295), René offrira en matière de consolation le rondeau X : il se peut encore qu’Amour fasse disparaître ces motifs de plaintes, et il n’est pas temps de renoncer. Mais c’est surtout dans les rondeaux XI et XII que les deux poètes font surenchère de douleurs, chacun prétendant surpasser l’autre en matière de souffrances amoureuses. Aux prétentions de primat de la part de René :
Se vous estiez comme moy,
Las ! vous vous devriez bien plaindre,
Car de tous mes maulx le meindre
Est plus grant que vostre ennoy. (r. XI)
répond le rondeau XII : Chascune vielle son dueil plaint, où Charles feint la discrétion tout en réaffirmant la réalité de son tourment. Mais il semble bien clair qu’en dépit de cette symphonie de lamentations, aucun ne croit aux douleurs de l’autre42, et qu’il s’agit d’un jeu poétique, occasion de sous-entendus des deux princes sinon sur de réelles conquêtes, du moins sur le tempérament amoureux dont ils se donnent l’image. Ainsi dans le rondeau XV (p. 299), où René se prétend contraint de partir en abandonnant la femme aimée en qui sont toutes les perfections ; il a reçu un mauvais lot de la Fortune, qu’il ne peut contredire. C’est à cette même époque que le roi de Sicile se rend à la cour de Blois, en compagnie de la reine Isabelle et de sa fille Yolande, et y rencontre la jeune épouse de Charles, Marie de Clèves, portant sa signature sur un exemplaire des poésies d’Alain Chartier, transformé en liber amicorum. On peut penser que de cette période date le jeu poétique de René, à l’imitation de la cour blésoise, sur ses souffrances prétendues et son infortune amoureuse.
Le Livre du Cœur d’Amour épris
25René, au Cimetière d’Amour, se range lui-même parmi les grands amoureux, et son épitaphe, dans sa forme de 1457 que conserve la copie de Paris P (considérablement édulcorée dans la version plus tardive du manuscrit de Vienne), trace un autoportrait que l’on a eu souvent du mal à intégrer à l’image que l’on se donne du roi à travers le Livre du Cuer :
Je suis René d’Anjou, qui se vieult acquiter
Comme coquin d’Amours, servant de caymander
En cuidant mainte belle a moy acoquiner
Et ma caymandrië coquinant esprouver
De maintes qu’ont voulu mon cueur racoquiner
Par leurs coquinans yeulx, de plain bout l’emporter
Et par leurs doulx langaiges atraire et enorter
D’estre leur serviteur, dont sans nulle nommer,
Dames et damoiselles et bourgeoises, donner
Leur ay du tout m’amour pour o la leur changer.
Pour ce le dieu d’Amour m’a fait cy adjourner
Pour mon blazon y mestre, si l’ay fait apporter43.
26Si le ton de cette épitaphe, profession de foi de vagabondage amoureux, a surpris étant donné les sens que l’on prête à l’ouvrage (récit d’une quête désespérée et apparemment vaine d’un unique amour idéal, ou expression allégorique du « moi » profond d’un être porté au désir44 ?), et l’époque de sa rédaction (les premières années d’un mariage en apparence heureux), le propos ne manque pas d’entrer en résonance avec le prologue du Cœur dans la version de Vienne (qui paraît du reste mieux correspondre au prince encore jeune de 1457 qu’à ce que peut ressentir un vieil homme quelque vingt ans plus tard). Dédiant l’ouvrage à son neveu Jean de Bourbon, auquel il adresse sa complainte45, René semble vouloir donner crédit à une aventure d’amour bien réelle, dont le Livre ne serait qu’une transposition métaphorique, par paraboles46. La naissance de la douleur d’amour et toutes ses péripéties sont énoncées en des termes conformes aux topoi médiévaux ; le roi ressent en son cœur une profonde souffrance dont il ne sait à qui attribuer la faute :
De trois ne sçay pas contre qui m’adrecier pour l’acuser du tort fait et martire que mon cuer, pour voir, seuffre, de Fortune ou d’Amours ou de ma destinee, pource que l’un des trois m’a si griefment mis en soulcy et tourment que ne le sauroye dire.
27En effet, conduit à l’aveugle par Fortune au lieu où il a vu sa dame pour la première fois, René a été frappé jusqu’au coeur (conformément aux règles de l’amour courtois renouvelées par Pétrarque) par la flèche que lui a décochée le regard de sa dame :
Quant la fuz arrivé, sans gaires y tarder, Amours, lequel estoit embusché soubz la tour de la tresbelle et gente, par l’archiere de l’ueil doulcet et esveillé me tira le regart qui me frappa au cuer.
28René se pose donc en martyr d’amour, victime d’une souffrance sans remède, au point de désirer une mort qui se refuse à lui :
Ainsi languissant demeure sans garir ne sans pouoir mourir, en faczon telle et estat proprement comme par paraboles en ce livret ycy vous pourrez au vray veoir, s’il vous plaist a le lire.
29Rien là que de très banal dans l’usage d’une topique amoureuse conforme à toute la tradition médiévale, si ce n’est que la dédicace à Jean de Bourbon cherche à avérer le récit en le situant dans un contexte d’actualité. En tout état de cause, la « tresbelle et gente », dont le regard a frappé René au cœur et cause sa souffrance, ne saurait en aucun cas être sa jeune épouse Jeanne, et on pourrait juger le texte comme une déclaration publique d’adultère, au moins en intention, si nous ne retrouvions ici le jeu sur le thème de la versatilité en amour, hors de tous liens matrimoniaux, que René partage comme on l’a vu avec Charles d’Orléans et avec son sénéchal Beauvau47, superposant à l’affirmation constante d’une fidélité indéfectible à l’épouse (ou à son souvenir après la disparition d’Isabelle de Lorraine) l’image d’un cœur ouvert à toutes les aventures, et d’un perpétuel mendiant d’amour.
30Conservateur du musée Granet en 1981, Denis Coutagne, en quelques pages d’introduction au catalogue de l’exposition anniversaire de la mort du roi48, avait proposé un « relevé de conclusions » d’une grande pertinence, soulignant le fait que René
construit de lui-même une image, au point de vouloir peut-être s’identifier à elle : le roi René construisant son tombeau, le roi René écrivant le livre du Cœur d’Amour épris, le roi René commandant à Nicolas Froment le tableau du Buisson ardant : autant de témoignages du roi René sur lui-même, autant de voiles dont certains sont plus opaques que translucides. Cet album d’images... constitue, en fin de compte, la personnalité historique du roi René, non seulement depuis 5 siècles, mais dès le xve siècle lui-même.
31En matière sentimentale, l’attitude de René d’Anjou s’inscrit dans le sens de ces réflexions. Sans doute ne vaut-il pas la peine de chercher à trancher ici entre mythe et réalité ; on ne saurait jurer que l’amour des femmes soit resté chez René au plan mythique, et affirmé seulement en manière de jeu : on lui connaît de fait bien trois enfants illégitimes, mais quel grand seigneur de son temps n’a pas au moins autant de tels bâtards, que l’on est du reste prompt à reconnaître, et dont l’origine illégitime s’affiche sur le blason ? Ce dont il est question ici est sans doute d’une tout autre nature, le souci de René de rester maître de sa propre image ; ainsi parmi les postures que le roi s’est choisies, et qui constituent une partie de la représentation publique qu’il veut donner de lui-même au sein de sa cour et auprès de ses proches, faut-il inclure l’image que nous conservent les textes – quelle part de réel et quelle de fiction ? – d’un perpétuel tourmenté d’amour, à la fois victime et prédateur, malheureux et triomphant, en tout cas véritablement humain.
Notes de bas de page
1 Alice Planche, « L’âme : le Mortifiement de Vaine Plaisance », Le roi René – Le prince, le mécène, l’écrivain, le mythe, Aix-en-Provence, 1982, p. 165-181.
2 Robert Deschaux, « Observations sur Le Livre du Cuer d’Amours espris, Roman de l’aventure d’aimer », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble, Hommage à Jean Dufournet, Paris, 1993, t. i, p. 419-425.
3 Jean Favier, Le roi René, Paris, 2008, p. 671.
4 Évelyne van den Neste, Tournois, joutes, pas d’armes dans les villes de Flandre à la fin du Moyen Âge (1300-1486), Paris, École des Chartes, 1995 ; Jean-Pierre Jourdan, « Le thème du pas d’armes dans le royaume de France (Bourgogne, Anjou) à la fin du Moyen Âge – Aspects d’un théâtre de chevalerie », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui – Moyen Âge et Renaissance, Actes du 115e Congrès national des Sociétés Savantes (Avignon, 1990), Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), Paris, 1991, p. 285-304.
5 Françoise Robin, La Cour d’Anjou-Provence – La vie artistique sous le règne de René, Paris, 1985, p. 50, n’en relève qu’une seule, en 1479.
6 Françoise Robin, op. cit., p. 48, n. 200, ne se réfère qu’à Villeneuve-Bargemont et Lecoy de la Marche.
7 Gabriel Bianciotto, « À propos de Naples : sur un “jeu” et sur un hapax », Et c’est la fin..., op. cit., t. i, p. 201-213.
8 Francesco Sabatini, Napoli angioina – Cultura e Società, Naples, 1975, p. 205 : « L’opera di questo re, come suscitatore di luminose manifestazioni di vita cavalleresca, va certamente ridimensionata par quanto riguarda gli anni di regno napoletano, sui quali le fonti esplicite assolutamente nulla ci tramandano di quanto si suole ripetere ».
9 Le Dictionnaire des Lettres françaises – Le Moyen Âge, Paris, 1992, p. 1258, situe l’œuvre entre 1445 et 1450 ; mais en particulier sur la base des données codicologiques concernant le manuscrit le plus beau et le plus ancien, BnF fr. 2695, avec les peintures attribuées à Barthélemy d’Eyck, que l’on considère désormais comme l’original et que l’on date d’après les travaux de François Avril des années 1462-65, on tend maintenant à y voir une réponse au traité de La Sale de 1459 (Marc-Édouard Gautier, Splendeur de l’enluminure – Le roi René et les livres, Angers / Actes Sud, 2009, p. 279-282).
10 Probablement « après la Pentecôte » de 1446, donc très peu de temps avant le Pas de Saumur lui-même : cf. Guillaume Leseur, Histoire de Gaston IV, Comte de Foix, éd. par H. Courteaulx, Paris, SHF, 1893, p. 194-195.
11 John Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, Paris, 1980, p. 85.
12 Les citations du poème du Pas de Saumur, de même que celles du Pas de la Bergiere, sont extraites de ma propre édition de ces textes, pour l’instant encore à l’état électronique.
13 Beauvau : « Les plus rouges y sont pris » ; Foulques d’Agout : « L vaut mieulx » ; Honorat de Berre : « Par lo ventre Dieu, il n’y a point de telle, non, par lo sang de Dieu ».
14 Jean Favier, op. cit., p. 580.
15 v. 1080.
16 Françoise Piponnier, Costume et vie sociale – La cour d’Anjou – XIVe-XVe siècle, Paris-La Haye, 1970, p. 73 et sq.
17 [Il] n’apartenoit... pas / Estre en tel lieu sans faire chiere lie (v. 851-2).
18 ..De toute la confine, / Dames y ot et assez damoiselles, / Jeunes, gentes, gracïeuses et belles, / A qui grevoit bien au cuer le depart. / Pensez s’aucuns devient estre rebelles / A les acompaignier de toute part ! (88, 1051-1056). En Avignon, en Arle, a Carpentras / Le lendemain entre elles s’en aloyent, / Les ungs disans de gracïeux fatras, / Et les autres d’autre part se galoyent ; / Aucuns aussi d’amourettes parloyent. (89, 1057-1061).
19 Robert du Faÿ, dont l’élégance vient d’être louée, est vaincu : « Les plus jolis n’ont pas à leur plaisance / Aucunefois l’honneur et le renom ! » (v. 647-648). Beauvau commente des coups manqués entre Lenoncourt et Mison : « Chascun passe par ou il puet passer, / C’est la coustume et usance de guerre ! » (v. 763-764). Il fait silence avec désinvolture sur l’issue d’une des courses de Coaraze (Couraze) : « ... Qui fut le mieulx torchié, / Nul ne le scet, fors que ceulx qui le virent. » (v. 383-384).
20 À Louis de Luxembourg, dédicataire du poème, pour justifier son impulsivité : « Vous savez bien que partout je me boute / Comme une truye en une cheneviere ! » (v. 491-492).
21 Sur cette attribution, voir Vladimir Chichmaref, « Notes sur quelques œuvres attribuées au roi René », Romania, LV (1929), p. 226-241.
22 Tamara Voronova, Andreï Sterligov, Manuscrits enluminés médiévaux du viiie au xvie siècle à la Bibliothèque nationale de Russie de Saint-Pétersbourg, Bournemouth – Saint-Pétersbourg, 1996, p. 168.
23 Voir Splendeur de l’enluminure, cité, p. 358 : le poème est daté vers 1454-60, mais sans assurance ; quant à la copie, elle n’a pu être réalisée avant 1490, probablement vers 1492-95, bien après la disparition de René, et pour Jeanne de Laval.
24 Anne-Marie Legaré, « Les deux épouses de René d’Anjou et leurs livres », ibid., p. 61.
25 Voir cependant Nicole Reynaud, ibid., p. 359.
26 Vladimir Chichmaref, « Regnault et Jeanneton. Manuscrit illustré par les aquarelles de la Bibliothèque de René d’Anjou », L’Héritage littéraire, 1939, p. 870-893 ; Otto Pächt, « René d’Anjou-Studien II », Jahrbuch der kunsthistorischen Sammlungen in Wien, t. 73, 1977, p. 47-64 ; Charles Sterling, Enguerrand Quarton. Le peintre de la Pietà d’Avignon, Paris, 1983, p. 181-183.
27 F. Robin, op. cit., p. 42, n. 162.
28 J. Favier, op. cit., p. 650.
29 Armand Strubel, « Le pas d’armes : le tournoi entre le romanesque et le théâtral », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui – Moyen Âge et Renaissance, Actes du 115e Congrès national des Sociétés Savantes, (Avignon 1990), Paris, 1991, p. 273.
30 V. 4, 10-11 : « Ainsi est, qui bien le regarde, / Ce pas compris ».
31 Gabriel Bianciotto, « René d’Anjou et les chevaliers d’Arthur », Le Tournoi au Moyen Âge, Actes du Colloque des 25 et 26 janvier 2002, Cahiers du Centre d’Histoire médiévale, Université Jean Moulin – Lyon 3, n° 2 – 2003, p. 113-133.
32 Jean-Pierre Jourdan, « Le thème du pas d’armes dans le royaume de France… », art. cit., p. 288 sq.
33 Il est plus que probable que Merlin n’est ici ni un nom de famille, ni un surnom personnel, mais un rôle confié pour la circonstance à un écuyer, qu’il n’est sans doute pas possible d’identifier.
34 Évelyne van den Neste, op. cit., p. 203.
35 Françoise Piponnier, op. cit., p. 75 : « On aurait tort de surestimer la naïveté d’un prince mêlé depuis son enfance aux péripéties de la guerre franco-anglo-bourguignonne et depuis plus de dix ans [à l’époque du pas de la Bergère] à l’imbroglio des politiques italiennes. »
36 Arch. Nat., P 133414, f. 166v ; cf. Le Roman de Troyle, t. i, p. 174, et n. 121 : le 3 juin, René fait payer à l’armurier Jean de Bonnes la somme de huit florins quatre gros « pour deux pièces pour mettre sur les espaulles de la cuirassine noire de jouste dudit seigneur ».
37 Str. 245-247.
38 Voir supra, n. 18.
39 René d’Anjou, Le Livre du Cœur d’Amour épris, Texte présenté, établi, traduit et annoté par Florence Bouchet, Paris (Lettres gothiques), 2003, p. 352-354 : « Je Beauvau Loÿs sans doubtance / Ay nom, seneschal de Prouvance, / Qui en amours tousdis m’avance / Des dames querir l’aliance / En promectant a tout oultrance / D’estre loyal sans variance, / Et jurant par ma consciance / Que tel suy ; mais pas ne le pance, / Congnoissant estre leur plaisance / Si muant que n’y ay fiance. » Sur l’image galante que semble vouloir donner de lui-même Beauvau, sans doute avant tout plaisante fiction littéraire à l’imitation de son maître René d’Anjou, voir G. Bianciotto, Le Roman de Troyle, Publications de l’Université de Rouen, 1994, t. i, particulièrement p. 322-325.
40 Alice Planche, « Un débat courtois », art. cit., p. 212-214, passe à mon sens un peu rapidement, et en défaveur de René, sur son échange poétique avec Charles d’Orléans, et sans bien dégager, me semble- t-il, le sens du dialogue. Charles et René sont égaux dans l’insincérité amoureuse, même si le premier est un champion déjà vieillissant.
41 Charles d’Orléans, Poésies, éditées par Pierre Champion, Paris, Honoré Champion (CFMA), II, 1956, p. 297.
42 Dans le rondeau X, René semble bien affirmer que les plaintes de Charles à l’égard d’Amour, sont peu sincères : « Car vous pensez tout le rebours ».
43 Éd. cit., p. 342-344. Il ne me semble pas possible de corriger au neuvième vers de la strophe donner, garanti par la rime et que l’on peut considérer comme une licence de versification, en donné, et je rétablis la forme du manuscrit.
44 Cf. Daniel Poirion, « Le miroir magique », Le Cœur d’Amour épris, Philippe Lebaud éditeur, 1981, p. 73 : « [L’œuvre de René...] n’est pas le récit d’une aventure avec une femme particulière, ni un journal sentimental. C’est la définition de sa nature, de son « moi » se manifestant essentiellement comme un être de désir. »
45 Éd. cit., p. 84-86.
46 Ibid., p. 86.
47 Quelques années plus tôt, Louis de Beauvau dans le prologue et l’épilogue de sa traduction du Filostrato, en termes ambigus, et tout en affirmant rechercher la grâce de toutes les dames, s’était déclaré conduit par désespoir d’amour presque aux portes de la mort, et René d’Anjou semble ici se souvenir de ce modèle.
48 Le roi René en son temps – 1382-1481, Musée Granet, Aix-en-Provence, 11 avril-30 septembre 1981, p. 11.
Auteur
CESM-Université de Poitiers
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