La Bergère et le tournoyeur, coutumes et costumes des parades amoureuses à la cour d’Anjou-Provence
p. 243-259
Texte intégral
1On connaît l’épisode évoqué dans l’introduction du Seigneur des Anneaux où lors de la grande bataille de Greenfields, Bandobras Took remporte la victoire en décapitant le chef orque, Golfimbul, et en envoyant sa tête rouler, une centaine de mètres plus loin, jusqu’à tomber fortuitement dans l’entrée d’un terrier ; Bandobras Took venait d’inventer le jeu de Golf (sans doute par apocope du nom de son adversaire). Cette anecdote pour rappeler comment, dans les mythologies, la guerre est proche du jeu, avec des vainqueurs et des vaincus, comme au golf ou au tarot ; le proverbe médiéval ne les associe-t-il pas, avec les chiens et l’amour : « pour un plaisir, mille doulours » ? Bretel élude malgré tout le proverbe, même s’il l’inscrit en filigrane dans l’introduction à un autre récit de tournoi :
D’amours et d’armes et de joie
est ma matiere et de tels gens
qui sont et bon et bel et gent1...
2Jeux d’armes, jeux d’amour, mêmes jouissances, mêmes joies ; c’est la constante qui justifiera, tout au long du Moyen Âge et au-delà, cette association que le lexique atteste si volontiers, des locutions obscènes, au plus convenable – mais aussi explicite – repos du guerrier.
3Dans la façon dont l’aristocratie de la fin du Moyen Âge se met en scène et se joue, le Pas d’armes a une importance particulière, en ce qu’il permet non pas de faire la guerre – action brutale dont on sait de plus en plus que c’est la piétaille et la poudre qui la remporteront, plus que la bravoure et la prouesse – mais d’une certaine façon de la mimer ; la prouesse, la bravoure, l’observance de la règle du jeu participent non plus d’une action guerrière, mais d’une sorte de ballet rituel, qui met en scène de façon idéale de beaux princes et de belles demoiselles ; si les jeunes d’aujourd’hui, qui savent que le bonheur et le progrès sont pour demain, ont besoin de situations inouïes et de sensations nouvelles pour danser et se rencontrer, la société médiévale, qui vit dans la nostalgie du jardin d’Éden, ne peut que se retourner en arrière pour essayer de fabriquer un bonheur. À la différence de la guerre, le tournoi et le Pas d’armes ont un public, et un public féminin, prompt à s’émouvoir ; cette constante, pourtant si essentielle depuis Marie de France et le lai du Chaitivel, a parfois été perdue de vue. Divers chercheurs, en revanche, ont montré la dimension politique du Pas, les connotations subtiles que portaient les costumes et les couleurs, les devises et les cimiers, les alliances confirmées ou fragilisées2. Il semble cependant que les enjeux ne sont pas que politiques ou diplomatiques ; s’ils se glissent, évidemment, dans ces manifestations qui rassemblent la fine fleur de l’aristocratie, la première fonction du Pas comme du tournoi est bien d’une ostentation, d’une parade amoureuse pour laquelle on risque, au moins symboliquement, sa vie. C’est l’association du combat, du risque de la mort, de l’espoir de l’amour qui caractérisent ces manifestations, et il est emblématique qu’un des rares écus de parade qui nous reste du xve siècle, pièce de bois dorée et peinte, représente un chevalier en armes aux pieds de sa dame : au dessus de lui, un phylactère porte Vous ou la mort, et derrière lui s’avance une silhouette de danse macabre3. La mort qui va saisir le chevalier est aussi bien une mort d’amour qu’une mort au combat, et leur stylisation artistique n’ôte rien à l’intensité des sentiments, même s’il ne s’agit en apparence que de rhétorique.
4Mais le deuxième élément qui prime se situe au-delà du divertissement ; c’est le faste princier, la capacité du prince et de son entourage non seulement à mettre en œuvre une puissance militaire ou diplomatique, mais à donner chair à un imaginaire, à créer une sorte de fiction collective dans laquelle chaque personne pourra à la fois être elle-même et endosser le rôle d’un personnage précis marqué symboliquement ou historiquement. Faste du prince qui met en scène une image collective, mais aussi cheminement de chaque individu vers la réalisation d’un imaginaire individuel, dans lequel les événements prennent les couleurs de l’aventure et tissent l’étoffe d’une destinée.
5D’armes et d’amours, de foules et d’individus, le Pas d’armes est organiquement, en même temps qu’un rituel idéalisé, une plongée dans la nostalgie ; il s’inscrit dans la mémoire des actions passées, est destiné à s’inscrire à leur suite, et tire aussi son lustre de la répétition. Le Pas de la Bergère doit être compris comme une variation sur un thème obligé. Thème obligé, bien sûr, dans la mesure où il s’inscrit dans la longue tradition des tournois et Pas d’armes que nous raconte la tradition romanesque, et dont on sait qu’ils ont réellement existé au cours du xiiie siècle, indépendamment de la répétition du modèle arthurien. Variation malgré tout, dans la mesure où ce qui compte, c’est bien d’organiser par le biais d’une mise en scène la joute dans un décor qui donne au combat une dimension originale. Ce sont ces éléments que l’on va s’efforcer d’aborder, en s’attachant à la dimension littéraire de l’objet, tant dans sa forme que dans sa nature : le Pas est ainsi une sorte de conservatoire de la tradition pastorale ; on verra ensuite comment la rhétorique du combat s’efface devant une rhétorique du vêtement, d’abord parce que le combat est beau en raison de la beauté du costume ; ensuite, parce que le costume devient à lui seul porteur de sens. On verra enfin que le signe, par sa conventionalité même, fonctionne comme la marque d’une intériorité.
Le Pas de la Bergère, le mot et la chose
6Du Pas de la Bergère, on sait qu’il a eu lieu à Tarascon, au début de juin 1449, suscité à un titre ou à un autre par René d’Anjou, même si d’autres noms sont mis en avant :
Puis aprez Philippe de Lenoncourt
Et Philebert de L’aigue, brief et court,
Firent crier LE PAS DE LA BERGIERE. (v. 54-55)
7René d’Anjou est un spectateur privilégié, qui saura « les drois faire garder » (v. 69). La fiction qui organise le Pas est simple : près des lices qui ont été préparées se trouve une loge où se trouvera une « gente pastourelle » gardant ses brebis sous un arbre ; deux écus seront attachés à l’arbre, l’un blanc – ou d’argent – signifiant liesse ; l’autre noir, signifiant tristesse. Les chevaliers qui voudront jouter contre les deux organisateurs du Pas devront frapper l’un ou l’autre écu, contredisant sa portée ; les mécontents d’amour frapperont l’écu blanc, attaquant ceux que l’amour a comblés ; et réciproquement. Les combattants seront invités à briser trois lances, dont les prix différeront selon que ce sont les bergers ou ceux de dehors qui seront victorieux. Ce Pas d’armes se déroule en trois après-midi répartis sur près d’une semaine. On peut penser que les jours intermédiaires ont pu donner lieu à des fêtes et des divertissements. La relation de ce Pas a été conservée dans un petit manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, le BnF fr. 1974. On considère généralement que l’auteur en est Louis de Beauvau, sénéchal d’Anjou.
8Il ne faut pas cependant perdre de vue l’objet de ce travail ; le poème Le Pas d’Armes de la Bergere n’est pas qu’un témoignage indifférent d’une manifestation spectaculaire dont nous essaierions de retracer le détail, il est également un objet littéraire à la stratégie élaborée. En dehors de la simple évocation du combat festif – plus que du Pas d’armes – qui scande la plupart des récits arthuriens, il existe en effet une tradition du récit de tournoi, l’archétype étant le Tournoi de Chauvency ; mais d’autres textes, Tornoiement des dames dès le xiie siècle, Tournoiement des dames de Paris, début xive siècle, Tournoiement Antecrist ou Pas de Saladin montrent comment le principe même du combat singulier est un objet littéraire qui a sa cohérence et suffit à composer un texte.
9Sa forme n’est pas indifférente ; il s’agit ici en effet d’une suite de douzains de décasyllabes ababbccddede : la forme semble assez originale, et Chatelain n’en donne comme exemple qu’un cas chez Guillaume Alexis4 ; il souligne toutefois que cette strophe est bien attestée dans les ballades, dès Eustache Deschamps, Christine de Pizan ou Alain Chartier5, mais reconnaît qu’elle est très rare dans une structure narrative avant 14506. Nous sommes donc dans une narration qui inaugure un modèle formel éminemment lyrique, ce qui distingue radicalement le texte de toute narration « simple », en octosyllabes à rimes plates ; cette forme élaborée connote l’ambition du poète et le raffinement de son public, et rapproche symboliquement ce récit de combat de la tradition courtoise. L’objet du récit, comme le dit le texte un peu plus loin, est bien une matière qui « douce estoit, moult plaisant et legiere » (v. 59).
10L’ouverture du Pas de la Bergere permet de mettre en place tous les éléments d’un texte à proprement parler littéraire : d’une part un dédicataire, Louis de Luxembourg, issu de la famille prestigieuse des Lusignan ; son intérêt pour les tournois déjà déroulés (Pas de Razilly, Pas de Saumur) justifiera l’offrande du texte ; d’autre part, un poème, que l’on peut offrir :
Je, le tout vostre et en tout serviteur,
Loys de Beauvau, seneschal d’Anjou,
Ung traittié fait par ung petit ditteur
Vous envoye, mais à peine sçay je où7.
11Il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de ce qui est écrit, et d’imaginer que Louis de Beauvau ou même René puissent être les auteurs de ce texte : on a suffisamment d’exemples de grands seigneurs envoyant les œuvres qu’ils ont commanditées à un titre ou un autre, les accompagnant d’une préface, en prose ou en vers, dans laquelle ils se présentent à leur avantage8. Si Louis de Beauvau est bien le locuteur initial, il s’effacera définitivement à partir du vers 72. Cependant, avant de se dissoudre comme personnage et comme locuteur, Louis de Beauvau a le temps de transmettre un certain nombre d’informations ; l’évocation de Saumur et de l’emprise de la Joyeuse Garde inscrit la manifestation organisée dans la continuité d’une conscience chevaleresque. Le récit souligne que, dans un premier temps, à Tarascon, Louis de Beauvau et Ferri ont fait
Crier au premier jour de may
Derrain passé, joustes à tous venans. (v. 43-44)
12Aucune autre indication ne vient orienter la lecture ; on a le sentiment qu’il ne s’agit alors que de joutes, de combats globalement informels, donnant naissance à des enviettes, mot que je traduirais plutôt comme des émulations que comme des jalousies. C’est alors que deux jeunes seigneurs, Philippe de Lénoncourt et Philibert de l’Aigue font crier le Pas. De la même façon que Louis de Beauvau s’effaçait, en tant que poète, derrière un « petit ditteur », de la même façon il laisse l’organisation à « deux gentilz escuiers avenans / qui puis firent des choses joliettes ».
13Il s’agissait à Saumur de jouer au monde arthurien ; il s’agit maintenant de se placer dans la continuité d’une autre tradition, presque exclusivement pastorale, et c’est peut-être le premier point sur lequel il faudra s’attarder. Nous sommes quelques années avant Regnault et Jeanneton, et même si certains historiens ont envie de voir déjà en la bergère du Pas Jeanne de Laval, le texte ne la nomme pas9 ; il n’est ni nécessaire ni souhaitable d’imaginer un quelconque tropisme pastoral qui serait la marque d’une idylle entre René et sa future épouse ; en revanche, nous voyons ici un motif d’une grande pérennité dans le monde aristocratique ; de Tityre et Mélibée au petit Trianon, tout se passe comme si l’univers du prince et celui du berger étaient d’une même nature10. Nous en connaissons, ne serait-ce que par le Jeu de Robin et Marion, les ingrédients de base : gardant les moutons tout en jouant de leur flûte ou de leur musette, confortablement installés dans l’herbe au moment de la reverdie, les bergers ont des activités particulièrement enviables pour toutes les classes sociales, et bien sûr pour l’aristocratie. Ils ont à la fois la liberté, le goût pour la musique et les danses, la maîtrise de leur cheptel comme d’autres celle de leurs sujets, ils ont enfin le temps pour les choses de l’amour, quand la défense du troupeau ne les sollicite pas. Les bergers ne sont pas que paisibles : leur lutte contre les prédateurs fait d’eux des héros familiers, d’authentiques combattants, même si c’est seulement munis de leur bâton et de leur chien qu’ils vont à l’attaque. Le berger prend alors une dimension presque religieuse, investi qu’il est par la métaphore qui clôt l’évangile de Jean11 ; cette métaphore nourrira toute la pensée politique où les tyrans sont allouvis12, se comportent comme des prédateurs ou des voleurs. Mais dans cette dynamique du combat contre le loup, on voit bien que le retour victorieux du pasteur s’accompagne de joie et de démonstrations d’amitié et d’amour qui font que le repos du berger vaut bien celui du guerrier. C’est ce premier point qu’il importe peut-être de rappeler : la métaphore pastorale, en même temps qu’elle autorise, malgré les apparences, les combats, va légitimer toutes les activités relatives aux choses de l’amour :
Aprés souper au chastel sans doutance
Present le Roy, a vous dire le voir,
Et la Royne, où se fera la dance
Entre toute noblesse, où habondance
De tout honneur et tout bien est compris,
Sera donné et livré le grand pris
A celuy qui mieulx l’ara desservi. (v. 962-68)
14Le Pas d’armes de la Bergère, dans la fiction qu’il adopte, est cependant minimal : le texte nous présente la bergère en quelques mots seulement :
On trouvera pour jouster unes lices
Appartenans a tieuls plaisans delices,
Et a ung bout, chascun bien le verra,
Une gente pastourelle serra
Soubz ung arbre gardant ses brebiettes,
Laquelle ara, car bien lui afferra,
Ses chosettes propres et joliettes. (v. 78-84)
15Les chosettes sont l’équipement habituel des pasteurs, très codifié si l’on en croit Le Bon Berger de Jean de Brie, l’ouvrage de référence composé sous le règne de Charles V sur le sujet. S’il faut laisser de côté le vêtement, décrit avec le plus grand soin13, on pourra détailler la boîte à ongnements aussi nécessaire que son écritoire au notaire, ciseaux, alênes, aiguilles, couteau, panetière, houlette, bâton, chapeau, moufles, sans compter les instruments de musique, « fretel, estive, douçaine, musete d’Alemaigne, ou autre musette que l’en nomme chevrette, chascun selon son engin et subtilité. Et puis que le berger est ainsi armé de toutes les pièces dessusdites, afférans à son mestier, il peult champaier seurement, la houlette en la main, en gardant ses brebis14 ».
16Ce n’est que plus loin dans le texte qu’on nous présente la bergère, vêtue de damas gris, bordé à l’entour de vair ; une simple coiffe, un « chapperon de bourgoise », une houlette de sa taille environ, dont la ferrure est d’agent, une gourde d’argent également ; on ne nous dit rien de la panetière – pourtant mentionnée – sans doute en osier, mais on voit bien, par le choix des matériaux, que la ressemblance avec une authentique bergère est bien lointaine, même si le texte utilise le mot tousette (v. 269), qu’il faut presque ici comprendre comme un provençalisme, tant le mot, s’il est attesté en langue d’Oïl, est constant en pays d’Oc. C’est celle des pastourelles, la demoiselle belle et séduisante par définition ; mais sa dimension de « femme sauvage » que lui donnent les troubadours est ici largement compensée par la mise en scène qui préside à son entrée ; c’est à cheval qu’elle arrive, sur une haquenée « de harnois aornée / D’ung fin drap d’or figuré cramoysi » (v. 211-212), accompagnée du roi d’arme et du chevalier premier juge. Ce sont deux acolytes qui conduisent les brebis, sans doute les seuls pasteurs réels de la mise en scène, les jeunes gens en costume de berger qui conduisent les chevaux étant sans doute de simples serviteurs. Quant aux pastoureaux qui vont tenir le Pas, le narrateur confirme « à grant peinne, à bergiers ne pasteurs / Eussent semblé pour leurs abis divers » (v. 219-220).
17La bergère est donc un objet imaginaire, qui va se retirer dans « son propre lieu [...] d’arbres, de fleurs et de gente verdure » (v. 238) : on s’attend à une loge de feuillage, mais quelques vers plus loin, on découvre que la bergère guette les survenans « de l’uis de sa tourelle » (v. 244). Alors que quelques années plus tard, dans Regnault et Jeanneton, on s’efforcera à un relatif réalisme dans la description d’un pique nique pastoral, il s’agit ici d’une réalisation idéale, qui se démarque de toute mimesis. Nos bergers combattants, auront comme seul signe de leur condition fictive des décorations sur leur houssure, le parement du cheval :
La houssure des pastours dessus dis
N’estoit autre fors seulement de gris,
Brodée d’or ; barilles et holettes
Y furent bien doucettement compris,
Panetieres, fusils, fleutes, musettes. (v. 272-276)
18Lorsque l’on jouait à Saumur à ressembler aux chevaliers arthuriens, il n’y avait pas pour l’aristocratie angevine de déchéance, au contraire une sorte d’exaltation, puisqu’il s’agissait d’égaler des figures qui étaient chacune un « meilleur chevalier du monde », comme le connote le terme de Joyeuse Garde. Ici, au contraire, aucun modèle chevaleresque ; ce qui prédomine, c’est une problématique amoureuse, l’organisation d’un débat par les armes autour des questions « être ou ne pas être content de l’amour de sa dame ». Si Philippe de Lénoncourt attaque en principe ceux qui ont touché de leur lance l’écu blanc, montrant qu’ils attaquent le content d’amour, si Philibert de Laigue est le mécontent d’amour, défendant l’écu noir, l’interchangeabilité des champions15, dans les faits, montre à quel point ce qu’il importe de mettre en place, c’est une sorte d’affrontement immobile, exactement à la façon des débats organisés par les clercs dans la poésie du temps : opposition figée, qui ne peut être tranchée, si elle le doit, que par un juge extérieur. Joute donc, mais où la question du vainqueur et du vaincu n’a pas de sens ; dans cette casuistique amoureuse, il semble que l’on puisse entendre déjà le « et ils avaient tous deux raison » de Diderot.
L’étoffe du texte
19Dans cet univers pastoral, le combat n’a plus la nécessité qu’il a pu avoir dans d’autres emprises ; il n’est que de voir la liste impressionnante des chevaliers présents au Pas de Saumur (plus de 160 personnes), et de la comparer à la vingtaine de combattants de Tarascon. Ce qui marquera, ce sera bien le decorum, la mise en ordre presque chorégraphique du combat ; il n’est pas indifférent de suivre le détail d’une joute :
Tuit environ une heure aprez myjour,
Qu’il en devoit ung venir pour jouster,
A l’un des deux pastoureaux sans sejour,
En commencier combien qu’il deust couster,
Si vint ferir l’escu blanc sans douter
Ung escuier en très belle ordonnance.
Ce fu Pierre Carrion sans doutance,
Lequel estoit sur ung grison destrier,
A bien courir assez gent et outrier.
Ung tour ou deux la lice avironna,
La lance ou poing et le pié en l’estrier :
Quant vint a point a cop se retourna.
Mais touteffois rouge estoit sa houssure
Aussi par tout de lettres d’or semee,
Et de perles brodee par mesure,
Et nonobstant qu’elle fust grant et lée
De linomple partout couvercelée
Un get avoit de menu vair autour,
Et son escu en ce pareil atour
A couvrechiez moult grans et spacieux
Que seult porter damoyselle à la court.
Et contre lui vint comme curieux
Le pastour Phelippe de Lenoncourt. (v. 301-324)
20Si l’on garde en mémoire la typologie du récit de combat singulier, telle que l’ont dégagée Jean Rychner puis Jean-Pierre Martin, on ne peut que s’étonner de l’absence de remarque sur les armes elles-mêmes : au mieux, une remarque sur le destrier à la robe grise, la mention de la lance et de l’étrier ; mais c’est bien plus la houssure qui va être détaillée, avec une gourmandise de chroniqueur de mode : le linomple est une toile d’une grande finesse, que l’on trouve mentionnée dans les inventaires aristocratiques ; entre les broderies d’or, les perles qui y sont fixées, la bordure de vair, on voit que le luxe est très grand, surtout pour la housse d’un cheval, pièce de grande dimension ; même son écu est décoré d’un couvrechief, d’un voile ou d’un lambrequin assez beau pour orner la chevelure d’une demoiselle de la cour. À cette opulence du vêtement, à la complaisance que l’on met à le décrire, s’oppose la relative sècheresse de la description du combat ; c’est en douze vers, pas davantage, que le narrateur expédie les trois assauts, les trois lances brisées. Aucun détail, aucune précision sur les coups et les postures : en fait, c’est bien la vêture qui compte, et le Pas participe de cette ostentation du costume.
21Cet aspect de la vie sociale de la fin du Moyen Âge a été abondamment étudié, et il serait difficile d’ajouter à ce qu’ont écrit John Huizinga, Françoise Piponnier et plus récemment Odile Blanc. Ce qui me retiendra ici, c’est le fait que le vêtement participe de toute une esthétique qui non seulement vise à mettre en scène un corps social, mais s’efforce également de le révéler :
Se vêtir ne consiste pas simplement à accumuler sur le corps des objets précieux ou en vogue ; encore faut-il les assembler correctement, suivant les règles alors en vigueur, et prouver ainsi sa parfaite connaissance des usages. Plus encore faut-il que cette composition paraisse appartenir en propre à la personne ; la parure est un écrin qui doit présenter le porteur sous son meilleur jour, et non l’éclipser sous les ornements16.
22Les deux bergers Philibert de Laigue et Philippe de Lénoncourt sont principalement des chevaliers, et leur ostentation, par la vaillance au combat comme par la vêture, participe de cette dynamique. Leur dimension pastorale n’est connotée que par la houssure, ce qui revient à dire que, d’une certaine façon, l’habit fait le moine, ou plus exactement, qu’un attribut suffit à signifier l’ensemble. La houssure semée de houlettes porte le signe pastoral qui caractérisera le chevalier, et le chevalier lui-même, à se prêter à cette transformation de son apparence, se caractérise comme un homme de bien.
23Cette volonté de se montrer participe de la dynamique de reconnaissance qui se manifeste dans toutes les entrées royales, les cérémonies exceptionnelles ou non au cours desquelles le prince se montre à ses sujets, et les sujets à leur prince. Les archives des seigneurs d’Anjou, mais celles aussi de Bretagne ou de Bourgogne nous gardent la trace des dotations en drap, dont la quantité, la couleur et la qualité sont soigneusement répertoriées, lors de chaque activité solennelle, qu’il s’agisse du cortège de l’inhumation d’un prince ou de celui qui va à la rencontre de la nouvelle épouse ; dans le monde urbain, on sait à quel point les confréries précisent, presque avec gourmandise, le poids des cierges qui devront éclairer l’église lors de la messe solennelle, ou pour les offices funèbres.
24Le détail des entrées royales, de même, souligne le détail des costumes, en insistant sur la matière comme sur la couleur, qui est en elle-même signe de faste. Le simple exemple, en 1550, des mesureurs de grain de la ville de Rouen accueillant Henri II pourra donner une idée du soin donné à l’apparence, à l’uniforme qui va caractériser chaque corps de métier :
Les vingt-quatre mesureurs de grains montez à cheval et vestus de casaquins de taffetas gris soubz pourpoint de satin violet, les bonnetz de velours noir, la plume blanche par-dessus, le hault de chausses de velours violet bouffant le taffetas gris, les botines blanches refermez d’agraphes d’agent, la ceinture et fourreau d’espée de velours violet, le cheval enharnaché de mesme, billeté de cloux d’argent chascun d’eulx portoit un court baston en la main semé de Fleurs de lys d’or soubz champ d’azur17.
25Mais cette description, si elle souligne le faste de la ville, se caractérise surtout par la mise en place d’une vêture uniforme, qui caractérisera chacun des états sociaux, toujours représentés par un groupe de personnes vêtues à l’identique. Au-delà de l’importance de l’habit comme élément social, comme élément d’ostentation, il importe je crois de relever que celui que portent les chevaliers du Pas se caractérisera par son unicité. Carrion, Montberon, Louis de Beauvau se caractérisent chacun par une tenue qui n’est pas nécessairement héraldique, mais développe une autre thématique. Là encore, ils s’inscrivent dans une tradition qui relève de la littérarité autant que de la socialité ; plus proche encore que de la thématique de l’entrée royale, l’attitude de nos personnages relève de ce que l’on voit dans le roman de Jean de Paris, dans la mesure où la mise en scène est le choix d’une seule personne :
Aprés luy venoient les cent pages d’honneur de Jehan de Paris, vestuz de velours cramoisy et les pourpoints de satin brochez d’or, fort richement montes sur chevaulx grisons enharnachez de velours cramoisy, comme les robes des papes, semé d’orfaverie bien espesse. Si venoient leur petit train bien arrangez deux à deux, et les faisoit beau veoir, car ilz avoient estez choisis à l’eslite, et les cheveulx aussi blondz que fin or qui leur batoient jusques sur leurs epaules18.
26Entre le réel qui a été montré tout à l’heure, l’imaginaire qui est représenté ici, on voit les différences, dans la mesure où la mise en scène peut jouer sur l’ensemble des paramètres. C’est ainsi que non seulement les habits sont déterminés, mais aussi la robe des chevaux, et même la couleur et la longueur des cheveux. L’imaginaire romanesque nous donne un indice de ce à quoi tendent les acteurs d’une entrée royale, de ce que recherchent les protagonistes du Pas.
Deviser
27Le Pas de la bergère représente donc à bien des égards autre chose qu’un tournoi, dans la mesure où le combat est manifestement à l’arrière plan, dans la mesure surtout où les acteurs, pour la plupart, choisissent leurs habits ; seuls les tenants, Philibert de Laigue et Philippe de Lenoncourt, ont des costumes obligés. Les autres se présentent, choisissent leurs habits, la robe de leur cheval, le détail de la houssure, sans compter bien sûr le cimier et le plumail. Un large éventail de couleurs, mais aussi de motifs et de découpe du tissu, tantôt frappé, déchiqueté, loqueté, à larmes, permet de varier les tenues, sans compter les autres éléments sur lesquels je reviendrai. Dans la gamme des couleurs, on retrouve l’ensemble des couleurs de l’héraldique, mais d’autres éléments interviennent, comme le tanné, une sorte de brun qui ne figure pas dans les couleurs traditionnelles, et le gris, qui ne peut renvoyer systématiquement à une fourrure. Nous ne sommes pas vraiment dans une symbolique strictement héraldique, mais bien davantage dans une attitude moins codée, comparable à ce que développe le Héraut Sicile, globalement contemporain du Pas de la Bergère quand il compose son blason des couleurs ; il signale cependant :
Ne se fault esbahir si les princes et seigneurs se vestent et parent de pluralité de couleurs, font leurs livrées différentes, et fantasient aulcunes divises. Car cela vient ou peult venir à l’effect de quelque bon enseignement19.
28Et plus loin, dans un texte qui n’est plus forcément du même auteur, quelques indications pourront être éclairantes :
Le coullomb est ainsi nommé à cause de mains couleurs qu’il a autour du col, qui signifient plusieurs propriétez qui sont en luy, comme de estre doulx, mansuet et miséricors [...] Qui est-ce qui faict que la panthère et le tigre sont suyvis des aultres bestes ? Sinon la diversité et pluralité des couleurs, desquelles ilz sont noblement armez et decorez20.
29Les exemples qui suivent sont trop complexes pour être rapportés exactement aux couleurs adoptées lors du Pas, même si certaines constantes resteront, le blanc pour la pureté, le noir pour l’inquiétude et la souffrance – mais c’est aussi au xve siècle une couleur de l’aristocratie – le tanné pour l’ennui, puisque le mot porte les deux sens ; ce que l’on sait, en revanche, c’est l’instabilité relative de ce symbolisme des couleurs21, qui fait que très vite une approche de ce type sombrerait dans l’anachronisme ; qu’elle demanderait de plus à penser les couleurs non pas isolées, mais souvent en association ; ainsi, c’est la robe du cheval qu’il faut prendre et compte, et conjuguer avec la houssure qui le recouvre. Sur les 18 chevaux des combattants, on pourra cependant relever un nombre limité de robes ; ils sont noirs ou blancs (1 chacun), bai (7), grisons (5), rouans (4), cette dernière couleur semblant un peu surreprésentée par rapport à la fréquence actuelle de la robe ; on pourrait alors penser que la multiplicité des couleurs, telle que l’évoque le héraut Sicile, peut trouver ici un écho ; c’est également ce qui semble dominer dans les houssures et les écus. En effet, seules trois d’entre elles sont monochromes, une rouge, deux noires, qui peuvent renvoyer à la tristesse ; celle de Tanneguy du Chastel, qui associe le noir et le tanné, est assez explicite. Sicile nous indique par ailleurs que :
Noir et blanc, c’est belle livrée ; aussi esse noir et gris et blanc, aussi est assez belle livrée ; mais les trois ensemble est très belle, et signifie espérance bien attrempée22.
30Mais ces couleurs sont celles de la livrée domestique du roi René, et il n’est pas certain qu’il faille y voir autre chose qu’un hommage au seigneur, ou l’adoption sans signification particulière des couleurs du roi chez quelqu’un comme Jean Cossa. En revanche, quand Robert Dufay, autre serviteur de René d’Anjou – qui lui finance son équipement23 – porte une houssure gris loqueté frappée de blanc, et que son écu est blanc à larmes noires on peut penser que les couleurs se conjuguent différemment, portant pleinement un sens qui va de la douleur de ne pas être accepté à l’espérance de l’être, le gris loqueté se déchirant petit à petit pour laisser venir le blanc. Larmes et loqueté fonctionnent comme des brisures héraldiques, recomposant les couleurs de référence pour leur donner un sens nouveau, qui est propre à Dufay et à lui seulement.
31Symétriquement, Philibert de Stainville, qui dépend aussi de René d’Anjou, conjuguera dans son vêtement les couleurs blanches, grises et bleues. Sa housse est « de gris de frappe » – s’agit-il d’une fourrure marquée au fer comme un velours ? – et son plumail mélange les couleurs, qui sont positives aux yeux de Sicile :
Blanc et bleu sont belles livrées [...] la devise est telle : loyaulté amoureuse, jouyssance de ses amours. [...] Gris et bleu [...] sont belles livrées [...] la devise est telle : loyaulté en espérance24.
32Il ne faut pas cependant chercher à analyser toutes les alliances de couleur selon cette règle. En effet, les couleurs adoptées par Guy de Laval, blanc, rouge et bleu sont simplement celles de ses armes25, Ce qui reste essentiel, cependant, c’est que les couleurs correspondent à des choix personnels, et sont conçues, sinon pour être lisibles, du moins pour être expressives. Il y va dès lors d’une sorte de jeu complexe de communication et de brouillage, qui constitue peut-être un des éléments caractéristiques de la tradition du Pas.
33Au-delà des couleurs, ce qui reviendra très régulièrement dans l’équipement des chevaliers, c’est leur devise, plus ou moins claire ; telle quelle on la voit chez deux personnages seulement, Louis de Beauvau (sur l’écu) : « les plus rouges y sont pris » et Honorat de Berre (sur l’écu) : « par lo ventre Dieu, il n’y a point de telle, non par lo sang de Dieu ».
34La devise de Louis de Beauvau semble être une locution, que l’on retrouvera dans une bergerette26. Le rouge, c’est le rusé, et l’expression, marquée par l’oralité – les attestations sont présentes surtout dans les mystères, chez Gréban ou dans la Passion de Troyes – est-elle une façon de dévaloriser les choses de l’amour, avec pour sens « les plus rusés s’y font prendre » ? En tout cas, c’est bien sur l’écu noir que va frapper le sénéchal, celui que frappent les contents en amour qui combattent les désespérés. De même, l’exclamation presque triviale d’Honorat de Berre, qui garde des traits de provençal dans la langue d’Oïl, semble souligner l’admiration pour sa dame, et il s’opposera à l’écu blanc des contents d’amour. Il y a, dans ces deux cas, une inadéquation de la devise exprimée et de la position adoptée27. Un cas un peu différent est celui de Fouque d’Agoult, seigneur de Mison ; sur la large bordure de sa houssure se trouve inscrit « L vault mieulx », formule ambiguë, qui peut marquer aussi bien l’amour heureux que l’amour déçu. Le L peut être pris comme l’initiale du nom de la dame, ou comme une notation presque sténographique du pronom elle ; on peut même percevoir L comme un numéral, et comprendre L vault mieulx comme l’indication de cinquante fois la même devise au long de la houssure, devise lisible comme « vault mieulx » ou « mieulx vault », un peu à la façon du cyclique « Fortune infortune fort une » de Marguerite d’Autriche. Le texte du Pas parle d’une large bordure (« grant bort », v. 740), et invite à délaisser cette hypothèse. De Jean de Cossé, on sait simplement qu’il porte « la devise du roy » (v. 691), sans autre précision.
35Les choses sont plus complexes quand il est simplement question de lettres : Robert Dufay a, sur son heaume, diverses lettres blanches, et deux, qui sont J et M : on peut les comprendre comme une graphie pour « j’ame ». Le port d’une lettre comme emblème de l’amour est attesté dans un rondeau de Blosseville :
Celle pour qui je porte l’M,
Je vous asseure que je l’ame
Tant fort qu’a peu que n’en desvye28...
36Ce rondeau est un témoignage intéressant, en ce qu’il semble renvoyer à une situation comparable à celle du Pas, où l’on peut porter en emblème l’initiale de la dame. Davantage, il émane d’un milieu très proche de celui de René d’Anjou : le ms. BnF fr. 9223, qu’a édité Gaston Raynaud, contient outre ce rondeau des pièces de Tanneguy du Chastel, un des participants au Pas de la Bergère29.
37On trouve enfin, dans le ms. BnF fr 1719, un rondeau
Puis que plus ne suis amé de .M.
Et que .M. ne tient de moy compte,
L’amy de .M. je ne me compte,
Car je n’ayme .M. qui ne m’ame30
38Blosseville semble avoir été amoureux d’une Marguerite, ou du moins l’écrit dans quelques poèmes qui lui sont attribués ; Löpelmann, l’éditeur du manuscrit du Cardinal de Rohan, a renforcé ce trait en lui attribuant tous les textes dédiés à une Marguerite, ou qui évoquent ce nom en acrostiche. Ces quelques exemples prouveront, tout du moins, que la pratique des initiales est florissante au milieu du xve siècle, dans les milieux aristocratiques. On ne s’étonnera donc pas de voir les lettres figurer sur bien des houssures ; ainsi celles de Pierre de Carrion, à la houssure rouge :
Aussi partout de lettres d’or semée,
Et de perles bordée par mesure (v. 314-315) ;
39celles de Guillaume d’Yves, qui était blanche, semée du feuillage d’un arbre :
Rouges lettres, autres blanches petites,
A son plaisir et son vouloir eslites (v. 428-429) ;
40celles de Tanneguy du Chastel :
Sa houssure de noir et tenné prit,
De lettres d’or par mesure semée (v. 497-498)
41qui porte de plus :
Sur son heaume atour de demoiselle
Et ung .I. d’or couronné gentement
A couvrechied par maniere moult belle (v. 503-504)
42Anthoine de Ponteve, pour lui :
Son escu blanc estoit et sa houssure,
D’un joli get de menuvair bordez,
Et de lettres d’or semé par mesure. (v. 661-663)
43Ainsi, sur les dix-huit combattants s’opposant aux deux bergers, dix d’entre eux ont, qui sur leur écu, qui sur leur heaume, qui sur leur houssure, ou des devises en toutes lettres, ou des initiales. À l’exception de la « devise du roi » que porte Cossé et des éventuelles devises des bergers, on peut penser que toutes ces lettres sont chargées d’une signification amoureuse, appel, devise, initiales de la dame, problématique qui est suscitée par l’objet même du Pas de la Bergère. On est bien dès lors dans une tradition courtoise, telle que toute la littérature médiévale nous la transmet, qui permet à la fois de montrer l’amant comme éperdu d’amour et d’en donner tous les signes sociaux, alors même que l’objet de son amour est inconnu de tous, et que la discrétion dans la relation amoureuse est la garante de la pureté de cette passion.
Parler de guerre, se taire d’amour
44L’issue du Pas est consacrée aux danses et aux festins, et on retrouve bien ici ce qui était évoqué par Bretel un siècle et demi plus tôt : les joutes et tournois sont l’occasion de rencontres amoureuses autant que d’exploits guerriers31. Ce qui n’est pas évoqué dans la partie officielle de la relation doit rester dans les mémoires plus encore que les combats, de la même façon que les initiales de la dame sont les seules à affleurer dans les textes, alors qu’elles sont porteuses de plus d’affectivité ; d’une certaine façon, on pourrait comprendre la relation de ce pas d’armes comme l’exact symétrique de ce qu’était une pastorale ; alors que cette dernière détaille danses, jeux et parades courtoises, reléguant dans le récit rapporté la nécessaire lutte contre le loup qui valorisera le berger, ici seuls figurent les exploits, le reste étant de l’ordre de l’intime. L’enjeu de cette rencontre et de ce combat n’était-il pas, au moment non seulement où, dans la tradition arthurienne, ont lieu les plus prestigieux tournois, mais surtout au moment de la reverdie qu’expérimente chacun de nous autour de Pentecôte, d’organiser une parade amoureuse ? C’est bien l’amour, la rencontre des hommes et des femmes qui est en jeu, autour d’une fiction qui revient à mettre en scène, paradoxalement, non pas l’amour même, mais la façon dont la femme agrée, ou non, le désir de l’homme.
45Ce qui me semble caractéristique, en fait, de ce Pas d’armes – et à vrai dire de toutes ces manifestations de la haute aristocratie – est la capacité à organiser, de façon codifiée, sociale, spectaculaire, ce qui est du registre de l’intime et de l’individuel ; alors que la vie se présente à tous égards comme une activité collective où l’individu n’a pas de place réellement dessinée, le Pas permet, par la fiction commune qu’il offre à tous, l’expression et l’épanouissement d’une sensibilité, d’une affectivité privées. Elles sont ainsi, comme simultanément, de l’ordre de l’intime en même temps que de celui de la mise en scène.
46Du Pas de la Bergère, nous n’avons somme toute qu’une relation, extérieure, qui ne prend pas réellement en compte ce que j’appellerai la fiction fondatrice ; il est probable cependant qu’a existé, préliminairement à tout cela, une sorte de récit, une trame comparable à ce qui constitue actuellement le préliminaire d’un jeu de rôle. Si nous n’en avons pas la trace ici, nous pourrons rêver un instant sur celles qui sont rattachées à un personnage flamboyant de la cour de Bourgogne à la fin du xve siècle, Claude de Vaudrey. J’ai eu l’occasion de rappeler ailleurs32 comment ce grand serviteur des ducs de Bourgogne se présente en 1494, à la cour de l’empereur, comme Le chevalier esclave et serviteur de la belle geande à la blonde perrucque, la plus grande du monde33. Mais cet épisode déjà d’une belle étrangeté est la répétion d’une situation qui avait été développée davantage à l’occasion d’un Pas tenu en 1469 à Gand, où il est le Chevalier de la Sauvage Dame.
47Dix ans seulement après le Pas de Tarascon, le chevalier raconte comment, Compagnon de la Joyeuse Queste, « se partist, n’a pas gramment, du riche royeaume d’Enfance, et entra en ung pays gasté, maigre et stérile, que on appelle Jonesse ». Alors qu’il se trouve dans la plaine de Plaisance, entre le château de Beauté et la montagne de Grace, il voit venir le chevalier Doux Regard, qui le terrasse :
Ainsy advint il à l’entrepreneur de sa première queste ; et se ne fust ung hermite, qui près de là demouroit [...] certes il fust mort sans remede34.
48Il est soigné par une dame du voisinage qui vient le visiter et le guérit presque de sa présence :
Et, pour esclaircir à ung chascun l’entendement et la vérité de ceste adventure, ceste dame ouquel servaige et soubz quel povoir se trouva ledit chevalier, estoit une Dame Sauvage, couverte naturelement par toutes les parties de son corps, de cheveux et de long poil, le plus bel et le plus blont que l’on porroit veoir, sans quelque autre vesture, ayant sur son chief une moult belle couronne de petis ramealx flouris35.
49Vêtue de poils beaux comme des cheveux, la dame relève à la fois de la thématique de la Femme Sauvage, libre objet du désir et du fantasme des hommes ; mais elle est aussi une figure de la Madeleine, vêtue de sa seule chevelure, quittant l’amour des hommes pour celui de Dieu. La Dame Sauvage refusant à son amour, il s’en va mélancolique :
Et sur ce point, se parti le chevalier de la Dame Sauvaige, et tant chemina par les pénibles désers de Pensées, et par les croylis et marescaiges d’Imaginations, qu’il composa certains chapitres de l’emprise par manière de Pas, en exercite de gratieuses armes, dont cy aprés la teneur s’ensieult36.
50On connaît cette surabondance des éléments allégoriques, c’est celle qu’utilise la rhétorique amoureuse quant elle s’efforce de rendre compte de l’intériorité de l’homme, de ses désarrois et de ses violences intimes. C’est celle que Machaut représente, presque le premier, quand il se montre prisonnier d’Espérance dans le Voir Dit37, celle des Lettres en Prose de Vaillant38 ou la Supplicacion du Banny de Liesse de Meschinot.
51Le Pas qui est ainsi mis en œuvre, le Pas de la Dame Sauvage, comme plus tard celui de la Belle Géante, comme à la cour de René celui de la Bergère, tous relèvent, à un titre ou à un autre, d’une sorte de fiction organisatrice, probablement un mythe personnel, pour reprendre la formulation de Charles Mauron ; c’est au travers de ces récits étranges, d’initiation amoureuse au travers d’une femme perçue comme immédiatement désirable – et en même temps idéalement vertueuse – que semble se mettre en scène un imaginaire, une façon de vivre, un jeu dans lequel les protagonistes s’insèrent, par cela même qu’ils acceptent de jouer, de participer au rituel amoureux : bergère, géante, femme sauvage sont à la fois immédiatement désirables, indéfiniment refusées, perpétuellement à conquérir par le fait même qu’elles n’existent pas – un peu, à vrai dire, comme Lacan rappelle que « la femme n’existe pas », avant d’ajouter qu’il existe « une femme », façon de se mettre en scène, de chercher à se comprendre, qui relève de l’autofiction, en ce qu’une écriture de soi n’adopte que fortuitement le modèle romanesque, de façon contemporaine ; j’ai montré ailleurs comment le songe allégorique, ou le carton de tapisserie, dans des périodes précises, peuvent contribuer à l’élaboration d’un discours introspectif39.
52C’est donc quelque chose qui se situe entre le jeu de rôle et l’autofiction qui se met en place au cœur de la problématique du Pas ; des individus s’approprient des vecteurs socialement reconnus pour mettre en scène – rendre lisibles – leurs passions. Ils trouvent, dans leur lectorat ou dans l’aristocratie combattante de leur temps, des interlocuteurs, qui acceptent de participer à leur jeu et qui, dans une catharsis collective, arrivent à sublimer leur désir ou leur satisfaction.
53C’est surtout cette dimension qui me semble à retenir des Pas et de ce que nous révèle, en filigrane, le Pas de la Bergère ; et pourtant, nos ascendants ont su rencontrer l’amour, nous en sommes l’indiscutable preuve ; nos ancêtres médiévaux ont su dépasser les mythes personnels et les fantasmes de belle géante, de bergère parfaite ou de femme sauvage. Ils ont su se réfugier, en dehors de la littérature, dans ce que ne raconte pas le Pas de la Bergère : dans les danses, les festins et les fêtes, celles que ne relate pas notre texte, sinon en creux, lorsque les couples à peine formés se séparent.
En Avignon, en Arle, à Carpentras,
Le lendemain entrelles s’en aloyent,
Les ungs disant de gracieux fatras,
Et les autres d’autre part se galoyent ;
Aucuns aussi d’amourettes parloyent [...]
Maint doulx regret et gracieux souspir
Là veissiez de ces doulz cuers saillir
Quand il failloit telle joie guerpir
Et delaissier, dont je vy tressaillir
Une à qui là cuida le cueur faillir. (v. 1055-1060, 1069-1073)
54À la suite du tournoi, si nous savons ce qu’il en est des jeux et des armes, nous ne saurons jamais ce qu’il en a été de l’amour, sinon par des initiales sur des houssures, ou par les silences des dames qui tressaillent au moment de la séparation.
Notes de bas de page
1 Bretel, Le Tournoi de Chauvency, éd. Maurice Delbouille, Droz, 1932, v. 6-8, p. 3.
2 Cf. Christian de Mérindol, Les Fêtes de chevalerie à la cour du roi René, emblématique, art et histoire, éditions du CTHS, Paris, 1993 ; Jean-Pierre Jourdan, « Le Symbolisme politique du Pas dans le royaume de France (Bourgogne et Anjou) à la fin du Moyen Âge », Journal of Medieval History, 189, 1992, p. 161-181.
3 Il est conservé au British Museum.
4 Henri Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, rimes, mètres et strophes, Paris, Champion, 1907, p. 126.
5 Op. cit., p. 178.
6 « On serait tenté de conclure que le douzain bâti sur cinquains et rime plate ou sur cinquain et septain n’a fait son apparition que vers 1450 ou plus tard encore avec les maîtres de “seconde rhétorique”, G. Alexis et J. Molinet. Mais, du moins dans les formes fixes comme celles de la ballade, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Alain Chartier et Georges Chastellain ont ouvert la voie aux grands rhétoriqueurs de la fin du xve siècle. » Id., p. 127.
7 Le Pas d’armes de la Bergère, éd. Crapelet, Paris, 1828, p. 62, v. 21-24.
8 Je pense par exemple au manuscrit BnF fr. 25435, recueil palinodique envoyé par le prince du Puy, Nicolas de Coquainvilliers à Anne Mallet de Graville, demoiselle d’honneur de la reine.
9 « La pastourelle qui présidait aux jeux, et dans laquelle on a voulu voir Jeanne de Laval, était Isabeau de Lenoncourt, la fille ou la sœur d’un des seigneurs de Lorraine les plus dévoués à la maison d’Anjou, qui lui-même prit part au tournoi » (Lecoy de la Marche, Le Roi René, sa vie, son administration.... Paris, Firmin Didot, 19875, t. ii, p. 148).
10 J’ai étudié ce motif dans la tradition médiévale dans « Le Berger a la fin du Moyen Âge. Remarques sur une Figure Trifonctionnelle », Remembrances et Resveries. Mélanges Jean Batany, Orléans, Paradigme, 2006, col. « Medievalia », p. 117-138.
11 « Pasce oves meas », Jn, 21, 17.
12 On renverra bien sûr aux travaux de Joël Blanchard, sa thèse La Pastorale en France aux xive et xve siècles : recherches sur les structures de l’imaginaire médiéval, Paris, H. Champion, 1983, et son édition du Pastoralet, Paris, PUF, 1983.
13 « Et sur la chemise doit avoir ung coteron de blanchet ou de gris camelin sans manches : lequel coteron doit estre double par devant depuis les espaulles jusques à la ceinture, pour garder sa fourcelle et son estomach des vens et tempestes, et pour champaier plus seurement après ses brebis, car elles sont de telle nature, que voluntiers vont contre vent. Et pour ce doit estre ledit coteron double par devant. Et sur le coteron doit avoir une cote de blanchet ou de camelin gris à deux pointes, l’une par devant, l’aultre par derrière et à manches, et si large et ample qu’il y puist entrer aysément sans bouton ; car il ne lui affiert pas à avoir boutonneures laches ou aultres empeschements qui le puissent nuyre au vestir ; mais y doit entrer de plain comme en ung sac, ou en la tunique Aaron ». (Et il ne s’agit ici que d’un court extrait) Le Bon Berger, ou le vray regime et gouvernement des bergers et bergères, composé par le rustique Jehan de Brie, éd. P. Lacroix, Paris, I. Liseux, 1879, p. 70-71.
14 Id. p. 80-81.
15 « D’après l’introduction du Pas, chacun défend un seul écu. En fait, si Lenoncourt défend l’écu blanc et Laigue l’écu noir, ils défendent également l’autre écu », C. de Mérindol, op. cit., p. 39.
16 Odile Blanc, Parades et parures, l’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, coll. « Le Temps des images », 1997, p. 228.
17 Que l’on pense simplement à l’entrée royale de Rouen en 1550 : Entrée à Rouen du roi Henri II et de la reine Catherine de Médicis en 1550, Rouen, Bibliophiles normands, 1885, fac-similé du volume paru en 1551, non paginé.
18 Comment le maistre d’hostel de Jehan de Paris entra honorablement avec les cent pages d’honneur, p. 89 du Roman de Jehan de Paris, publié d’après les premières éditions et précédé d’une notice par Émile Mabille, Paris, Jannet, 1855. Le texte choisi par E. Wickersheimer dans son édition à la SATF (Paris, 1923) propose de nombreuses variantes sur la forme, mais est identique sur le fond (p. 62-63).
19 Le Blason des couleurs en armes, livrees et devises, par Sicile, Hérault d’Alphonse V, roi d’Aragon, publié et annoté par Hippolyte Cocheris, Paris, A. Aubry, 1860, p. 4.
20 Id., p. 93.
21 Cf. Gérard Gros, « De vair et de quelques couleurs (note sur une page du manuscrit de Paris, BnF fr 24315) », Les couleurs au Moyen Âge, Senefiance n° 24, CUER MA, 1988, p. 109-118.
22 Blason des couleurs, op. cit., p. 114. Françoise Piponnier commente : « devise en harmonie avec les espoirs d’avenir que pouvait former le roi de Sicile entre 1447 et 1449 », dans Costume et vie sociale, la Cour d’Anjou, xive-xve siècle, Paris-La Haye, 1970, p. 245.
23 Cf. C. de Mérindol, op. cit., p. 151.
24 Op. cit., p. 114.
25 C’est ainsi qu’elles sont nommées dans le texte du Pas : « housse et escu et tout son parement / Estoit de blanc et de rouge et de bleu / Parti en tiers » (v. 797-799) ; on notera qu’il n’est pas question d’argent, de gueules et d’azur ; il ne faut pas se focaliser sur la dimension héraldique des couleurs, quand bien même elles renvoient manifestement à l’écu.
26 Cf. Au grey d’amours... pièces inédites du ms. Paris BnF fr. 1719, étude et édition, par Françoise Féry-Hue, Le Moyen Français 27-28, 1990-91, n° 267, v. 13. La locution est évidemment relevée dans Giuseppe di Stefano et Rose M. Bidler, Toutes les herbes de la Saint Jean, Montréal, Céres, 1992.
27 Villeneuve Bargemont, décrivant le Pas, précise « à la devise en arrousant de l’aigue, tracée sur l’écu de l’un des tenants, on reconnaissait Philibert de Laigue, Sénéchal du Berry et chambellan de René. Le second des pastoureaux, Philippe de Lenoncourt, était distingué par la banderolle blanche flottant à sa lance, au milieu de laquelle on voyait un cœur d’or et ces mots ayant le vent » ; Histoire de René d’Anjou, roi de Naples, duc de Lorraine et comte de Provence, Paris, Blaise, 1825, t. ii, p. 49. Il n’indique malheureusement pas ses sources. C. de Mérindol n’indique rien de tel pour ces deux personnages (op. cit., p. 165, 170).
28 Cf. Guy Raynaud, Rondeaux et autres poésies du xve siècle, Paris, SATF, 1889, p. 72. Le texte est présent également dans le ms. du Cardinal de Rohan, cf. Die Liederhandschrift des Cardinals de Rohan, nach des Berliner HS Hamilton 674, her. M. Löpelmann, Niemeyer, Göttingen 1923, n° 633, et se retrouve dans le ms. BnF fr. 1719, à deux reprises, f. 51 et 139 v. Cf F. Féry Hue, Au Grey d’amours, op. cit., n° 154, 440.
29 C’est peut-être lui qui est évoqué, également, dans le rondeau 639 du recueil du Cardinal de Rohan : « Se vous ne savez, petatis / A Tenneguy que c’est que d’elle ».
30 Au Grey d’amours, op. cit., n° 365.
31 On remarquera que cette manifestation est comme le pendant aristocratique du plus bourgeois pèlerinage, moment de socialité et de conquêtes amoureuses entre soi.
32 « Le tombeau de Tristan », Tristan, Mythe Européen et Mondial, Actes du Colloque d’Amiens, février 1986, Kummerle Verlag, p. 151-166, 1988.
33 Cf. Jean Molinet, Chroniques, éd. Doutrepont-Jodogne, Bruxelles, Palais des Académies, t. ii, 1935, p. 400.
34 Traicté de la forme et devis comme on faict les tournois, par Olivier de la Marche, Hardouin de la Jaille, Anthoine de la Sale, etc. Mis en ordre par Bernard Prost, Paris, Barraud, 1878, p. 59.
35 Id., p. 60.
36 Ibid.
37 Éd. Paul Imbs, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Livre de Poche « Lettres gothiques », 1999, v. 4180-4611.
38 Cf. Les Œuvres de Pierre Chastellain et de Vaillant, poètes du xve siècle, éd. Robert Deschaux, Genève, Droz, « TLF », 1982, p. 171-176.
39 « Portrait of the artist as a private stag : une forme de l’autofiction à la fin du Moyen Âge », Le Langage figuré. xiie congrès international sur le Moyen Français, 2004, Le Moyen Français 60-61, 2007, p. 305-322.
Auteur
CETM-CELAM, Université de Rennes 2
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