De la théâtralité des images : l’exemple du retable du Portement de croix de Francesco Laurana pour le roi René (1478)
p. 197-208
Texte intégral
1Si la plupart des études consacrées au retable du Portement de Croix (fig. 1) s’accordent à reconnaître le style atypique des sculptures – très expressionniste – s’opposant ainsi à la manière douce de la première Renaissance italienne qui émane de la plupart des œuvres de Francesco Laurana, les analyses ont aussi toujours constaté son iconographie particulière, troublante, qui consiste à juxtaposer dans une même scène, deux épisodes qui ne seraient pas strictement contemporains : le Portement de Croix et la Pâmoison de la Vierge1.
2Cette présente enquête se propose par conséquent de réinterroger cette œuvre de Laurana, certes exceptionnelle, mais dont l’iconographie et l’aspect formel sont parfaitement cohérents et logiques2.
Contexte de la commande
3Ce retable a été commandé par René d’Anjou à Francesco Laurana en 1478 pour orner l’autel majeur de l’église du couvent des Célestins d’Avignon (église qui, rappelons-le est un haut de lieu de représentation pour l’aristocratie3). Il s’agit de la dernière grande commande du prince. Sa dénomination actuelle n’est pas celle mentionnée dans les documents d’archives. Le plus souvent, l’œuvre est désignée comme « l’ouvraige d’ymaigerie de nostre dame de l’espasme4 ». En outre, le projet d’un monument de sculpture dédié à la montée au Calvaire semble avoir été motivé par le don d’un morceau de la relique de la Vraie Croix provenant de la cathédrale de Marseille fait par René et son épouse aux Célestins le 29 janvier 14765.
4Concernant les paiements et le déroulement des travaux, la copie de l’estimation des dépenses prévues par René pour le Portement de Croix, mentionne que le prince alloue au couvent un montant de 1200 écus pour la réalisation du retable, « à cause de ses dévotions personnelles et de ses prières assidues dans l’église des Célestins d’Avignon6 ». En 1481 cependant, les travaux ne semblent pas tout à fait terminés puisque Charles du Maine, le neveu de René, devenu Roi de Sicile à la mort de son oncle, fait achever le monument7.
Description et problèmes iconographiques
Lecture de l’image
5De forme rectangulaire, ce retable en marbre présente de grandes dimensions (248 x 289 cm pour la partie centrale). Comme en témoigne la copie de l’estimation des travaux, qui détaille aussi la structure du retable, l’œuvre était surmontée d’un baldaquin. Sa base est constituée par un socle portant une inscription latine, entourée des deux écussons de René d’Anjou et Jeanne de Laval. Le texte a été gravé sur les ordres de Charles du Maine. Voici sa transcription :
Ceci est un monument de René, roi de Sicile ; il avait jadis donné ordre qu’il fut fait ; Charles, son héritier, roi pieux, a voulu qu’il fut terminé ; c’est le marbre que tu vois. Contemplez, ô fidèles, le triste spectacle du Christ allant à la mort au milieu des gémissements ! Frappé, sanglant, il est forcé de porter avec fatigue sur ses pieuses épaules la croix, pour que nos crimes soient par elle effacés, et de subir les noirs sacrilèges de l’inique gent juive. Apprenez de lui à subir les souffrances ; apprenez de lui, ô chrétiens, à supporter toutes les peines, et souvenez-vous des douleurs que Dieu a souffertes. C’est ainsi qu’il vous sera donné d’entrer dans la béatitude. L’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 14818.
6Le retable, sculpté selon la technique du rilievo schiacciato, présente un fond en faible relief, évoquant la ville de Jérusalem, dont les monuments vus en perspective sont peuplés de petits individus figurés aux fenêtres.
7Deux groupes de personnages semblent se distinguer dans la scène principale. À gauche, le Christ porte la croix dont la traverse est manquante. Il est entouré d’une foule de personnages masculins – soldats, peuple et bourreaux : tous sont individualisés par de rudes visages ou des attitudes diverses. Au fond, des épées sont brandies ; un personnage sonne de la trompette. L’étendard de l’empire romain est dressé. À droite, prend place le groupe des saintes femmes et de saint Jean. Ce dernier, amputé du bras droit qui s’élevait vers le Christ, désigne de la main gauche le funeste cortège. La Vierge, affligée, s’effondre. Une sainte femme la retient tandis que d’autres pleurent et se lamentent. Ces dernières sont caractérisées par une différence de relief et de coiffes. De part et d’autre du retable sont disposées deux statues de saints, abritées dans des niches ajoutées au xixe siècle9.
Analyse formelle
8La composition du retable est très dense. Si la foule compacte figurée autour du Christ accablé exprime le chaos et la brutalité, Francesco Laurana a su donner au cortège une impression de mouvement. En effet, le Christ, légèrement penché en avant, le genou fléchi paraît avancer péniblement, poussé et surveillé par les soldats. Le groupe formé par la Vierge, immobile, saint Jean et les saintes femmes, en faible retrait par rapport au premier bloc, semble quant à lui attendre le passage de la procession. Véritable mise en scène d’un moment fort de la Passion, cette composition montre que l’artiste a su habilement caractériser et positionner ses personnages afin d’en révéler le pathétique pour les uns, l’outrance pour les autres.
9La grande expressivité des personnages, grimaçant et vociférant pour certains, gémissant, s’apitoyant ou se lamentant pour d’autres, diffère du style habituel de Francesco Laurana, plutôt enclin à la sérénité et à la retenue10. En effet, si les visages de certains soldats sont fortement accusés comme l’évoquent les mentons saillants, l’affaissement des joues ou les rides autour des yeux, ceux de saint Jean ou des saintes femmes sont, malgré un modelé plus agréable, animés et marqués par la douleur.
10La probable polychromie du retable, renouvelée au xixe siècle, devait augmenter l’aspect dramatique de la scène et frapper encore plus l’imagination.
Quelle iconographie ?
11Si cette représentation relative à la Passion du Christ rappelle plus précisément la montée au Calvaire, son iconographie a toujours interpellé les chercheurs. Le plus souvent, les analyses de l’image ont insisté sur l’agencement de la scène en deux groupes distincts qui correspondraient à deux moments différents de la Passion. D’une part, le Christ entouré des soldats se rapporte littéralement au portement de Croix, et d’autre part, le groupe de saint Jean, de la Vierge et des Maries se réfère quant à lui à l’épisode de la Crucifixion ou de la Descente de Croix, au moment où la Vierge, ne pouvant plus supporter la douleur de son fils, tombe en pâmoison11. Par conséquent, si les études s’accordent à reconnaître dans le retable de Francesco Laurana la scène du Portement de Croix, en revanche, le personnage de la Vierge évanouie a souvent posé problème12.
12Lors de la Montée au Calvaire, la Vierge est en effet généralement représentée, selon diverses typologies, en prière dans le cortège qui suit Jésus13. Pendant la Crucifixion, elle apparaît le plus souvent effondrée, soutenue par l’apôtre14. Ce dernier peut être aidé par une ou plusieurs saintes Femmes15. Enfin, seules les Marie peuvent la supporter et la secourir16.
13En outre, dans la Bible, l’épisode de la Montée au Calvaire est peu développé et reste avare de détails quant au rôle de la Vierge17. L’Évangile apocryphe de Nicodème (dans une version étoffée du xve siècle) rapporte quant à lui deux épisodes importants : sainte Véronique essuyant le visage du Christ et l’évanouissement de la Vierge au passage du cortège. Cependant, si le texte de Nicodème est très répandu à la fin du Moyen Âge, le motif de la Vierge inconsciente soutenue par une sainte Femme lors de la Montée au Calvaire est assez rare dans l’iconographie. D’autres sources doivent par conséquent être envisagées pour comprendre l’image créée par Francesco Laurana aux Célestins d’Avignon.
Sources d’inspiration et cohérence de l’image
Les Passions autour du retable des Célestins
14Le retable évoque un seul et même moment de la Passion, situé avant la Crucifixion. Si dans l’évaluation du coût des travaux, René précise que sera figuré le Christ montant au Calvaire accompagné d’autres effigies, les articles de comptes suivants insistent surtout sur l’image de « nostre dame de l’espasme18 ». En outre, il est évident que l’artiste, conformément aux souhaits du commanditaire, a conféré une importance particulière à l’évanouissement de la Vierge et aux Maries, dont une la soutient – point focal du tableau. Si la place de choix tenue par les saintes Femmes n’est pas sans rappeler la grande dévotion de René pour les compagnes de la Vierge et du Christ, elle permet de souligner l’intérêt croissant dans les dévotions du Moyen Âge porté à une autre Passion, celle de la Vierge19.
15À côté de l’Évangile apocryphe de Nicodème, cette séquence de la Passion, qui accorde un rôle de tout premier plan aux personnages féminins, est particulièrement développée dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. Cette pièce, très connue au xve siècle, a été plusieurs fois jouée mais a été également reproduite, comme en témoignent les nombreux manuscrits conservés20. Son texte figure notamment dans le manuscrit BnF, français 816, daté du 22 février 147321. Le commanditaire de cette copie de luxe, illustrée de miniatures et destinée à la méditation, est un membre de la famille de Luxembourg, comme le révèlent les armes figurées aux feuillets 1 et 4. Il pourrait s’agir de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, mort en 1475, proche de la cour d’Anjou-Provence ou de son fils, Pierre II de Luxembourg († 1482). Cette famille est en tout cas liée au couvent des Célestins d’Avignon.
16Par ailleurs, les archives princières font état d’une représentation d’un Mystère de la Passion en 1473. Au mois de juin, René et ses invités, qui logent au château de Gardanne, se déplacent à Aix, dans la bastide du roi, pour voir jouer la Passion22. On ne sait pas de quel texte il s’agit. Il parait néanmoins possible d’envisager que cette version soit celle d’Arnoul Gréban. La présence, la même année, du frère de celui-ci auprès de René, qui l’emploie pour achever le Mystère des Actes des Apôtres, laisse en tout cas supposer non seulement que le texte de la Passion circule ou est connu à la cour d’Anjou-Provence, mais aussi qu’Arnoul, avant de rejoindre l’Italie, a pu passer, à la mort de Charles du Maine qui l’employait, au service de René.
L’épisode de la montée au calvaire dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban et interférences iconographiques
17Cette scène fait partie de la troisième journée du Mystère de la Passion. Elle débute par l’intervention du personnage de Pilate qui, encouragé par de néfastes conseillers, décide de faire crucifier Jésus. Elle se termine au moment de la dispersion des saintes Femmes par les soldats23.
18En fait, l’iconographie du retable de Francesco Laurana renvoie au long développement de la Montée au Calvaire présent dans le Mystère de la Passion. Même si l’image ne peut pas rendre compte de la progression du récit, sa composition et la disposition des personnages découlent précisément de ce que dit le texte.
19Ainsi, l’homme à la trompette, présent au troisième plan du tableau par exemple, n’est pas sans évoquer la première séquence de la scène de la Montée au Calvaire :
pilate
Trompete, sonne la busine
Bien haultement a voix effree,
Affin que ceulx de la contree,
Officiers tout en general,
Montent prestement a cheval
Pour s’en venir a la justice.
la trompette
A cela ne seray pas nice :
Si haultement la sonneray
Que par sonner esbairay
Tous ceulx qui sont en la cité.
Didascalie : « Icy sonne la trompete24 ».
20Les petits personnages installés aux fenêtres des monuments de la ville, au quatrième plan, véritables spectateurs, semblent avoir été avertis par le son de l’instrument.
21La cohorte des soldats autour de Jésus, qui poussent, frappent et vitupèrent pourraient faire allusion aux séquences récurrentes du mystère qui insistent sur la lenteur du cortège et l’énervement des bourreaux :
orillart
Marchez, viel truant detestable :
Portez vostre gibet avant.
brayart
Il fait trop bien du cayment :
Sus ! passez, ribault ; marchez fort.
claquedent
Tire la devant, Broyeffort :
Fais le monter ceste carriere ;
Tire fort.
broyeffort
Mes boutez derriere :
Vous ne faistes riens que bourder25.
22Ou encore :
griffon
Par vostre deable,
Marchez avant, villain puant :
Nous allez ja beaucoup d’argus
Et serez plus soubtil qu’Argus
Se vous eschappez de la feste.
cayphe
Frappez fort sur dos et sur teste,
S’il ne marche ligierement26.
23Ces deux derniers vers semblent encore être illustrés dans le retable par le personnage qui est derrière Jésus, caché par le bras de la croix, et qui lui assène des coups dans le dos avec une massue à redents : un peigne que l’on appelle griffon. L’apparence des soldats qui entourent le Christ paraît également rappeler pour certains leur dénomination dans le mystère : ainsi, au deuxième plan, le personnage qui est de face et qui montre toutes ses dents pourrait bien s’appeler « Claquedent » tandis que celui qui fait face au groupe des saintes Femmes et qui est vu de profil, la bouche ouverte pourrait symboliser « Brayart » qui crie pour disperser la foule27.
24Le positionnement dans la partie droite du retable du groupe de la Vierge, de saint Jean et des Maries placés au devant du cortège se comprend également mieux à la lumière des explications du texte de la Passion. En effet, c’est parce que Joseph d’Arimathie, absent ici, a conduit la Vierge et les saintes Femmes sur le lieu du passage de la procession par des petites rues, afin d’éviter de rester bloqués à cause de la foule, que nous retrouvons ces personnages en avant de Jésus portant sa Croix :
joseph d’arimathie
Dame, se venir y voulez,
Il nous convendra mettre paine
D’aller ceste rue foraine
Pour les aller adevancer,
Car jamès ne pourrons passer
Par ceste grant rue ou ilz vont
Pour la presse des gens qui sont :
Suyvez moy, et je vous menray28.
25Aussi, la scène principale de l’évanouissement de la Vierge évoque le moment où, rejoignant l’assemblée, la mère de Jésus est apostrophée par saint Jean qui lui montre son fils accablé et mal en point. Le geste du personnage incarnant l’apôtre dans le retable et qui désigne de la main le groupe de gauche, indique à la Vierge – et à l’observateur – ce qu’il faut regarder. Celle-ci, stupéfaite, perd connaissance. C’est ce qu’explicitent la didascalie qui suit son exclamation et les deux premières répliques de Marie Jacobé. L’intervention de Marie Salomé pour relever la Vierge est aussi suggérée :
s. jehan
Ha ! ma dame, venez choisir
Vostre cher enffant, s’il vous plest :
Regardez en quel point il est,
Comme sa face est difformee.
nostre dame
O mon filz !
Didascalie : Elle chet pasmee29
mary jacoby
La veez la pasmee :
Le cueur luy fault, le sang luy fuit,
Par quoy se la mort s’en ensuit,
Chere seur, tout pardu avons.
marie salomé
Seur, pour Dieu, que nous la levons,
Et par bouter ou par tirer
Faisons la ung peu respirer
Se nous poons, ma seur benigne30.
26Alors que le mystère met en scène trois femmes autour de la Vierge : Marie Madeleine, Marie Jacobé et Marie Salomé, cinq sont représentées sur le retable évoquant « les Maries » de l’article comptable du 28 juin 1478. Si l’on peut assurément reconnaître, conformément à ce que propose le texte, Marie Salomé dans le personnage qui soutient la Vierge au premier plan, il est plus difficile de caractériser les autres figures féminines. De même, au deuxième plan, le rassemblement de plusieurs femmes en train de pleurer et de gémir, rappellerait les femmes de Jérusalem.
27Afin de gagner en efficacité narrative, Francesco Laurana a évacué l’épisode de la sainte Face avec Véronique. De même, l’absence de Simon de Cirène, qui aide habituellement Jésus à porter sa croix, s’explique par le rôle dévolu à ce personnage dans la scène de la Montée au Calvaire du mystère. Privilégiant le moment fort de l’évanouissement de la Vierge, Simon de Cirène n’apparaît que furtivement pour annoncer qu’il se rend en ville. Ce n’est qu’une fois les saintes Femmes dispersées par les soldats que Simon est réquisitionné31.
28Par conséquent, le réalisme des physionomies, renforcé par la polychromie, la grande expressivité des personnages dont les visages trahissent l’âme et le caractère, mais aussi le tumulte de la scène et le grand sens de la narration dont fait preuve le sculpteur s’expliquent tout simplement par une référence à l’art dramatique. Cependant, si la composition du retable et de nombreux indices iconographiques – véritables citations – rappellent le Mystère de la Passion, l’image élaborée par l’artiste est une traduction du texte dans un autre langage artistique, une contraction temporelle et une adaptation de la scène de théâtre. Il ne manque que la parole à ces personnages de marbre !
Environnement et usages
29Le retable de Francesco Laurana occupe en tout cas une place de choix dans l’église des Célestins d’Avignon : installé dans le chœur – constitué d’une abside à cinq pans –, il doit orner l’autel majeur32. Sa structure et sa composition, prévues par René lui-même, suggèrent une mise en scène grandiose au sein de l’édifice. En effet, d’après le devis passé avec l’artiste, et que reprend l’acte de 1481, le retable est surmonté d’un tabernacle soutenu par quatre piles de forme carrée. Destiné à contenir « le corps du Christ », cet écrin doré, peint et incrusté de cristaux, est lui-même orné de colonnettes. Le tableau est aussi flanqué des deux statues de saint Pierre Célestin et saint Pierre de Luxembourg. Cette œuvre, qui comprend environ 25 personnages comme le précise René (en fait plus ici), est disposée sur un pavement à degrés de jaspe pourpré. Deux gros candélabres sont placés de part et d’autre. Comme le signale la commission de Charles du Maine, des portes ferment le retable et le tout est abrité par une couverture en bois polychrome, sorte de baldaquin33. Ce dernier pouvait être garni de rideaux ou de draps brodés.
30L’œuvre fait par conséquent l’objet d’une véritable scénographie, son système de volets pouvant la dissimuler ou la découvrir. Son emplacement, sur l’autel, en dessous du baldaquin, l’installe à l’endroit le plus important de l’espace ecclésial et met en valeur l’enseignement qu’elle doit délivrer. De plus, la présence du tabernacle eucharistique, qui lui est matériellement lié, de même que celle de la relique de la Vraie Croix offerte par le prince, et sans doute disposée non loin du grand autel, sont interférentes tant visuellement que symboliquement avec l’iconographie désirée par René. En effet, si le tableau insiste sur la grande douleur de la Vierge, il met aussi en avant la souffrance physique endurée par Jésus, dont le corps va être offert en sacrifice pour le salut des hommes – acte que recommence perpétuellement la liturgie. L’inscription du soubassement insiste d’ailleurs sur la fonction mémorielle et édifiante de cette image du Christ meurtri. Le fidèle doit « [contempler] [...] le triste spectacle du Christ allant à la mort au milieu des gémissements » et qui, « frappé, sanglant [...] est forcé de porter avec fatigue sur ses pieuses épaules la croix, pour que nos crimes soient par elle effacés ». Le texte souligne aussi la nécessité de se « [souvenir] des douleurs que Dieu a souffertes ». Ainsi, de la même manière que René désire faire jouer le Mystère de la Passion à Saumur en 1462 « pour exciter le couraige de ses subgez à dévocion34 », l’exposition spectaculaire d’un tableau représentant la Montée au Calvaire doit constituer un modèle de méditation afin que le fidèle « [apprenne] à subir les souffrances [et] à supporter toutes les peines ».
Conclusion
31Le choix par René d’Anjou d’une image rappelant les souffrances de Jésus avant sa crucifixion, ainsi que la mise en scène monumentale du retable dans l’espace même où s’accomplit le rituel sacrificiel de la messe, assignent en tout cas à l’œuvre une fonction spéciale imaginée ou voulue par le commanditaire, dont la dévotion à l’humanité du Christ ne peut se dissocier d’une méditation sur les images. Ces préoccupations intellectuelles de René sont d’autre part confirmées par la présence dans la bibliothèque princière du Catholicon, du dominicain thomiste Giovanni Balbi de Gênes (vers 1285) dont René avait certainement dû lire le chapitre concernant les images : il est ainsi précisé que
trois raisons ont présidé à l’installation des images dans les églises. En premier lieu, pour l’instruction des simples gens, car ceux-ci sont enseignés par elles comme par des livres. En deuxième lieu pour que le mystère de l’Incarnation et l’exemple des saints puissent mieux agir dans notre mémoire en étant exposés quotidiennement à notre regard. En troisième lieu pour susciter un sentiment de dévotion, qui est plus efficacement excité au moyen des choses vues que de choses entendues.
32Ensuite, nous espérons avoir démontré que l’iconographie si particulière du retable qui posait jusque-là problème, semble trouver sa justification dans un autre médium artistique, l’art dramatique et en particulier le « best-seller » de l’époque : le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban. Le parallèle entre les deux œuvres est encore renforcé par la fonction qui leur est explicitement incombée de soutenir la dévotion la plus sincère et par la forme et la composition des sculptures qui se réfèrent aux procédés scénographiques. Dans cette perspective, il serait donc certainement plus juste d’intituler aujourd’hui cette œuvre : le retable de « Nostre dame de l’espasme ».
33Enfin, nous voudrions convoquer ici le souvenir d’Émile Mâle à qui il revient d’avoir justement inauguré une réflexion sur le dialogue entre les arts et d’avoir souligné plus précisément les relations entre les arts figurés et le théâtre. L’exemple du retable du « Portement de Croix » fournirait alors à ce chercheur, 100 ans plus tard, la réponse à ses questionnements !
Notes de bas de page
1 Sur le retable et l’art de Francesco Laurana, se référer à : P. Trabaud, « Le retable de Saint-Didier à Avignon », Gazette des Beaux-Arts, 1881, no 23, p. 175-180 ; L. Courajod, « Un fragment du retable de Saint-Didier d’Avignon sculpté par Francesco Laurana au Musée du Louvre », Gazette des Beaux-Arts, 1884, no 29, p. 182-187 ; Le Roi René en son temps : 1382-1481, Musée Granet – Aix-en-Provence, 11 avril – 30 septembre 1981, Aix-en-Provence, Musée Granet, 1981 p. 163-167 ; Françoise Robin, La cour d’Anjou-Provence. La vie artistique sous le règne de René, Paris, Picard, 1985, p. 247-252 ; H.W. Kruft, Francesco Laurana. Ein Bildhauer der Frührenaissance, Verlag C.H. Beck, München, 1995, en particulier sur le retable : p. 176-186, 222-223 et documents XIV-XXXI, XL ; M. Hagmajer, Le retable du Portement de Croix de Francesco Laurana, ou une œuvre surprenante dans le parcours d’un sculpteur inclassable, Mémoire de Licence, Mauro Natale (dir.), Université de Genève, 2003.
2 Cette étude est issue d’un travail de thèse de doctorat : Rose-Marie Ferré, La commande artistique à la cour de René d’Anjou : un concert de mots et d’images, Paris-Sorbonne, 2008 (voir les p. 227-248).
3 Retable actuellement conservé à Avignon, à l’église Saint-Didier. Sur les Célestins, voir : L.-H. Labande, « La dernière fondation des papes avignonnais, le couvent des Célestins d’Avignon », L’Art, 23e année, t. iii, p. 586-600, et du même auteur : « La dernière fondation des papes avignonnais, le couvent des Célestins d’Avignon », L’Art, 24e année, t. 63, p. 15-25 et 210-214. Se référer aussi à S. Comte, « Une implantation tardive en milieu urbain : les Célestins à Avignon à la fin du Moyen Âge », Histoire médiévale et archéologie, 7, 1996, p. 157-170 et du même auteur : « Les célestins, le roi et le pape : les monastères d’Avignon et de Gentilly et le pouvoir », Provence Historique, 1996, vol. 46, no 184, p. 229-251.
4 Marseille, Arch. dép. Bouches-du-Rhône, B 2483, fo 27 (le 28 juin 1478). Mentions reproduites dans G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René publiés d’après les originaux inédits conservés aux Archives des Bouches-du-Rhóne, Paris, Picard, 1908-1910, no 664 et H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 401 (document XXVI).
5 Marseille, dép. Bouches-du-Rhône, B 697 (le 29 janvier 1476) ; extrait des lettres patentes de René et Jeanne de Laval reproduites dans A. Lecoy de la Marche, Le Roi René. Sa vie, son administration, ses travaux artistiques et littéraires. D’après les documents inédits des archives de France et d’Italie, Paris, Firmin-Didot Frères, Fils et Cie, 1875, vol. II, p. 122-123 (et note 3) et L. Duhamel, « Les œuvres d’art du monastère des Célestins d’Avignon », Bulletin Monumental, 1888, no 54, p. 240-244. Cité par H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 176.
6 Cette copie figure dans un acte dressé en 1481 par le neveu de René, Charles du Maine, devenu roi de Sicile à la mort de son oncle, et établissant ce qu’il reste à faire sur le retable, presque terminé : Avignon, Arch. dép. Vaucluse, série H I, Célestins d’Avignon, fos 8 et 8v. (9 novembre 1481). Voici le passage concernant le prix des travaux prévu par René : « Rex Renatus Cœlestinos Avenionenses ob eorum singularem devotionem et assiduas in ecclesia praecationes, a beneficcis desistere nolens, ad dictam basilicam majorem sancto Petro Cœlestino dicatam mille et ducentos nummos destinavit pro solutione tabellæ marmoreæ [...] », reproduit dans L. Duhamel, op. cit., p. 130 ; H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 403 (document XL).
7 Cf. Avignon, Arch. dép. Vaucluse, série H I, Célestins d’Avignon, fos 8 et 8v (9 novembre 1481).
8 Reproduit et traduit du latin dans : A. de Montaiglon, « Francisco Laurana. Le retable de Saint-Didier à Avignon », La chronique des arts et de la curiosité, 1881, p. 79.
9 H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 177.
10 Voir par exemple les bas-reliefs du sarcophage de Charles d’Anjou ou certains bustes féminins : portrait d’Isabelle d’Aragon, New York, Frick Collection, ou d’Ippolita Maria Sforza, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
11 Cette lecture de l’image a été récemment proposée par : Le Roi René en son temps, op. cit., p. 167 ; H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 179 ou M. Hagmajer, Le retable du Portement de Croix..., op. cit., p. 59-60.
12 Françoise Robin, qui n’a pas fait une analyse approfondie de l’iconographie, note cependant que la Vierge s’évanouit au passage de son fils accablé de la croix, La cour d’Anjou-Provence..., op. cit., p. 247.
13 Voir par exemple : Pietro Lorenzetti, Assise, église inférieure de la basilique Saint-François ; Simone Martini (ou atelier), San Gimignano, collégiale, fresques ; Jean Fouquet, Heures d’Étienne Chevalier, Chantilly Musée Condé.
14 Jan van Eyck, Diptyque de la Crucifixion et du Jugement Dernier, New York, Metropolitan Museum of Art ; Hans Memling, Les scènes de la Passion du Christ, Turin, Galerie Sabauda ; Maître de Dreux Budé, La Crucifixion du Parlement de Paris, Paris, Musée du Louvre ; Jean Fouquet, Heures d’Étienne Chevalier, Chantilly, Musée Condé.
15 Hans Memling, Triptyque de la Passion, Lübeck, Musée Sainte-Anne par exemple. Les mêmes personnages peuvent se retrouver dans les représentations de Descente de Croix : Robert Campin, Triptyque de la Descente de Croix, Liverpool, Walter Art Gallery, ou Rogier van der Weyden, La Descente de Croix, Madrid, Musée du Prado.
16 Andrea Mantegna, Retable de san Zeno, Paris, Musée du Louvre ; Fresques de la collégiale San Gimignano etc.
17 Mt 27, 31-33 ; Mc 15, 21-22 ; Lc 23, 26-32 ; Jn 19, 17.
18 Marseille, Arch. dép. Bouches-du-Rhône, B 2484, f. 29 v (le 12 décembre 1478), G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René op. cit., n° 670 ; B 2485, fos 25 v (le 5 mars 1479) et 26 (le 7 mai 1479), G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René..., op. cit., no 671 et 673 ; B 2487, f. 20 (le 27 juillet 1479), W. H. Francesco Laurana..., op. cit., p. 402 (document XXXIII).
19 L’épisode du Portement de Croix constitue une des Sept Douleurs de la Vierge. Le thème de la compassion de Marie pour son fils est par ailleurs bien connu depuis les Meditationes de Passione.
20 Sur les manuscrits de la Passion et leurs variantes, se référer à la mise au point d’Omer Jodogne : Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, Mémoires de la classe des Lettres de l’Académie Royale de Belgique, 2e série, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 1965-1983, vol. II. Voir aussi, R. Clark et P. Sheingorn, « Performative Reading : The Illustrated Manuscripts of Arnoul Gréban’s Mystère de la Passion », European Medieval Drama, no 6, 2002, p. 129-154.
21 Le texte du BnF, ms. fr. 816 a été édité par Gaston Paris et Gaston Raynaud en 1878 (réimpression en 1970) : Gréban Arnoul. Le Mystère de la Passion publié d’après les manuscrits de Paris avec une introduction et un glossaire par Gaston Paris et Gaston Raynaud, réimpression de l’édition de Paris, 1878, Slatkine Reprints, Genève, 1970.
22 Marseille, Arch. dép. Bouches-du-Rhône, B 1662, f. 160 (le 11 juin 1473) ; G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René..., op. cit., no 3308.
23 Cette séquence correspond aux fo 168v-171 du Paris, BnF, ms. fr. 816. Voir : G. Paris et G. Raynaud, Gréban Arnoul. Le Mystère de la Passion..., op. cit., v. 23920-24327, p. 313-319 ; et aussi : Paris, BnF, ms. fr. 815, fo 193v-196v ; O. Jodogne, Le Mystère de la Passion..., op. cit., v. 23879-24275, p. 320-325.
24 G. Paris et G. Raynaud, Gréban Arnoul. Le Mystère de la Passion..., op. cit., v. 23954-23963.
25 Ibid., v. 23984-23995.
26 Ibid., v. 24102-24106.
27 Ibid., v. 24310-24315.
28 Ibid., v. 24216-24223.
29 Dans le BnF, ms. fr. 815, la didascalie est : « Icy chiet Nostre Dame pasmee » (après v. 24245).
30 G. Paris et G. Raynaud, Gréban Arnoul. Le Mystère de la Passion..., op. cit., v. 24282-24293.
31 Ibid., v. 24270-24281. Par ailleurs, il convient de remarquer que dans Le Mystère de la Passion d’Eustache Marcadé, autre pièce bien connue au xve siècle, la scène de la Montée au Calvaire est différente. Pilate a un rôle secondaire et c’est Cayphas qui ordonne la crucifixion. Derrière Jésus portant sa croix figurent la Vierge et saint Jean. Les saintes Femmes ne sont pas présentes. De même, saint Jean n’intervient pas pour désigner à la Vierge son fils souffrant. Simon le Cirénéen tient son rôle habituel. Chez Marcadé, quand Marie s’effondre, il n’est pas précisé que quelqu’un la retient. De plus, la Vierge continue à parler. Ce que dit alors saint Jean regroupe les dialogues des saintes femmes chez Gréban : E. Marcadé, Eustache, Le Mystère de la Passion, Texte du manuscrit 697 de la Bibliothèque d’Arras, publié par Jules-Marie Richard, Ancien Archiviste du Pas-de-Calais, Arras, Société du Pas- de-Calais, 1893. De même, dans le mystère de la Passion conservé dans le manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, il n’y a aucun développement de la Montée au Calvaire. Jésus est seul pour porter son fardeau ; le texte en tout cas ne multiplie pas les personnages autour de lui.
32 « [...] l’ouvraige d’ymaigerie de nostre dame de l’espasme que le roy lui [F. Laurana] fait faire pour mectre sur le grant autel des célestins », dans Marseille, Arch. dép. Bouches-du-Rhône, B 2484, f. 29v. (le 16 décembre 1478) ; G. Arnaud d’Agnel, Les comptes du roi René..., op. cit., no 670 ; H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 401 (document XXVIII).
33 Cf. Avignon, Arch. dép. Vaucluse, série H I, Célestins d’Avignon, ff. 8 et 8v. (9 novembre 1481), reproduit par exemple par H.W. Kruft, Francesco Laurana..., op. cit., p. 403 (document XL) ; en voici un extrait : « Rex Renatus Cœlestinos Avenionenses ob eorum singularem devotionem et assiduas in ecclesia praecationes, a beneficiis desistere nolens, ad dictam basilicam majorem sancto Petro Cœlestino dicatam mille et ducentos nummos destinavit pro solutione tabellae marmoreae, in qua Christi effigies ad calvarium cuntis extat eum aliis quibusdam proeminentibus ; aliis tanto dimidio vel parum extantibus quatuor columnis quadrate figurae tabernaculo corporis Domini substantibus. Quod quidem tabernaculum columellis distinctum mira operarii artificia conciliantia certo colorum et auri posita extantium picturae exhibet cum duobus crystallis magnitudinis singularis ».
34 Paris, Arch. nat., P 1334/8, f. 119, (5/12/1465), cité dans A. Lecoy de la Marche, Extraits des comptes et mémoriaux du roi René pour servir à l’histoire des arts au XVe siècle, publiés d’après les originaux des Archives Nationales, Paris, Alphonse Picard, 1873, n° 738.
Auteur
Université Paris IV-Sorbonne
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