René d’Anjou et l’ars nova
p. 87-92
Texte intégral
1Dans le présent ouvrage, les communications de Gilles Polizzi et Oren Margolis mettent en évidence le réseau italien du bon roi René, auquel est notamment offert le De situ orbi geographia de Strabon, orné de magnifiques enluminures du jeune Giovanni Bellini (Albi, bibliothèque municipale, ms. 771). Notre contribution se propose d’approfondir la question des rapports que le roi entretient avec la révolution picturale des Flamands, baptisée ars nova par Erwin Panofsky en référence au renouveau musical du xive siècle2.
2En rupture avec la préciosité sophistiquée du gothique international, l’ars nova se caractérise par un langage illusionniste, capable de reproduire l’aspect du monde physique jusque dans ses détails les plus microscopiques. Elle est principalement forgée par le peintre tournaisien Robert Campin et par Jan van Eyck. Ce dernier, attaché à la prestigieuse cour du duc de Bourgogne Philippe le Bon, travaille dans le port cosmopolite de Bruges, où convergent les différentes nations de marchands européens. Sa production se diffuse ainsi rapidement, à travers les réseaux économique et diplomatique, notamment dans la Méditerranée que domine le plus avide des collectionneurs, le roi Alphonse V d’Aragon3.
3Dès 1431, Alphonse, établi alors à Valence, envoie son peintre Lluis Dalmau à Bruges pour acquérir entre autres des œuvres de Jan van Eyck. Dalmau y admire le Retable de l’agneau mystique (Gand, église Saint-Bavon), dont il s’inspirera directement dans son Retable des conseillers (Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya), peint entre 1443 et 1445 pour le Conseil des Cent à Barcelone. Son langage interprète dès lors les modèles eyckiens dans un registre pétrifié, parallèle à celui d’un Lluis Alimbrot qui, formé sans doute dans l’atelier de Jan van Eyck au cours des années 1430, s’établit à Valence dès 1439, en s’acclimatant au goût méditerranéen. La singulière Crucifixion du Museo Thyssen-Bornemisza à Madrid présente un cas analogue. Proche par ses inventions et son caractère graphique de la main K dans les Heures de Turin-Milan, elle pourrait être due à un disciple de Jan van Eyck, venu s’établir à Valence4.
4Un langage similaire se développe dans le royaume de Naples, où Alphonse d’Aragon implante sa cour dès 1442 et impose son goût pour la peinture flamande, suscitant chez les peintres napolitains des copies et des pastiches, parfois conçus avec une intention frauduleuse. À en croire la célèbre lettre adressée en 1524 à Marcantonio Michiel par l’humaniste napolitain Pietro Summonte, Colantonio aurait produit des contrefaçons d’après Jan van Eyck, parmi lesquelles nous avons proposé de reconnaître un Saint François recevant les stigmates (Belgique, collection privée), réalisé vers 1460 et copiant fidèlement celui du maître flamand (Turin, Galleria Sabauda5). Son célèbre Retable de saint Jérôme, peint vers 1445-1447 pour l’église de San Lorenzo Maggiore à Naples (aujourd’hui au Museo di Capodimonte) s’inspire apparemment d’un triptyque de Jan van Eyck, commandé vers 1436 par la famille génoise des Lomellini et racheté peu après par Alphonse d’Aragon. Il était encadré par des pilastres composés de représentations de bienheureux franciscains, dont l’écriture nerveuse évoque les premières œuvres d’Antonello da Messina, telle la Crucifixion de Sibiu6.
5Dans cette géographie méditerranéenne, quel rôle joue le bon roi René qui, à croire Summonte, aurait introduit à Naples, durant son règne éphémère (1438-1442), la technique flamande de la peinture à l’huile ? Quelle relation entretient-il avec l’ars nova ? Prisonnier de son illustre cousin Philippe le Bon, il séjourne en 1433 à Bruxelles. À cette occasion, il a pu entrer en contact avec l’atelier brugeois de Jan van Eyck et recruter celui qui allait devenir son peintre de cour, Barthélemy d’Eyck7.
6Documenté régulièrement de 1446 à 1470 comme valet de chambre, Barthélemy d’Eyck semble entrer plus tôt au service de René à en juger par les œuvres qu’on lui attribue. Il est formé de toute évidence dans l’atelier de Jan van Eyck, peut-être un parent, et fait partie des collaborateurs qui travaillent au début des années 1430 aux Heures de Turin-Milan8. Autour de 1435, il réalise cependant un tableau spectaculaire qui trahit une influence du peintre tournaisien Robert Campin. Conservée dans le trésor de la cathédrale du Puy, la Sainte Famille à la cheminée met en scène, assis sur une banquette dans un intérieur domestique, saint Joseph épluchant une pomme pour l’Enfant Jésus tenu par la Vierge, à laquelle un ange présente un livre ouvert. Comme l’a mis en évidence Charles Sterling, l’idée iconographique et la composition dérivent directement d’une œuvre de Konrad Witz9. Celle-ci, réalisée à Bâle au début des années 1430, nous est connue par un dessin préparatoire pour la figure de saint Joseph (Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek) et par un fragment peint pour le groupe de la Vierge à l’Enfant (Bâle, Kunstmuseum). Elle a fait l’objet de diverses dérivations, notamment dans les Heures de Jean de Montauban (Paris, Bibliothèque nationale, ms. lat. 18026, folio 5510).
7S’il a bien été recruté dès 1433, Barthélemy d’Eyck aurait ainsi pu suivre René en avril 1434 à Bâle, où le concile attire nombre de souverains et où les modèles de Robert Campin sont interprétés dans un registre robuste par Konrad Witz. Il a du reste été considéré par Erwin Panofsky comme une sorte de jumeau stylistique de Witz. L’hypothèse d’un séjour bâlois expliquerait en tous les cas la composante campinienne qui se superpose à sa culture fondamentalement eyckienne et que l’on retrouvera dans ses œuvres ultérieures, en particulier dans le triptyque d’Aix-en-Provence. Celui-ci, réalisé entre 1442 et 1445 pour la chapelle du marchand drapier Pierre Corpici (un proche du bon roi René) dans la cathédrale Saint-Sauveur, constitue un parallèle troublant avec les retables parfaitement contemporains de Lluis Dalmau à Barcelone et Colantonio à Naples. Il montrait de part et d’autre d’une spectaculaire Annonciation (Aix-en-Provence, église de la Madeleine) les prophètes Isaïe (Rotterdam, Museum Boijmans van Beuningen) et Jérémie (Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts11), dans lesquels on a reconnu, sans doute avec raison, des portraits déguisés de Louis et René d’Anjou et dont la disposition tout à fait particulière n’a pas suffisamment attiré l’attention.
8Les deux prophètes sont représentés dans des niches et sur des socles comme des statues ad vivum. Celui de gauche tend l’index de sa main droite, comme pour manifester un geste de parole, et retient de la main gauche un pan de son lourd manteau. Celui de droite est absorbé dans la lecture d’un gros livre qu’il tient fermement des deux mains, possible allusion à la passion que nourrit René pour les manuscrits. Or leur position respective paraphrase très précisément celle de l’archange Gabriel et de la Vierge Marie dans un célèbre diptyque de Jan van Eyck, conservé aujourd’hui au Museo Thyssen-Bornemisza à Madrid12.
9Acheté par le baron Thyssen en 1933, le diptyque provient de la collection du comte de Menthon (Haute-Savoie) qui l’aurait acquis en Bourgogne13. Il montre deux statuettes en pierre grise qui, placées en léger porte-à-faux dans des niches peu profondes, représentent l’archange Gabriel annonçant la conception du Christ à la Vierge, munie d’un livre. Véritable chef-d’œuvre du trompe-l’œil, il constitue une réponse virtuose à l’attente humaniste suscitée par les auteurs classiques, notamment Pline l’Ancien, au sujet du pouvoir illusionniste de la peinture. Son commanditaire a donc dû appartenir à un milieu raffiné, proche du duc de Bourgogne et lié au goût humaniste. Pourrait-on le reconnaître dans le bon roi René ?
10Lors de sa visite probable de l’atelier de Jan van Eyck en 1433, René aurait non seulement recruté son peintre Bartélemy d’Eyck, mais aussi commandé le diptyque de l’Annonciation. Celui-ci pourrait en effet se situer vers 1433-1435, dans une phase tout à fait parallèle à celle de la Vierge au chancelier Rolin (Paris, Musée du Louvre), dans laquelle on relève la même plasticité impassible14. Il aurait dès lors appartenu à la collection de René, où il aurait été examiné non seulement par Barthélemy d’Eyck mais aussi par un suiveur de Nicolas Froment, qui en réalise une copie simplifiée (fig. 1) sur le revers en grisaille d’un triptyque peint de toute évidence en Provence vers 1480 (localisation actuelle inconnue15). Dans cette hypothèse, il serait tentant de l’identifier avec le retable de l’Annonciation qu’un inventaire, révélé ici même par la contribution de Claude Roux, mentionne dans un coffre du château de Tarascon en 1501.
11Il convient cependant de nuancer l’hypothèse. Le suiveur de Nicolas Froment aurait pu s’inspirer d’une dérivation peinte ou dessinée du diptyque de Jan van Eyck, que Bartélemy aurait pu examiner soit au cours de son passage dans l’atelier brugeois, soit durant son séjour probable à Dijon, où René demeure prisonnier du duc Philippe le Bon jusqu’en 1436. La piste bourguignonne est induite par la provenance récente du diptyque, malheureusement invérifiable. Elle se fonde néanmoins sur un indice visuel plus solide. Dans l’église de Chambolle-Musigny, un vitrail (fig. 2) semble avoir échappé à l’attention des spécialistes. Malgré ses transformations, il présente un grand intérêt. Il est probablement conçu au milieu du xve siècle par un peintre dijonnais proche de l’auteur de la Messe de saint Grégoire provenant de la Chartreuse de Champmol (Paris, Musée du Louvre). Or il constitue une copie littérale de l’Annonciation de Jan van Eyck, qu’il cite jusque dans certains détails, tels que les plis des manteaux16. L’église étant placée sous la protection du chancelier Nicolas Rolin, il est tentant de supposer que le peintre-verrier ait vu le diptyque de l’Annonciation dans la collection du chancelier qui l’aurait commandée dans une phase tout à fait parallèle à celle de sa Vierge à l’Enfant. Les inventaires connus ne livrent toutefois aucune mention correspondant à notre œuvre17.
12 Cette seconde hypothèse paraît néanmoins plus vraisemblable. Elle renforce l’idée que Barthélemy ait été recruté dès 1433 par René et l’ait dès lors suivi, notamment à Dijon, où il a pu examiner les oeuvres destinées à la Chartreuse de Champmol, telle l’Annonciation de Jan van Eyck aujourd’hui conservée à la National Gallery de Washington, l’un des modèles pour l’Annonciation d’Aix-en-Provence18. Elle souligne ainsi l’intérêt précoce que manifeste René pour l’ars nova et le rôle qu’il a dû jouer dans sa diffusion méditerranéenne, à Naples puis en Provence.

Fig. 1 - Peintre provençal, Annonciation (revers d’un triptyque), vers 1480, localisation actuelle inconnue
© Archives privées (cliché F. Elzig)

Fig. 2 - Vitrail, église de Chambolle-Musigny, Côte d’Or, (milieu xve siècle ?)
© Archives privées (cliché F. Elzig)
Notes de bas de page
1 Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres, éd. Marc-Edouard Gautier et François Avril, catalogue de l’exposition (Angers, château, 3 octobre 2009-3 janvier 2010), Angers-Paris, 2009, p. 226-229, cat. 6.
2 Erwin Panofsky, Early Netherlandish Painting. Its Origins and Character, Cambridge, 1953, chap. 6.
3 Ferdinando Bologna, Napoli e le rotte mediterranee della pittura di Alfonso il Magnanimo a Ferdinando il Cattolico, Naples, 1977.
4 Frédéric Elsig, « L’ars nova en Europe méridionale vers 1450 », Dossier de l’Art, 132, 2006, p. 38-47.
5 El Renacimiento Mediterraneo. Viajes de artistas e itinerarios de obras entre Italia, Francia y Espana en el siglo XV, éd. Mauro Natale, catalogue de l’exposition (Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza, 31 janvier-6 mai 2001 ; Valence, Museu de Belles Arts de Valencia, 18 mai-2 septembre 2001), Madrid, 2001, p. 256-260, cat. 28.
6 Antonello da Messina. L’opera completa, éd. Mauro Lucco, catalogue de l’exposition (Rome, Scuderie del Quirinale, 18 mars-25 juin 2006), Milan, 2006, p. 142-145, cat. 8.
7 Nicole Reynaud, « Barthélemy d’Eyck avant 1450 », Revue de l’Art, 84, 1989, p. 22-43 ; Eberhard König, Das Liebentbrannte Herz : der Wiener Codex und der Maler Barthélemy d’Eyck, Graz, 1996.
8 François Boespflug et Eberhard König, Les Très Belles Heures, Paris, 1998, p. 180-183.
9 Charles Sterling, « L’influence de Konrad Witz en Savoie », Revue de l’Art, 71, 1986, p. 17-32.
10 François Avril et Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures en France 1440-1520, Paris, 1993, p. 176.
11 Les Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, éd. Dominique Thiébaut, Philippe Lorentz et François-René Martin, Catalogue de l’exposition (Paris, Musée du Louvre, 27 février-17 mai 2004), Paris, 2004, p. 108-141.
12 Colin Eisler, The Thyssen-Bornemisza collection. Early Netherlandish painting, Londres, 1989, p. 50-61, cat. 3.
13 Emil Bosshard, « Revealing van Eyck. The examination of the Thyssen-Bornemisza Annunciation », Apollo, 1992, p. 11, note 2.
14 Charles Sterling, « Jan van Eyck vant 1432 », Revue de l’Art, 33, 1976, p. 78, note 5.
15 Charles Sterling (sous le pseudonyme Charles Jacques), La peinture française. Les peintres du Moyen Âge, Paris, 1941, p. 33, cat. 65.
16 Corpus Vitrearum. France. Recensement III. Les vitraux de Bourgogne, Franche-Comté et Rhóne-Alpes, Paris, 1986, p. 31.
17 La Splendeur des Rolin. Un mécénat privé à la cour de Bourgogne, éd. Brigitte Maurice-Chabard, Paris, 1999, p. 305-308.
18 Philippe Lorentz, « Les Rolin et les Primitifs flamands », La splendeur des Rolin. Un mécénat privé à la cour de Bourgogne, éd. Brigitte Maurice-Chabard, Paris, 1999, p. 145.
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