Le Strabon du roi René : biographie politique du livre1
p. 77-85
Texte intégral
1Fondées sur une approche venue soit de l’histoire culturelle soit de l’histoire intellectuelle, les recherches sur la politique culturelle sont menées conventionnellement pour tenter de découvrir ce que dit un certain produit culturel, le message qu’il transmet et à qui ; mais dans cet essai la question posée concerne plutôt ce que fait un produit culturel. Les objets ne sont pas seulement les textes ; les textes ne sont pas simplement les mots : chacun a une réalité physique et formelle. Même quand cette réalité n’est qu’une représentation publique d’une oraison ou d’une pièce de théâtre, il y a un grand danger à se fixer exclusivement sur la réaction d’un destinataire passif, lecteur d’un texte ou d’une image, et à déplacer ainsi l’attribution d’agentivité. Et pour les historiens, l’attribution d’agentivité est le pain quotidien de leur discipline qui voit dans les causes et leurs effets la façon de comprendre le changement.
2Au cœur de l’étude se trouve le terme forgé par l’anthropologue de l’art Alfred Gell pour décrire l’objet qui sert de médiateur entre le mécène ou l’artiste et le destinataire : un index. L’objet devient une extension des deux protagonistes dans l’art nexus, et, en enlevant l’agentivité, il devient donc lui-même2 un agent. Cet essai est donc la biographie politique d’un des agents les plus célèbres du réseau politique de René d’Anjou en Italie. Cet agent, un livre, est en outre l’un des exemples les plus importants de l’érudition humaniste et de l’enluminure des manuscrits du Quattrocento, la copie en latin de la Géographie de Strabon traduite par Guarino Veronese, aujourd’hui le manuscrit 77 conservé à la Bibliothèque municipale d’Albi. Parler de biographie politique signifie considérer ce livre comme un acteur politique, qui participe à la politique culturelle dont usa René pour revenir sur la scène italienne. De plus, après avoir discuté de la politique du Strabon, cette approche, qui prend l’objet comme un acteur, nous aidera à expliquer une série d’événements extraordinaires concernant la transmission d’un autre livre géographique, le « frère » du Strabon, une copie de Ptolémée, qui appartient aussi à la politique culturelle de René.
3 En 1458, l’espoir d’une restauration angevine à Naples se ranima quand Ferrante, fils illégitime d’Alphonse V d’Aragon, succéda au trône. Beaucoup de barons semi-indépendants du royaume sortirent du parti aragonais, et, alors un bon nombre d’hommes d’influence de ce pays et du royaume de France recommencèrent à souhaiter la fin de la Ligue italique ; le fils de René, Jean de Calabre, commença à les rassembler dans une nouvelle alliance pour faire la guerre au nom de son père et poursuivre les prétentions angevines en Italie. Les nouveaux alliés, comme la maison d’Este, furent attirés vers la Maison d’Anjou ; les anciens, comme les Pazzi, remplirent les coffres du duc Jean ; et les sympathisants guelfes, comme les Acciaioli, commencèrent à « remémorer » les loyautés angevines qui avaient marqué leurs familles et leur parti depuis longtemps3. Jacopo Piccinino, grand condottiere, chef de la compagnie et la faction des bracceschi, fut tenu par contrat d’apporter son soutien militaire au duc Jean. À Gênes, pendant ce temps, les Français tentaient de maîtriser la ville, un objectif de longue date. Aux yeux des observateurs intéressés, les perspectives d’avenir de la Maison d’Anjou étaient très favorables.
4Au début de cette période d’optimisme, une période qui dura plus ou moins jusqu’à la défaite catastrophique de Jean de Calabre en 1462 à la bataille de Troia, Jacopo Antonio Marcello, patricien de Venise et provveditore – c’est-à-dire le responsable civil qui surveille la compagnie du condottiere – ainsi que membre de l’ordre du Croissant du roi René et partisan angevin en chef dans la Vénétie, dédia et envoya à son patron chevaleresque un don très prestigieux : le Strabon guarinien. Le texte grec de Strabon que traduisit Guarino était le même que celui offert au pape Nicolas V par le cardinal-archevêque Isidore de Kiev, participant éminent et pro-romain au concile œcuménique de Ferrare-Florence. Le pontife remit l’œuvre à Guarino peu après. Mais en 1455, alors que Guarino avait déjà traduit les dix premiers livres, Nicolas mourut, et l’humaniste âgé se retrouva sans mécène. À ce moment-là, Jacopo Antonio Marcello s’engouffra dans la brèche : il commandita l’achèvement de l’œuvre, et la dédia au roi René.
5La première copie de l’œuvre du géographe grec pour le public latin offre des éléments de réflexion sur le rôle central du livre comme acteur diplomatique dans le réseau. Ce rôle commence dans les trois lettres dédicatoires aux trois mécènes ou patrons : de Guarino au pape Nicolas ; de Guarino à Marcello ; et, enfin, de Marcello à René. Ces lettres manifestement dissuadent le lecteur d’interpréter ou de lire le contenu. Dans la lettre à Nicolas, Guarino compara le pape au Christ qui ressuscita Lazare, et ensuite au roi d’Égypte, Ptolémée II Philadelphe ; il compara aussi la Géographie latine à la Septante, la grande traduction en grec de la Bible hébraïque que commanda Ptolémée4. Puisque Marcello soutint le projet de Strabon après la mort du pontife, Guarino dans la lettre qu’il lui écrivit le compara à Hercule qui délesta Atlas du fardeau du globe, des éloges qui contiennent une métaphore indéniable pour la Géographie. Marcello, pour sa part, commença sa lettre à René par l’énumération des dons matériels qu’il pourrait lui offrir à la place du livre – les oiseaux, les chevaux, les chiens ou les vases précieux – avant d’expliquer qu’une œuvre si importante de l’érudition humaniste conviendrait mieux au prince, en soulignant que le livre était avant tout un objet plutôt qu’un contenu5.
6Le Strabon était une œuvre qui portait la légitimité de l’Antiquité : une légitimité que représentait lui-même Guarino l’humaniste, et qu’il conféra au projet et au destinataire. Il y avait une image enluminée de Guarino à la fin de la copie faite pour René, dont la trace n’existe plus que dans un poème écrit par Raffaele Zovenzoni, ex-étudiant de Guarino à Ferrare et précepteur de Marco Marcello, fils de Jacopo Antonio6. Guarino est locuteur dans ces strophes qui réconcilient deux thèmes principaux : la récupération de la sagesse des anciens et l’histoire de la transmission du livre. On trouve ici une preuve contemporaine de la manière de concevoir la transmission de l’objet. Après avoir dit très poétiquement comment Guarino délivra les Muses de l’Orient et les amena en Italie, Zovenzoni décrit l’histoire du Strabon latin : le mécénat du pape, sa mort, et l’intervention de Marcello. La fin du récit de la transmission de ce livre est, selon le poète, le roi René, à qui Marcello a donné le livre. Mais il s’agit d’une conclusion provisoire parce que Strabon est destiné à un futur plein de gloire. Le patricien vénitien et le prince angevin sont inscrits dans cette grande transmission métonymique de l’Antiquité, de la religion, et de l’humanisme.
7 L’objet, le livre physique, joue aussi un rôle central dans les deux enluminures7. La référence au « vêtement décoré de bijoux » que fit Zovenzoni dans le poème se rapportait à la réalité : dans toutes les images qui le représentent, une couverture richement ornée en cramoisi et en or couvre le Strabon. Le poème est presque une légende descriptive des enluminures : dans l’une, Guarino donne le livre à Marcello ; dans l’autre, Marcello, à genoux, le donne au roi René, qui est assis sur un grand trône dont le pied est décoré de l’image d’un lion et d’un lièvre et de l’inscription CLEMENTIAE AUGUSTAE. Le livre est représenté fermé dans les deux images, et à juste titre : en dépit du dur travail que fit Guarino, dans les lettres et la matière artistique produites pour l’élite hyper-littéraire, on ne discutait pas de ce que contenait le volume. Bien sûr, le livre traite de géographie, un fait d’une certaine importance superficielle en raison de sa place dans les droits et prétentions de Nicolas et de René : l’empire éternel de l’Église Universelle que souhaite incarner le pape ; et l’empire angevin de René en France et en Italie, apparemment temporel mais en fait insaisissable. Néanmoins, malgré l’investissement de Guarino et l’intérêt de la communauté érudite pour le texte strabonien, en fin de compte l’importance du livre pour les mécènes et les destinataires ne dérivait pas du contenu, mais de sa valeur diplomatique. Comment un patricien vénitien pouvait-il garder sa place dans l’élite chevaleresque internationale et son rôle de broker, s’il laissait dépérir les liens avec ses contacts ? Et un prince en exil qui possédait peu de pouvoir mais beaucoup d’influence, comment pouvait-il entretenir son réseau italien s’il ne pouvait entretenir constamment leurs canaux ? Le Strabon était une déclaration du lien existant entre Marcello et René, mais aussi le moyen par lequel ce lien était assuré. Il était le message et le messager – index et agent.
8Les peintures ne sont pas séparées de cette dynamique non plus, bien que, du point de vue de l’histoire de l’art, beaucoup d’agentivité soit quand même attribuée à ces enluminures. On leur a attribué la naissance de la tradition de l’enluminure de la Renaissance à Venise et à Padoue, et c’est pourquoi ce livre est reconnu comme « un des manuscrits les plus célèbres de la Renaissance8. » En 1957, Millard Meiss rattacha les peintures à l’atelier d’Andrea Mantegna ; ces attributions furent tout de suite contestées et maintenant le consensus général est que le Strabon est une œuvre précoce du grand maître vénitien, Giovanni Bellini9. Mais en vérité, pour nous, peu importe qu’il les ait faites ou non : Mantegna se maria avec la fille de Jacopo Bellini, la sœur de Giovanni ; et dans les années cinquante du Quattrocento, Mantegna et les Bellini faisaient partie d’une avant-garde artistique et intellectuelle à Padoue, dans laquelle au début Mantegna était manifestement le peintre le plus notable, pendant que son beau-frère commençait à imprimer sa marque considérable sur l’histoire de l’art10. Ils faisaient partie du même cercle : une communauté d’élite à laquelle appartenait Marcello et qui la chargeait de faire don au roi René de ses ressources culturelles. Telle est l’élite artistique en Italie du Nord, et ce fut donc en tissant un lien avec cette communauté artistique que Marcello mit René à la pointe de la culture italienne. De plus, à cause de la connexion intime qu’avait forgée Marcello avec cette communauté, il devenait lui-même indirectement un représentant de l’avant-garde.
9On peut établir l’importance de Marcello au sein de l’élite artistique de Venise-Padoue en rassemblant des fragments disparates de preuves ; ils forment une image convaincante. Monselice, le château de Marcello situé non loin de Padoue en lisière des monts Euganéens, était un des lieux célèbres de leur paysage : le château même servit de décor pour la Résurrection que peignit Bellini entre 1475-147911. Bien sûr, Bellini le peignit après la mort de Marcello, qui décéda en 1464. Mais les Bellini connaissaient Monselice bien avant : Jacopo Bellini avait produit les inscriptions all’antica sur le mur de l’église de Monselice, dont l’une commémorait l’ancêtre présumé de Marcello, M. Claudius Marcellus, le général romain qui gagna les spolia opima en combat singulier contre Viridomarus, chef des gaules insubriens, à la bataille de Clastidium – une association liée au rôle de Marcello comme provveditore vénitien, opposé aux héritiers de l’Insubrie, les milanais12. Le lien entre le cercle artistique et le cercle humaniste de Guarino que patronna et engagea Marcello dans ses projets angevins, une connexion qui augmenta mutuellement le prestige des deux groupes et de leur mécène, fut forgée probablement à Monselice aussi. Janus Pannonius, ancien camarade d’école à Ferrare de Zovenzoni à qui Marcello commanda deux poèmes néo-latins pour célébrer le réseau angevin, écrivit en 1458 un poème en l’honneur de Mantegna, qui avait fait un portrait double de l’humaniste hongrois avec un autre camarade d’école, Galeotto Marzio, plus tard poète à la cour du roi de Hongrie, Matthias Corvin13. Le portrait de Marzio malheureusement n’existe plus, mais il est très vraisemblable qu’un portrait de jeune homme au Getty Center à Los Angeles soit celui de Pannonius. Giovanni Bellini peignit deux portraits de Raffaele Zovenzoni, l’un qui reste maintenant à la pinacothèque du Castello Sforzesco à Milan, et l’autre en enluminure dans une copie de la grande œuvre de l’humaniste triestin, Istrias, une compilation composée des poèmes dédiés à Marcello et à Bellini, entre autres14. Le cercle artistique Bellini-Mantegna se mêlait au groupe que rassembla Marcello pour soutenir son identité et son réseau pro-angevin ; comme participants au projet du groupe, les artistes lui offraient leur prestige de même qu’ils obtenaient le prestige des liens qu’ils avaient noués avec l’élite humaniste et politique dont le reste du groupe était composé, liens que leur art et leurs objets soutenaient.
10Étant donné que ce poème fut écrit en l’honneur de Guarino, commandité par Marcello, vu, peut-être, par Bellini, et reçu certainement par René, on comprend que la transmission culturelle et l’utilité politique allaient de pair dans ce réseau – un réseau qui relia l’élite politique, intellectuelle, et artistique de l’Italie et de la France. Avec les preuves que nous avons de cet art d’opérer, revenons à la série d’événements étranges qui entourent la transmission d’une copie de Ptolémée dont j’ai fait mention ci-dessus. Ce livre fut envoyé par Marcello à René à la suite d’un épisode extraordinaire où la ligne entre le pur hasard et l’organisation minutieuse est très brumeuse. Ce qu’on sait des événements vient de la lettre de Marcello à René qui accompagna le don. Au début de 1457, un florentin qui s’appelait Lodovico Martelli arriva à Padoue comme émissaire du roi René et, en rencontrant Marcello à Monselice et commençant à discuter des affaires concernant l’angevin, mentionna que René l’y avait envoyé pour chercher une mappamundi, une carte du monde15. Marcello se jeta dans l’action, et passa chez Onofrio Strozzi, le florentin qui, avec son père, le banquier, homme politique et homme de lettres Palla, était en exil à Padoue ; Onofrio, écrivit Marcello, était rien de moins qu’« un ami intime et singulier, vraiment un frère16 ». Il se trouva qu’Onofrio avait une mappamundi prête pour Marcello, ornée de ses armoiries. Marcello envoya la carte à René le 1er mars 1457, accompagnée d’autres cadeaux : une sphère avec des inscriptions chaldéennes ; une grande carte de la Terre Sainte ; et, parce que la mappamundi était tirée d’un modèle de l’époque, une copie enluminée de la Cosmographie de Ptolémée.
11Il est clair que la série entière des événements était très probablement orchestrée depuis le début, et que la participation des florentins était plus importante que l’indique la lettre. Bien sûr, l’intérêt italien pour la géographie, qui s’était développé initialement à Florence, se manifesta avec l’intervention de Palla Strozzi : c’était lui qui possédait la copie de Ptolémée qu’introduisit son précepteur de grec, le grand maître byzantin Manuel Chrysoloras, dans l’Italie et l’Occident en 139717. Ptolémée était au cœur de l’étude géographique à Florence au début du Quattrocento, en particulier durant les séances quasi-quotidiennes de discussion érudite chez Ambrogio Traversari, moine camaldule de Santa Maria degli Angeli et autre étudiant de Chrysoloras, entre un groupe composé de Strozzi et beaucoup d’autres ex-étudiants de Chrysoloras ou étudiants d’étudiants, comme Poggio Bracciolini, Leonardo Bruni et Niccolò Niccoli18. Bien que Palla se soit exilé à Padoue dès la restauration des Médicis en 1434, il resta en contact avec les développements politiques, intellectuels et artistiques de Florence. Le biographe Vespasiano da Bisticci fournit cet autre renseignement : « à chaque fois qu’arrivait à Padoue un ambassadeur florentin en route pour Venise, en sachant qu’il était arrivé, Monsieur Palla allait immédiatement lui rendre visite à l’auberge, et conversait avec lui sur l’actualité19 ». En fait, il est probable que Palla était en contact avec Donatello, en particulier de 1444 à 1453, pendant que le grand sculpteur tenait l’atelier à Padoue où il façonna la statue équestre du défunt condottiere Erasmo da Narni, dit Gattamelata. Les paiements pour cette œuvre furent faits par une banque padouane à l’ordre d’Onofrio Strozzi, qui servait de représentant de Donatello aux héritiers de Gattamelata20. Donatello collabora aussi avec les humanistes de l’orbite vénitienne à ce projet, y compris Cyriaque d’Ancône, qui avait des liens intimes avec Palla Strozzi, et Francesco Barbaro, patricien de Venise qui servit comme gouverneur de Brescia avec Marcello dans la défense réussie de la ville contre Milan en 1439 ; il était ex-étudiant de Guarino aussi. En vérité, la statue équestre faisait partie d’un plus grand projet financé par Venise à la mémoire du condottiere, dans lequel Marcello, ami de Gattamelata et de sa veuve, s’engagea ; probablement il prit des dispositions pour que les Bellini peignent les murs de la chapelle Gattamelata à la Basilique du Santo21.
12Bien qu’il n’y ait aucune preuve absolue, il est bien plausible de suggérer que la mission à Monselice de Lodovico Martelli n’était guère une tentative au hasard pour chercher un objet insaisissable. Rien ne laisse supposer que Marcello mentait quand il expliqua à René dans sa lettre qu’Onofrio Strozzi avait déjà une carte du monde ornée de ses armoiries prête pour lui ; un autre que lui aurait peut-être menti en prétendant faire un effort spécial, être plus industrieux, plutôt que d’avouer jouir du bon sort de rencontrer quelqu’un qui avait déjà fait ce dur travail. On peut spéculer sur la possibilité d’un rôle encore plus considérable joué par les Strozzi dans cette transaction, ce que suggère le fait que Marcello avait l’habitude d’envoyer à René les traductions latines des œuvres de saint Jean Chrysostome ; Vespasiano da Bisticci écrit que, quand il habitait à Padoue, Palla fit une traduction des œuvres de Chrysostome22. Étant donné que Palla avait un intérêt intellectuel pour ces textes, peut-être était-il bien conscient déjà du flot constant de dons qui partaient de Padoue pour la Provence, et de leurs implications politiques. On doit porter intérêt à ceci qu’il y avait dans le manuscrit de Ptolémée l’image d’un aigle et d’une couronne de laurier probablement copiée sur la copie que fit Donatello d’une œuvre sculptée au vie siècle dans la Basilique des Saint-Apôtres à Rome, incorporée dans l’Annunciazione Cavalcanti que fit l’artiste pour Santa Croce à Florence23. Cette image étaye la conviction que les recherches de René pour retrouver la carte étaient déjà faites et que les dons étaient déjà préparés par les agents florentins de René et leurs contacts dans la communauté expatriée et exilée à Padoue avant que Marcello sût qu’il était censé les envoyer au roi. Marcello était habile ; il aurait su réagir à ce qui était surtout la demande d’un don fixé à l’avance. En fait, il semble que la transmission du Ptolémée était plus astucieuse que celle du Strabon, car elle ne dépendait pas totalement des liens avec des personnes à qui Marcello était nécessairement plus intime que René. Cette manœuvre était essentielle de la part de René pour maintenir Marcello dans le rôle d’un broker, et pour assurer ses liens de communication avec un autre réseau politico-culturel en Italie. En même temps, cet arrangement profitait du séjour de Marcello à Monselice, près du carrefour culturel qu’était Padoue, et il était en adéquation avec le mécénat du patricien vénitien et son patronage des humanistes. Le patronage, chevaleresque et humaniste, et le désir général d’exploiter les canaux potentiels de la communication politique s’entrelaçaient.
13 Les biographies politiques de ces deux livres du roi René posent encore quelques questions : quelle est la chose transmise – l’objet d’art ou, en employant le terme de Gell, l’index ? Pour quelle raison est-elle produite et envoyée ? Et que fait-elle ? Les lettres dédicatoires, le poème, les enluminures et la provenance disent tous la même chose. Les transmissions du Strabon et du Ptolémée lièrent René d’Anjou à l’Italie et à ses contacts italiens, révélant toujours, pour emprunter sa devise chevaleresque, un « ardent désir » chez le roi en exil, mais elles le relièrent également aux pouvoirs prestigieux de l’Antiquité, de l’humanisme, et aussi de l’avant-garde artistique. Ces livres, par conséquent, peuvent être considérés comme des agents eux-mêmes, quoiqu’agents secondaires, dans le réseau de la politique culturelle d’une élite qui non seulement pouvait parler et comprendre le même langage culturel, mais connaissait toutes les règles du jeu et, au moyen du jeu, exprimait et communiquait ce qu’il était impossible d’exprimer et de communiquer dans d’autres circonstances ou en un autre langage. Il faut inclure également dans cette dernière catégorie le langage symbolique : la seule existence du livre était beaucoup plus importante que son contenu. Les transmissions servaient à forger et affermir une série de rapports politiques. On ne doit pas imaginer qu’un effort comme celui-ci était destiné à influer directement sur la géopolitique, mais, tel une forme subtile et réelle de la diplomatie, il devait consolider les alliances et proclamer les loyautés. Les transmissions préparèrent une résurgence du réseau politique de la Maison d’Anjou au cas où René aurait la possibilité de revenir sur le trône napolitain. En 1458, cette occasion se présenta vraiment, mais peu de temps après elle disparut, encore et à jamais. La victoire de Ferrante signa la défaite définitive de René. Le chapitre suivant de l’histoire du réseau ne concerne que les italiens qui continuèrent à entretenir des relations après le départ de leur chef ; une politique souterraine s’enflamma en 1478 avec la conjuration des Pazzi. Mais c’est un autre conte pour une autre occasion.
Notes de bas de page
1 L’auteur voudrait remercier Marion Chaigne-Legouy et Helen Swift pour leurs conseils à la fois érudits et linguistiques sur cet essai.
2 Alfred Gell, Art and Agency : An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998.
3 Serena Ferente, La sfortuna di Jacopo Piccinino : storia dei bracceschi in Italia, 1423-1465, Florence, Olschki, 2005, p. 105-106.
4 Epistolario di Guarino Veronese, éd. Remigio Sabbadini, Turin, Bottega d’Erasmo, 1959, p. 628.
5 Cité dans Remigio Sabbadini, « La traduzione guariniana di Strabone », Il libro e la stampa, 3 (1909), p. 13-15, et aussi dans A. Manetti, « Rapporti di Renato d’Angiò con alcuni umanisti italiani », Le Roi René : René, duc d’Anjou, de Bar et de Lorraine, roi de Sicile et de Jérusalem, roi d’Aragon, comte de Provence, 1409-1480, Avignon, Faculté des lettres, 1986, p. 134-135 : « ut in amoris et observantiae testimonium diversa principibus offerantur munera, alio mansuetas aves, alio equos vel canes adducente, alio preciosa portante vasa. Ego vero illud donandi genus excogitavi, librum tuae maiestati mittere constituens, donum meo iudicio illis non inferium nec posthabendum ».
6 Raffaele Zovenzoni, La Vita, i carmi, éd. B. Ziliotto, Trieste, SMOLARS, 1950, p. 158 (« In prototypam Guarini mei effigiem ») :
« Guarinus mihi nomen erat : mea fama sub astris
Fixa viget, longo terris sudore coalta,
Quippe ego Pierides profugas Helicone recepi,
In patriamque dedi sedes habitare Latinas,
Quae mihi tunc gratae munus te, Strabo, dedere.
Hospes eras barba impexa Graecoque galero,
Orbis iter mensus, iam confectusque senecta,
Quem nondum norant Itali : mox ipse togatam
Palliolo exuto induxi, vestemque Quirinam,
Pontifici Summo ostendens ; qui te ilicet ulnis
Exipiens, carum sola mihi morte reliquit.
Inde peto Venetum Romana stirpe nepotem
Marcellum, qui te gemmata in veste Renato
Dat regi dono. Totis hic gentibus unum
Te gratum efficiet, cunctis tua gloria seclis
Vivet, et omnivorans laedet te nulla vetustas. »
Voir aussi l’introduction de Ziliotto, p. 47-48, et J. Fletcher, « The Painter and the Poet : Giovanni Bellini’s Portraits of Raffaele Zovenzoni Rediscovered », Apollo, 134 (1991), p. 154.
7 Albi, Bibliothèque municipale, ms. 77, fo 3v-4. Le catalogue qui accompagne l’exposition de 2009 à Angers des livres de la bibliothèque du roi René n’est que la plus récente de plusieurs publications qui ont inclus ces images : Marc-Édouard Gautier et François Avril, éd., Splendeur de l’enluminure : le roi René et les livres, Angers, Actes Sud, 2009, p. 228-229.
8 G. Toscano, « Strabone », Mantegna e Padova : 1445-1460, éd. D. Banzato, A. De Nicolò Salmazo, et A. M. Spiazzi, Milan, Skira, 2006, p. 204 (« uno dei più celebri manoscritti del Rinascimento ») ; voir aussi G. Robertson, Giovanni Bellini, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 17, et L. Armstrong, « Strabo, Geography, Translated from Greek by Guarino of Verona », The Painted Page : Italian Renaissance Book Illumination, 1450-1550, éd. J. J. G. Alexander, Munich, Prestel, 1994, p. 87.
9 M. Meiss, Andrea Mantegna as Illuminator : An Episode in Renaissance Art, Humanism, and Diplomacy, New York, Columbia UP, 1957, p. 42-44. Pour la première attaque contre Meiss, voir G. Fiocco, « Recensione a Millard Meiss », Paragone 9, 1958, p. 55-58.
10 G. Mariani Canova, « La miniatura a Venezia dal Medioevo al Rinascimento », Storia di Venezia : L’arte, éd. R. Pallucchini, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1995, vol. 2, p. 803.
11 J. Fletcher, « Bellini’s Social World », The Cambridge Companion to Giovanni Bellini, éd. P. Humfrey, Cambridge, Cambridge UP, 2004, p. 32. Le tableau de la Résurrection est exposé aujourd’hui aux Musées nationaux de Berlin.
12 Voir, par exemple, l’épigramme de Pannonius, « De comparatione Marcellorum », Iani Pannonii Epigrammata, éd. A. A. Barrett, Budapest, Corvina, 1985, p. 104 : « Alter Virdumari tulit, alter opima Philippi ».
13 M. Birnbaum, Janus Pannonius : Poet and Politician, Zagreb, Yugoslav Academy of Sciences and Arts, 1981, p. 61, N. R. Kaplan, « Un certo vescovo d’Ungheria e i suoi amici », Revista de história da arte e arquelogia, 8 (2007), p. 105-110, et M. Kemp, Behind the Picture : Art and Evidence in the Italian Renaissance, New Haven, Yale UP, 1997, p. 251.
14 La copie originale de l’Istrias, faite pour Johannes Hinterbach, évêque de Trente, est à Milan, Biblioteca Trivulziana, ms. 776 ; le portrait de Zovenzoni est détaché du codex mais se trouve dans la même bibliothèque, ms. sciolto 452. Voir Fletcher, « The Painter and the Poet », art. cit., p. 153-158, et Mariani Canova, « La miniatura a Venezia », art. cit., p. 807. Pour l’épigramme qu’écrivit Zovenzoni pour Bellini, voir La vita, i carmi, éd. cit., p. 78 : « Qui facis ora tuis spirantia, Belle, tabellis / Dignus Alexandro principe pictor eras ».
15 Paris, BnF, ms. lat. 17542, fo 1v, dans H. Martin, « Sur un portrait de Jacques-Antoine Marcello », Mémoires de la Société nationale des antiquaires de France, 59 (1900), p. 264. Le texte de la lettre se trouve dans l’appendice III de l’article.
16 Ibid., « Cujus ego voluntati prae caeteris obsequi studens, cum scirem spectatissimum ac generosum virum dominum Honofrium Strozam, magnifici et clarissimi equitis D. Pallantis filium, florentini civis, cum nobilitate generis, tum ingenio atque omni virtute praestantis, qui nunc sorte quadam Patavium incolit, ejusmodi rebus delectari, hoc est studiis omnibus libero homine dignis, eo etiam fretus quod mihi ipse intimus est et singularis amicus, immo vero frater, quaesivi ex eo quonam modo Mappamundum habere possem, qui caeterorum optimus ac pulcherrimus esset ».
17 Vespasiano da Bisticci, Le vite, éd. A. Greco, Florence, Istituto nazionale di studi sul Rinascimento, 1970-76, vol. 2, p. 140. Vespasiano aussi constate le rôle important que joua Palla dans l’avènement de l’érudition de l’Antiquité grecque à Florence, et l’éminence de la communauté érudite qui se développa autour de lui, dans Le vite, vol. 2, p. 141-142. Voir aussi E. Edson, The World Map, 1300-1492 : The Persistence of Tradition, Baltimore, The Johns Hopkins UP, 2007, p. 114.
18 Edson, The World Map, op. cit., p. 132-133, et C.L. Stinger, Humanism and the Church Fathers : Ambrogio Traversari (1386-1439) and Christian Antiquity in the Italian Renaissance, Albany, SUNY Press, 1977, p. 13. La version la plus répandue de Ptolémée était la traduction faite en 1409 par Giacomo da Scarperia, l’humaniste qui, accompagné de Guarino, était revenu avec Chrysoloras à Constantinople pour faire avancer ses recherches en grec.
19 Vespasiano, Le vite, op. cit., vol. 2, p. 160 : « non andava ambasciadore ingnuno fiorentino a Vinegia, che quando andava a Padova meser Palla, subito che sapeva che fussi giunto, l’andava a vicitare a l’albergo, et del continovo gli faceva compagnia. »
20 M. Bergstein, « Donatello’s Gattamelata and Its Humanist Audience », Renaissance Quarterly, 55 (2002), p. 835, 858.
21 M.L. King, The Death of the Child Valerio Marcello, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 128.
22 Vespasiano, Le vite, op. cit., vol. 2, p. 160 : « attendeva a tradurre opere di sancto Gionvanni Grisostimo, di greco in latino ».
23 S. Fumian, « Claudio Tolomeo », Mantegna e Padova : 1445-1460, p. 296, et A. de Nicolò Salmazo, « Claudio Tolomeo, Cosmographia », La miniatura a Padova : dal Medioevo al Settecento, éd. G. Baldissin Molli, G. Mariani Canova et F. Toniolo, Modena, F.C. Panini, 1999, p. 243.
Auteur
Jesus College, Université d’Oxford
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