L’écriture de la méditation dans le Mortifiement de Vaine Plaisance de René d’Anjou
p. 51-61
Texte intégral
1Le cœur du Mortifiement de Vaine Plaisance fascine, répugne, terrifie. On s’y heurte comme à une évidence consternante, celle d’un Moyen Âge dont le crépuscule n’en finit pas de se complaire dans la morbidité, fût-elle revêtue des atours les plus magnifiques et les plus édifiants. Les manuscrits qui en constituent autant de châsses somptueuses renforcent encore l’impression première : pure complaisance à la sensibilité du temps que cette mise en scène d’une crucifixion où le cœur est réduit à la pure obéissance par la saignée profonde qu’il subit, où les dames en grand apparat qui jouent le rôle de chirurgiennes se disent satisfaites d’un traitement aussi brutal ? L’image est impressionnante, et monopolise aisément l’attention : d’où les jugements parfois circonspects, sinon perplexes, émis par la critique quant au propos d’une œuvre dont l’étrange âpreté semble perturber quelque peu le sens de l’équilibre et du raffinement que l’on reconnaît ailleurs au roi René.
2J’en étais restée à ce constat peu engageant lorsqu’il me fut proposé, il y a un peu plus d’un an, de traduire le Mortifiement de vaine plaisance d’après l’un de ses témoins les plus prestigieux, le Codex Bodmer 144, acquis par Martin Bodmer en 19511. La lente avancée dans les méandres de la prose de René qui caractérisa mon travail eut au moins la vertu de mettre en lumière les traits contrastés et la complexité d’une écriture qui ne peut se réduire à une seule image massive et à ce qui, sur le plan du récit, y prédispose et y conduit. D’autres strates d’écriture apparurent, d’autres types de voix et de discours émergèrent tour à tour, se détachant les uns des autres avec une plus ou moins grande netteté, si bien qu’absorbée par l’effort de restitution de ce texte ardu et austère, parvenue aux deux tiers du volume, j’avais oublié le sort affligeant promis au triste cœur et croyais n’avoir plus affaire qu’à un simple traité de morale ascétique aux effusions lyriques parfois inattendues.
3Dira-t-on du Mortifiement qu’il ne se donne pas pour ce qu’il est vraiment, ou pour ce que des générations de lecteurs sensibilisés à la violence des images, fussent-elles allégoriques, voudraient qu’il soit ? Je n’entreprendrai pas ici de gommer ce que le texte peut avoir de rugueux, de bizarre, voire de choquant ; je proposerai simplement de le parcourir à grands pas et d’en repérer les principales articulations, les lignes de force argumentatives, les changements les plus frappants de rythme et de registre, afin d’en dégager la cohérence – ou peut-être les failles ou distorsions dans une construction en apparence cohérente – et l’unité d’ensemble – ou au contraire son caractère plus morcelé et hétéroclite qu’il n’y paraît de prime abord. En d’autres termes, en quoi l’œuvre témoigne-t-elle d’une écriture de la méditation à la fois hybride et hautement élaborée, une écriture où affleure certes la tradition des traités de dévotion ascétique liés à la méditation de la Passion et orientés vers la connaissance de soi, mais, tout aussi bien, une écriture de laïc lettré maniant avec aisance les grandes notions de la théologie spirituelle et de l’exégèse tropologique non moins que celle du langage allégorique le plus sophistiqué ?
4Sans entrer ici dans les détails d’une analyse qui nous conduirait fort loin, j’envisagerai tout d’abord la structure générale du texte et les principales surprises qu’elle ménage, avant d’examiner plus précisément les seuils mêmes du récit, soit les deux grands morceaux lyriques que forment les prières liminaires de l’âme, dont la singularité et l’importance n’ont peut-être pas été appréciées jusqu’ici à leur juste valeur. Afin de faciliter le repérage, j’indiquerai ponctuellement la foliotation du manuscrit Bodmer que j’ai suivie dans mon travail de traduction.
5On peut juger d’entrée de jeu des difficultés que présente ce « petit traictié d’entre l’ame devote et le cuer » en lisant le résumé de la « matière », qui, succédant à la dédicace2, oriente l’attention vers le cadre allégorique au détriment des discours qui s’y déploient et tendent, comme on le verra, à le faire oublier :
Et pour donner a entendre la matiere fictionellement, raconteray comme l’ame devote a Seulle craintte de Dieu et a Parfaicte contriction se complaint piteusement du cueur plain de vaine plaisance qui la tormente fort. Et lors Seulle craintte et Parfaicte contriction se saisissent du cueur et puis le baillent a Souveraine amour et Vraye esperance et a Ferme foy, lesquelles pour du tout le joindre a la passion de son saulveur le cloent sur l’arbre de la croix, et Grace divine pour mortifier sa vayne plaisance luy met le fer de lance ou cousté ; et par ainsi l’ame devote vit en ce monde en grant repos avecques son cueur.
6Le récit se borne à présenter une ossature minimale : une poignée de personnages (l’âme, Crainte et Contrition, les trois Vertus théologales associées à Grâce divine) ainsi qu’un « objet-cœur », un trajet simple (sans évocation du retour ni des lieux et attitudes : rien n’est dit à ce point de la situation première de l’âme, prostrée dans sa maisonnette sordide, pas plus que du jardin de plaisance où se situe le tableau final) orienté vers la scène de la mise en croix du cœur. Ce résumé, dans son apparente simplicité, n’est pourtant pas si innocent et présente une vue passablement tronquée des choses : seule la scène initiale, consacrée à la complainte de l’âme (fo 3vo-7ro) est évoquée en une phrase, avant que l’on ne passe abruptement à l’épisode final (fo 52ro-64vo). Ce caractère heurté fait d’ailleurs l’objet d’un singulier renforcement : la conjonction de coordination et appuyée par l’adverbe temporel lors marque de manière dramatique les étapes successives de l’action tout en passant sous silence les quelque quarante-cinq folios qui séparent les deux scènes. De plus, l’épisode de la crucifixion n’occupe en réalité qu’un bien faible espace, quelques pages tout au plus, et il faut attendre près de soixante folios avant d’y parvenir !
7Limpidité trompeuse de la ligne narrative ? Pas tout à fait, si l’on estime que la plus grande partie du développement constitue l’exposition anticipée de la description allégorique finale ; or c’est bien entre les deux pôles mentionnés dans le résumé (le désespoir de l’âme qui se plaint de son cœur opposé à sa « contentesse » et à son « repos » quand elle le récupère purgé de sa « vaine plaisance ») qu’il faut chercher le nerf de l’ouvrage. D’où la nécessité aussi d’en dégager rigoureusement les principes de structuration et les articulations, en proposant une divisio textus à vocation herméneutique. Une première lecture fait ainsi apparaître trois parties ou actes bien distincts, centrés chacun sur des personnages différents. J’entreprendrai maintenant de les examiner tour à tour.
La complainte de l’âme
8Précédé de l’énoncé du thema augustinien, sur lequel je reviendrai, le discours inaugural de l’âme est constitué de deux parties distinctes séparées par un poème enchâssé et par la mise en place du récit, qui repose à son tour sur l’insertion de plusieurs descriptions brèves de portée allégorique. La fragmentation est extrême, mais le procédé de dramatisation efficace : après avoir confessé dans un premier temps sa vocation de créature capax Dei, mais dévoyée par son compagnonnage avec un cœur dont les inclinations la mettent en péril, l’âme apostrophe soudain ce dernier et l’exhorte vigoureusement à la pénitence. Premier effet de rupture : on passe sans crier gare d’une oraison méditative en prose qui développe un motif typique de la littérature ascétique avant de s’achever sur une comparaison de type moralisant (les deux bœufs attelés sous le même joug), à une apostrophe lyrique dont le caractère vigoureux est souligné par l’irruption de la forme métrique (un poème décasyllabique de onze vers) ; c’est seulement ensuite que l’on entre dans le récit allégorique (au fo 5ro : « Du haut ton de la voix... »).
9Nouveau décrochage, plus massif encore : inversant les données du songe allégorique habituel, l’auteur nous introduit dans le récit par un artifice inusité : ce n’est plus le silence du monde imposé par la pesanteur du sommeil, mais la véhémence de la plainte qui ouvre les « yeux de la pensée » du narrateur et mobilise son attention. Plus précisément, l’indice du passage au récit allégorique est la description de la maisonnette de l’âme, toile de fond sur laquelle, dans un deuxième moment discursif, l’âme confesse son péché et sa crainte du Jugement. L’insistance sur l’image de l’âme en pleurs forme alors un commentaire quasi didascalique préparant l’arrivée de Crainte de Dieu suivie de Contrition : s’exhortant mutuellement à la rescousse de l’âme, elles se proposent de lui mettre sous les yeux la gravité de son mal et de lui en proposer le remède. Une nouvelle description de la posture affligée de l’âme permet de vérifier aussitôt l’urgence d’une telle intervention. On est donc en présence d’une mise en scène de la parole particulièrement dramatisée3, visant à rendre compte d’une situation de tension exacerbée qui appelle des péripéties prochaines, autrement dit l’élaboration d’une narration à proprement parler.
Les trois discours-traités de Crainte de Dieu et de Contrition
10Or c’est plutôt à une sorte de faux départ que l’on assiste : loin de s’engager sur la voie d’un pèlerinage progressant dans le temps et dans l’espace sur le modèle, alors fameux, du Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville, l’âme demeure statique et se retrouve aux côtés de l’« acteur » dans l’attitude de réception passive d’une parole à vocation homilétique qui se déploie sous la forme de trois exposés fermement structurés. Après une brève exhortation préliminaire à deux voix (fo 10ro-11vo), en deux discours versifiés formant diptyque (à la pensée de l’enfer qui doit hâter le repentir et permettre d’éviter le châtiment répond un appel à la connaissance de soi découvrant la haute destinée promise à l’âme), l’âme s’enquiert de l’identité de ses visiteuses tout en protestant de sa sincérité et de sa volonté de guérir (fo 11vo-12ro).
11Intervient alors un premier long discours (fo 12-14), celui de Crainte de Dieu qui exhorte l’âme à sortir de sa léthargie et à travailler activement à son propre salut : la volonté de guérir ne suffit pas, il faut aussi accepter de prendre le traitement prescrit et participer de la sorte à sa propre guérison, même si le remède est coûteux ; loin d’être complètement passive, la volonté de l’homme se doit d’être associée activement au travail de la grâce. Quatre exemples sont invoqués pour illustrer le propos : l’homme tombé dans une fosse qui refuse de prendre la main qu’on lui tend ; le remède excellent que le malade refuse d’avaler ; le pèlerin égaré qui regrette de s’être fourvoyé mais n’en doit pas moins rebrousser chemin, et enfin l’auditeur du prêche qui ne tire aucun profit de l’enseignement qu’il entend car, tout distrait qu’il est par des pensées mondaines, il n’a pas fait l’effort de l’écouter. La conclusion de la démonstration est sans appel :
Pour ce conclus que ce deffault cy n’a nulle excusacion, car qui ne se veult aider se rent indigne d’estre aidé, et ung chacun sçait bien dire souvent a tous propos a ceulx qui se complaignent : aide toy et Dieu te aidera.
12Sur quoi l’âme proteste à nouveau de sa bonne volonté et s’engage à mettre en pratique ce qui lui sera prescrit.
13Le deuxième volet du diptyque correspond à l’intervention de Contrition : prenant le relais de sa sœur, elle expose à son tour en un long discours (fo 14vo-19vo) la caducité des biens de ce monde et la place, légitime mais infime, qu’il convient de leur accorder. Là encore, le développement en trois points auquel elle procède manifeste un souci aigu de l’armature argumentative, ainsi qu’une grande lisibilité des articulations logiques : partant du constat que la jouissance des biens de ce monde est fondée sur un raisonnement fallacieux (sans « nul fondement de raison ») car elle suppose une durée indéfinie de la vie qui laisse toujours une possibilité de repentir à la dernière minute (ce qui va à l’encontre de l’expérience et de la brièveté d’une existence où la mort peut frapper sans crier gare), Contrition en vient à souligner le fait que le vrai bonheur (la « vraie et parfaicte beneureté ») ne réside pas là : en fait foi le catalogue pittoresque des biens mondains par lequel elle conclut – biens périlleux malgré les apparences, qui finissent toujours par mener à la ruine et procurent ainsi l’avilissement coupable de l’homme.
14Mais le volet le plus important du triptyque, au point que l’on pourrait y voir le centre de gravité de l’œuvre, est en réalité le troisième discours, celui où Crainte de Dieu, reprenant la parole, délivre sur une vingtaine de folios (fo 23ro-49vo) un véritable traité-sermon De diligendo Deo destiné à fournir à l’âme le modèle de conduite qui lui est nécessaire pour retrouver la libre jouissance de son cœur. Il était temps : dans le passage immédiatement précédent, réagissant au discours de Contrition dont elle prolongeait en quelque sorte la démonstration, l’âme s’était livrée à un nouvel accès de déploration dénonçant les périls mondains, et le « blason » versifié par lequel elle prolongeait ensuite son propre discours de contemptus mundi augurait suffisamment de la fermeté de sa résolution ; on pouvait donc, au vu de telles dispositions, passer directement à l’énoncé du remède, ce qu’entreprend aussitôt Crainte de Dieu.
15Nous voici au cœur du propos, comme l’atteste la vigueur de la captatio benevolentiae qui ouvre le discours :
Vien ça sus, lieve toy, ne songez plus et me veillez escoutez ; et si ne te souffre lors seullement de faire ce que je te diray, si joyras de ton cueur a ton gré. Or m’entens bien, car icy gist le point de toute ta matiere et le seul fondement de la seureté de ton fait.
16La question abordée est en effet cruciale : comment l’âme peut-elle acquérir la parfaite maîtrise de son cœur ? Il lui faut entreprendre d’ôter « ce trespuant, salle et ruillé pechié de vaine plaisance » qui accapare la pensée et remplir celle-ci de bonnes œuvres, de façon à pouvoir aimer Dieu « de tout l’entier pouoir de nostre affection et de toute la parfaicte volunté de nostre cognoissance ». Mais pour connaître ce qu’est l’amour de Dieu à imiter, il faut commencer par savoir ce qu’il n’est pas ; d’où le nécessaire détour par une typologie des « amours mauvaises, tres faulces et dampnables ». Deux types d’amours y sont dénoncés comme particulièrement néfastes : la luxure (car elle entraîne autrui à pécher lui aussi) et l’avarice (car elle pervertit l’amour pour le prochain en ce qu’elle est source d’hypocrisie). La conclusion du premier point s’impose donc : elle met en évidence le caractère transitoire et précaire des biens de ce monde, au nombre desquels figurent les liens familiaux et sociaux, qui occupent souvent une place excessive au point d’occulter l’amour dû au Créateur et, aux jours de malheur, de porter aux « murmures ».
17Le deuxième point de l’argumentation prolonge naturellement le premier : ramener les biens « mondains » à leur juste place n’est pas pour autant les mépriser, car ils nous viennent de Dieu de même que tous les autres biens ; il faut donc apprendre à les aimer en Dieu et pour Dieu seul, dans un rapport de dépendance comparable au ruisseau qui émane de la source, seul moyen pour que l’âme soit comblée de « souveraine contentesse ». Une nouvelle difficulté surgit alors : comment réaliser et faire fructifier en soi cet amour « tres juste et tres sainte », quand tout nous porte d’ordinaire à le mettre en oubli, sinon à le pervertir ? Trois conditions apparaissent requises et – nouvel exemple d’une attention extrême portée à l’exposition de la matière – Crainte entreprend de les énumérer au préalable avant d’en détailler successivement la teneur au moyen de trois paraboles ou « similitudes », dont le tableau suivant résume les correspondances :
argument | similitude | ms. Bodmer 144 |
on doit aimer Dieu plus que tout autre bien ou créature | le charretier et ses chevaux | f. 30ro-36ro |
on doit craindre plus que tout de perdre l’amour de Dieu à cause du péché | la pauvre femme au sac de farine | f. 36vo-41ro |
on doit employer tous ses efforts à plaire à Dieu afin d’accroître son amour | le soldat à l’assaut de la cité du monde | f. 41vo-49ro |
18Jusque-là irriguée d’images qui ne débordaient guère de simples comparaisons, la démonstration prend soudain une ampleur inattendue et se déploie en ramifications allégoriques à la fois nombreuses et rigoureusement agencées. Ainsi, les trois arguments ou « règles » de conduite à observer voient leur importance renforcée par leur illustration au moyen des trois « similitudes », dont la forme bipartie valorise la précision de l’agencement allégorique : la première partie présente le récit ou la description à espondre ; la deuxième partie constitue l’exposicion, autrement dit l’explication de la « substance » et de l’« effet » du développement narratif précédent4. La démonstration se conclut par une ultime exhortation à méditer ces trois « exemples » pour apprendre à aimer Dieu avec une ardeur « entiere, parfaite et acomplie », première étape dans le cheminement vers une connaissance plus complète de la vérité, voie que chacun est appelé à poursuivre et à approfondir de sa propre initiative, avec les moyens qui sont les siens.
L’intervention des quatre dames chargées de « mondifier » le cœur et la scène de crucifixion
19Ce n’est qu’à ce moment-là, soit dans le dernier tiers de l’ouvrage, que l’on renoue pour de bon avec le récit allégorique. La narration reprend en effet au fo 49vo avec l’intervention de l’« acteur » qui recentre le propos sur la situation d’interlocution (Crainte s’adresse à Contrition), puis décrit la posture de l’âme avant de réintroduire le cœur comme entité distincte (l’âme le tient, le donne aux deux dames, etc.). Prenant congé de l’âme en emportant le cœur, Crainte et Contrition s’acheminent dès lors vers le jardin de plaisance, « tresbel et large pourpris » d’allure paradisiaque où – topos oblige – abondent les fleurs et les fruits les plus savoureux. Au milieu de ce locus amoenus apparaît la croix posée à terre et entourée de quatre dames représentant les Vertus théologales auxquelles s’adjoint Grâce divine, toutes prêtes à intervenir. La dimension didactique s’affiche tout particulièrement dans la minutie avec laquelle sont décrits les vêtements et autres attributs des dames : on perçoit la vertu propre de chacune comme le lien qu’elle entretient avec la doctrine chrétienne5, indices remarquables d’une culture cléricale étendue et solide de la part de notre auteur. La crucifixion elle-même participe pleinement de cet encodage allégorique minutieux, puisque les sept gouttes de sang extraites au moyen des clous correspondent aux sept péchés capitaux, qui sont à leur tour présentés comme de simples émanations du sang de vaine plaisance qu’il appartient à la seule Grâce divine d’évacuer tout à fait6. On s’achemine alors vers l’épilogue : de retour auprès de l’âme, Crainte et Contrition lui remettent le cœur purifié en l’exhortant à la vigilance afin de le préserver tel quel pour le restant de sa vie.
20Le programme initial ayant été rempli, on pourrait en rester là et apprécier sans arrière pensée l’efficacité avec laquelle l’auteur conduit son récit, l’image finale de la crucifixion du cœur réalisant en un raccourci dramatique cette imitation christique si en faveur dans les manuels et traités de dévotion du xve siècle. Mais la violence de l’image est ailleurs, dans la distorsion à la fois ambiguë et brutale qu’elle impose au discours spirituel attendu : là où le dispositif mis en place semblait appeler un parallèle avec une forme de dévotion alors en plein essor, celle adressée au cœur et aux cinq plaies du Christ crucifié, c’est un autre montage, une autre intention qui se font jour. Que veut dire en effet « joindre » le cœur à la Passion du Christ dans le présent contexte ? Le raccourci n’est-il pas pour le moins hasardeux ? Ne serait-ce pas là inventer une passion humaine dotée d’une efficacité autonome, amoindrissant de la sorte la portée du sacrifice du Fils7 ? Pis encore, la croix du Christ n’est jamais envisagée comme instrument de mortification ni de châtiment moral ; dans la dévotion au Cœur du Christ, au contraire, il s’agit bien plutôt d’accéder à une connaissance plus parfaite de l’amour de Dieu et le cœur révélé par la blessure de la lance est avant tout le lieu où l’on communie plus intimement à cet amour, non celui où l’on se purifie (la purification intervient au préalable). Le lien avec la dévotion au Sacré Cœur est donc pour le moins fallacieux et de surcroît anachronique : non seulement ses intentions sont tout autres, mais, même si elle existait déjà à l’état balbutiant au Moyen Âge, c’était simplement au titre de dévotion privée8. En outre, il est remarquable que l’on ne trouve aucune trace, dans le Mortifiement, ni du cœur du Christ, ni de la dévotion aux cinq plaies, malgré la facilité qu’offraient de telles correspondances ; au contraire, quatre plaies seulement sont signalées et toutes sont infligées à l’objet-cœur, alors que le Cœur de Jésus est normalement associé au seul coup de lance de Longin... En bref, il s’agit tout au plus ici d’une métaphore médicale alors courante et prise au pied de la lettre avec un sérieux qui, lui, pourrait surprendre : le cœur et ses passions étant liés au sang, il est logique que la purgation prenne la forme d’une saignée ! Que la purgation en question s’obtienne par l’imitation est implicite, dans la mesure où c’est le Christ qui est par excellence le maître de l’amour et le médecin des âmes, mais un tel dispositif théologique reste sous-jacent et comme occulté par la brutalité de l’image et l’assimilation pure et simple avec la Passion qu’elle semble entraîner.
21Confrontés à cette difficulté, on est donc tenté de chercher ailleurs la clé de lecture du texte et, délaissant l’image autour de laquelle il se construit en apparence, de se tourner vers ce que je nommerai ici les seuils lumineux de l’œuvre. En effet, le fondement véritable de l’ouvrage, seul susceptible de nous éclairer sur sa stratégie narrative particulièrement délicate, est peut-être à chercher du côté des deux oraisons méditatives de l’âme qui l’encadrent : ne serait-ce pas elles qui, sous leur apparence convenue, dessinent la véritable courbe de l’œuvre, le cheminement invisible qui mène l’âme de la connaissance de soi (comme créature déformée par le péché) à la connaissance de Dieu (en soi) ? C’est bel et bien dans cet écart que se situe l’essentiel du propos, qu’il trouve sa cohérence et sa justification. L’âme est figure du lecteur à édifier et à instruire : le Mortifiement de vaine plaisance est tout entier à lire comme un traité de méditation, où tout converge en profondeur non vers la crucifixion du cœur, mais vers l’action de grâce finale de l’âme.
22On est d’abord frappé par l’écriture même, qui tranche sur le reste de l’œuvre. Point de phrases étirées en une longue concaténation, parfois malaisée à démêler, de propositions relatives et subordonnées, mais une langue au balancement lyrique régulier, scandée par de nombreuses anaphores et réduplications, une prose rythmée rendue plus véhémente par la fréquence des invocations et des cadences, un style à la fois plus accumulatif et (relativement) paratactique, plus libre en tout cas dans ses effusions, comme on peut en juger d’après le passage suivant, extrait de la prière finale de l’âme (fo 65vo) :
Helas, sire, je ne sauroye ne point ne me seroit certainement possible. Dont me viendront louenges pour toy souffissamment, se de ta souveraine et parfaitte souffisance ne vient ? Car ainsi comme il t’a pleu me faire sans moy, aussi as tu louengez sans moy. Sire, ta louenge est ainsi comme il te plaist ; tu es mesmes ta louenge ; tes euvres te louent selon la multitude de ta grandeur, car ta louenge ne puet estre comprise. Celui te loue qui vrayement croyt qu’il ne puet comprendre ne ataindre a ta louenge, car ta louenge est perpetuelle, laquelle nul ne passe. Helas, sire Dieu, louenge pardurable de qui est toute louenge, sans lequel n’est nulle bonne louenge pardurable, je ne te puis louer sans toy.
23Un tel lyrisme était déjà à l’œuvre, dès l’ouverture du récit, dans la confessio initiale de l’âme ; sa résurgence en épilogue, en rapprochant formellement les deux invocations, nous met ainsi sur la voie d’une source : les Soliloques pseudo-augustiniens9. Combinant des fragments de traductions littérales, des condensés et des centons10, le texte manifeste une familiarité profonde avec une littérature de dévotion dont la popularité ne s’est jamais démentie au Moyen Âge. Certes, ce parcours à travers les Soliloques ne manque pas de soulever d’épineuses questions : René, que l’on sait lettré, est-il à l’origine de cette adaptation en langue vernaculaire, ou emprunte-t-il en l’espèce à l’une des nombreuses traductions qui circulaient alors, à moins qu’il n’en ait fait réaliser lui-même une version par l’un ou l’autre de ses clercs ? Je n’ai pu à ce jour pousser plus loin l’enquête et la recherche reste ouverte.
24Adaptation personnalisée et non transposition pure et simple du texte latin, ces deux passages posent plus largement la question du tissage des voix dans l’ensemble d’une œuvre dont on a déjà souligné les multiples coutures. À l’instar des autres discours qui constituent autant de morceaux autonomes habilement fondus dans la trame narrative, l’amplification est ici adaptée au contexte non sans subtilité : c’est parce qu’elle voit son cœur purifié sur le bois de la croix que l’âme peut enfin libérer sa voix de louange – en quoi l’auteur renoue non seulement avec une thématique caractéristique des Soliloques et autres Méditations anselmiennes comme augustiniennes, mais aussi avec le thème (d’inflexion augustinienne lui aussi11) de l’aveuglement assimilé au sommeil et de l’illumination dont l’âme s’appropriait d’emblée la matière, en reprenant et glosant en guise d’incipit à sa prière la citation latine :
Aperuisti michi oculos lux et excitasti me ; illuminasti et vidi quoniam temptacio est vita hominis super terram. O tu, mon createur, Dieu tout puissant, souveraine lumiere, tu m’as les yeulx ouvers en moy admonestant et m’as tellement enluminé qu’ay veu et cogneu vrayement que la vie de l’omme sur terre n’est chose plaine que de toute temptacion.
25À cette première illumination répondra l’invocation à l’amour dans la prière finale, dont les Confessions d’Augustin constituent la strate la plus ancienne et qui exprime l’irrésistible force d’attraction – et de transformation – d’une lumière enfin perçue dans toute sa plénitude :
O feu qui tousjours art et ne fus oncques estaint ; o amour qui es tousjours sans cesser tresboullante et ne devins oncques froide ne tyede, embrase moy bien fort ! O charité qui es mon Dieu, embrase moy ! Sire, je desire estre toute embrasee de toy si que je t’aime tant seulement, car je congnois bien que cellui te aime de tant moins qui aime autre chose avec toy, laquelle il n’aime pas pour toy. Hellas, je t’aime, car trop y suis tenue pour ce que tu m’as premier amee, dont me faurra doncques parolle pour explicquer et souffissamment racompter les grans signes de ton amour parfaitte. Je ne saroie, las moy pourette, ne ne seroit pas certes en ma puissance, moult bien voir le congnois.
26Connaître et reconnaître la puissance de l’amour divin en soi : telle est bien la visée de cet ample discours de confessio. Aveu repentant des fautes et action de grâces n’y sont pas dissociés, mais se combinent et se renforcent, faisant des deux prières deux volets d’une seule et même oraison méditative qui n’eût pu être complète sans le parcours d’introspection qui les relie et les insère dans une histoire de portée exemplaire, récit d’une expérience spirituelle, de la découverte et de l’intériorisation progressive d’une vérité « qui s’achève dans la joie, l’espérance et le désir, et qui tout entière est rapportée à Dieu12 ».
27Comme j’ai tenté de l’esquisser ici, la construction maîtrisée et rigoureuse du Mortifiement de vaine plaisance ne permet pas d’occulter son caractère composite, opérant une habile synthèse des différents genres pratiqués dans le domaine de la littérature de dévotion : traités de la pénitence, miroirs des pécheurs et du monde, somme de théologie spirituelle, aiguillons d’amour, dialogues spirituels et autres règles de vie qui n’ont cessé de se multiplier tout au long du xve siècle affleurent dans l’œuvre de René et il faudrait tout un livre, que je ferais un jour peut-être, pour en faire apparaître toute la richesse d’inspiration. Tout comme le Livre du Cœur d’Amour épris, qui lui succédera chronologiquement, le Mortifiement est un « livre de lecteur, marqué par une sorte de syncrétisme13 ». S’il n’a certes pas l’allure d’un recueil artificiel et sait camoufler habilement ses coutures, on peut être sensible aux différences d’écriture qui y cohabitent et coopèrent en fin de compte à un unique but : faire naître dans l’âme enfin consciente de sa faiblesse comme de sa dignité éminente une prière de louange qui soit en même temps objet et fruit d’un itinéraire intérieur, à la fois paisible car confiante en la bonté divine et invariablement tendue vers un ailleurs qui lui demeure inaccessible tant que subsiste ce rude compagnonnage avec un cœur toujours réputé fragile et capricieux.
Notes de bas de page
1 Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 144. Le manuscrit est reproduit dans son intégralité en fac simile, avec une préface de Michel Zink et ma propre traduction, dans le volume paru récemment : René d’Anjou, Le Mortifiement de Vaine Plaisance, PUF / Fondation Martin Bodmer, coll. « Sources », 2009.
2 Adressée à Jean Bernard, archevêque de Tours et confesseur du roi René. L’épître dédicatoire, longue et chaleureuse, fait état d’une relation privilégiée entre les deux hommes. René y expose son propos comme le produit de ses « petites et secretes occupacions », formule d’humilité qui ne laisse pas de suggérer un trait fondamental de l’activité littéraire du bon roi, enclin à nourrir ses ouvrages, jusqu’au très cérémonieux Traité de la forme et devis d’un tournoi, des fruits de sa propre introspection. Comme l’écrit Michel Zink dans sa préface au fac simile du manuscrit Bodmer : « C’est de lui aussi qu’il parle, et de façon combien plus intime, dans ses deux autres ouvrages. La forme, la matière, le récit, les conventions littéraires peuvent varier, mais le roi René ne traite jamais que d’un seul sujet : de lui- même. » (op. cit., p. 16).
3 Cf. l’analyse en trois actes proposée par Geneviève Hasenohr (art. « René d’Anjou », Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, 1988, t. 13, col. 355), qui rapproche notre dialogue des œuvres contemporaines de Jean Henry et de François Le Roy, susceptibles elles aussi de se prêter à une représentation théâtrale.
4 La declairacion ou exposicion se déroule ainsi en deux temps : l’explication point par point des différents éléments et personnages qui participent du dispositif allégorique (autrement dit la substance), puis l’élucidation de la portée dynamique ou de l’enseignement pratique qu’il convient d’en tirer (ce que l’auteur nomme l’effet). On ne saurait être plus pédagogique et marquer avec plus de finesse la portée dynamique d’un récit qui ne se réduit pas à un simple étalage de virtuosité dans le montage allégorique, mais qui tient avant tout sa pertinence du mouvement qui le traverse et le structure.
5 La correspondance s’établit explicitement au moyen des fleurons des couronnes et des instruments (clous et marteaux) que chaque dame a en main : ainsi, pour s’en tenir aux premiers éléments, les douze fleurons de la couronne portée par Foi sont associés aux douze articles de la foi, les sept fleurons de la couronne d’Espérance renvoient aux sept œuvres de miséricorde, enfin les dix fleurons de celle de Charité représentent les dix Commandements. On remarquera que l’« acteur » ne prend pas la responsabilité de délivrer lui-même l’interprétation des différents détails allégoriques : la signifiance est en effet inscrite sur les objets eux-mêmes, et de manière assez lisible pour ne laisser aucune place à l’hésitation ou à la subjectivité (cf. les tournures du type « estoient tout au long contenuz », « estoient evidamment veuz et tout au long sans faillir compris » et « estoient tout au long sculptez et escriptz », qui insistent sur la qualité du témoignage visuel). Grâce divine, quant à elle, se détache du groupe précédent par sa position plus en vue et son port impérial, les trois fleurons de sa couronne dessinant en leur extrémité une pomme d’or fin à la rondeur parfaite, symbole du Dieu trinitaire.
6 À noter que le rapport d’inclusion ou de dépendance suggéré ici reproduit d’une certaine façon le positionnement avantageux de Grâce divine par rapport aux trois vertus théologales, ce qui témoigne encore une fois d’une maîtrise particulièrement poussée du discours religieux.
7 Comme l’observent judicieusement Noël Coulet, Alice Planche et Françoise Robin, Le Roi René dans tous ses États, s. l., Éditions du Patrimoine, 2009, p. 179 : « Comme le Christ sur la croix a, de son sang, lavé les péchés du monde, le Cœur doit laver ses propres fautes en saignant sur la croix, sous le regard de saintes femmes. N’y a-t-il pas, dans ce parallèle, une hardiesse qui, pour un exégète rigoureux, frôle l’hérésie, voire le sacrilège ? ».
8 On lira à ce sujet les développements précis et détaillés de l’article « Cœur (Sacré) » d’Auguste Hamon dans le Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, 1953, t. 2, col. 1023-46, qui jette un éclairage décisif sur les caractères de la dévotion au Cœur de Jésus du xiie au xvie s. et font bien apparaître l’écart avec notre texte.
9 Les Soliloques figurent parmi les livres de dévotion les plus répandus à la fin du Moyen Âge. On en compte une demi-douzaine de traductions entre le milieu du xive s. et le milieu du xve s. en France, toutes réalisées à partir d’un original latin du xiiie s. s’inspirant à son tour largement d’auteurs spirituels du xiie s., en particulier du De arrha animae d’Hugues de Saint-Victor et des apocryphes (Meditationes, Manuale, De spiritu et anima) dérivant des livrets de Jean de Fécamp. C’est, à l’époque de René, la plus universellement recommandée des lectures spirituelles. Cf. G. Hasenohr-Esnos, « Les traductions médiévales françaises et italiennes des Soliloques attribués à saint Augustin », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire publiés par l’École Française de Rome, t. 79, 1967, p. 299-370.
10 Je reprends ici la typologie établie par Geneviève Hasenohr dans ses « Réflexions sur la genèse du Livre des oraisons » de Gaston Fébus (dans Froissart à la cour de Béarn. L’écrivain, les arts et le pouvoir, sous la direction de Valérie Fasseur, Brepols : Texte, Codex et Contexte 7, 2009, p. 223-247), où elle démontre que « le supposé Fébus est, de bout en bout, de l’Anselme combiné avec de l’Augustin » (p. 225). Le rapprochement systématique avec le texte des Soliloques, mettant en évidence le travail d’adaptation de l’auteur, mérite d’être exposé plus longuement qu’il ne m’est permis ici ; je m’y emploierai donc dans un prochain travail.
11 La citation renvoie en effet au Livre de Job (7, 1), mais en substituant temptatio à militia. La modification, introduite semble-t-il par Augustin lui-même (cf. Confessions X, xxviii, 39), se retrouve dans de nombreux traités de méditation ascétique tout au long du Moyen Âge. On la rencontre aussi, de manière significative, au chapitre 15 des Soliloques pseudo-augustiniens, ce qui permet de vérifier s’il en était besoin la nature du projet spirituel de René. Dans la source d’inspiration comme dans le style, la boucle est bel et bien bouclée...
12 C’est le programme de la Confessio theologica de Jean de Fécamp, dont il serait sans doute fructueux d’étudier l’influence sur l’œuvre spirituelle de René. Cf. Dom Jean Leclercq et Jean-Paul Bonnes, Un maître de la vie spirituelle au xie siècle : Jean de Fécamp, Vrin, 1946, p. 54.
13 M. Zink, Préface, op. cit., p. 16.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
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