« Lire les anciens à la lumière des modernes1 » : ornement rhétorique, fait de langue, trait de style
p. 181-193
Texte intégral
1Pendant des décennies la stylistique a été représentée comme une discipline mixte, versatile voire suspecte, coincée entre les études linguistiques et les études littéraires. Or, en 2002 un numéro de la revue Langue Française portait le titre suivant : « La stylistique, entre rhétorique et linguistique »1. C’était pointer apparemment une autre forme d’irrésolution – ou de bâtardise – mais interroger en ces termes le statut de la discipline permettait de franchir un pas dans la définition de la pratique stylistique. La voici dorénavant à la croisée de deux types d’étude résolument formalistes dans leur approche du discours : d’une part, la réflexion pragmatique sur les formes de l’argumentation, associée à l’étiquetage des figures ornementales ; d’autre part, l’analyse des formes de langue, nourrie par les travaux touchant à la grammaire et à la lexicologie2. Or, dans le cas du style des textes médiévaux, ces deux lignes directrices, la linguistique et la rhétorique, présentent un point de divergence important, lié à l’historicité de chaque discipline. La rhétorique est un domaine de théorisation de l’esthétique médiévale qui s’enseigne dans les écoles au moment où les textes sont produits, tandis que les catégories linguistiques généralement exploitées dans les études littéraires actuelles sont le fruit de recherches bien postérieures au Moyen Âge : un sombre soupçon d’anachronisme plane autour d’elles… L’anachronisme guette d’ailleurs le stylisticien dans l’objet même de sa recherche, s’il plaque une conception moderne du style, voire du fait littéraire, sur des textes médiévaux mettant en jeu une tout autre épistémè : si les méthodes employées par la critique d’attribution ont ouvert la voie à une recherche de la singularité des œuvres, l’identification d’un style personnel, d’un style d’artiste, d’atelier, etc., entre en tension, sinon en contradiction, avec la dimension fortement conventionnelle de l’esthétique médiévale.
2Face à ce double écueil, mon propos n’est pas de démontrer le profit que l’on peut tirer de l’application au texte médiéval des concepts modernes : il me semble que cette démonstration n’est plus à faire tant cet anachronisme-là est aujourd’hui assumé par tous. Par exemple, les concepts de la pragmatique, tels que les formes du discours rapporté, sont parfaitement acclimatés dans les études médiévales. Je proposerai plutôt un tour d’horizon des implications théoriques attachées à différents modes d’analyse textuelle. En suivant le fil des débats qui animent les cercles de stylisticiens français depuis une vingtaine d’années, il apparaît que chaque façon d’appréhender une forme textuelle engage une conception du style. Or c’est en précisant la définition du style que l’on peut dépasser l’opposition problématique entre convention et style individuel.
3En guise d’illustration pratique, je me suis intéressée à une figure de rhétorique courante dans les textes littéraires, qui consiste à répéter un mot afin de s’interroger sur sa pertinence. La réitération s’accompagne fréquemment d’une forme interrogative, qui met littéralement « en question » la dénomination, jugée inadaptée au regard de la réalité à désigner3. D’après les catalogues de schèmes disponibles dans les arts poétiques médio-latins, une telle configuration recouvre déjà plus d’une seule figure. C’est d’ailleurs le commentaire des traités de rhétorique proposé par E. Faral qui a éveillé mon intérêt pour ce phénomène4. Pour donner des exemples en langue vernaculaire correspondant aux figures répertoriées par Gervais de MelKley, l’éditeur des artes relève des tournures interrogatives très ressemblantes, alors qu’il considère trois schèmes distincts :
– Ratiocinatio, le dialogue intérieur, est illustré par un extrait de Philomena : « […] Car trop iert durement destroiz. / Destroiz ? De quoi ? […] » (v. 478 sq.) ;
– Correctio, la reformulation qui revient sur un terme impropre pour le modifier, est représentée par un autre extrait du même récit : « Sa folie son savoir vaint. Folie ? mais amors, ce cuit. » (v. 392-393) ;
– Subjectio, la succession de questions et réponses, est associée à un passage de La Vengeance de Raguidel : « […] Taurai li je ? Taurai ? Nonal […]. » (v. 4583).
4Pourtant, seule la figure de dubitatio implique véritablement une interrogation sur le choix de ses mots, et coïnciderait alors avec les trois exemples donnés par E. Faral. En outre ces formes du discours se conjuguent encore à d’autres procédés listés dans les figures de répétitions : l’anadiplosis (reprise du dernier mot d’un vers à l’attaque du vers suivant) comme dans le premier exemple ; ou dans d’autres cas, l’epizeuxis (ou conduplicatio, répétition immédiate et expressive d’un mot). Gage de la beauté du poème, l’entrelacement des figures atteste alors de la virtuosité du conteur. Cet aspect de la rhétorique prescriptive se concentre donc sur des embellissements localisés : l’ornement est le petit bijou, la gemme, la fleur ajoutée ici et là en guise de parure pour la matière. Ce type d’ornementation relève d’un travail purement formel et, bien souvent, les manuels scolaires médiévaux ne distinguent les différentes figures de répétition que selon la place attribuée au matériel répété dans la phrase ou dans le vers. La qualité esthétique naît d’un ajout décoratif qui, apparemment, n’exerce nulle influence particulière sur la signification préétablie du discours.
5Dans cette perspective, A. Petit propose, par exemple, une description formelle de la composition rhétorico-syntaxique des romans antiques afin de déterminer les influences stylistiques dont témoignent ces récits et de les comparer avec l’esthétique des arts plastiques5. H. Hatzfeld, dans la première partie du Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, avait déjà tenté ce parallèle entre des traits de syntaxe comparables aux formes de l’art roman et d’autres plus tardives qu’il associe à une esthétique gothique6. On peut donc reconnaître dans les figures de rhétorique ce que F. Rastier appelle des « traits de facture7 », c’est-à-dire des éléments formels qui se répètent d’œuvre en œuvre. Dans une extension maximale, le trait de facture est caractéristique d’un style d’époque ; mais une observation plus fine et ciblée peut en faire le critère de reconnaissance d’un style d’auteur. La réalisation formelle est alors examinée dans son rapport à un contexte culturel et épistémologique, elle est située dans un moment de l’Histoire. L’ornement peut également être considéré comme « trait de style » au sens où l’entend G. Genette dans Fiction et diction8, autrement dit comme une propriété paradigmatique du discours relevant d’un choix de formulation valorisant. Le terme de « choix » fait surgir une double problématique. Se pose tout d’abord la question du degré de conscience du scripteur lorsqu’il choisit une expression, puisqu’on a parlé à propos des formules rhétoriques de pur remplissage des vers ou de simple habitude de copiste. La question est devenue banale : comment déterminer ce qui relève d’un choix volontaire, et même d’un choix pleinement conscient ? La mise au jour de l’intentionalité semble être l’impasse dans laquelle menace de tomber fatalement toute enquête qui voudrait dépasser la description des formes… Par ailleurs, l’idée de sélection mène à un second problème : peut-on envisager la caractérisation d’un style individuel là où le scripteur tend à appliquer des recettes rhétoriques ?
6Considérons d’abord ce dernier obstacle. Les arts poétiques accordent une réelle marge de manœuvre à l’écrivain, dans la mesure où ils proposent des exemples de figure qui ne sont pas à recopier mais à réactualiser : ils laissent la part belle à l’émulation stylistique et donc à l’invention. Ils précisent d’ailleurs qu’il n’est pas question d’employer toujours tous les ornements qu’ils recommandent, qu’il faut respecter un équilibre et une certaine mesure. Bref, tout est affaire de dosage dans l’emploi des embellissements, leur harmonieuse disposition reste à l’appréciation du poète. Comme l’a remarqué J. Baschet dans le domaine de l’iconographie, dès le xie siècle s’ouvre une période de liberté et d’inventivité artistique qui n’est pas incompatible avec le respect des prescriptions esthétiques car « la traditionalité de l’art médiéval doit être pensée moins à travers la catégorie de “modèle”, copié passivement, que grâce à la notion de “citation”, c’est-à-dire de référence active n’excluant nullement une création propre9 ». Aussi est-ce à l’intérieur de la référence à la convention que vient se loger le choix singulier. Dans le passage de la norme collective à la réalisation individuelle s’opère donc bien une appropriation stylistique singularisante, symétrique en quelque sorte de la distinction saussurienne entre langue et parole. Ainsi, du fait que tout discours est immanquablement singulier, c’est chaque copie, chaque version d’un texte qui, dans sa variance, se prête à l’identification de certaines options formelles : elles se situent au niveau de l’épitexte, du paratexte ou du texte, qu’elles affectent aussi bien dans sa composante graphique que linguistique. M. Bakhtine le rappelle également en ces termes : « rien que la sélection qu’opère le locuteur d’une forme grammaticale déterminée est déjà un acte stylistique10 ». Aux yeux du critique, le fait de langue devient fait de style dès qu’il est envisagé dans le cadre de l’énoncé individuel. En accomplissant le trajet inverse, la figure observée tout à l’heure en tant que parure rhétorique peut donc recevoir un éclairage linguistique.
7Au point de vue de l’énonciation, les constructions répétitives révélant l’interrogation sur la pertinence d’un mot employé auparavant engagent un phénomène décrit par J. Authier-Revuz sous le nom de « modalisation autonymique11 » : le mot répété est employé à la fois en usage et en mention, sa seconde occurrence manifeste le cumul d’une nomination (emploi du signe « en usage » pour référer au monde) et de sa représentation (emploi du signe « en mention », ou comme autonyme, qui se désigne lui-même comme signe). Symptomatique d’un discours dont l’univocité fait problème, ces formules mettent en jeu le rapport du sujet parlant à son propre discours et dessinent un dédoublement énonciatif, une « boucle réflexive » (J. Authier-Revuz) sur le fil de l’énoncé : on suspend un moment sa parole pour regarder à distance ce que l’on a dit, pour s’interroger sur la qualité référentielle ou sur l’efficacité communicationnelle de cette parole.
8Ainsi considéré l’ornement rhétorique n’est plus seulement un embellissement, « trait de style » ou « trait de facture », qui témoigne de l’habileté du rimeur et qui, en tant que pratique commune, le rattache à une aire culturelle. La forme décrite par la linguistique intéresse le stylisticien car elle est ce que J.-M. Adam identifie comme un « fait de texture12 » : il s’agit d’une variation singulière qui affecte la micro-structure linguistique du texte, l’unité maximale de la texture étant la phrase. En projetant la loupe stylistique sur les faits de langue, en comprenant leurs implications du point de vue de la signification, on se lance à la recherche de convergences sémantiques déterminées par les éléments textuels, on observe leur relation avec une situation discursive. En somme, c’est seulement dans la confrontation des faits de texture et de leur sens que l’étude de la forme devient pleinement une étude stylistique. Loin d’être défini par l’idée d’« écart » qui signerait l’originalité d’une œuvre par rapport à une norme (comme on l’entend ou comme on le lit encore trop souvent), le style est à appréhender comme une variation singulière et signifiante. Car depuis les analyses de G. Genette et de J.-M. Schaeffer, le style n’est plus pensé comme une collection de traits ponctuels et discontinus mais comme une propriété sémiotique du texte. Tous les critiques s’y accordent : le fait de style, dans cette acception, est interrelationnel et pluridimensionnel. On glisse alors d’une focalisation sur des événements locaux (les traits) à une saisie du sens textuel dans sa globalité.
9Comme la récurrence d’un fait de texture laisse percevoir la portée sémantique qui lui est attribuée dans l’organisation de l’œuvre, j’ai concentré mon attention sur les répétitions à valeur de modalisation autonymique dans le recueil de la première Vie des Pères, un ensemble de 42 contes pieux, daté de la première moitié du xiiie siècle. Les boucles réflexives apparaissent au moins une fois dans chacun des récits, dont la longueur n’excède pas les 500 vers. Objectivement cette fréquence n’est pas très élevée mais c’est la réapparition systématique du procédé tout au long du recueil qui en fait un événement saillant.
10Le procédé est exploité pour sa dimension polyphonique et privilégié dans des contextes de débat intime ou interpersonnel. Très présentes dans les dialogues, les boucles réflexives décrivent une vive réaction émotionnelle d’enthousiasme ou de refus. Tantôt, l’un des locuteurs accueille les mots de l’autre en son discours et la répétition marque une adhésion, un franchissement de la barrière du langage dans une sorte de communion verbale ; tantôt, loin de les accueillir, il les convoque sur le mode polémique pour les détruire par la négation :
[…] ançois vos en avrai plus chier.
Plus chier, sire ! et jel vos diré. (v. 3518-3519)
11[…] si vos en enclin jusq’au piez
12que vos le m’otroiez ensi.
13Nel ferai, nen, ensi n’ensi. (v. 12169-12171)
14Dans le premier de ces exemples, la répétition de « plus chier » suggère que le mot a opéré tel un « sésame » qui ouvre le cœur du personnage et libère une parole sincère (jel vos diré) : ce sont les mots qu’attendait le protagoniste pour être sûr d’une communication harmonieuse. Au contraire, le redoublement de ensi accompagne le refus d’agir et le mot émanant de l’autre est par deux fois révoqué, dans une proposition à trois morphèmes négatifs. Entre ces deux attitudes et ces deux types de tournure, la construction la plus fréquente dans les dialogues de La Vie des Pères est celle qui fait intervenir une forme interrogative. L’interrogation sur une manière de dire s’interpose dans le déroulement même de ce dire ; elle ouvre comme une parenthèse où l’on se demande si les mots sont justes et efficaces ; elle altère momentanément la transparence du discours, si bien que dans l’opacification du dire se loge l’expression de l’incertitude et, souvent, de l’inquiétude. Car ces contes pieux ont ceci de singulier qu’avant de se concentrer sur la représentation du pouvoir divin et de ses miracles stupéfiants, ils mettent en scène, avec une grande sensibilité, la fragilité de l’humain : des êtres en proie au doute, à la faiblesse, des êtres faillibles qui ne parviennent pas toujours à affronter les épreuves qu’ils rencontrent. Même lorsque le conteur relate les récits les plus connus, rapportés par tous les recueils de miracles et d’exempla (le crapaud, Thaïs, l’enfant juif mis au four), la narration s’attache moins à manifester la dimension surnaturelle des interventions célestes qu’à considérer la vulnérabilité des protagonistes. Le leitmotiv du recueil est la référence à la folie, grâce à la locution figée « folz est ki… » : elle indique en creux, évidemment, la voie de la sagesse mais il semble que la fragilité de l’homme, guetté par la déraison lorsqu’il cède à son « fol talent », intrigue profondément le conteur et qu’il se plaît à l’évoquer, avant de glorifier la force d’âme de tel ermite qui se sacrifie pour autrui, de tel autre qui résiste aux désirs charnels ou de ceux qui se repentent sincèrement de leurs erreurs13. L’attention portée aux errements de personnages habités par le doute se révèle pleinement dans la récurrence des boucles réflexives interrogatives, lorsqu’un personnage s’étonne de la parole d’autrui ou s’en alarme, se découvrant, par exemple, incapable de « partager » le discours des sages qui affichent une pleine confiance en la Providence :
Aler voil avec vos savoir
se vostre fil porroiz ravoir.
– Ravoir ? biau sire, et je conment ? (v. 15738-15740)
Dex nos conseillera par tens.
Conseillera ? – Voire. – Conment ? (v. 18493-18494)
15 De façon plus générale, l’interrogation traduit une hésitation concernant l’adéquation entre les mots de l’autre et le monde du locuteur, une perplexité corrosive face à la parole de l’autre :
[…] ne riens fors Deu ne nos savra
ne nuns ne nos fera ennui
– Savra donKes Deus Ke g’i sui ? (v. 2306-2308)
Il me plest mout. – Voire, il vos plest ? (v. 12328)
16[…] ainz lor feroie
17toz les biens que fere porroie.
18– Feroies ore ? – Oïl voir sire […]. (v. 18452-18454)
19Que l’incertitude porte sur la vérité ou la sincérité du discours, elle pèse lourdement dans le dialogue. Souvent elle le ralentit, manifestant la naïveté du locuteur qui répète des mots extérieurs comme un appel à en conjurer ensemble les faux sens ou les faux espoirs : la boucle réflexive exprime alors l’attente d’une entente, l’aspiration à un discours vrai qui garantirait l’unité indissociable du mot et d’un sens univoque dans la relation d’interlocution, le désir d’un dire qui se ferait « d’une seule voix ».
20Mais la fragilité de l’être se révèle aussi lorsqu’il discerne dans son propre discours un mot qui l’arrête parce qu’il se révèle inadéquat :
[…] tant Ke guerredon vos en rende.
Q’est ce Ke j’ai dit ? guerredon
ne puis je rendre de cest don. (v. 5229-5230)
21Amis, cist convois, que valdroit ?
22Amis ? je ment, sanz ami soit ! (v. 16746-16749)
23Hé las ! ou porrai-je foïr ?
24Foïr ? non pas, mes enfoïr,
25por avoir de mon cors venjance ? (v. 15428-15430)
26Les gloses méta-discursives (« q’est-ce Ke j’ai dit ? », « je ment ») expriment les doutes qui travaillent le sujet parlant dans l’ordre du langage même, la découverte d’un écart entre ce qu’il dit et ce qu’il veut ou doit dire. Répéter le mot mis en cause, c’est montrer que ce vocable est impropre et s’interpose entre le monde et le locuteur, soit parce qu’il ne désigne nulle réalité (v. 5230), soit parce que l’ami qu’il apostrophe ne mérite pas cette nomination (v. 16749), soit parce que le mot est lui-même travaillé par de l’écart, du « jeu » et qu’il peut être remodelé pour se rapprocher de la vérité (v. 1543014). De tels exemples de dubitatio et de correctio foisonnent dans le recueil et enracinent au cœur des récits le problème du choix des mots sincères ou justes, de la transparence illusoire du signe dans l’acte de nomination, d’un rapport au monde où le mot est un medium imparfait. Autant d’embarras du discours sur lesquels le conteur, empruntant lui-même le détour d’une boucle réflexive pour se reprendre, prend soin d’attirer l’attention de son destinataire : « […] et regart a cest conte ci / non pas au conte, mes au sens » (v. 7895-789615).
27La fragilité du discours, en proie à l’équivoque et à l’erreur, est le reflet de la faiblesse humaine et les hésitations sur le choix ou le sens des mots apparaissent comme le pendant des incertitudes morales et religieuses ou des tentations impies. On sait que la parole humaine est objet de soupçon dans le monde religieux, où un pieux silence est souvent considéré comme la meilleure arme contre les multiples peccatae linguae. Pourtant, le langage, en dépit de toute la distance qui le sépare du verbe divin, reste l’unique vecteur de la conversion ou de l’édification : l’acte de conter représente donc un défi aux aléas de la communication et l’arme de persuasion politique ou judiciaire qu’est la rhétorique doit devenir l’alliée de la révélation16. Ainsi, la modalité autonymique, qui inscrit en abyme la non-coïncidence dans l’interlocution ou dans les mots du discours, se retrouve en contrepoint dans l’affirmation d’un dépassement de l’incommunicabilité. Renforcé par les adverbes voire ou voirement, parfois accompagné d’une reformulation synonymique ou hyperbolique, le redoublement lexical prend une fonction de confirmation :
[…] en dure peinne, en lonc essil.
Lonc ? voirement, car ja mes jor… (v. 5175-5176)
28A vos me covient fer pais,
29pais sanz gerre, de vérité. (v. 640-641)
30Dex deboneres, Dex poissanz
31poissanz voire plus de .C. tans […]. (v. 3034-3035)
32[…] tant que la lasse d’ame aboite –
33voirement l’aboite et traïne
34tant qu’en enfer li fet geïne. (v. 15199-15201)
35Paroles qui dépassent l’hésitation et congédient l’équivoque avec assurance, ces boucles réflexives jouent un rôle de rééquilibrage en orchestrant la représentation d’un discours plein, véridique et assumé. Mais, une fois de plus, la voix narrative se détache de celles des personnages en s’arrogeant le privilège de détenir une parole encore mieux maîtrisée et consciente du poids et du sens des mots. Ainsi, un personnage peut passer d’un discours ferme et solide à une nouvelle interrogation sur son dire :
[…] qui si mostrez vostre largesce
a cest frere por sa simplece,
por sa simplece voirement,
qu’a s’oreison dire mesprent.
Mesprent ? Qu’ai je dit ? Voir, non fet […]. (v. 3023-3028)
36Tandis que le narrateur, de son côté, va jusqu’à se permettre quelques commentaires méta-linguistiques, dans lesquels le mot répété n’est utilisé que comme autonyme :
Contre son cuer demora tant
en cele ordre li peneanz
qu’il ot bien esté . XX. ans.
Peneans est diz de pener […]. (v. 12047-12050)17
Cil del chastel mout l’ennorerent,
quar a prodome le cuiderent
– cuidance senefie espoir,
par droit le devroit on savoir […]. (v. 13342-13345)
37À l’horizon de l’embellissement rhétorique, la modalisation autonymique (ou le commentaire d’autonymes) place donc au cœur de la narration un questionnement sur la pratique langagière et sur la difficulté à s’entendre. Cette mise en question(s) du langage ouvre la voie à une réflexion sur l’activité du conteur lui-même, contraint de manipuler un langage imparfait et d’en dépasser les pièges pour s’assurer que le lecteur-auditeur sera sensible au sens religieux des textes, au-delà de l’attrait dramatique et émouvant des contes. Or la modalité autonymique, qui suspend momentanément le dire pour s’interroger sur un des éléments qui le constituent, fait porter l’attention sur le mot, désigné, montré et comme raturé. Comparable à une biffure qui surcharge et dépare le texte écrit – qui révèle également une réticence, un repentir –, le mot répété s’affiche comme un corps étranger (le « mot de l’autre ») ou « interpos[é] comme corps sur le trajet du dire, [où il] s’impose comme objet » (J. Authier-Revuz18).
38Ces métaphores de la corporéité du signe linguistique suggèrent qu’il fait barrage, presque matériellement, à une communication ou à une nomination idéales. Accumulatrice par essence, la répétition entraîne un épaississement du mot, comme une concrétion qui vient obstruer le discours et l’encombrer dans sa progression19. Problématique et importun, le corps linguistique grossi par la duplication (graphique, sonore, sémantique), ce mot-objet sur lequel achoppe la volonté de dire, n’est pas sans rapport avec le corps de chair qui déconcerte nombre de personnages. Les mots comme le corps sont encombrants. Désir sexuel, appétit excessif, sensibilité à la souffrance sont autant de barrières qui séparent les protagonistes d’une pieuse vie et qui distinguent les fous des sages20. C’est aussi le corps de la statue qui vient s’interposer entre les jeunes mariés, dans l’un des miracles qui inspirera la célèbre Vénus d’Ille à Prosper Mérimée. C. Galderisi a montré que la statue est un simulacre dont la matérialité oppressante représente un double inversé du personnage d’encre et de papier, entité purement imaginaire au corps impalpable, créée de toute pièce par l’auteur. Cette histoire de la statue amoureuse fournit une illustration problématique du désir de forger des contes, tant la fiction du serment matrimonial imaginé par le jeune bourgeois nous renvoie indéniablement au statut de la fiction élaborée par le conteur21. À la légèreté d’une parole dite sans intention d’épouser réellement, la statue oppose le poids contractuel du serment22. Là où le langage bloque et où l’on ne s’entend pas, on se heurte à un corps bien embarrassant. De même, l’effet de « rature montrée » que produit la modalité autonymique, image de la défaillance momentanée du discours, fait écho à la défaillance physique des ermites qui cèdent à la tentation. Ou à l’inverse, l’exhibition du mot juste, le dépassement des malentendus toujours en venue dans la langue est symétrique de la maîtrise affichée par ceux qui sont prêts à se sacrifier pour racheter le péché d’un autre ou à se brûler une main pour surmonter la tentation de la chair : en bref, à triompher de la matérialité du corps pour mériter le salut. Ainsi les hésitations d’un discours qui bégaie, bafouille, vacille, se corrige, déposent-elles dans le texte écrit la trace d’un corps parlant aux prises avec un autre corps, le mot-objet.
39G. Genette a largement commenté la notion d’exemplification stylistique empruntée à N. Goodman : le style est marqué par la transposition d’effets de sens généraux qui contaminent tous les niveaux du discours. Ainsi les ornements qui mettent en jeu une modalisation autonymique entrent en correspondance avec les diverses représentations de l’obstacle et de la séparation qu’ils exemplifient au niveau discursif, dès qu’ils rompent le fil du discours et enténèbrent la communication. La figure de rhétorique devient le lieu où se réfléchit l’idéologie bénédictine véhiculée par les miracles : elle suggère l’ambiguïté du langage, qui sert à tromper, à mentir aussi bien qu’à dire le vrai et à révéler la Parole divine. Elle énonce la fragilité des humains dans un monde de signes qu’ils ne maîtrisent pas, vulnérabilité illustrée par une autre dualité : celle du corps. Comme l’écrivent J. Le Goff et N. Truong, le corps chrétien médiéval est « traversé de part en part par cette tension, ce balancement, cette oscillation entre le refoulement et l’exaltation, entre l’humiliation et la vénération23. » En définitive, l’orientation stylistique à laquelle participe le choix des ornements rhétoriques dans l’organisation sémantique du recueil consiste à mettre l’ensemble des moyens linguistiques disponibles au service d’une représentation de cet état inquiet des êtres humains.
40Arrivé à ce stade de l’étude, on ne peut prétendre avoir fourni une méthode d’interprétation totalisante et infaillible, ni même avoir déterminé avec certitude l’intention d’un scripteur. L’ambition de l’étude stylistique est à la fois plus modeste et plus vaste. Dans le sillage de la poétique d’H. Meschonnic et de la théorisation de la manière des œuvres d’art proposée par G. Dessons24, cette stylistique peut être qualifiée de phénoménologique. Elle n’entend nullement reconstituer la réception médiévale d’un texte. Elle vise cependant à dépasser la description de formes esthétiques qui ne seraient qu’accidentelles, en allant au-delà d’une étude in vitro qui évacue le sens ou qui cloisonne les niveaux de signification. Cette approche des œuvres cherche à saisir la portée sémantique d’une variation singulière du discours mettant en jeu le tout du langage, afin de percevoir la transaction qui se joue entre le sujet de l’écriture et la langue dont il s’empare pour inventer une forme-sens. Au final, il s’agirait d’entendre la voix d’un sujet, qui n’est ni l’auteur en tant qu’individu, ni le moi psychologique, mais un sujet coextensif au discours lui-même. Entendre et comprendre le style, c’est prêter attention à une mise en mouvement du langage qui fait advenir simultanément, et dans une constitution réciproque, le discours et le sujet qui l’énonce.
Notes de bas de page
1 « La stylistique, entre rhétorique et linguistique », dir. E. S. Karabétian, Langue Française, 135, 2002.
2 Je schématise ici les foyers d’observation du texte littéraire qui relèvent de l’étude du style : en réalité, D. James-Raoul a déjà montré la richesse et la diversité des approches critiques dont la visée rejoint la stylistique (« La stylistique médiévale », Perspectives médiévales, numéro jubilaire, 2005, p. 265-284).
3 Le tableau figurant en fin de l’article propose une synthèse de ce parcours théorique.
4 E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 1924, p. 352-354.
5 A. Petit, Naissances du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du xiie siècle, Paris, Champion, 1985.
6 H. Hatzfeld, « Le style collectif et le style individuel », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. 1, p. 92-106.
7 F. Rastier, « Vers une linguistique dessstyles », L’information grammaticale, 89, 2001, p. 3-6.
8 G. Genette, Fiction et diction, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1991.
9 J. Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion (Champs), 2006, p. 706-707.
10 M. Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 272.
11 J. Authier-Revuz décrit et analyse l’« auto-représentation opacifiante du dire en train de se faire » dans Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidence du dire, Paris, Larousse, 1995. Cette présentation linguistique met en jeu les concepts modernes d’énonciation, dansssa dimension de dire situé hic et nunc, et d’usage d’un signe autonyme, concepts qui ne sont pas étrangers aux penseurs médiévaux, même si ces phénomènes ne portent pas le même nom au Moyen Âge. Les recherches actuelles sur les grammaires médiévales démontrent qu’à partir de la fin du XIe siècle, le phénomène d’autonymie intéresse vivement les lecteurs de Priscien et occasionne, au cours desssièclesssuivants, une réflexion approfondie dans les milieux scolaires, chez Abélard, Roger Bacon et les commentateurs d’Aristote (I. Rosier-Catach, « La Suppositio materialis et la question de l’autonymie au Moyen Âge », dans Parler des mots avec des mots. Le fait autonymique en discours, dir. J. Authier-Revuz et al., Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 21-55).
12 J.-M. Adam, Le style dans la langue. Une reconception de la stylistique, Lausanne, Delachaux et Niestlé, Coll. Sciences des discours, 1997.
13 Le prologue présente les « héros » en louant leurs vertus : foi, charité, humilité et respect de l’abstinence. Mais le premier des contes écorne déjà ce portrait idéal puisqu’il narre les malheurs d’un ermite qui cède à la tentation.
14 Danssson essai sur la parole, G. Gusdorf rappelait : « tout homme digne de ce nom a connu cette crise dans l’appréciation du langage qui fait passer de la confiance naïve à la récrimination. “Liberté, s’écrie la révolutionnaire déçue, liberté que de crimes on commet en ton nom”, “Nature, affirme le romantique repenti, avec ce mot on a tout perdu”. “Vertu, tu n’es qu’un nom”, proclame Brutus avant de se tuer. Hamlet, le héros de la lucidité désespérée, donne la formule dernière de tous ces désenchantements : “Words ! words ! words !” […] L’usage de la parole est donc une des causes essentielles du malheur de la conscience, et d’autant plus essentielle que nous ne pouvons nous en passer » (La Parole, Paris, Coll. Quadrige, 2007, p. 43 et 45).
15 On relève bien d’autres extraits présentant ces tournures de correctio et dubitatio : par exemple aux vers 160-161 ; 730-731 ; 986-987 ; 3027-3028 ; 3212-3213 ; 4808-4809 ; 5175-5176 ; 9896-9897 ; 17970-17972 ; 18378-18382.
16 Dans le même temps, les prêcheurs itinérants franciscains et dominicains portent la parole sacrée hors des espaces strictement religieux : pour s’adresser aux laïcs et séduire ce public, les techniques de prédication, les recueils d’exempla comme les textes hagiographiques traduits en langue vulgaire tirent parti des artifices rhétoriques employés par les poètes.
17 Ce vers connaît toutefois des variantesssans autonymessselon les manuscrits.
18 J. Authier-Revuz, « Le fait autonymique : langage, langue, discours. Quelques repères », dans Parler des mots avec des mots, op. cit., p. 89.
19 Aujourd’hui ce sont les guillemets qui signalent fréquemment le détachement réflexif d’un terme pour montrer qu’on ne l’assume pas pleinement, qu’il n’est pas vraiment à nous ou de nous. Ce signe de ponctuation n’existe pas au Moyen Âge mais la mise en évidence du mot qui fait question peut nous rappeler les remarques de G. Agamben sur le pouvoir oppressant du mot détaché entre guillemets, comme une entité hétérogène et encombrante où s’engorge le flux du discours : « arrêté à mi-chemin dans son élan signifiant, le mot en question devient irremplaçable – ou plutôt il ne peut plus être congédié. Aussi l’invasion des guillemets trahit-elle le malaise de notre temps vis-à-vis du langage : ils représentent les murs – minces et pourtant infranchissables – de la prison qu’est pour nous la parole. Le parleur est enfermé dans le cercle que resserrent les guillemets autour du vocable. » (G. Agamben, Idée de la prose, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 92).
20 Dès les premiers temps du christianisme, cet antagonisme de l’esprit et du corps recoupant les dichotomies du sacré et du profane d’une part et, d’autre part, du pur et de l’impur, fonde la distinction qui sépare la culture chrétienne de celle de l’Antiquité mais aussi de la culture hébraïque. Il détermine largement le rapport à son propre corps et au corps d’autrui (J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale. VIe-XIe siècles, Paris, Seuil, Coll. L’univers historique, 1983, p. 99-100).
21 « La matière, avec son immuabilité et sa constance auto-référentielle, s’oppose symboliquement et trompeusement à la condition purement verbale du corps des personnages, en même temps qu’elle se pose comme construction factice et iconoclaste de leur désir fictionnel de s’incarner dans un corps pour toujours. […] Le corpssstatuaire devient alors une construction factice et iconoclaste de deux désirs, de deux libido en conflit : d’une part, le désir humain de l’auteur de se disperser dans l’immuabilité du verbe, sa libido verbi, d’autre part, celui surhumain de sa conscience de se réifier dans une image qui, comme il est écrit dans la Bible, ne pourra que fondre « comme la cire devant ta face » : sa libido carnis, qui réitère sur un plan fictionnel le mystère de l’Incarnation » (C. Galderisi, Diegesis. Études sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Âge (de la Vie des Pères aux lettres modernes), Turnhout, Brepols, 2005, p. 89-90).
22 Cette préoccupation fictionnelle reflète à son tour les débats des théologiens sur le consentement mutuel, nécessairement exprimé par les formulesssacramentelles (par exemple l’opposition entre des serments échangés au présent de l’indicatif, réalisant l’engagement en acte, ou au futur, tourné vers l’avenir comme promesse ou la comparaison du serment vocal et mental). Ces discussions posent fondamentalement la question de l’intention du sujet qui est enfermée dans les paroles qu’il prononce : Gautier de Coinci, dans le miracle du vilain (éd. König, IV, p. 154-174), met en scène un paysan qui ne sait pas prier correctement mais dont les parolesssont reconnues comme sincères et prononcées de tout son cœur. Depuis le Moyen Âge jusqu’au xixe siècle, avec l’opéra de Massenet ou le conte d’Anatole France dans L’Étui de Nacre, on sait la fortune du miracle du Jongleur de Notre Dame, où le héros regrette de ne pas connaître le latin pour s’adresser comme il convient à la Vierge. en d’autres termes, le problème fondamental de la compréhension des autres dans le langage revient inlassablement (voir également les analyses d’I. Rosier-Catach, La Parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Éditions du Seuil (Des travaux), 2004 p. 324-339).
23 J. Le Goff et N. Truong, Une Histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Éditions Liana Levi (Piccolo), 2003.
24 G. Dessons, L’art et la manière. Art, littérature, langage, Paris, Champion, (BLGC), 2004.
Auteur
Université de Poitiers
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