« Mises en roman » et faits de style : le Roman de Rou de Wace et l’Estoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure1
p. 115-124
Texte intégral
1Ne pouvant accéder à la langue romane parlée, et par là faire émerger une norme permettant d’aborder l’écriture littéraire suivant un critère de l’écart où l’on a pu reconnaître un fait de style, les médiévistes sont contraints de s’en tenir aux textes. Mais encore faut-il qu’ils soient à même de dépasser les questions posées par l’analyse stylistique qui, par ses objets et les instruments dont elle se dote, occupe une place particulière, pour ne pas dire inconfortable, entre linguistique et étude littéraire, esthétique et histoire de l’art. Par-delà les tendances et les partis adoptés, on s’en tiendra à une approche du style que motive l’intitulé même du colloque. Aborder la question des « effets de style » engage à s’interroger sur des stratégies d’écriture et à relever les moyens linguistiques repérables et volontaires mis en œuvre pour les satisfaire et relevant globalement de cette elocutio qui désignait le style chez les Latins. Cette perspective s’accorde avec la définition donnée par bon nombre de spécialistes qui voient dans ce qu’il est coutume de nommer le style le processus grâce auquel un énoncé accomplit une finalité, acquiert une forme de singularité et témoigne, en matière de production littéraire, d’une réussite textuelle.
2Cette « identité singulière », on tentera de la saisir dans le cadre de la translatio studii, où l’écart, non avec une norme linguistique insaisissable mais avec un texte source, peut permettre de dégager la spécificité d’un genus dicendi, d’un « mode de dire » en « roman », avec ses traits identifiables et singuliers. Car une imitation, même rigoureuse, n’est jamais une copie de l’original. Nécessitant une bonne connaissance de la langue latine et de la langue romane, et une aptitude à user de leurs pouvoirs expressifs, elle est, comme l’écrit Gérard Genette dans Fiction et diction, inventive et créative. Pour lui, si l’identification d’un style passe par la perception des traits spécifiques de la littérarité d’un texte, l’imitation de celui-ci est toujours vivante et productive puisqu’elle consiste à réinventer un style2.
3 La fidélité des auteurs vernaculaires à la lettre latine, voire leur souci de « rendre » les effets de style de leur modèle, constituent donc un critère essentiel pour aborder les textes sous l’angle de la récriture. S’en ajoutent d’autres, comme le genre et les conditions de composition et de réception de l’œuvre qui déterminent aussi le choix du style. Or on a la chance de posséder deux récits qui remplissent ces conditions : le Roman de Rou de Wace et l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure. Appartenant tous deux à l’historiographie anglo-normande du dernier tiers du xiie siècle, ils ont été adaptés du De Moribus et actis primorum Normanniæ ducum, composé au xe siècle par Dudon de Saint-Quentin pour le duc Richard de Normandie3. Ils ont aussi en commun le dessein politique et encomiastique, qui fut jadis celui de Dudon : commandés l’un et l’autre par Henri II Plantagenêt, ils sont destinés à célébrer les ancêtres du roi, depuis la vie du Danois Rollon, fondateur de la lignée, jusqu’au règne d’Henri Ier. Confié d’abord à Wace, ce projet lui fut ensuite retiré en faveur de Benoît qui s’inspira aussi de la version de son prédécesseur.
4La confrontation des textes vise non pas à traquer la marque d’une individualité mais à analyser un mode de relation à la source et, avec lui, à décrire une forme dans le détail de son écriture et de sa fabrication. Le travail réalisé par les auteurs sur le matériau latin tient, pour une part, aux pratiques de l’enseignement scolaire dont il conviendra d’apprécier le legs dans des textes produits dans ce xiie siècle qui est, pour Paul Zumthor, une « plaque tournante, à la fois aboutissement et amorce de renouveau4 ». Il ressortit, pour une autre part, au choix d’une forme versifiée, cette « arithmétique du vers », pour reprendre une formule de Daniel Poirion, qui joua elle aussi un rôle essentiel dans la structuration de la langue romane5.
Style bref, style ample : la traduction selon Benoît
5Le passage a été choisi pour son unité thématique, pour sa facture qui mêle récit et discours, et pour le développement auquel il a donné lieu en roman, ce qui n’est pas toujours une constante de l’écriture de Wace. L’extrait narre un moment important de la guerre menée par les envahisseurs danois contre le roi de France Charles le Chauve. Menacés par l’installation de Rollon et de ses hommes dans la région de Rouen, les Français, à l’initiative du comte Renault, font appel à Hasting qui, parti comme Rollon du DanemarK, ravagea quelques décennies avant lui la France et qui reçut du roi Louis II la ville de Chartres en échange de la paix. Envoyé auprès de Rollon en ambassade, Hasting ne réussit pas à convaincre ses compatriotes de quitter les lieux et de renoncer à la guerre.
6La prose de Dudon a été différemment exploitée. Dans l’Histoire des ducs de Normandie, elle est convertie en une unique strophe d’octosyllabes à rimes plates, alors que Wace recourt aux couplets de quatre ou six alexandrins. Différents par l’unité métrique et strophique, les deux textes se distinguent aussi par leur longueur. En dépit de la brièveté de l’octosyllabe, celui de Benoît est quatre fois plus long que celui de Wace, soit 226 octosyllabes contre 56 alexandrins.
7La différence de proportion peut être rapportée aux pratiques de l’entraînement scolaire qui conférait à la théorie des styles un contenu concret en l’inscrivant dans la double trame de l’amplification et de l’abréviation. Pour affirmer leur art, les écrivains avaient le choix entre deux méthodes : soit abréger leur sujet, soit l’allonger, sachant que les médiévaux entendaient par abbreviatio un exercice de contraction ; et par amplificatio, non pas, comme dans la théorie classique – bien que cette conception doive être, comme on le verra, nuancée – une mise en relief, un accroissement de la force argumentative du discours, mais un délayage, une dilatation des données initiales et une variation sur celles-ci. L’enseignement et la pratique médiévale en ont extrait et répertorié des procédés, bien connus depuis les travaux d’Edmond Faral, de E. R. Curtius et, très récemment, de Danièle James-Raoul6, qui sont relatifs soit au mouvement de la pensée, à l’inventio, soit à l’elocutio, certains apparaissant aussi dans la liste des figures de rhétorique, d’autres étant des manipulations de contenu. Leur identification dans les textes romans permet de juger de la capacité d’absorption et de recyclage de ce fonds scolaire, d’autant que les auteurs, du moins au xiie siècle, sont silencieux sur leur pratique et sur l’interaction entre l’apprentissage qu’ils ont suivi et leur propre création.
8Toutefois, les professions qui nourrissent les prologues ou les discours métanarratifs des œuvres sont utiles pour saisir la relation que les auteurs entretiennent avec leurs sources, et, au-delà, juger de leur conformité stylistique avec elles. Comme la plupart des traducteurs du xiie siècle, Benoît prétend avoir « translatee […] l’estoire », comme il l’a « trovee escrite » (v. 42035). Mais il ne dissimule pas les difficultés de sa tâche, car « l’estoire [est] moct granz » (v. 42050), et le latin « encombros » (v. 28724). Aussi s’avoue-t-il impuissant à traduire tout ce que contient le latin, entendu comme langue :
Mais li latins dit e conprent
Od some, od glose, ce m’est vis,
Ou ronmanz ne puet estre mis
Choses moutes ; por ce m’est gref. (v. 25832-25835)
9Cette réflexion pose la question des propriétés linguistiques du latin, notamment de son « surplus » de sens qui oblige à des manipulations, en l’occurrence des « somes » et des « gloses ». Pour Benoît, la « mise en roman » est donc nécessairement du côté de l’amplificatio, et l’extrait à étudier le confirme : sa version respecte littéralement le contenu du texte de Dudon et colle au plus près de son modèle, mais il est contraint, pour lutter contre l’écrasante supériorité du latin, de recourir à une esthétique de la copia dicendi. On prendra pour point de comparaison le récit de l’arrivée des Danois et la réaction des Français qui appellent à l’aide Hasting, le début du texte de Dudon n’ayant pas été traduit par Wace. En latin, il se concentre en une seule période :
Franci vero illorum adventu, veluti repentino tonitrus sono stupefacti, convocato Alstigno, persevatore olim Franciæ, congregatoque immensæ multitudinis exercitu, venerunt super Othuræ fluminis decursum.
10De la phrase latine, marquée par la brevitas qui se caractérise stylistiquement par une formulation dense, une syntaxe coupée proscrivant les conjonctions pour faire fusionner les propositions en une seule, par l’emploi de participiales et de participes passés détachés et par le recours au sous-entendu, l’auteur va extraire cinq phrases dont la succession décalque exactement la syntaxe latine. La première développe le membre de phrase articulé autour du participe passé passif « stupefacti » dont le sens étymologique est rendu par une double série de participes et d’adjectifs coordonnés : « esbahi » et « merveillant » pour celui d’étonnement, « poeros » et « dotant » pour celui de la peur. Face à cette langue latine qu’il juge très synthétique, Benoît s’est ainsi montré attentif à en extraire le contenu sensible, attention qui guide encore son exploitation de la comparaison « veluti repentino tonitrus sono », « tonitrus » étant traduit par trois substantifs coordonnés « tonneire », « esclair » et « foudre » que prolonge une relative adjective : « qui vient de l’air ». La deuxième phrase reprend la première proposition participiale latine suivant une inversion grammaticale : passage du passif à l’actif pour le participe « convocato », de sujet à objet pour Hasting :
Hastenc mandent, ce truis lisant,
Le chien, le fel, le seduiant,
Qui France roct mis a dolor. (v. 5394-5497)
11La traduction a pour effet de mettre en valeur l’initiative française et de réduire le personnage d’Hasting au rôle de simple exécutant, ce que confirme l’insistance de l’auteur sur son indignité morale. Son statut de « persevatore olim Franciæ », rapide allusion aux ravages qu’il a perpétrés jadis, est en effet explicité par trois substantifs apposés suivis d’une relative. La troisième phrase est introduite par une subordonnée de temps qui traduit la seconde participiale latine de sens temporel :
Quant assemblé furent li lor
E totes lor oz assemblees
De chevaliers, de genz armees,
Merveilles i oct d’eus, sanz faille. (v. 5498-5501)
12La répétition du verbe « assembler », reprenant congregato, le renforcement du substantif « oz » par les termes « chevaliers » et « genz armees », et surtout l’emploi du mot « merveilles » tendent à exprimer le syntagme hyperbolique « immensæ multitudinis exercitu ». Suivant le procédé amplificatoire de l’interpretatio, cette même hyperbole nourrit les deux dernières phrases du passage. Développant le thème de l’importance des forces en présence, Benoît le reformule sous une forme différente et l’assortit de doublets référant d’abord aux chevaliers français : « Garni e prest tuit de bataille » (v. 5502), puis au lieu de leur rassemblement que lui fournit la principale latine : « Desor le cors d’Eüre vindrent/ La s’aünent et la s’atendent » (v. 5503-5504).
13La copia procède donc ici des techniques propres à l’elocutio, avec ses chaînes de synonymes, ses redondances et ses variations, mais, parallèlement, elle instaure un dialogue avec le texte source qui va dans le sens d’une clarification et d’un enrichissement des données premières. Car, par-delà les conversions verbales et syntaxiques qui confèrent une formulation enflée à l’écriture de Benoît, l’amplification consiste aussi à faire passer l’expression de l’implicite à l’explicite, et même à promouvoir un objet particulier en prototype. Ainsi du personnage d’Hasting qui d’envahisseur de la France devient une figure du mal absolu, ses actes découlant non d’un fait accidentel ou singulier, mais d’une nature immuable. Apportant un supplément de sens, l’amplification est donc au service d’une démonstration qui n’est pas dénuée d’un certain didactisme.
L’abbreviatio concertée : les choix stylistiques de Wace
14La voie suivie par Wace est différente, et les premiers vers de son prologue de la Vie de Rollon affichent un tout autre programme esthétique que celui de Benoît :
A Rou sommes venus et de Rou vous diron,
La commence l’estoire que nos dire devon,
Mes por l’euvre esploitier les vers abrigeron,
La voie est longue et grief et le travail cremon. (v. 1-4)
15Face aux difficultés posées par la traduction, il prend le parti d’abréger sur la totalité du récit comme dans ses parties, et le passage considéré ne fait pas exception à cette règle. Suivant le premier principe de l’abbreviatio qui consiste à supprimer tout ce qui est accessoire, il s’est attaché à la seule ambassade d’Hasting auprès des Danois, sujet principal de l’épisode. Aussi, négligeant l’entrée en matière de son modèle, il commence directement avec le personnage du comte Renault qui concentre en lui les sentiments et les volontés de l’ensemble des barons français. Le début du texte est formulé de façon dense et frappante (emphasis), avec une prédilection pour la parataxe et les propositions brèves (dissolutum) :
Roinaut un quens de France, qui Lucenee tenoit,
Paris et Parisis et quantqu’i(l) apendoit,
Oï que gent estranges en sa terre venoit,
Curioux fu comment le païs deffendroit. (v. 468-471)
16La comparaison latine qui exprime l’inquiétude des Français est condensée dans le seul adjectif « curioux », le rassemblement des troupes se réduit à la nécessité qu’ils ont de se défendre. Wace ne suit pas mot à mot, comme le fait Benoît, sa source, mais il reconstruit un énoncé à partir des données qu’elle lui offre, ici ce personnage de Renault que Dudon introduira au fil de son récit. Il n’en reste pas moins que sa traduction est fidèle quant au contenu, et qu’elle l’est aussi quant au style si l’on considère que ce raccourci expressif s’accorde avec la brièveté du texte latin, à l’écriture dense et à l’organisation phrastique resserrée. Sa fidélité stylistique trouve une autre illustration au quatrain suivant quand il est question de la convocation d’Hasting par le comte français :
Hastain a mandé qu’a lui vouloit parler,
C’est Hastainz li daneiz qui tant ala par mer,
Qui fist tantes chetives et tant chetiz plorer,
Qui la cité de Lune fist toute gravanter. (v. 472-475)
17La présentation d’Hasting s’inscrit en miroir avec celle de Renault, suivant un jeu d’opposition et de répétition qui était déjà celui du latin : « Tunc Ragnoldus, princeps totius Franciæ, dixit Alstigno, incentori totius nequitiæ. » La traduction romane consiste bien à reconstruire le fond par la forme en extrayant les traits stylistiques essentiels au sens de l’énoncé, quitte, pour y parvenir, à prendre la liberté de développer.
18Car le choix de la brevitas n’est pas une constante du style de Wace qui fait alterner abrégements et développements selon des choix déterminés par le souci de mettre en valeur des éléments du récit. Ainsi, alors que les échanges entre Renault et Hasting sont narrativisés, les discours lors de l’ambassade sont transcrits au style direct. Leur importance dramatique est par là même soulignée et leur rôle infléchi par une légère modification qui confirme la capacité de Wace à pénétrer le sens du texte latin. Chez Dudon, Hasting veut savoir si les Danois ont entendu parler de lui, espérant recueillir l’hommage de ses compatriotes. Dans le texte roman, la situation est inversée : Rollon, étonné qu’un envoyé du roi connaisse si bien sa langue maternelle, l’interroge sur son identité :
E cil li respondi : « L’en m’apele Hastain,
La terre donc vous dites me norri en son sain,
Main felon ai danté, comme cheval o frain ;
Cest païs couvetai, que de bien le vi plain,
Du roi de France ai Chartres, de lui servir me pain,
Onc ne doutoi chastel plus qu’un mullon de fain. » (v. 492-497)
19La transformation contribue au réalisme de la rencontre et elle fonctionne surtout comme un révélateur de la nature du personnage dont l’orgueil, subtilement suggéré en latin dans le « quodam Alstingo », trouve une expression claire dans la formule « l’en m’apele » qu’il utilise pour se présenter et dans le rappel de ses exploits. Wace a pris là le parti de développer, et il le fait suivant un procédé amplificatoire autorisé par Matthieu Vendôme, pour citer son exemple qui considère qu’on peut suppléer les éléments qui n’ont été ni exprimés ni développés en raison de la « régularité » régissant les actions humaines.
20La traduction ne relève donc pas, comme chez Benoît, d’une scrupuleuse attention à la lettre latine et d’un processus organisateur d’ordre verbal et syntaxique qui ressortit à la seule elocutio, mais d’une totale reformulation, d’un remodelage du texte source dont l’objet est de rendre l’effet plus encore que la lettre, plutôt que de lui emprunter des traits stylistiques. Par ce second degré de l’expression, la « mise en roman » de Wace est stylistiquement plus affirmée et plus personnelle que celle de Benoît, mais la forme métrique et strophique n’est pas indifférente à ce marquage, car l’alexandrin et la strophe monorime, dont le choix est, en lui-même, un trait de style, lui impose une certaine coloration.
Le mètre comme marqueur stylistique
21Rappelons que l’octosyllabe roman, qui poursuit sans doute structurellement la poésie rythmique latine, désignée aussi par le vocable « prose », n’est pas un mètre poétiquement marqué. « Importé, suivant Auerbach, par des clercs en langue vulgaire à partir de sa forme strophique initiale, dans une structure continuée en rimes paires », il se prête à la narration et a été de ce fait adopté pour les « mises en roman » dont il est le vers traditionnel7. Avec l’octosyllabe dont la césure n’est pas nette et dont l’organisation strophique n’a pas de pause fixe et régulière, la phrase ne rencontre en effet aucune entrave métrique et se déploie quasi librement. Ce mode de discours se rapprocherait de la phrase littéraire latine, donnée, par Cicéron, comme « un continuum linéaire et expansif qui s’étire et s’écoule à l’exemple d’une eau en mouvement que rien n’arrête8 ». Ne connaissant pas de limitation des rapports syntaxiques réalisables, la « mise en roman » en vers octosyllabiques de Benoît peut donc utiliser largement les procédés de l’amplificatio relevés précédemment, l’unité métrique de l’octosyllabe qui s’impose comme une forme à remplir en fournissant un moule malléable.
22À l’octosyllabe et à la strophe à rimes paires, qui permettent un type de phrase ouvert et analytique, Wace a préféré l’alexandrin et les strophes monorimes. Plus exactement, un fragment conservé montre qu’il avait commencé par employer la forme traditionnelle des « mises en roman » puis l’avait abandonnée pour composer la première partie de son Roman de Rou, avant d’y recourir à nouveau dans la seconde. L’alexandrin et l’unité strophique monorime, forme métrique peu employée dans les premiers « romans » – le Roman d’Alexandre fait exception – font songer évidemment à la versification des chansons de geste, même si l’écriture de Wace n’en suit pas formellement le style. Dans l’extrait du Rou, l’expression n’est pas formulaire et les laisses, abrégées, se réduisent à des strophes monorimes de quatre ou six vers. Néanmoins, la syntaxe paratactique et le fait que l’unité syntaxique se confonde avec l’unité métrique confèrent une facture épique à l’énoncé. C’est surtout par cette forme prosodique que le Rou ressemble à une chanson de geste. Il suffit de se reporter à l’unique quatrain où sont évoqués la demande de Renault à Hasting et le départ des ambassadeurs, pour voir comment la strophe forme une unité tant sur le plan thématique que formel et comment l’alexandrin au rythme ample et généreux, où les mots sont répartis en unités calculées, est l’espace élémentaire de la structuration métrique.
23Cette architecture fonctionnelle et formelle a une incidence sur la narration. Alors que la formulation souple et déliée de Benoît inscrit les événements et les paroles échangées dans une temporalité objective, scandée par de nombreux adverbes et propositions subordonnées de temps qui inaugurent « l’action » d’un sujet, l’écriture de Wace ne présente pas de vraie successivité. Elle procède par représentation et juxtaposition de tableaux, concentrés sur un personnage ou un fait unique, comme clos sur eux-mêmes. Ce sont les noms des protagonistes qui introduisent par six fois sur treize les strophes narratives, système redoublé par les incises des discours directs où les « dist » et « respondi »« Hastainz » font successivement et alternativement écho aux « dit » et « respondi »« Rou » pour marquer les limites et les changements de strophe. Parallèlement à son contenu thématique, l’énoncé est donc doté d’une signification intrinsèque et paraît posséder en lui-même, comme de l’intérieur, ses propres facteurs de délimitation, sans dissociation de la forme et du sens.
24Ou plutôt, la forme est créatrice d’un sens qui tient à la fonction expressive du mètre et de la strophe, expressivité à la fois personnalisée et solennisée, et aussi à leur fonction oratoire et poétique. On se retrouve encore sur le terrain de l’épopée qui, tout en appartenant au régime narratif de la chronique, est d’abord célébration et commémoration. Tel est bien l’objet du Roman de Rou destiné à exalter la dynastie anglo-normande et toute sa lignée et dont la facture est propre à traduire la geste conquérante de son ancêtre fondateur. Le choix de la forme métrique et strophique confère à la célébration une tonalité épique, comme le registre guerrier dans lequel baignent les discours des personnages. Lors de l’ambassade, les paroles des Danois : « Franciam expugnare venimus » sont développées dans le Brut en deux strophes dont la construction rappelle celle des laisses similaires. La première se conclut sur l’adresse des ambassadeurs du roi aux envahisseurs danois : « Se proies veulent prendre Franchois lor deffendront, / E se terre demandent ja plain pié n’en avront. » ; la seconde sur les menaces de Rollon : « La proie voulons prendre et la terre tendron, / Se Franchoiz le calengent nos nos y conbatron » (v. 486-487). La technique des reprises à l’identique de mots, de groupes de mots et de constructions traduit et le face à face des ennemis et leur opposition irréductible. Sous la plume de Wace, l’ambassade est déjà amorce de combat. Benoît n’a pas suivi Wace sur cette voie. Il s’est contenté de développer, suivant sa technique habituelle, l’énoncé latin et n’a conservé de la version à coloration épique de son prédécesseur que l’expression, fréquente dans l’épopée, de « brant d’acer » :
« De la nos ploct ça a venir
Por France prendre e por saisir.
Cele escombatrons veirement,
Se nos poon, de tote jent ;
Au brant d’acer, quin plort ou rie,
Sera des or mais departie. » (v. 5459-5464)
25Il n’a pas non plus accordé le même intérêt que lui à la figure d’Hasting dont il condamne, on l’a dit, la nature maligne. Le personnage paraît en revanche exercer une véritable fascination sur Wace. Dans le face à face des deux Danois qu’il crée à l’encontre de sa source où Rollon n’est jamais dissocié de ses hommes, il célèbre deux chefs et deux guerriers, issus d’un même peuple, mus par le même désir de conquête, deux hommes qui se reconnaissent. Rollon voit en Hasting un « prodomme de vis et de courage » et se plaît à écouter « ses fez », occasion pour Wace d’un nouveau développement où les épithètes qui les qualifient sont propres à renforcer la charge épique de l’énoncé :
Dont lor a dit Hastain et conté de ses fez,
D’estranges et d’orribles et de beaux et de lez
Et de ses granz proësce et des travaux qu’a faiz. (v. 502-504)
26Quand, à l’instar de Dudon, Benoît fustige l’envahisseur cruel qui ravagea la France, Wace s’attache à exalter un héros. Souligner l’intérêt que porte Wace au personnage d’Hasting dépasse, il est vrai, l’étude des faits proprement stylistiques, mais cette invention participe intimement de la symbiose de la forme et du fond qui se révèle de manière constante dans le passage et qui constitue la base même de la définition du style.
27S’il fallait adapter aux deux textes étudiés les niveaux de style traditionnels, le style moyen (temperatum) caractériserait l’écriture de Benoît dont la physionomie d’ensemble reste simple. Sa phrase, qui reprend avec souplesse la prose de Dudon, est informée par le souci d’exposer avec une clarté qui confine à la redondance les données de l’énoncé latin et d’informer en vue de faire connaître des faits historiques, voire de servir la morale si l’on en juge par les commentaires sur le personnage d’Hasting. Avec Wace, on atteint une forme délibérée et savante, parfaitement adaptée au propos, qui pourrait correspondre à une variété de style élevé. Comme le style gravis, son écriture révèle une grande maîtrise de la langue et de ses acquis et, au-delà de la seule technicité qui ne procède jamais d’effets spectaculaires, un sens aigu de son pouvoir expressif. Son écriture est habitée par un rythme qui se réalise à tous les niveaux de l’expression : rythme des vers et des quatrains, rythme aussi des mouvements internes du texte, à la cohérence, à l’ordonnance et à la beauté duquel il participe.
28Il ne s’agit pas de juger la qualité d’un style par rapport à l’autre, mais de prendre en compte deux formes qui ne renvoient pas au même imaginaire. On sait que l’esthétique du « roman » est ouverte au monde et à la société courtoise. L’écriture de Benoît rejoint le contexte culturel autant dans la référence aux personnes dont il est question dans le texte, cette lignée normande et anglo-normande dont son œuvre doit célébrer les hauts faits pour la gloire d’Henri II, que dans la réponse à une attente, celle du public auquel il s’adresse, cette société féodale de la cour des Plantagenêts dont le goût se porte sans doute vers cette forme neuve qu’est le « roman » et qui est avide de connaissances nouvelles. On peut mesurer ainsi l’importance dans le choix d’un style de la convenientia ou du decorum qui régit le rapport entre les qualités d’une œuvre et les valeurs d’une époque et d’une culture données.
29Wace a choisi un style encore marqué au coin par la chanson de geste et ses valeurs célébratives, style qui, aux yeux d’un public courtois averti, pouvait sembler désuet en dépit de la parfaite cohérence de la forme, du fond et du dessein apologétique qui sous-tend une œuvre commanditée par le roi. Au regard de ses contemporains, il s’est trompé sans doute dans son premier choix, et la suite du texte qui renoue avec le style de la mise en roman semble le confirmer. Mais au regard des lecteurs que nous sommes, par-delà les qualités stylistiques qu’il déploie dans la partie en alexandrins de son Roman de Rou, ses atermoiements témoignent d’une réelle réflexion sur les conceptions du langage et sur l’écriture de son époque, ainsi que sur les conditions historiques qui pèsent sur elle.
Notes de bas de page
1 Les citations renvoient aux éditionsssuivantes : Benoît de Sainte-Maure, La Chronique des ducs de Normandie par Benoît, publiée d’après le manuscrit de Tours, avec les variantes du manuscrit de Londres par Carin Fahlin, t. I et II, Uppsala, 1951-1954 (Bibliotheca Ekmaniana, 56 et 60) ; t. 3. Glossaire entièrement revu et complété par lesssoins d’Östen Södergard, Uppsala, 1967 (Bibliotheca Ekmaniana, 64) ; t. 4. Notes par Seven Sandqvist, Stockholm, 1979 (Acta Universitatis Lundensis, I, 29). Wace, Roman de Rou, publié par A. J. Holden, Paris, Picard, SATF, 1970 (trois tomes).
2 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991, p. 121.
3 De Moribus et actis primorum Normanniæ ducum auctore Dudone sancti Quintini decano, éd. de Jules Lair, Caen, 1865 (Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie).
4 Paul Zumthor, Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters, Heidelberg, C. Winter, 1972, tome 1, p. 57.
5 Daniel Poirion, « Théorie et pratique du style au Moyen Âge : le sublime et la merveille », Revue d’histoire littéraire de la France, 1986, no 1, p. 15-32.
6 Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, Champion, 1982 (1re éd. 1923 ; E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l’allemand par Jean Bréjoux, Préface d’Alain Michel, Paris, PUF, « Presses Pocket », 1956 ; Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, la griffe d’un style, Paris, Champion, 2007 (en particulier le chapitre I).
7 Erich Auerbach, Le haut langage, Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge, traduit de l’allemand par Robert Kahn, Belin, coll. L’extrême contemporain, 2004, p. 187.
8 Cicéron, Orator, 20, 66 , texte établi et traduit par A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964 ; De Oratore, II, 15, 64, texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, livre 1, 1967 (1re éd. 1922), livre 2, 1959 (1re éd. 1928), livre 3, 1971 (1re éd. 1930).
Auteur
Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II
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