Témoignage
p. 263-268
Texte intégral
1En commençant ce témoignage, je voudrais dire combien le film de Jean-Pierre Lledo m’a ému1. Il m’a totalement replacé au cœur de cette histoire de l’Algérie que nous avons vécue et que nous ne cessons de revivre en nos cœurs : histoires politique et sociale, histoire familiale, histoire personnelle, histoire du départ obligé d’un pays aimé que nous habitions depuis plus de deux millénaires.
2Je vais me référer tout d’abord à un document historique particulièrement important : la plateforme de la Soummam2, base idéologique de la Révolution algérienne, qui a réuni autour des questions programmatiques tous les chefs du Front de libération nationale (FLN) en 19563.
3Dans cette plate-forme, se trouvent quelques lignes concernant la minorité juive telle qu’elle prend place à ce moment-là dans la vision de l’Algérie future du FLN : quelle sera sa place dans l’Algérie indépendante telle que ses chefs historiques la voient ?
4Dès les deux premières lignes, le texte dit : « un principe fondamental admis par la morale universelle favorise la naissance dans l’opinion israélite d’un espoir dans le maintien d’une cohabitation pacifique millénaire ». La cohabitation entre Juifs et Musulmans est donc définie dans le texte comme fraternelle et admirable. Et après de nombreux développements sur cette « cohabitation idyllique » qui aurait existé en Algérie entre ces deux populations, survient une autre considération :
Voilà pourquoi le conflit arabo-israélien n’a pas eu en Algérie de répercussions graves, ce qui aurait comblé les vœux des ennemis du peuple algérien. Sans puiser dans l’histoire de notre pays les preuves de tolérance religieuse, de collaboration aux plus hauts postes de l’État, de cohabitation sincère, la Révolution algérienne a montré par les actes, qu’elle mérite la confiance de la minorité juive pour lui garantir sa part de bonheur dans l’Algérie indépendante… En effet la disparition du régime colonial qui s’est servi de la minorité juive comme tampon pour atténuer les chocs anti-impérialistes ne signifie pas forcément sa paupérisation.
Fin de citation, et fin de commentaires de ma part.
5Je crois que les choses sont suffisamment claires comme cela : la place des Juifs, dans l’esprit et dans la lettre de ce texte, c’est qu’ils doivent rester en Algérie après la fin du régime colonial.
6Or 50 ans ont passé. Les gens comme moi, qui ont passé leur enfance et leur adolescence en Algérie, ont vécu cette période tout à fait dramatique, ont entendu et vu les horreurs qui l’ont accompagnée. Qu’on me pardonne de prendre un exemple qui m’est personnel. Mon frère, le 26 janvier 1962, à Constantine, sortait de la synagogue où l’office avait eu lieu beaucoup plus tôt qu’en temps ordinaire : il fallait permettre aux fidèles de rentrer chez eux avant l’heure du couvre-feu. En sortant du temple, mon frère a été assassiné par un terroriste FLN d’une balle dans la nuque. Son cadavre est resté sur la chaussée parce que c’était le couvre-feu, et ce sont des soldats, juifs en l’occurrence, qui étaient de garde et surveillaient le respect de ce couvre-feu, qui ont ramassé la dépouille mortelle de mon frère, un vendredi soir, en plein chabbat.
7Pour mes parents, octogénaires, ce fut un moment tragique, et comme le dit la Bible faisant parler Jacob le patriarche suite à la mort supposée de son fils Joseph, et les risques encourus par son fils Benjamin : « vous ferez descendre ma vieillesse au schéol, dans le tombeau ». Pour Jacob ce fut une épreuve, pour mes parents, ce fut la réalité, terrible. Mon père est mort un an et demi après l’assassinat de mon frère, et ma mère l’a rejoint dans la tombe quatre ans après.
8Ils avaient quitté l’Algérie en juin 1962 avec deux petites valises ; ils laissaient leurs affaires, leurs souvenirs, leurs moments de bonheur, leurs amis, leurs parents et la tombe toute fraîche où personne n’a jamais pu depuis réciter le kaddisch. Ils ont tout laissé, ils étaient des rapatriés parmi tous les autres. Nul n’a jamais pu les consoler de leur désespoir.
9Aussi, merci mes amis, d’avoir organisé cette Journée d’études, merci pour tous ces travaux qui forment eux aussi, comme une célébration du souvenir.
10Mais tout cela ne signifie pas la fin de la réflexion sur l’Algérie car il y a encore, 50 ans après les faits, des questions qui soit n’ont pas été formulées ou posées, ou bien n’ont pas encore eu de réponses satisfaisantes.
11En ce qui concerne son histoire douloureuse, la communauté juive originaire d’Algérie, 50 ans après, se trouve abasourdie comme au premier jour. Mais nous ne devons pas oublier la vertu d’espérance. Malgré tout ce que nous avons vécu dans le sillage de la guerre et de notre départ d’Algérie, nous n’avons pas le droit de désespérer, car c’est peut-être là notre mission sur terre.
12 Rappelons-nous qu’il y a eu tout au long de l’histoire, des moments tragiques vécus par la communauté juive d’Algérie (elle n’était pas la seule d’ailleurs, à souffrir) et lorsqu’on entend ce qui a été dit de façon très intéressante par Valérie Assan, sur le rôle qu’ont joué les rabbins d’Algérie, je crois qu’il est important de se rendre compte qu’ils ont eu à franchir des étapes extrêmement délicates, qu’ils ont beaucoup aidé leur communauté à aller de l’avant. Lorsque la situation à la fin du xiie siècle a empiré en Afrique du Nord avec les Almohades, le grand poète espagnol Ibn Ezra a composé une élégie en disant que tous les pays d’Afrique du Nord, et ce qui n’était pas encore l’Algérie en particulier, étaient devenus des pays vides de Juifs : n’est-ce pas de nouveau le cas aujourd’hui ? L’Algérie est aujourd’hui Judenrein, vide de tous ses Juifs, le dernier Juif vivant sur place, a été enterré à Oran en 2011, comme l’a rappelé un des conférenciers.
13Les rabbins ont eu à franchir des étapes : ainsi en 1391, Ribach et Rachbaz4 parviennent, de la Castille inhospitalière qu’ils fuient, à Alger où ils restaurent les valeurs fondamentales du judaïsme d’Algérie. Jusqu’à aujourd’hui, notre judaïsme se réfère à leurs enseignements.
14Et dans le cimetière St Eugène d’Alger, existe encore le mausolée de ces grands rabbins, et à côté, l’ossuaire des rabbanim est en triste état comme nous l’a montré Jean-Paul Durand, lui-même un des descendants de Rachbaz.
15Remontons dans l’histoire, au xixe siècle maintenant.
16Il y a eu pour les Juifs toutes les difficultés liées à une modernisation venue d’ailleurs, les progrès et les difficultés liés à leur acculturation lorsque le Consistoire central s’est imaginé qu’il fallait « régénérer » les Juifs d’Algérie, comme nous l’ont rappelé Joëlle Allouche et Philippe Danan, et leur rejet marqué par l’antijudaïsme des colons comme des indigènes musulmans, tant aux débuts de la conquête que plus tard, comme l’ont montré Jean-Pierre Lledo, Geneviève Dermenjian et Jacob Oliel.
17Après le désastre de Sedan et le décret Crémieux, concomitants dans le temps, souvenons-nous qu’une grande partie des 40 000 Juifs alsaciens étaient devenus allemands. Le Consistoire s’est-il imaginé qu’il allait compenser cette perte d’une judaïcité vivace par les quelques 35 000 Juifs d’Algérie qu’il administrait désormais ? S’est-il alors imaginé qu’il fallait encadrer ces derniers parce qu’ils étaient sans cadres compétents ?
18Les rabbins d’Algérie qui étaient vraiment de grands rabbins, qui avaient des connaissances très étendues, qui étaient des kabbalistes, qui avaient donné un Rishon le Zion, grand rabbin de Jérusalem5, c’est-à-dire la plus haute sommité du judaïsme mondial, ces grands rabbins-là, brusquement, parce qu’ils étaient en cours d’acculturation, parce qu’ils ne savaient pas parler convenablement la langue française, étaient considérés par les nouvelles autorités civiles françaises et religieuses juives de métropole, comme des ignares. Ils étaient méprisés, parce qu’ils vivaient dans une situation dramatique, dans une grande pauvreté, comme d’ailleurs les membres de leurs communautés.
19Je voudrais poursuivre par une image. Le grand rabbin Isaïe Schwartz, grand rabbin de France et d’Algérie, fait en 1946 une tournée pastorale en Algérie. Il est allé à Constantine, où l’on avait désigné pour l’accueillir l’un des trois grands rabbins de la ville, le grand rabbin Youssef Ghenassia. Celui-ci avait publié 300 livres, tout en assumant les responsabilités de grand rabbin et de dayan, de juge rabbinique ; on peut imaginer ce que cela représente dans une vie intellectuelle.
20Le grand rabbin Ghenassia avait gardé son costume de Juif d’Algérie, et c’est ainsi qu’il accueillit à la porte de la synagogue le grand rabbin de France, dans son beau burnous blanc, avec son chèche.
21Le grand rabbin Schwartz a raconté à ma sœur, chez qui il fut accueilli quelques temps après à Guelma, situé à 60 km de Constantine, qu’il avait été reçu par un rabbin qui « portait un costume arabe » (il ne faisait pas la différence entre le costume arabe et le costume juif), et qu’il avait été ébloui, ainsi que son épouse, parce que ce rabbin avait prononcé un discours rabbinique de très haut niveau, dans un français fleuri, châtié, ponctué d’imparfait du subjonctif. 76 ans après le décret Crémieux, le grand rabbin de France s’étonnait qu’un grand rabbin d’Algérie sache parler parfaitement la langue française…
22Les rabbins d’Algérie, et peut-être le grand rabbin Ghenassia en était-il l’exemple type, avaient franchi la barre qui consistait à apprendre, à entrer dans la culture française, à être capables de faire un discours « à la manière de », être capables d’enseigner, de montrer l’étendue de leur connaissance de la Torah, et donc recevoir dignement, comme il se doit, le chef spirituel de la grande communauté juive de France et d’Algérie de l’époque.
23Après 1962, les dirigeants de la communauté d’Algérie ont considéré qu’il était de leur devoir d’apporter à la communauté juive de France qui les avait accueillis et fait tous les efforts nécessaires pour leur donner une place, pour les aider autant que faire se peut, toute leur volonté, leurs compétences. Et effectivement 20 ans après l’exode, ils ont occupé des places importantes, de premier plan à la tête du judaïsme français6. Parce qu’ils étaient devenus une composante majeure de ce judaïsme. Mais en 1962, personne, strictement personne, n’aurait pu l’imaginer, parce que personne ne croyait au départ imminent d’Algérie, personne n’y a cru. Les Juifs d’Algérie ont été abasourdis, désemparés, par les événements et ils sont venus ici, en France, majoritairement.
24 Dans le même temps, on leur a fait en Israël à cette époque un « procès » historique, injuste. Le premier ministre du gouvernement et le président de l’Agence juive leur ont alors reproché de s’être installés en France, de n’être pas venus en Israël, de n’avoir pas fait leur aliyah, sans se rendre compte que les liens entre l’Algérie et la France, entre les Juifs d’Algérie et la France, étaient tels qu’il ne s’agissait pas d’émigrer, de quitter son pays, mais de passer d’une préfecture à une autre, d’une ville à une autre. Le traumatisme était grand, et rien n’était prêt là-bas pour les recevoir.
25Il faut relire la réponse cinglante d’Émile Touati (président (1983-1990) par la suite du Consistoire de Paris) aux Présidents de l’État d’Israël et de l’Agence juive de l’époque, responsables de ce procès.
26Il y a lieu de rendre hommage à cette communauté qui a su raison garder, intégrer sa douleur, sa peine, son chagrin, qui n’a pas désespéré, est allée de l’avant et qui maintenant fait partie d’une communauté plus large.
En guise de conclusion, j’aurais voulu replacer dans une perspective biblique les événements tragiques évoqués tout au long de ces pages. Les textes de la Genèse que nous lisons en ce moment7 à la synagogue tous les chabbat, sont les textes des engendrements, ceux des familles et des descendants des patriarches, des Toledot, et la péricope que nous avons lue hier est celle de la succession, de la généalogie d’Isaac et de la rivalité entre Ésaü et Jacob, ses deux fils8.
27La succession des patriarches, et la mission des patriarches, dit Dieu à Abraham, c’est que « par toi seront bénis tous les peuples de la terre9. »
28La mission donnée par Dieu, c’est de bâtir pierre après pierre, jour après jour, la fraternité humaine. C’est-à-dire qu’après l’échec de la première fratrie, celle de Caïn et Abel, il faut essayer de bâtir un monde où le frère est un frère pour celui qui est, comme lui, créé à l’image de Dieu.
29Et pendant toute cette période des Toledot, de la généalogie, le texte est à chaque fois scandé par la bénédiction de Dieu accordée aux patriarches. Car Dieu a bien dit à Abraham « par toi seront bénies toutes les nations de la terre, et ta postérité sera comme la poussière de la terre ».
30Poussière de la terre, cette expression peut avoir deux sens, puisque cette bénédiction sera reprise d’une autre façon un peu plus loin lorsqu’il s’agira de Jacob.
31Dans le premier sens, la bénédiction d’Abraham, qui sera accueilli par les Cananéens comme étant le prince de Dieu sur terre, donne le caractère inaliénable, indestructible de la vie humaine : « Ta postérité sera comme la poussière de la terre » et plus loin « sors et essaie de compter les étoiles. Ainsi sera ta postérité, Abraham, innombrable ».
32Ensuite avec Isaac, la postérité est comparée aux étoiles du ciel et au sable du bord de la mer qui ne saurait, dit le prophète Osée, « ni être nombré, ni être compté10 ». Ce qui représente l’abondance, la joie, le bonheur. Et la joie et le bonheur sont partagés par tous.
33Après, à nouveau pour Jacob, Dieu dit « ta postérité sera comme la poussière de la terre11. »
34Mais cette fois, il s’agit de l’autre dimension de la poussière de la terre ; cette poussière, c’est celle qui est foulée aux pieds, celle qui est meurtrie en permanence ; elle n’a aucune valeur aux yeux des autres, elle est rejetée, elle est haïe pour rien.
35Il faut revenir pour terminer à la bénédiction de Moïse qui clôture le Pentateuque12 : Israël vivra solitaire, dans l’insécurité, à l’instar de Jacob qui a été meurtri, haï, chassé, qui a vécu mille morts, mais qui à l’instar de Jacob est resté indestructible, il retrouvera sa « matrie », et ensuite le bonheur qu’il partagera avec toutes les nations de la terre.
36C’est cette perspective que je voudrais vous donner, parce qu’il y a lieu de penser maintenant à la mission qui est la nôtre, celle de ne jamais désespérer, d’apprendre aux autres à ne jamais désespérer, de savoir que le moment viendra où un frère sera un frère pour son prochain.
37Ensemble nous bâtirons un monde meilleur, plus fraternel et juste, où il fera bon vivre.
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Lledo, Algérie, les mots à ne pas dire, 2008.
2 Note des éditrices : Le Congrès de la Soummam, qui devint la cheville ouvrière de la révolution algérienne, a eu lieu en août 1956 autour d’Abane Ramdane, Ben M’hidi et Krim Belkacem dans la commune d’Ouzellaguen en Petite Kabylie, près de l’oued Sahel-Soummam. Il réunissait des représentants de toutes les régions d’Algérie qui mirent sur pied les buts de guerre, les réformes à venir dans l’Algérie indépendante et jetèrent les bases de l’organisation (division en wilayas, formation de divers comités…).
3 Ce texte et d’autres tout aussi importants se trouvent dans l’ouvrage de Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie vue par les Algériens. Des origines à la bataille d’Alger, préface de Mohammed Harbi, Paris, Denoël, 2011.
4 Isaac Barfat Ben Chechet ou Ribach (1329-1408) et Simon Ben Semah Duran (1361-1442) ou Rashbaz.
5 Jacob-Moïse Ayache (1806-1817), issu d’une famille originaire de Médéa en Algérie, fils du rabbin Juda Ayache.
6 Note des éditrices : René Sirat, natif d’Algérie, a été élu grand rabbin de France en 1981. Ce fut la première fois depuis 1870 qu’un rabbin né en Algérie était élu à ce poste. Rabbin et Professeur des Universités (notamment de 1968 à 1996 à l’INALCO), il est grand rabbin de France de 1981 à 1988 et depuis, grand rabbin au Consistoire central. Citons de lui : La joie austère (avec Emmanuel Hirsch), Paris, Bayard, 1990, La tendresse de Dieu, Paris, Éditions Nil, 1996.
7 Novembre 2012.
8 Genèse 25 : 19-28 : 9.
9 Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui t’outrageront. Tous les peuples de la terre seront bénis à travers toi. Genèse 12.1-3, répété dans Genèse 12.3, 13.16, 15.5, 18.18, 22.18, 26.4, 28.14.
10 Osée, 1.3.
11 Genèse 28 : 14. Ta postérité sera comme la poussière de la terre ; tu t’étendras à l’occident et à l’orient, au septentrion et au midi ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité.
12 Deutéronome 1,1 ; 4, 44 ; 28, 69.
Auteur
Agrégé d’hébreu, professeur émérite de l’INALCO, ancien grand rabbin de France
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