Chapitre III. La période courtoise
p. 211-238
Texte intégral
I
1A partir du milieu du xiie siècle, la poésie lyrique française perd son caractère objectif. En outre, le rôle qu’y jouaient des éléments dramatiques et surtout narratifs s’y atténue. D’autres sentiments enfin s’y font jour : les hommes n’y jouent plus un rôle dominateur ; ils s’effacent, au contraire, devant les femmes auxquelles vont leurs attentions et leurs soins. Le chevalier, le poète, recherchent les faveurs de la dame qu’ils ont élue pour ses hautes qualités morales et intellectuelles. Ils lui vouent un véritable culte, même si elle ne songe pas à récompenser leur flamme ; jamais ils ne se vengent de sa froideur ou de son indifférence ; toujours ils lui restent fidèles, espérant qu’un jour elle leur saura gré de leur long dévouement. « Les amants doivent bien servir de bon cœur Amour, dit le troubadour toulousain Montanhagol, car l’amour n’est pas un péché, mais une vertu, qui rend les mauvais bons et les bons meilleurs, et met l’homme en voie de bien faire tous les jours. Et d’amour vient la chasteté, car qui s’entend bien en amour ne peut par la suite mal se conduire. » La littérature où se manifestent ces sentiments épurés a reçu le nom de littérature courtoise parce que les thèmes qu’elle développe ont pris naissance dans les cours brillantes du Midi, et ce sont en effet les poètes provençaux qui les ont transmis aux écrivains du Nord qu’on appelle communément les Trouvères.
2Les premiers contacts remontent à une date ancienne. Raoul Glaber nous a fait connaître la présence en Bourgogne et en France, vers l’an 1000, de jongleurs d’Auvergne et d’Aquitaine, à l’occasion du mariage du roi Robert le Pieux avec Constance, fille du comte d’Arles, Guillaume, mais sans qu’aucune influence profonde en ait alors résulté. Plus tard les Croisades, à plusieurs reprises, la première de 1096 a 1099, la seconde de 1147 à 1149 et la troisième de 1190 à 1192, favorisèrent les relations entre les hommes du Nord et ceux du Midi ; elles permirent à ceux-ci de faire valoir le raffinement de leurs mœurs et la supériorité de leur civilisation. Cependant l’événement décisif fut le mariage du roi Louis VII avec Éléonore d’Aquitaine, petite-fille de Guillaume IX de Poitiers, le plus ancien des Troubadours. Éprise de belle littérature, acceptant volontiers les louanges que lui décernaient les meilleurs écrivains, on a des raisons de croire qu’elle en était entourée, et qu’elle avait conservé, à la cour du roi de France, l’habitude de parler provençal ou poitevin : André le Chapelain cite son nom parmi les dames à qui sont attribués des jugements d’amour. L’une de ses filles, Marie, épousa Henri Ier de Champagne, devint régente du comté après la mort de celui-ci et accueillit à sa cour Rigaut de Barbezieux. L’autre, Aelis, femme de Thibaut V de Blois, s’intéressa à la poésie. On doit considérer que, pendant les quinze années au cours desquelles Éléonore fut reine de France, de 1137 à 1152, les rapports entre les poètes provençaux et les poètes français devinrent assez fréquents. Quand elle fut devenue reine d’Angleterre, après avoir épousé Henri Plantagenet, ils ne cessèrent pas, car elle continuait d’avoir des sujets méridionaux ; en 1152, Bertrand de Born fit un séjour auprès d’elle, en Normandie ; d’ailleurs d’autres troubadours étaient en relations avec d’autres princes des régions septentrionales : outre Rigaut de Barbezieux, déjà cité, on peut signaler que Guiraut de Calanson et Bertrand de Born avaient la faveur de Geoffroy de Bretagne ; inversement des poètes français, parmi lesquels Perrin d’Augicourt, visitèrent les cours du Midi. L’influence provençale, commencée sous de tels auspices, et déjà sensible chez nos plus anciens Trouvères, Conon de Béthune, le châtelain de Coucy, Gace Brûlé, Blondel de Nesles, se développa rapidement ; elle atteignit son apogée au xiiie siècle, puis cessa brusquement aux alentours de 1280. Loin d’être limitée à la France, elle s’étendit à l’Allemagne ; on a relevé des imitations de Folquet de Marseille et de Peire Vidal dans l’œuvre d’un minnesinger, Rodolphe de Neufchâtel ; à la même date environ, c’est-à-dire à la fin du xiie siècle, un autre minnesinger, Frédéric von Hausen s’est, lui aussi, inspiré du même Folquet de Marseille et a emprunté à Bernard de Ventidour une forme strophique assez compliquée.
3En effet, ce ne sont pas seulement leur conception de l’amour et leurs modes de sentir que les poètes méridionaux exportent dans les pays du Nord ; c’est encore leur manière de versifier. A l’époque courtoise, la structure même des chansons révèle l’influence provençale. Il y a, dans les provinces septentrionales, des exemples de canso redonda, c’est-à-dire d’une construction inventée par les Troubadours, où la disposition des rimes change de couplet en couplet, de façon à ramener périodiquement le même arrangement. P. Meyer a cité la pièce de Folquet de Marseille, Amors, merce, no moira tan soven, où les strophes s’accordent en deux séries de la façon suivante, 1= 3 = 5 et 2 = 4, soit, dans la première série ababbbc puis, dans la seconde, cbcb bba, et il a montré qu’une pareille liaison se retrouve dans le Nord, ainsi que d’autres plus difficiles1. Une autre combinaison très en faveur est la division du poème en trois groupes de couplets qui se distinguent par leurs rimes, soit 2 + 2 + 1, ou 2+2+2, ou 2+2 + 3, selon que le poème comprend cinq, six ou sept strophes : c’est la formation dite a coblas doblas2. Enfin le couplet lui-même est bipartite ou tripartite selon la manière dont on veut l’envisager. « La strophe à deux parties, écrit P. Meyer3, se compose le plus ordinairement d’un quatrain, divisible en deux paires de vers, la rime reliant les deux vers qui forment paire, et d’une série variable de vers offrant des combinaisons infinies... La mélodie qui s’adapte à ce genre de strophe est naturellement aussi divisée en deux parties, dont la première est une phrase musicale très courte, mesurée sur la longueur de la première paire de vers et qu’on répète pour la seconde paire ». Cependant l’autre dénomination est plus généralement adoptée : on considère que le quatrain initial ne forme pas un tout ; on y distingue les deux premiers vers, qui constituent l’a ouvert », puis les deux deniers, qui constituent le « clos », et auxquels fait suite la « cauda » : « La tripartition, écrit A. Jeanroy4, consiste en ceci que le couplet est divisé en trois groupes de vers, dont les deux premiers se font strictement pendant, dans l’ordre simple ou inverse (abab ou abba) alors que le troisième est symétrique. » Il ne s’agit, en somme, que d’une question de terminologie, et tout le monde est d’accord sur le fond. Quant à la dernière partie de la strophe, les rimes y sont toujours entrelacées, sans alternance régulière ; les finales masculines et féminines tombent à la même place dans chaque couplet, selon des combinaisons infiniment variées et savantes qui sont laissées au choix de l’auteur. On remarquera que cette structure est fort différente de celle de nos anciennes Romances. Enfin, en queue du poème peut prendre place un « envoi » dont la nature a déjà été définie, et qui, comme on sait, est issu de la « tornada » provençale.
4La période courtoise se caractérise encore par l’abandon des couplets monorimes qui rappellent le genre épique, et cela signifie que les versificateurs, perfectionnant leur instrument, s’orientent vers des formes de plus en plus compliquées, où ils essaient de mettre en valeur des ressources nouvelles, ignorées de leurs prédécesseurs. Naturellement les couplets, isométriques ou hétérométriques, sont toujours de longueur variable, et leur composition change d’un poème à l’autre, selon le bon vouloir de l’artiste. Pourtant, on peut constater que certains types de chansons, tels le Rondet, s’acheminent vers une fixité qui ne deviendra définitive qu’aux xive et xve siècles ; ainsi le métier acquiert des droits et tend à imposer son autorité, qui plus tard deviendra tyrannique. Des genres disparaissent, la Romance en premier lieu, mais aussi la Rotrouenge et l’Estrabot, qu’on finira par abandonner. D’autres naissent et rencontrent vite une certaine faveur, comme le Lai et le Descort, dont on ne connaît pas bien l’origine. Il en est aussi dont l’existence nous est attestée à l’époque précédente, sans que nous en possédions toujours des échantillons anciens, et qui continuent de fleurir après 1150, une fois qu’ils ont subi l’influence méridionale : de ce nombre sont la Pastourelle, qui survivra à la période courtoise, puis le Débat, le Jeu-Parti, l’Aube, peut-être même l’Estampie.
II
5Tous les genres ne présentent pas le même intérêt au point de vue métrique, compte tenu des observations qui précèdent, et ne méritent qu’une mention plus ou moins brève. Il suffit de signaler d’un mot les Chansons religieuses, qui ont été particulièrement nombreuses au xiiie siècle. Le Serventois, divisé en strophes, a continué sa carrière sans qu’il soit nécessaire de s’y appesantir ; nous en possédons, d’un ton violemment satirique, qui ont été écrits contre Blanche de Castille. On pratiqua toujours le Débat, souvent suivi de deux envois, et qui, à l’époque dont il s’agit, est composé dans le Nord sur une succession de rimes plates, parfois même en quatrains monorimes. A partir de 1250, le Motet (motettus ou motellus), connut une singulière faveur. Il eut son origine dans le chant d’église polyphonique, où Pérotin imagina une innovation. « Au lieu de se contenter, dit Th. Gerold5, de faire chanter les parties supérieures seulement sur les voyelles du ténor, il chercha à leur donner plus d’importance en y joignant un texte qui paraphrasait ou mettait en évidence celui du ténor. Ce fut l’origine du motet. « Le texte surajouté, parfois d’abord en latin, pouvait être aussi en français, consistant alors en fragments de chansons connues, ou en refrains ; ils célébraient l’amour, ou le vin, ou la bonne chère, ou bien ils empruntaient quelques vers à des pastourelles, et ces fragments si divers, pour lesquels aucun mètre fixe n’était prescrit, se mariaient avec un ténor liturgique. Puis on composa des textes spéciaux, qui n’étaient soumis à aucune règle concernant le nombre de vers ni l’ordre des rimes. Voici un motet d’Adam de la Halle ; composé sur l’air Robin m’aime, Robin m’a, du Jeu de Robin et Marion :
Mout me fu grief li departir
De m’amiete la jolie au cler vis ;
Qui est blanche et vermellette,
Come rose par dessus lis,
Ce m’est avis,
Son tres douz ris
Me fait fremir ;
Et si oell vairriant languir.
Ha Diex ! comme mar la lessai !
Blanchete comme flour de lis
Quant vous verrai !
Dame de valour,
Vermelle comme rose en mai,
Pour vous sui en grant dolour.
6Ces paroles sont chantées par la voix de dessus : la seconde voix fait entendre Robin m’aime, Robin m'a ; le ténor est formé, en notes longues, par le fragment de plain-chant portare. « Le Motet, observe Coussemaker, était une composition harmonique... Considéré au point de vue poétique, le Motet n’avait point de forme déterminée. C’était une pièce dont le rythme et l’étendue étaient abandonnés à la volonté ou au caprice du poète. Les motets d’Adam de la Halle sont tous à trois parties chantant des paroles différentes. » Le nombre des parties a varié de deux à quatre et le genre a connu de grands développements, mais il n’apporte rien de bien notable à l’histoire de la métrique.
7Il y a également peu de remarques à faire au sujet de l’Aube. On donne ce nom à des pièces qui chantent la séparation de deux amants aux premières lueurs du jour, lorsque l’alouette, ou le guetteur de la tour avertissent l’amant qu’il doit s’éloigner, ce qui provoque les plaintes de la dame aimée. Deux ou trois personnages y paraissent, et le poème est parfois dialogué. Deux de ces aubes, Quant voi l’aube don jor venir... et Gaite de la tor... sont justement célèbres à cause de leur agrément. Cette dernière présente même quelques difficultés d’interprétation qu’ont essayé de résoudre W. Schläger, A. Jeanroy, J. Bédier et Th. Gerold6. Selon J. Bédier, nous serions en présence d’un petit ballet exécuté soit par trois figurants, soit par deux figurants et un chœur ; cette composition est donc dépourvue de tout caractère populaire. Il existe des aubes écrites en provençal, mais nous n’en possédons que quatre en français. Parmi celles-ci, deux seulement nous ont été transmises avec leur musique, ce qui est fort peu et ne permet guère de définir la forme normale de cette sorte de poèmes. L’une ressemble à une romance et chacune de ses strophes se termine par un refrain différent. L’autre est justement Gaite de la tor... pièce assez récente dont le couplet est de six vers hétérométriques, et le refrain, toujours le même, de cinq.
8Le Jeu-Parti ou Parture, fort en honneur au xiiie siècle, est re-présenté par un certain nombre de poèmes, deux cents environ, dont le plus ancien remonte au dernier tiers du xiie siècle, et dont la plupart ont pour auteurs des Trouvères de l’école d’Arras7. « Le Jeu-Parti, dans son type normal, écrit A. Lângfors, est une pièce lyrique de six couplets suivis de deux envois : dans le premier couplet (c’est ce qui le distingue de la Tenson ou Débat), l’un des deux partenaires propose à l’autre une question dilemmatique, et, celui-ci ayant fait son choix, soutient l’alternative restée disponible. Dans les deux envois, chacun des deux partenaires nomme un juge. Il n’y a dans les textes aucune trace d’un jugement que ceux-ci auraient prononcé. » Ajoutons encore que les strophes sont isométriques ou hétérométriques, celles-ci plus rares : quelques-unes se font remarquer par leur brièveté relative ; d’autres longues et massives, comptent jusqu’à quatorze et quinze vers. La plupart des jeux-partis sont à coblas unissonnans, c’est-à-dire construits sur les mêmes rimes, ceux de Thibaut de Champagne, sauf un seul, à coblas doblas. Cependant, par besoin de variété ou par altération de la forme-type ou parce que le texte a été mutilé, on en rencontre qui, au lieu de cinq à six strophes, comportent tantôt jusqu’à sept et huit couplets, tantôt trois ou quatre seulement, même moins encore. Chez certains auteurs, les envois peuvent manquer, par exemple dans le Jeu-Parti entre Andrieu Contredit et Guillaume le Vinier. Les strophes marchent par paires, c’est-à-dire que chaque interlocuteur ne dispose que d’un couplet avant de laisser la parole à son partenaire, et ainsi de suite jusqu’à la fin du poème, avec l’arrangement de rimes signalé ci-dessus : nous ne possédons qu’un seul exemple de coblas singulars. Ce qui donc caractérise le genre, c’est la succession alternante des répliques, toutes de la même dimension. On s’en rendra compte par l’échantillon suivant, qui reproduit les deux premiers couplets d’un de ces poèmes :
I
Jehan, li quiex a miendre vie,
Ou cilz qui tous dis amera
Loiaument, mais amés n’est mie
Ne ja nul jour ne le sera,
Ou chilz a cui dame a donnee
S’amour sans ja avoir pensee
D’autrui amer par nesun tour,
E cilz n’aimmera ja nul jour ?
II
Renier, je dide me partie
Que cilz trop plus grant déduit a
Qui ainme sans penser folie
Que cilz qui riens ne retenra
D’Amours : joie n’a mie antee
Telle c’amis a savouree
Qui se tient adès en amour,
Dont nulz qui n’aime n’a honneur. (Recueil, n° XXI)8
9Le Salut d’Amour est un genre imité du provençal. On appelle de ce nom une épître en vers adressée à une dame. Nous en possédons en français une douzaine, et toutes ces pièces appartiennent au xiiie siècle. Elles ont une forme assez variée. La plupart sont écrites en vers de huit syllabes à rimes plates, fait particulièrement notable, car les rimes plates sont étrangères à la poésie lyrique proprement dite ; d’autres sont en strophes d’alexandrins, une en laisse épique. Étant données ces divergences, il est assez difficile d’en définir le type. Il semble qu’elles se classent surtout d’après le sujet qu’elles traitent.
III
10Quelques genres pourtant méritent une étude plus détaillée, soit à cause des particularités de forme qu’ils présentent, soit à cause des développements qu’ils ont subis dans la suite ; quelques-uns d’entre eux ont une histoire assez compliquée. Ce sont le Lai et le Descort, l’Estampie, la Ballete, qui donnera naissance au Virelai et à la Ballade, enfin le Rondet dont on connaît déjà les débuts et qui prendra tardivement sa physionomie définitive.
LE LAI ET LE DESCORT.
11Ces deux appellations désignent un même type de poèmes qu’il est difficile de distinguer. Au xiiie siècle ils ne sont pas encore soumis à des règles fixes. Ils comprennent un nombre de strophes variable, de quatre à vingt-trois. Ces strophes peuvent être dissemblables l’une de l’autre, ce qui a fait penser qu’il devait en être toujours ainsi à l’origine ; pourtant, dans la majeure partie des pièces que nous possédons, une trentaine à peu près9, la même forme strophique se répète. L'apparition d’un nouveau couplet se manifeste en général par l’emploi de rimes nouvelles, ce qui n’est pas d’ailleurs une loi constante, puisque les rimes changent parfois inopinément à l’intérieur de la strophe. Celle-ci a des dimensions très diverses ; la plus courte ne comprend que 2 vers, et la plus longue 250 ; quant aux mètres, ils ont deux syllabes au minimum et onze au maximum, mais ceux de sept ou de huit syllabes sont les plus fréquents : les poètes jouissent donc d’une entière liberté et ils en profitent sans chercher encore à la restreindre, sauf que la reprise de la même forme strophique y est un fait assez fréquent.
12Le couplet du Lai ou Descort est le plus souvent bipartite, tandis que celui de la chanson est d’ordinaire tripartite ; en général, il comporte deux ou quatre parties symétriques, soit en rimes croisées abab, soit selon la combinaison aabaab, parfois sur d’autres formules ; mais on rencontre aussi des divisions tripartites, ainsi que des couplets monorimes. « La dimension des membres symétriques, écrit A. Jeanroy10, est ordinairement réglée par le système strophique dont ils font partie : ils sont de deux vers dans les strophes à rimes croisées, de trois (ou parfois davantage) dans la strophe couée ; dans certaines constructions plus savantes ou plus arbitraires, ils peuvent être beaucoup plus longs, compter par exemple six vers, sept vers, neuf vers. » Certaines strophes peuvent même se terminer par une cauda soit isométrique, soit hétérométrique, et souvent monorime. Entre les membres du couplet, la symétrie est un fait très fréquent, mais il souffre des exceptions tant au point de vue des mètres qu’à celui des rimes. Cette latitude d’action laissée aux poètes a fait croire que le lai français était issu du lai breton, qu’il aurait donc une origine celtique : selon cette interprétation, il s’agirait primitivement de mélodies importées sur lesquelles on aurait écrit des paroles françaises. Mais ce n’est là qu’une hypothèse à l’appui de laquelle des preuves décisives font défaut, malgré cette phrase de l’auteur du Lai des Hermins : « El lai des Hermins ai mis raison roumance ».
13Toutes les descriptions qui précèdent gagneront en clarté si elles sont appuyées par un exemple, bien que les formes soient très variées et qu’elles diffèrent d’un lai à l’autre. La pièce suivante, l’une des plus courtes du recueil publié par A. Jeanroy, a pour auteur Guillaume le Vinier :
I
Se chans ne descors ne lais
Ki de loial cuer soit fais
Puet d’amor alegier fais,
Droit est que de cuer estrais
Soit mes chans et liés et gais
Contre la novele saison,
Pour querre merci et pais
Celi ki l’a en sa prison,
Dont ne puet estre retrais
Mes cuers, ki l’aime a deraison.
II
Mais tant est de grant vaillance
Et sage et de haut renon
Qu’en moi ne truis esperance
Ki m’aliet de guerredon,
Et puis qu’espoirs fait faillance
N’ia se du languir non,
K’espoir est la soustenance
As amans sans traïson,
N’en moi ne truis esperance,
Si faç samblant bel et bon,
Mais n’est fors par contenance
Pour covrir ma sospeçon,
Car je n’ai espoir de don,
De rien ki tourt a garison,
Fors que mesdisant felon
Me font estre amé a parçon :
Il resamblent le gaignon
Ki mort la gent en traïson.
II
Si m’en air
Et voel haïr
Ceuls ki font tel mesprison
D’eus envaïr
Por dechaïr
Se paint chascuns en son non,
Car meschaïr
De gent traïr
Leur devroit sans nul pardon.
Dous vis, dont moef ma chançon,
Haés gens d’itel sornon,
Car a paines se puet on
Gaitier de privé larron,
Et a petite ochoison
Ocist li leus le moton.
IV
Tex gens haés
Si vos gardés
D’eus et de lour faus maintiens ;
De moi pensés,
Car tout m’avés
Et tenés, tres douce riens ;
Ne m’oubliés,
Car bien savés
Que plus sui vostre que miens ;
Si m’occirés
Se vos volés,
Mais ce n’iert porfis ne biens.
Se fuisse pris a païens
Puis eusse esté raïens
........................
C’ai esté en vos lüens,
N’ainc fausseté ne engiens
Ne me fisent aï(w)e,
Dam : en bonté naïwe,
Ne m’i soiés eskive ;
Se plus ne m’estes pive,
Ma vie est trop penive. (n° VII)
14Ainsi qu’on peut le constater, ces quatre strophes sont différentes l’une de l’autre, envers de quatre, six, sept et huit syllabes, la seule rime en -on persistant pendant trois d’entre elles, tandis que les autres varient. La première débute par un quatrain monorime auquel font suite trois membres symétriques, de deux vers chacun, formant une suite de rimes croisées. Le second couplet comporte d’abord trois quatrains à rime croisée ; il se termine par une cauda monorime de six vers sur deux mètres différents, l’un des sept syllabes, l’autre de huit en alternance régulière. Le troisième commence par trois membres hétérométriques à rime couée et s’achève par unecauda isométrique de six vers. Le quatrième présente d’abord quatre parties symétriques à rime également couée ; une cauda leur fait suite ; celle-ci se scinde elle-même en deux parties, dont la première est en vers de sept syllabes sur la même rime, et la dernière en vers de six syllabes sur une autre rime. L’examen du texte musical confirme ces observations, et les diverses phrases qui le composent soulignent les divisions des strophes telles qu’elles viennent d’être décrites.
15Il arrive cependant parfois que certains couplets soient exactement parallèles. C’est le cas, dans le Lai de la Rose, des couplets II, III (mutilé) et IV. On comparera donc II et IV :
II
Doce amie, car te preng garde
Kex la cose est ki tant m’atarde !
Tu tiens la clef ki mon cuer garde :
Avoir nel puis sans ton congié :
Car dedens toi l’as herbergié,
En ta prison l’as enfregié :
Je t’aim
Et claim,
Ma tres doce amie,
Mon aim
Reclaim
La dont j’ai envie ;
J’ai faim
Del pain
Ou je voi ma vie.
IV
Doce dame, pitiés te praigne !
Ne puis faillir ne me complaigne,
Se li tiens cuers ne s’acompaigne
Au fais porter ke je sostieng.
Ha ! secor moi, ke trop recrieng
Ke ne perde cou ke je tieng.
Je sui
Et fui
Et serai amis
Celi
Ens qui
J’ai mon penser mis ;
Vers li
M’en fui
Car tôt m’a conquis. (n° XXI)
16Ici le couplet est de six vers sur deux rimes, nettement bipartite. La coda comprend trois membres aab exactement semblables entre eux. La musique accuse très vivement les divisions et correspondances du texte :
17couplet, Ier membre
Mon aim Re - claim La dont j'ai en - vi - e.
Do - ce da - me, pi - ties te prai - gne !
Au fais por - ter ke je sos - tieng.
Ce - li Ens ki J'ai mon pen - ser mis ;
18Ces répétitions des mêmes formules qui accompagnent les membres symétriques ont posé des questions que les musicologues n’ont pas encore résolues. Certains en tirent argument pour chercher l’origine des lais dans les Proses d’Église, où le parallélisme des clausules est de règle ; il se retrouve également dans les poèmes versifiés d’Adam de Saint-Victor11. D’autres, au contraire, combattent cette explication, car il y a des lais tripartites, et même de structure fort libre. Tout ce qu’on peut remarquer, c’est que la mélodie se rapproche du type psalmodique ; la syllabe n’y est, en général, supportée que par une seule note, sans mélismes, ce qui donne à la musique un tour assez monotone.
L’ESTAMPIE.
19C’est une chanson d’amour que l’on chantait sans doute à la danse en frappant fortement le sol du pied, comme paraît l’indiquer l’étymologie du mot (germanique stampjan = frapper) ; elle comportait donc des mouvements bien marqués et rapides. Elle a peut-être été empruntée à l’Estampida provençale et manifeste quelques analogies avec le Lai, de telle sorte qu’on a aussi voulu voir en elle un succédané de la Prose liturgique. Cependant son histoire présente encore bien des obscurités. Nous possédons dix-neuf estampies françaises, éditées par W.-O. Streng-Renkouen12, et qui nous ont été conservées par le Chansonnier d’Oxford, aussi nommé manuscrit Douce ; elles semblent avoir toutes été écrites au début du xive siècle et être de provenance lorraine. L’Estampie provençale est de cinq strophes, chacune de quatorze vers monorimes ; ces vers sont de mètres différents, le troisième, le sixième, le septième et le huitième rimant entre eux à l’hémistiche et les six derniers formant un couplet composé de deux moitiés égales. Quant aux Estampies françaises, elles sont assez différentes de leurs congénères méridionales et, d’ailleurs, ne se ressemblent pas entre elles, de telle sorte qu’il est difficile d’en déterminer le type régulier, qui peut-être n’existe pas. La plupart sont composées de trois ou quatre strophes, mais d’autres en ont cinq, avec, pour chacune, un nombre de vers qui varie de quatre à trente. Ces strophes revêtent divers aspects ; les unes sont monorimes ; d’autres se terminent par une cauda sur d’autres rimes que le début du couplet ; d’autres admettent deux rimes qui se correspondent dans des membres symétriques ; rarement un poème est construit sur plusieurs rimes. Les couplets revêtent des formes assez diverses, et, dans une même estampie, sont rarement identiques ; comme ceux du lai, ils sont le plus souvent bipartites ; mais cette règle n’est pas absolue, et il en est aussi qui ne supportent aucune division. « Ce qui semble encore caractériser la plupart des Estampies, écrit W.-O. Streng-Renkouen en tête de son édition, c’est que les couplets de rythme différent sont, dans la même estampie, reliés entre eux par l’identité qui existe entre les derniers vers de toutes les moitiés de couplets, d’une part, et les derniers vers de toutes les secondes moitiés, d’autre part. Si tous les poèmes qui figurent ici sous le nom d’estampie appartiennent vraiment au même genre, il y en a donc deux espèces assez différentes : l’une, dont les couplets ne sont pas divisibles, et qui ne forme qu’une infime minorité, et l’autre, la grande majorité, qui sont bipartites. Dans ce dernier groupe, on peut encore distinguer les estampies dont les couplets sont divisés en deux moitiés d’une longueur égale et celles dans lesquelles la dernière moitié est plus longue que la première et finit par une espèce de clausule qui, dans tous les couplets de la même estampie, est identique. » Il faut signaler enfin que l’Estampie, bien qu’appartenant au groupe des chansons de danse, est dépourvue de refrain.
20La pièce suivante, la plus courte de celles qui nous ont été trans-mises, servira d’exemple. La division adoptée par le dernier éditeur est assez différente de celle qu’avait proposée P. Meyer ; elle paraît en effet préférable :
I
Onkes talent
De faire chant
Ne me fu(s)t pris,
Mien essiant,
Ce ma dame ne fu(s)t cui j’aime tant.
A li mi rent
Entierement ;
Elle m’ait mis
Estroitement
An ces liens, qui me vont destrainant.
II
Et bone amor me vait si justisant
Ke je ne voi an mi confortement.
Se vos pitiez ne m’aleiz deffendant,
Mar cru mes ieus ki me firent menant.
III
Si biau samblant
Et atraiant
Ont de mon cors fait moncuer desevrant,
Et si vairs eus et sai boche riant
Au baiziers dezirant.
Blonde avenant,
Merci demant,
Ne refuzeis vostre loial amant,
De vos servir nuns jors ne me repent,
Si m’alegiez, c’il vos plait, mon torment.
21Ce qu’il y à d’exceptionnel dans ce poème, c’est le nombre de décasyllabes qu’il contient, car le plus souvent les Estampies sont écrites en mètres très courts. Ce détail mis à part, la structure du morceau est assez caractéristique ; il se compose de trois strophes dissemblables, écrites sur une rime persistante, coupée à deux endroits dans le premier couplet par une seconde rimé. Ces trois strophes obéissent à une division bipartite, et, dans chaque membre de la première, la seconde rime apparaît à la même place, selon la formule aabaa aabaa : le parallélisme reste syllabiquement imparfait dans le dernier couplet, où un vers de six syllabes du premier membre a pour correspondant un décasyllabe à la fin du second.
22Or, aucune des dix-neuf Estampies qui nous ont été conservées par le Chansonnier d’Oxford n’est accompagnée de sa musique, qui nous apporterait sans doute de précieux renseignements sur le genre. Mais, d’autre part, nous voyons qu’on donnait aussi ce nom à des pièces purement instrumentales au son desquelles on dansait. Nous en possédons quelques-unes, contenues dans un manuscrit de Paris et dans un manuscrit de Londres13. Dans sa Theoria, écrite aux environs de 1300, Jean de Grocheo traite de la musique populaire et réunit sous la même observation le stantipes et la ductia, deux sortes de compositions dont il nous dit qu’elles consistent en un « sonus illustratus », une mélodie sans texte : « Dico autem illitteratus, quia licet in voce humana fieri possis et per figuras repraesentari, non tamen per litteras scribi potest, quia littera et dictamine caret. » Le sens de « mélodie sans paroles » est donc très nettement attesté par cette définition. Il l’est également par plusieurs textes, dont l’un, de Froissart, est souvent cité :
La estoient li menestrel
Qui s’acquittoient bien et bel
A piper et tout de nouvel
Unes danses teles qu’il sorent ;
Et si trestot que cessé orent
Les estampies qu’il batoient,
Cil et celes qui s’esbatoient
Au danser, sans gueres atendre,
Commencierent leurs mains a tendre
Pour caroler. (éd. Scheler, t. I, p. 221)
23On ne saurait omettre non plus ce passage de Baudoin de Condé :
Quatre menestreil de viele
Ont une estampie nouviele
Devant la dame vielée. (éd. Scheler, t. III, p. 20)
24D’ailleurs, les Leys d’Amors distinguent l’Estampie instrumentale de l’Estampie vocale : « Nous avons encore l’Estampie, disent-elles14 ; tantôt ce mot s’applique au son des instruments, et alors nous ne nous en occuperons pas ; tantôt il s’applique non seulement à la musique, mais aussi à un poème qui a pour objet l’amour ou les louanges d’une dame. »
25Il est tout à fait regrettable que les Leys d’Amors aient volontairement laissé de côté tout ce qui avait trait aux compositions instrumentales. Selon certains témoignages, leurs mélodies auraient été assez simples. Selon Jean de Grocheo, au contraire, elles auraient présenté des difficultés, et auraient été formées d’un certain nombre de puncta, c’est-à-dire de doubles clausules semblables à celles des Proses liturgiques, sans mesure précise, ce qui les différencie des ductiae : « Stantipes... habens difficilem concordantiarum discretionem per puncta determinatus, ...percussione, quae est in ductia, caret, et solum punctorum distinctione cognoscitur. Partes autem ductiae et stantipedis puncta communiter dicuntur. Punctus autem est ordinata aggregatio concordantiarum harmoniam facientium ascendeudo et descendendo, duas habens partes in principio similes, in fine differentes, qui clausum et apertum (le clos et l’ouvert) communiter appellantur. Dico autem duas habens partes, etc., ad similitudinem duarum linearum, quarum una sit major alia. Maior enim minorem claudit et est in fine differens a minori. Numerum vero punctorum in ductia ad numerum 3 consonantiarum et perfectarum attendentes ad 3 posuerunt. Sunt tamen aliquando notae vocatae 4 punctorum, quae ad ductiam vel stantipedem imperfectam reduci possunt. Sunt etiam aliquae ductiae 4 habentes puncta15.
26Plusieurs critiques ont fait état d’une anecdote qui nous a été rapportée au sujet du troubadour Raimbaut de Vaqueiras (1180-1207). Il était aimé par la sœur du marquis de Montferrat. Une brouille survint entre les deux amants, jusqu’au jour où des jongleurs jouèrent devant la cour de ce grand seigneur une estampida fort applaudie. Comme Raimbaut restait morose et sombre, le marquis le pria de faire une chanson en l’honneur de sa sœur, madame Béatrice, qui voulut bien l’y convier elle-même. Le poète mit alors des paroles sur l’estampida qu’avaient jouée les musiciens. C’est la pièce Kalenda maya dont nous possédons aussi la musique, et cette musique est formée de petites phrases répétées, de telle sorte que le couplet se divise facilement en trois clausules doubles, à la manière des Proses. Mais ce récit ne nous dit pas si Raimbaut avait emprunté la mélodie étrangère sans la modifier, ou s’il s’en était seulement inspiré. S’il est vrai que la coupe des estampies instrumentales que nous possédons correspond le plus souvent à celle des poèmes qui portent ce nom, il y a des exceptions. D’autre part, il y a bien des différences entre l’Estampida provençale et l’Estampie française, et les dix-neuf pièces du Chansonnier d’Oxford sont loin d’être semblables l’une à l’autre : W.-O. Streng-Renkouen pose même la question de savoir si elles appartiennent au même genre. Les doutes s’évanouiraient si nous en connaissions les mélodies ; mais dans l’état actuel du problème, toute certitude nous fait défaut16.
LA BALLETTE.
27C’est au xiiie siècle un genre de transition. Il tend déjà vers la forme fixe, mais il n’y parviendra qu’en donnant naissance d’une part au Virelai, de l’autre à la Ballade. Il découle de la Dansa provençale parce qu’il comporte obligatoirement trois couplets, la fin de chaque couplet devant s’accorder, par ses rimes, avec les rimes du refrain. « La Dansa, disent les Leys d’Amors17, est un ouvrage gracieux qui contient un refrain ou repos seulement, et trois couplets ayant sur la fin la même mesure et la même rime que le refrain. La tornada doit être pareille au refrain. Les commencements de chaque couplet doivent être de la même mesure, et, si l’on veut, sur les mêmes rimes ou sur des rimes différentes ; mais ils doivent entièrement différer du refrain par la rime. Car il ne serait pas bien que le commencement du couplet fût sur les mêmes rimes que le refrain ; mais il peut être de la même mesure que le refrain, ou d’une mesure différente. La mesure du refrain doit être celle de la moitié d’un couplet, à deux vers près, en plus ou en moins. Les vers de la Dansa ne doivent pas passer huit syllabes ; et, dans le cas où ils excéderaient ce nombre, l’ouvrage serait irrégulier, anormal, et n’aurait pas la mesure qui lui est propre, à moins pourtant que les rimes ne fussent multiples. On peut répéter, si l’on veut, trois vers, sans plus ni moins, du refrain : mais si le refrain est de trois vers seulement, on ne peut en répéter plus de deux, sans plus ni moins ». Cependant la Ballette, qui possède avec la Dansa quelques traits communs, ne lui est pas identique. Elle subit en français l’influence à la fois du Rondet de carole, avec refrain initial, et de l’ancienne Romance, qui possédait un refrain final. Puis une scission s’opérera, le Virelai retenant le refrain initial, tandis que le refrain final s’attachera à la Ballade. Des ballettes nous ont été conservées par le Roman de Fauvel et surtout par le Chansonnier d’Oxford. Les cent quatre-vingts poèmes désignés sous ce titre dans le manuscrit Douce ont été édités par G. Steffens avec toutes les autres pièces qui composent ce célèbre recueil ; ils ont été étudiés il y a quelques années, en un remarquable article par E. Hoepffner18.
28P. Meyer19 avait déjà montré qu’au xiiie siècle aucune distinction n’était encore faite entre le Virelai et la Ballade, et que les deux termes pouvaient s’échanger. Il avait attiré l’attention sur la ballette n° LIII du manuscrit d’Oxford qui se termine ainsi :
S’an vuel dire par amistei
Et par dousor
Ke cis virelis ke j’ai troveit
Me vient d’amors.
29E. Hoepffner a repris et complété cette démonstration. Il a fait ressortir que les pièces classées sous le nom de Ballettes ne sont pas exactement semblables entre elles. Au lieu de trois strophes, deux n’en possèdent qu’une, dix-neuf que deux, tandis que six en comptent quatre, quatorze en alignent cinq, et trois vont jusqu’à six. Les unes ont la forme des virelais, mais avec des variations dans le détail et un certain nombre d’irrégularités. Les autres possèdent le refrain de tête et le refrain de queue, comme il se doit, mais celui-ci est différent de celui-là tandis qu’il devrait être identique, de telle sorte qu’on peut y voir un type de transition. D’autres enfin — plus de la moitié — sont dépourvues de refrain initial, mais présentent un refrain qui termine chacune des strophes : le critique pose alors la question de savoir s’il faut les considérer comme des virelais où le copiste aurait simplement omis le refrain initial, ou comme des ballades ornées de leur refrain final, « car, dit-il, aussi bien qu’il y a parmi les Ballettes du manuscrit d’Oxford des pièces qui sont incontestablement des Virelais, il y en a d’autres qui sont aussi incontestablement des Ballades ».
30S’agirait-il pourtant d’erreurs commises par le copiste ? On constate qu’il écrit bien plus souvent le refrain à la fin du couplet, tandis qu’il l’omet au début. Mais treize Ballettes ont été transcrites par lui deux fois ; dans onze cas il n’y a pas de variante : deux seulement ont été recopiées une fois avec un refrain initial, une fois avec un refrain final : c’est sans doute parce que ces pièces lui étaient parvenues telles qu’il nous les a livrées ; nous ne saurions donc incriminer sa négligence. En conséquence, il faut admettre qu’au xiiie siècle les deux genres, Virelai et Ballade, n’étaient pas encore séparés par les théoriciens et que le terme de Ballette réunissait des formes parentes, déjà différentes du Rondet, mais qui, dans l’opinion, ne l’étaient pas encore l’une de l’autre, et qui ne prendront qu’un peu plus tard leurs caractères définitifs en excluant toute possibilité d’hésitation et de mélange : « Nous avons pu constater, écrit E. Hoepffner, que la scission entre les deux genres de Ballettes, les Virelais et les Ballades, existe déjà dans le manuscrit Douce (Chansonnier d’Oxford). Elle remonte bien plus haut sans doute, peut-être jusqu’aux premières origines de la chanson à danser. On sait bien qu’à côté du vieux Rondet de carole, avec refrain initial, figurent des genres lytiques comme la Romance et la Rotrouenge, qui ne possèdent que le refrain final. Les deux types, différents non tant par la place du refrain que par l’influence que ce-lui-ci, selon sa place, exerce sur la strophe proprement dite, ont subsisté l’un à côté de l’autre, et ont peu à peu, par des transformations successives, sous l’influence de la poésie courtoise et aussi bien en s’influençant mutuellement, abouti aux genres à formes fixes avec ou sans refrain initial : rondeau, virelai et ballade, les trois genres qui figurent déjà côte à côte dans le groupe des Ballettes d’Oxford ».
31Les poèmes ainsi dénommés n’ont donc pas, au xiiie siècle de schéma constant. Parfois ils sont isométriques, mais plus souvent on les a construits sur des mètres différents. Ceux que nous a transmis le Chansonnier d’Oxford ne sont pas accompagnés de musique. Th. Gerold20 a donné comme exemple du genre une des petites pièces qui sont chantées dans le Jeu de Robin et Marion, d’Adam de la Halle ; elle est écrite sous forme de dialogue :
— Bergeronete, douche baisselete,
Donés le moi, vostre capelet,
Doués le moi, vostre capelet.
— Robin, veux tu que le meche
Seur ton kief par amourete ?
— Oïl, et vous serés m’amiete
Vous averés ma chainturete,
M’aumosniere et mon fremalet.
— Bergeronele, douche baisselete,
Donés le moi, vostre capelet ».
— Volontiers, men dons amiet.
32En tête de la chanson se trouve un refrain de trois vers. On distingue ensuite l’« ouvert » et le « clos », chacun d’un vers. La troisième partie du couplet, reliée par ses rimes au refrain, se compose de trois vers et se chante sur la même mélodie, trois fois répétée, que le premier vers du refrain. Puis vient enfin ce refrain, modifié en son dernier vers, mais qui reste musicalement identique à lui-même, malgré la différence du texte et du mètre. Nous retrouverons plus loin le Virelai et la Ballade.
LE RONDEAU.
33On sait déjà quels ont été les développements du Rondet de carole et comment, par l’introduction d’un fragment du refrain dans le corps du couplet, il a abouti, vers la fin du xiie siècle, à une formule aAabAB, attestée par divers textes, et notamment par des chansons insérées dans Guillaume de Dole. Il suffit de placer le refrain tout entier en tête de ce schéma pour qu’on obtienne le dessin du Rondeau. C’est dans le courant du xiiie siècle que ce genre tend à se régulariser. Naturellement, il y a d’abord des hésitations. Chez Adam de la Halle, qui a écrit un certain nombre de pièces désignées sous ce nom, le Rondeau peut se diviser en trois couplets ou strophes. « La première, dit G. Raynaud21, est composée de deux ou trois vers, rarement de quatre ; la seconde n’a qu’un seul vers, suivi du premier vers de la première strophe, formant refrain ; la troisième compte autant de vers qu’il y en a dans la première strophe, le tout suivi de la répétition de cette première strophe tout entière formant refrain. Les vers ont de deux à neuf, et même onze syllabes, et souvent de longueur différente ». En d’autres termes il y a refrain, de deux à quatre vers, en tête et en queue du poème, et fragment de refrain à l’intérieur. G. Raynaud cite cet exemple :
Jamais ne serai saous
De warder les vairs ieus dons
Qui m’ont ocis.
Onques mais si au dessous
Jamais ne serai saous.
Ne fu nus cuers amourous
Ne ja n’ert a tant rescous,
Quant muir tous vis.
Jamais ne serai saous
De warder les vairs ieus dous
Qui m’ont ocis.
34Disons pourtant que les formes d’Adam de la Halle sont assez variables. La division en couplets se retrouve dans quelques-unes de ses compositions, par exemple dans la pièce Fines amouretes ai. Mais, dans ce dernier poème, le refrain énoncé en tête reparaît à la fin de chaque strophe, et en entier, selon la formule AAA bbbaAAA cccaAAA dddaAAA, de telle sorte que, malgré le nom qu’elle porte, cette pièce ressemble à un virelai. Un autre rondeau du même auteur est d’une structure toute différente. C’est le suivant, sur une seule rime :
Amours et ma Dame aussi,
Jointes mains vous proi merchi.
Vostre grant biauté mar vi,
Amours et ma dame aussi,
Jointes mains vous proi merchi,
Se n’avés pité de mi,
Vostre grant biauté mar vi.
Amours et madame aussi,
Jointes mains vous proi merchi.
35Il répond à la formule AIAIIAIIIAIAII a AIIIAIAII. Coussemaker le partage arbitrairement en deux quatrains, sans reproduire le dernier vers, que donnent d’autres éditeurs. Que l’on doive accorder à ce poème huit vers ou neuf, il est difficile d’y introduire une division en trois strophes. On peut se rendre compte qu’Adam de la Halle n’est aucunement obsédé par le souci de se plier aux règles d’une facture stricte ; ce qui l’intéresse surtout, c’est la musique : elle est encore, ainsi que l’observe H. Riemann22, dans le style des « conduits », avec trois voix qui chantent le même texte, tandis que d’autres auteurs écrivent des pièces pour la seule voix de coryphée, le refrain devant être entonné par le chœur. Adam de la Halle est donc très libre. « Au point de vue de la versification, a écrit en 1872 son éditeur23, le rondeau paraît avoir été une pièce n’ayant généralement que deux ou trois strophes, commençant par plusieurs vers qui servent de refrain aux autres strophes. La plupart des Rondeaux ont cette forme. Quelques-uns en diffèrent, mais très peu. Le dernier des Rondeaux d’Adam est une sorte de noël. Il sort des formes observées dans les autres. » A son tour, H. Guy s’ex-prime ainsi : « La forme des rondeaux et des motets varie beaucoup et, dans ces genres, la fantaisie du poète pouvait se donner libre carrière. Sur les seize rondeaux du Bossu, sept sont des triolets réguliers et ont, conséquemment, huit vers. Les autres sont composés, selon le cas, de dix, de douze, de dix-huit et même de vingt-quatre vers (en comptant chaque refrain). A plus d’une pièce, le nom de rondeau, tel que nous l’entendons, s’applique fort mal24. »
36Les « triolets » anciens, comme dit H. Guy en usant d’un terme employé seulement à partir du xvie siècle, notamment par Th. Sebillet, ne sont pas toujours parfaitement réguliers. On a parfois altéré le premier vers du refrain repris après le vers de couplet, c’est-à-dire qu’on l’a rendu dépendant du couplet qui devrait, au contraire, se soumettre à lui. A. Jeanroy25 a attiré l’attention sur un certain nombre de cas semblables. Voici l’un d’eux :
Diex ! Trop demeure, quant vendra ?
Sa demourée m’ocirra !
Bon jor ait Lui por cui le dis,
Diex ! Trop demeure mes amis :
Mais il est et gays et jolis,
S’aurai s’amour quant lui plaira.
Diex ! Trop demeure, quant vendra ?
Sa demourée m’ocirra.
37Le poème suivant nous montre, au contraire, le point de fixation auquel va s’arrêter le rondeau26 :
Haren, li maus d’amer
M’ochist ;
Il me fait désirer.
Haren, li maus d’amer
Par un douch regarder
Me prist.
Haren, li maus d’amer
M’ochist.
38La formule en est bien ABaAabAB, et c’est elle qui va triompher : le refrain de deux vers, chacun sur une rime différente, s’inscrit en tête de la pièce ; puis vient un vers du couplet auquel succède le premier vers du refrain ; suivent alors deux vers du couplet, et le tout se termine par la reprise intégrale du refrain. Cette forme devient définitive à la fin du xiiie siècle ou au début du xive. Comme l’a remarqué A. Jeanroy, elle n’est pas riche et ne permet pas au poète de déployer une magnifique inspiration ; mais elle est excellente pour la danse ; elle permet aux figurants et au préchantre de faire alterner leurs voix et de bien marquer les mouvements chorégraphiques. Musicalement, il y a correspondance entre la forme métrique et la mélodie, qui se traduit par le schéma ABαAαβAB. Il n’en a peut-être pas été toujours ainsi : « La définition, écrit Th. Gerold27, que Jean de Grocheo (fin du xiiie siècle) donne du rondel ne cadre pas absolument avec les documents qui nous ont été conservés. Il dit : « Nos autem solum illam [cantilenam] rotundam vel rotundellum dicimus, cujus partes unum habent diversum cantum a cantu responsorii vel refractus... » Cela semble signifier que le couplet doit avoir au moins une phrase différente de celle du refrain. Comme exemple, il cite le rondel Toute seule passerai le vert boscage. Or, ce rondel se trouve dans le ras. B. N. fr. 12786... La mélodie du couplet est absolument identique à celle du refrain. Peut-être existait-il une autre composition à laquelle Grocheo fait allusion. » Naturellement, à côté de la forme régulière du rondeau, il en existera toujours d’autres assez variées que nous définirons plus loin, la longueur du refrain, qui peut avoir trois ou même quatre vers, déterminant celle du poème, sans parler encore des autres développements que ce genre a pu recevoir.
Notes de bas de page
1 P. Meyer. Romania, t. XIX, 1890.
2 Mais on connaît aussi des pièces à coblas unissonans et d’autres à coblas capfinidas ; Cf. supra, p. 81 et 88.
3 Id., ib.,p. 11.
4 A. Jeanroy, Poésie lyr. des Tr., t. II, p. 70.
5 Th. Gerold, Mus. au M. A., p. 246.
6 Th. Gerold, Mus. au M. A., p. 200.
7 Recueil général des Jeux-Partis français, p. p. Lângfors avec le concours de A. Jeanroy et L. Brandin (1926).
8 Le Jeu-parti ne sera pas abandonné au xve siècle, toujours avec la même similitude de rimes et de mètres dans les couplets. Comme ceux-ci sont généralement au nombre de six, et que la pièce se termine par deux envois, les poètes sont naturellement amenés à considérer ce genre comme, une double ballade. Aussi Charles d’Orléans y introduit-il le refrain, ce qui atteste la confusion. (Cf. G. Hecq et L. Paris, p. 96). Nous possédons la musique des jeux-partis d’Adam de la Halle.
9 Lais et Descorts français du xiiie siècle, p. p. A. Jeanroy, L. Brandin et P. Aubry, texte et musique (1901).
10 Op. cit., Introd., p. ix.
11 A cause des répétitions signalées, certains critiques ont tendance à considérer le Lai comme beaucoup plus assujetti à des règles qu’on ne le croyait autrefois. Ils proposent même certains remaniements et groupements de strophes qui leur sembleraient propres à en administrer la preuve : c’est ce qu’a fait Fr. Gennrich en ce qui concerne le Lai dit Chievrefeuil, peut-être avec raison ; mais d’autres textes, le Lai des Hermins et le Lai d’Aélis résistent à un pareil traitement. Cf. Th. Gerold, Romania, 1934, p. 106.
12 Les Estampies françaises, éditées par Walter O. Streng-Renkouen, 1931.
13 Bibl. Nat. f. fr. 844 et Londres Brist. Mus. add. 29897.
14 Leys d’Amors, éd. G.-A., t. I, p. 350.
15 Jean de Grochèo, Theoria, éd. J. Wolf, Sammelband der IMG, I, 1, p. 97 ; Hugo Riemann (Gesch. d. MTh., p. 209), donne aussi ce texte, avec la traduction suivante : « Die Melodiegliederung des stantipes ist komplizierter. Der Takt, den wir beider ductia antreffen, fehlt hier. Die Einteilung in Punkte, die übrigens auch die ductia hat, ist hier die einzige Bestimmung. Der Punkt ist eine ordnungsgemässe Aneinanderreihung von Konkordanzen, die sich auf und absteigend zer einer Melodie zusammenschliessen. Er hat zwei Teile, welche sich dem Anfange nach ähnlich sehen, hinsichtlich des Schlusses aber unterscheiden. Die verschiedenen Schlüsse werden gewöhnlich Halb-und Ganzschluss genannt. Ich sage aber er hat zwei Teile, u. s. w., nach Analogie zweier Linien, von denen eine grösser ist als die andere ; dann schliesst die grössere die kleinere in sich ein und unterscheidet sich von der kleinerem durch das Ende. Die Zahl der Punkte bei der ductia hat man, indem man an die Zahl von drei vollkommenen Konsonanzen dachte, auf drei festgesetzt. Es kommen jedoch zuweilen notae genannte Ton-stücke von vier Punkten vor, welche auf die unvollkommene ductia oder stantipes zurückgeführt werden können. Auch gibt es einige Duktien, die vier Punkte haben ».
16 Cf. Fr. Gennrich, Formemlehre et Th. Gerold, Romania, 1934.
17 Leys d’Amors, éd. G.-A., t. I, p. 341.
18 E. Hoepffner, Vir. et Bail, dans le Ch. d’Oxford. — Pour la publication de G. Steffens, cf. Archiv f. d. Studium d. neueren Spr. u.Litt., t. XCVII, XCVIII, XCIX. Il y a 188 ballettes.
19 Romania, t. XIX, 1890.
20 Th. Gerold, Mus. au M. A., p. 150.
21 Rondeaux et autres Poésies du xve siècle, Intr., p. xxxvii.
22 Hugo Riemann, Musiklexicon, au mot Rondeau.
23 E. de Coussemaker, Œuvres compl. d’A. de la Halle, Intr., p. xlv.
24 H. Guy, Adam de la Hale, p. 279, n. 2.
25 A. Jeanroy, Origines, p. 410-411.
26 Il y a un certain nombre de pièces ainsi construites dans le Chansonnier d’Oxford. On les trouvera dans le Recueil de Motets de G. Raynaud (1883).
27 Th. Gerold, Mus. au M.A., p. 154.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les métamorphoses de l'artiste
L'esthétique de Jean Giono. De Naissance de l'Odyssée à l'Iris de Suse
Jean-François Durand
2000
Spinoza et les Commentateurs Juifs
Commentaire biblique au Premier Chapitre du Tractus Theologico-Politicus de Spinoza
Philippe Cassuto
1998
Histoire du vers français. Tome VII
Troisième partie : Le XVIIIe siècle. Le vers et les idées littéraires ; la poétique classique du XVIIIe siècle
Georges Lote
1992
Histoire du vers français. Tome III
Première partie : Le Moyen Âge III. La poétique. Le vers et la langue
Georges Lote
1955
Une théorie de l'État esclavagiste
John Caldwell Calhoun
John Caldwell Calhoun et Gérard Hugues Gérard Hugues (éd.)
2004
Le contact franco-vietnamien
Le premier demi-siècle (1858-1911)
Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Philippe Le Failler et al.
1999