Chapitre IV. La rime suffisante et la rime léonine la rime grammaticale
p. 137-150
Texte intégral
1La rime, ainsi qu’il a déjà été dit, consiste dans l’identité de la voyelle tonique située à la fin de deux ou plusieurs vers voisins, et des articulations qui viennent après elle. Dans un poème rimé, l’accord peut être réduit à cette voyelle finale, si elle n’est suivie d’aucune consonne et si le mot est masculin : ce serait le cas de aimé : chanté ou de favori : ami. A la tonique peuvent en outre succéder une ou plusieurs consonnes, qui doivent être homophones dans les vers associés, comme mort : sort ou passanz : granz. Les premières de ces rimes sont tout à fait indigentes, les dernières suffisent mais sont encore pauvres. Nous disons aujourd’hui que la rime est riche — mais ce terme, selon Kastner, n’apparaît pas avant 1510 environ — quand il y a identité des articulations qui précèdent la voyelle tonique dont il s’agit : ainsi vers : divers ou franchement : retranchement ; et à ce propos on doit remarquer qu’il y a bien des degrés dans la rime riche. On s’apercevra d’ailleurs, au cours de l’ex-posé qui va suivre, que le Moyen Age n’en a pas jugé tout à fait comme nous.
2Il a débuté, si l’on considère les choses d’une manière générale, par la rime pauvre, bien que les homophonies opulentes aient été connues de la poésie syllabique latine et qu’elles aient été parfois pratiquées par elle, mais sans système, avant l’apparition des premiers monuments écrits dans notre langue. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque la rime a remplacé l’assonance : il est donc bien évident qu’on n’allait point passer du premier coup de l’indigence au faste et qu’on devait d’abord se contenter d’un modeste progrès, en attendant mieux. C’est en effet ce qui arriva. Seul de nos anciens poèmes, le Voyage de saint Brendan présente une grande abondance de rimes riches. Ailleurs on se garde bien de rien exagérer, comme on peut le constater par cette laisse du Siège de Barbastre, chanson de geste composée à la fin du xiie siècle et qui n’est pas assonancée :
Au matin, par son l’aube, a l’eclerier del jor,
Se leverent paien, li felon traïtor.
La bele Malatrie fu montee en la tor.
Del tresor fist chargier cent muiez enbleor ;
Son riche dromadaire fisr chargier en la tor.
Desore un olifant, qui tant ot de vigor,
En monta la pucele, si blenche conme flor ;
Et tieus quinze puceles vont o lui par amor,
La moins enparantee fu fille d’aumaçor.
Catre cenz amiranz la conduient ce jor,
Et catre rois d’Espangne qui a Dieu n’ont amor,
Enfreci c’a la mer ne prist onques sejor
Et descendent el havre, (v. 1631-1643)
3Ici la rime est réduite à deux sons. Mais elle peut se restreindre à une seule voyelle qui se répète tout au long d’interminables tirades. On en a des exemples nombreux dans la première partie de Raoul de Cambrai, qu’on considère comme le remaniement d’un texte assonancé primitif, dans Amis et Amiles, dans la Bible de sapience de Herman de Valenciennes, dans Pyrame et Thisbé et dans d’autres poèmes1. Même dans les strophes lyriques, chez Gace Brûlé entre autres, chez Gautier de Dargies, chez Conon de Béthune, chez Thibaut de Champagne, les rimes riches sont rares à l’origine ; il en est ainsi encore dans les œuvres écrites en successions plates comme le Romande Troie, la Folie Tristan ou le Tristan de Thomas, où E. Freymond n’a découvert que 12 % de rimes riches ; celles-ci bien évidemment, ne peuvent être la conséquence d’un dessein prémédité, mais simplement l’effet du hasard : « cette proportion, remarque à ce sujet J. Bédier2, doit représenter exactement celle que la langue française offrirait d’elle-même à tout poète qui n’aurait nul souci ni de la consonne d’appui, ni de jeux de rimes, ni d’aucune recherche de versification. La rime n’est chez Thomas ni curieuse, ni jolie, ni rare ».
4En règle générale, les terminaisons pauvres dominent pendant toute la première moitié du xiie siècle, tant dans le domaine anglo-normand que dans la France continentale, et elles sont encore très largement représentées jusqu’au xiiie, aussi bien chez les auteurs de romans que chez les chroniqueurs en vers : ni les uns ni les autres ne se montrent très difficiles, sans doute parce qu’ils ne sont pas très cultivés, et qu’il leur suffit, sans autre ambition, de marquer la fin de leurs vers et de la rendre sensible à l’oreille. Ensuite les rimes pauvres continueront d’exister chez les poètes négligents malgré l’exemple d’écrivains comme Jean Renart, Jehan le Teinturier d’Arras ou Rutebeuf, et même on connaît des œuvres, à toutes les époques, dont certaines parties sont assez soignées, tandis que d’autres ne le sont pas du tout, ce qui entraîne un certain déséquilibre dans la versification. C’est au xive siècle dans les Leys d’Amors, comme on le verra plus loin, et au xve siècle seulement que certaines règles sont dégagées par les critiques : « Quant la derreniere syllabe fait une diccion toute seule, écrit Jacques Legrand3, lors il suffist que les derrenieres syllabes soyent tout ung. Telles sont ces diccions cy : gens pour gentil, et gens pour homes. Oultre plus, dient aucuns que quand les derrenieres sillabes ont plus de deux lettres, comme iij-, ou .iiij., il suffit qu’elles soyent tout ung, sans avoir regard aux penultimes ; et pour tant c’est bien rymés en disant appris, repris, entrepris, pour tant que les derrenieres sillabes sont de .iiij. lettres, comme il appert ». Selon les conceptions du Moyen Age, ce ne sont encore là que des rimes suffisantes, comme on le verra, mais elles sont approuvées à cause de la consonne ou des consonnes d’appui, ornement à peu près inconnu aux siècles précédents, sauf dans des conditions spéciales : on voit d’ailleurs, par la manière dont s’exprime J. Legrand, que tout le monde n’est pas tout à fait unanime sur ce point. Ajoutons encore que les homophonies indigentes sont également autorisées dans les séries où les mots sont peu nombreux, ou quand il s’agit de noms propres, ou quand une voyelle se trouve en hiatus avec la tonique, comme taon et lion.
5Les rimes suffisantes sont nommées en latin consonantes dans un texte latin cité par Thurot, reproduit par E. Freymond, et qui remonte peut-être au xie siècle. « De consonantibus versibus : Consonantes dicuntur qui in principio tertii pedis et in fine ultima ali-quam consonantiam tenent, ut est illud :
Ethiopium terrai jam fervida torruit aestas.
6In hoc etenim versu sicut praediscimus in principio tertii et in fine ultimi as consonat ». D'abord employée, comme on le voit ici, pour désigner l’accord de la césure et de la rime, l’appellation est transférée à la finale du vers, lorsqu’il y règne une « aliqua consonantia », c’est-à-dire lorsque l’homophonie se borne à la tonique et aux consonnes dont elle est suivie. Les Leys d’Atnors4 disent tantôt rime sonnante, tantôt rime consonante selon le genre de rime suffisante qu’elles veulent désigner. Le premier de ces noms est attribué aux terminaisons qui s’accordent à partir de la voyelle tonique, avec des précisions dont il faut tenir compte. Cette rime « veut toujours un accent aigu (ce qui signifie qu’elle est régulièrement oxytonique), et que la voyelle de la syllabe finale de ces deux mois qui riment soit précédée de lettres différentes (agradan : remiran) ou des mêmes lettres ayant un son différent (acusatz : pensatz), ou à peu près le même (glas : las ; franc : ranc5), à moins que l’un de ces deux mots ne commence par cette voyelle même, et l’autre par une consonne ». L’autre nom est réservé aux terminaisons masculines qui comportent avant la voyelle accentuée une consonne d’appui. Les rimes féminines sont donc exclues de cette catégorie : E. Deschamps, dans son Art de Didier se montre infiniment plus sobre. Il use de l’expression rime sonnante, « où il n’a point entiere sillabe, si comme clamer et oster où il n’a que demie sillabe, ou si comme seroit presentement et innocent ». Molinet (H. de Croy), àune époque où la rime riche et même hyperriche avait décidément triomphé, se sert du mot rime ruralle, pour bien signifier le mépris que des associations aussi pauvres lui paraissent mériter. L’Anonyme de 1500 dit simplement rime commune, sans s’expliquer davantage.
7A la rime suffisante s’oppose la rime léonine, parfois nommée léonime sous l’influence du substantif qu’elle qualifie. Comment s’ex-plique ce terme ? Son étymologie est très douteuse. Certains veulent faire remonter les rimes léonines au poète Leoninus, mort en 1195, et à qui reviendrait l’honneur de les avoir inventées. Mais elles sont bien antérieures au xiie siècle, et d’autre part elles étaient déjà connues sous cette appellation avant le milieu de ce siècle, comme il apparaît dans le poème De contemptu mundi de Bernard de Morlas6. L’opinion la plus répandue fait dériver leur nom du mot latin leo. Le traité latin cité ci-dessus s’exprime en effet ainsi : « De leoninis versibus. Leonini dicuntur ad similitudinem leonis qui totam fortitudinem ac pulcritudinem specialiter in pectore et in cauda videtur habere ». Comme une pareille origine est extrêmement flatteuse pour des poètes, étant donné que le lion est le roi des animaux, cette explication s’est répandue sans difficulté. Fabri l’a recueillie au début du xvie siècle : « Or, convient il maintenant, a-t-il écrit7, parler des différences de rithmes en fin de ligne. Et premierement de rithme ou termineson leonine, qui est la plus noble des rithmes, ainsi que le lyon est le plus noble des bestes. » Claude Fauchet, d’après Fabri, a adopté cette interprétation, qui n’est pas plus sûre que la précédente.
8La rime léonine n’est pas notre rime riche, appellation qu’on ne voit paraître que chez Molinet et l’Anonyme de 15008, qui considèrent ces deux mots comme équivalents. La consonne d’appui, mentionnée pour la première fois dans les Leys d’Amors, au milieu du xive siècle, et dont personne, d’autre ne nous parle, ne change, en effet, rien à la catégorie selon laquelle se distribuent d’une part les rimes suffisantes, de l’autre les léonines. Elle transforme seulement celle-ci en rimes perfieytz lecmismes, distinction que ne retiennent pas les autres auteurs et à laquelle les Leys d’Amors, visiblement n’attachent pas grande importance, tandis qu’on ne voit pas que les poètes s’en soient beaucoup préoccupés. « Nous ne considérons pas comme une faute, ajoute en effet le traité provençal, de faire correspondre à une rime consonante une autre qui ne le soit pas, mais qui soit simplement assonante, ou réciproquement, ni de joindre à une léonine simple une léonine parfaite. » Si donc E. Freymond, dans ses classifications, a consacré une rubrique spéciale aux rimes munies d’une consonne d’appui, il a cédé quelque peu à une conception relativement moderne, et qui, au moins, ne remonte pas aux époques anciennes de notre littérature. Ce qui s’oppose directement à la rime suffisante, dite alors consonante ou sonnante, ce n’est pas la rime riche de Banville et des Parnassiens, c’est la rime léonine, qui n’est certes pas d’une autre nature, mais bien d’un degré différent.
9Nous en possédons des définitions nombreuses qu’il convient de reproduire. Notre texte latin, continuant sa belle comparaison zoologique, déclare : « Similiter isti (versus) in secundo vel tertio et in ultimo pede propter duorum vocalium armoniam in pectore et in cauda (comme le lion), id est in medio et in fine versus suam pulchritudinem notantur demonstrare, ut est :
Filius iste dei quem cernitïs, o Galilei,
Sic est venturus mundo finem positurus. »
10On constate que, tout en ne s’occupant que des cas où la rime s’accorde avec la césure9, l’auteur explique ici ce qu’il entend par rime léonine. Viennent ensuite les Leys d’Amors, qui en distinguent deux espèces, ta simple et la parfaite. La simple embrasse des finales féminines, avec ces exemples, natura : noyridura ; obra : sobra (lat. operat, superat), et des finales masculines, Gastos : bastos (= Gaston, bâton) ; guerriers : deniers (— derniers). Les rimes parfaites, ou rimes perfieytz leonismes, se font en terminaisons féminines, vida : covida ; dona : perdona, ou bien en terminaisons masculines, sanetat : vanetat : « Entre les rimes leonines, et les assonantes (rimes suffisantes), il y a cette différence que les assonantes et consonantes se font par une seule voyelle, et les léonines toujours par deux. Il y a aussi cette différence, entre la rime léonine simple et parfaite, que, quoique chacune d’elles se fasse par deux voyelles, la simple exige toujours que les lettres qui précèdent immédiatement ces deux voyelles soient différentes... Mais la rime léonine parfaite veut que les lettres placées devant les deux dernières voyelles soient les mêmes ». Enfin, des rimes féminines comme noyridura : poyridura (= nourriture : pourriture) pourraient être appelées « plus que parfaites », rims mays perfieytz leonismes10. Nous arrivons alors à Eustache Deschamps, selon lequel dolente et présente, concepcion et constellation sont des rimes léonines. Après lui il faut mentionner Jacques Legrand. Il s’exprime dans les termes suivants mais d’une manière peu précise : « La premiere regle si est : que bonne rime a tout le moins requiert que les derrenieres sillabes soient semblables ou semblablement terminées... La seconde regle si est : que les rimes de tant sont meilleurs quant les dictions finales s’entressemblent plus, et pour tant dit l’en communement que la meilleure ryme qui soit, c’est par equivocques... La tierce regle si est : que a faire rime magistrale et parfaicte, il est de necessité que les derrenieres sillabes soient tout ung, et oultre plus, que les penultimes soyent finées et fondées en semblable voyeul ». J. Molinet (H. de Croy) également est assez peu clair : « Rime leonine est quant deux dictions finales ont pareille consonance en sillabes, comme il est apparent au chappitre de Jalousie :
Prendefemme, par sainct Denis !
Est-il autant que de fenis ».
11L’Anonyme de 1500 ne l’est guère davantage ; mais son exemple, comme celui de Molinet, fait comprendre ce qu’il veut dire :
Item, il est une aultre rime,
Quant la sillabe en fin est une ;
Nommée est riche ou leonime.
Elle passe rime commune11 ».
12Enfin le témoignage de P. Fabri n’est pas l’un des moins importants. Après avoir affirmé que cette parure du vers tire son nom du lion, il ajoute : « rithme... de laquelle nous avons toujours parlé cy devant, quant avons dict que rithme en fin de ligne doibt avoir la derniere syllabe, et de la penultime depuis le vocal, semblable orthographie, accentuation et pronunciation. » Comme la question lui semble de grande importance, il y revient encore quelques pages plus loin : « En aprez il est une autre rithme leonine qui se faict quant la derniere syllabe, et de la penultime depuis le vocal du moins, sont semblables en accent, ortographie et pronunciation, ainsy qu’il a esté dict cy devant en parlant de rithme de deux syl-labes. Ex. :
Glorieuse vierge pucelle
Qui es de Dieu mere et ancelle,
Pardonne moy tous mes pechez
Desquels je suiz fort entechez12».
13Nous tenons ainsi tous les éléments de la question. Elle a été magistralement étudiée il y a longtemps déjà par E. Freymond, qui a fort bien démêlé de quoi il s’agissait. La rime léonine doit être considérée comme un renforcement de l’homophonie qui termine régulièrement les vers. Ainsi que la rime pauvre remplace l’assonance, elle-même constitue un progrès par rapport à cette rime pauvre. Non pas qu’en son emploi elle soit plus récente, car à une haute époque les deux espèces sont mélangées, la plus complète étant nécessairement la plus rare. Mais son utilisation volontaire et systématique ne se manifeste que postérieurement à celle de la première. Si l’on compare entre elles les définitions données par les critiques, et en tenant compte de leurs exemples, on peut dresser un tableau qui permettra d’opposer à l’une à l’autre la rime suffisante et la rime léonine, variétés comprises :
14Il résulte des différents textes cités que la consonne d’appui ne joue aucun rôle dans la classification, sauf, pour les Leys d’Amors, en ce qui concerne la rime léonine parfaite ; autrement ce n’est pas elle qui procure la richesse désirée. Il ne s’agit, en effet, chez tous les critiques que des voyelles : ce qui caractérise la rime léonine, c’est qu’elle en embrasse deux au lieu d’une, celle qui finit le mot, et celle dont la syllabe finale est immédiatement précédée. Les définitions établissent un véritable privilège de dignité au profit des rimes féminines. Les plus simples, consistant dans l’homophonie de la voyelle tonique et de la terminaison atone qui la suit, sont réputées déjà léonines, c’est-à-dire que l’e muet formant syllabe avec une consonne antécédente entre en ligne de compte parmi les éléments considérés comme indispensables à l’existence du léonisme. Elles sont donc beaucoup plus faciles à trouver que les masculines de même qualité, et ce fait a sans doute beaucoup contribué à en répandre l’emploi ; d’autre part elles ne sont jamais pauvres ni même suffisantes. A prendre les choses en gros, on peut dire que l’accord de la consonne antécédente étant d’une manière générale toujours possible, mais non nécessaire, là rime suffisante se fait par la dernière syllabe, à partir de la voyelle tonique, et la léonine par la dernière et par la pénultième à la fois, à partir de la première voyelle, mais que le caractère léonin est indépendant de la place de l’accent, celui-ci pouvant tomber sur la première voyelle, si le mot est féminin, ou sur la seconde, s’il est masculin, pourvu que cet accent soit le même dans les deux mots accouplés. On remarquera que Freymond attribue la qualité de rime féminine suffisante au type mie : vie, ce que n’autorise aucun texte, puisque au contraire Dei : Galilei nous est présenté comme une association léonine.
15La rime léonine apparaît en français dans les octosyllabes du Voyage de saint Brendan, où l’on en compte 161 sur un ensemble de 917. S’il est vrai de dire que les règles du léonisme ont contribué à répandre la rime féminine, il n’en est pas moins vrai que celle-ci, réciproquement, a mis à la mode le léonisme, qui a tendu à s’annexer les finales masculines. En dehors de Saint Brendan, la rime léonine est assez fréquente dans les œuvres anglo-normandes du xiie siècle. Mais déjà, avant 1200, les poètes savants la recherchent. Hélinand, par exemple, en fait un usage répété. Au xiiie siècle, elle est encore rare dans les poèmes strophiques, mais elle l’est beaucoup moins ailleurs, surtout dans les poèmes didactiques, et de plus en plus elle acquiert une vogue qui ne cessera qu’avec la Renaissance. Certains cependant n’y réussissent pas et la trouvent trop difficile. C’est le cas de Beaumanoir, qui a eu l’intention d’en orner sa Manekine. Il l’a employée au début de son poème :
Phelippes de Remi ditier
Veut un roumans, u delitier
Se porront tuit cil qui l’orront.
Et bien sacent qu’il i porront
Assez de bien oïr et prendre,
Se il a chou voelent entendre...
16Mais bientôt il s’aperçoit que la chose ne va pas sans peine. Il reconnaît qu’il y est inexpert, se lasse et s’interrompt.
E se je ne sai léonine,
Marveillier ne s’en doit on mie.
17D’autres, au contraire, font preuve d’une ardeur beaucoup plus soutenue, comme les auteurs du Roman de la Rose, ou celui du Roman de Fauvel. On voit même Machaut, dans sa Fonteinne amoureuse, éviter soigneusement les rimes inexactes de ses œuvres précédentes, fuir les rimes suffisantes qui ne sont plus représentées que par un faible pourcentage, et rechercher avec prédilection les finales léonines, parmi lesquelles les masculines, qui sont les plus difficiles, contrebalancent presque les féminines. Au xve siècle, le léonisme fait fureur14 ; il se manifeste chez tous les poètes et est prôné par tous les traités de versification, tandis qu’il est le principe de végétations plus luxuriantes encore, que nous retrouverons plus loin et dont les Grands Rhétoriqueurs ont abusé.
18La rime léonine est abondante ; mais il s’en faut beaucoup qu’elle soit toujours de bon aloi. Souvent on s’occupe fort peu de ce qu’elle vaut, pourvu qu’on obtienne l’accord de deux syllabes, condition qu’on réalise à n’importe quel prix. Tantôt on associe deux fois le même mot : « Platte reditte, note Molinet (H. de Croy)15, est quant deux dictions sont mises en rime l’une contre l’autre et sont pareilles en voix et en signiffication :
Qui veult amis avoir
Il fault argent avoir. »
19Tantôt on a recours aux facilités les plus viles, ce qui est une manière d’étaler son opulence a très bon marché. Les finales en -ement, en -ité, en -tion, en -endre, en -ante, bien d’autres encore, fournissent un matériel presque inépuisable. Rutebeuf n’a aucun mérite à unir vérité avec charité, marcheant avec cheant. N. Dupire a cité une pièce de Molinet, où fortitude, sainctitude, abitude, amaritude, servitude, béatitude se succèdent en un flot ininterrompu. Ce n’est qu’un jeu de suffixes, et le même résultat peut être obtenu sans plus de peine par des désinences verbales, ce dont les poètes ne se privent pas. Enfin on constate un peu partout la rime du simple avec son composé, ou de divers composés entre eux : faire, desfaire, parfaire, contrefaire, refaire, etc., procédé qui respecte la règle du léonisme, mais dont les produits sont toujours misérables. En définitive, il n’est pas certain, loin de là, que cette richesse si chère au Moyen Age, justement parce qu’elle aboutit à des artifices puérils et à des apparences, ait beaucoup servi ceux qui l’ont recherchée.
20Or il en est une autre, que nous avons heureusement perdue, mais qu’ils ont pratiquée avec une rare constance : c’est la rime dite grammaticale, qui elle-même, peut être léonine et posséder par ailleurs les défauts qui viennent d’être ci-dessus énumérés. On l’appelle aussi dérivative, selon le nom qu’elle porte dans les Leys d’Amors, car les poètes provençaux ne l’ont pas ignoré. « Celle-ci, dit Tobler, n’est pas une rime à proprement parler, mais une combinaison de couples de rimes : des mots qui se sont opposés dans une couple s’opposent de nouveau dans la couple suivante, ou du moins dans une des plus proches, mais avec une autre forme de flexion ou de dérivation ». De la sorte, quand la seconde paire apparaît, elle entraîne avec elle une partie des sonorités de la précédente, à laquelle elle reste apparentée bien qu’elle en soit différente : l’une et l’autre en sont ainsi renforcées, surtout si le poète ne s’essouffle pas et poursuit de la sorte tout au long d’une série de vers assez étendue ; la rime grammaticale est très fréquente chez les auteurs qui s’adonnent au léonisme et qui voient en elle un moyen de donner à leur texte plus de vigueur et de portée. Selon Naetebus, on débuta par des couples de rimes suivies, puis on continua par des strophes entières composées selon le même système ; Gautier de Coincy a écrit ainsi, d’un bout à l’autre, une Prière à la Vierge.
21Il est bon d’en donner quelques exemples. Dans sa Despentizon dou Croisié et don Descroizié, à la strophe 27e, Rutebeuf présente la succession demorront : demorra : morront : morra : porront : porra : plorront : plorra, c’est-à-dire que, de deux en deux, la rime est en ont ou en ra, mais que cependant les mots se suivent par paires, avec dans chaque paire une forme verbale différente : Les Ordres de Paris, du même poète, présentent en leur strophe sixième, une autre disposition des rimes : corde : acorde : encordé : misericorde : acorde : descordé : recordé : cors Dé : descorde : concordé : acordé : descorde, c’est-à-dire que la suite des rimes est renversée à partir du septième vers. Adenet le Roi a fait usage de la rime grammaticale dans l’épopée. Froissart ne l’a pas dédaignée, généralement en séries plates, ainsi que le montrent les dépouillements de Fr. Blume16. veillant : traveillant : veiller : travailler — damoiselles : belles : damoi-eaus : beaus — joie : resjoie : joir : resjoïr — nommer : sournommaï : nommés : sournommés — aherdi : perdi : aherdirent - perdirent — advenu : souvenu : advenra : souvenra. Quelquefois d’ailleurs il préfère la croisure, comme déjà l’avait fait Rutebeuf. Mais il lui arrive aussi de ne pas complèter le groupe : travaillant : vaillant : travaillois : teouilloies. Cette fantaisie disparaît en même temps que le léonisme à l’époque de la Renaissance. Comme on le voit, elle ccumule les sonorités semblables, mais elle le fait avec une insistance fastidieuse, sans nulle invention du poète, et au fond elle est extrêmement facile. Il n’en est pas de même d’autres inventions médiévales qui ont connu une grande vogue, surtout au xve siècle, et que nous allons maintenant examiner.
En loial amour qui me lace
En ses las, ou point ne me lasse,
Car jamais ne seroie las
D’estre y, ne m’en diroie « helas »... (v. 1-6)
Notes de bas de page
1 L’exemple suivant est emprunté à la Bible de Sapience (Bartsch, Chrest., p. 90) :
La gens qui de lui vint damedieu pas n’ama,
Ne il els ensement, durement s’en venga :
Seignour, par le deluve trestous voir les noia,
Fors chels qu’avec Noe en l’arche reserva.
De lui et de ses fix le siecle restora,
De lui vint Abraham que diex tant par ama,
Quant de son premier fil li sires le tempta.
Il li rova ochirre, a peu qu’il nel tua,
Si ot nom Ysaac, mais dix ne li laissa.
Je sui ses fix Jacob qui devant vous esta.
Selon Freymond, des rimes aussi pauvres ont cessé d’être en faveur à partir du premier quart du xiiie siècle.
2 Roman de Tristan, par Thomas, éd. J. Bédier, Introd., p. xxxii.
3 E. Langlois, Recueil, p. 4.
4 Èd. G.-A., t. I, p. 155 sq.
5 Dans un groupe de deux consonnes, la seconde ne modifie donc pas le caractère de la rime.
6 Hist. littér. de la Fr., t. IX, p. 171.
7 P. Fabri, éd. Héron, t. II, p. 16.
8 E. Langlois, Recueil, p. 251 et 254.
9 Ainsi s’établit la confusion entre le vers léonin, dont les hémistiches riment, et la rime léonine, qui n’intéresse que la fin du vers.
10 Les Leys d’Amors font bon marché de ces rimes « plus que parfaites ». Elles ne les mentionnent, en effet, qu’en les accompagnant d’une observation capitale : « Et quoique les deux mots aient plusieurs accords entre eux, il n’y a que les deux derniers dont on tienne compte dans la rime léonine ; si bien qu’on ne doit pas s’occuper des autres, car on trouve quelquefois des mots qui s’accordent non seulement en deux syllabes, mais en trois et plus, comme on peut voir par l’exemple suivant (ici les deux mots cités) ».
11 E. Langlois, Recueil, p. 3, 249, 254.
12 P. Fabri, ib., p. 16 et 23.
13 Pour les rimes léonines parfaites et plus que parfaites, j’ai essayé de rétablir un parallélisme entre les finales masculines et féminines, en interprétant ce que nous disent les Leys d’Amors, dont la rédaction, dans ce passage, est négligée. On notera, en effet, qu’elles donnent, comme exemple de rimes parfaites léonines masculines, l’association sanetat : vanetat avec trois voyelles identiques, ce qui correspond à la définition de la rime plus que parfaite féminine, bien que celle-ci, à son tour, commence par la consonne de l’antépénultième syllabe (cf. supra, p. 143, noyridura : poyridura).
14 Éd. E. Hoepffner, t. III, Introd., p. xl. 2. Très caractéristique est l’hymne qu’entonne en son honneur Christine de Pisan, à la fin de son Livre du Duc des vrais Amans, après qu’elle s’est soumise à ses lois pendant plusieurs milliers de vers :
A tous ditteurs qui savoir
Ont en eux, celle savoir
Fait, qui ce dittié ditta,
Qu’en frestous les vers dit a
Rime leonime ou livre
Et tel tout au long du livre.
Voire de si forte forge
Ne sçay se nul le voy fors je,
Que si foible rime en vers
N’a, voiant droit et envers,
Que un voïeul devant ne sonne
Ains la sillabe que on sonne
Derraine aux rimes parfaire.
Ainsi l’a voulu parfaire
Pour monstrer son essience. (v. 3557-3580)
Ces vers sont en même temps équivoques, particularité qui sera définie au chapitre suivant.
15 E. Langlois, Recueil, p. 250.
16 Tobler, V. F., p. 177. 2. Naetebus, p. 15. 3. Fr. Blume, Metrik Froissarts, p. 75. — D’une manière analogue, Machaut a aimé accumuler les rimes formées sur une même racine ou sur les mêmes sons. E. Hoepffner a eu l’occasion de le faire ressortir et il en a noté quelques exemples dans la Fonteinne amoureuse (Œuvres, t. III, Intr., p. xl). En voici un exemple :
Pour moy deduire et soulacier
Et pour ma pensee lacier
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