Chapitre III. L’ordre de succession des timbres et l’entrelacement des rimes
p. 125-136
Texte intégral
1La continuité de la même rime dans une longue suite de vers est un fait propre à la laisse épique qui peut atteindre des dimensions très amples. Ce fait est déjà connu et il est inutile d’y revenir sauf pour indiquer que certains poèmes épiques ont peut-être été écrits d’un bout à l’autre sur la même assonance : Stengel1 a noté que la rédaction primitive de la geste des Lorrains paraît avoir été entièrement en -i, celle de Parise la Duchesse en -é, que nous possédons des poèmes monorimes, l’un intitulé De II chevaliers torz qui porte partout des rimes en -ort, puis encore le court sermon rimé de Simon de Kermerthin, enfin Li ver ciel juïst, qui assone presque partout en -i. Il existe aussi des strophes monorimes. Abélard († 1142) a laissé un modèle de tercets latins écrits selon ce système :
Tuba Domini, Paule, Maxima,
De caelestibu dans tonitrua,
Hostes dissipans cives aggrega.
2Le Type, plus ou moins modifié, se rencontre ailleurs. Piramus et Tisbé (vers 1170) contient quelques couplets hétérométriques de trois vers, mais sans que chaque strophe forme une unité de sens. Des œuvres dramatiques du xve siècle, la Passion de Semur, les Mystères de saint Clément, de saint Laurent, de saint Didier, de saint Remi, présentent aussi des tercets d’octosyllabes. Des quatrains du même genre sont extrêmement fréquents, et il suffit de renvoyer à ceux de l’Évangile aux Femmes, précédemment signalés. Il existe également des cinquains construits sur une seule rime : c’est une, manière de versifier dont a usé Guernes de Pont-Sainte-Maxence dans sa Vie de saint Thomas le Martyr, et qui a déjà été mentionnée. D’autres strophes plus étendues, des huitains, des dizains, jusqu’à des seizains et même des trentains, dont Christine de Pisan, nous offre l’exemple, ont été ainsi bâtis. Il n’y a pas lieu de s’y arrêter, si ce n’est pour mettre en relief que ces constructions constituent tout de même un progrès par rapport au système des laisses. Comme celles-ci, elles changent de rime lorsque l’une succède à l’autre, mais elles ont l’avantage d’être régulières et de présenter un nombre de vers fixe : leur supériorité réside surtout dans ce fait que, même si l’on considère les cas les plus défavorables, elles sont presque toujours de dimensions plus restreintes.
3Ce sont là des rims continuatz, selon l’expression dont se servent les Leys d’Amors, ou, comme nous disons en français, des, rimes continues. Il faut remarquer à leur sujet que le Moyen Age n’a pas éprouvé de répulsion absolue pour une monotonie que nous, ne saurions admettre aujourd’hui et qui n’a été complètement abandonnée qu’à la fin du xve siècle, sauf par jeu verbal ou recherche de la difficulté. Même dans des œuvres écrites en rimes plates, les. mêmes homophonies ont été souvent reprises plusieurs fois de suite, si bien qu’on rencontre des séries de quatre, six ou même huit vers et davantage où le timbre des finales ne change pas2. En voici un exemple pris au Bestiaire de Philippe de Thaon. Il s’agit de la panthère :
Quant saüle serat
En sa fosse entrerat,
Trois jours si dormirat,
Al terz esveillerat.
Quant el se drecerat,
Un grant cri jeterat ;
Et el cri qu’el ferat,
De sa buche isterat
Un tel odurement
Cum fust basme u piement.
(Bartsch, Chrest., p. 77)
4Dans les longues strophes écrites sur deux rimes, il arrive pareillement, et même assez tard, que la même finale se répète plusieurs fois de suite. Un vingt-quatrain en vers hétérométriques d’E. Deschamps, que mentionne H. Chatelain, est établi selon une formule aaabaaabbbba, deux fois répétée ; Martial d’Auvergne, en vers de cinq syllabes, et A. Chartier, en décassyllabes, ont écrit des seizains aaabaaabbbbabba3. Les trentains de Molinet répondent soit au schéma aaaaabaaaaaabaaaabaaaaabaaaaab soit au schéma aaaabaaaa baaaabbbbbabbbbabbbba4 Il est permis de penser que d’autres ordres de succession seraient préférables. D’ailleurs, le traité de rythmique latine d’Admont, dès le début du xiie siècle, avait prescrit que la même rime ne devait pas s’étendre à plus de cinq vers, maximum que Nicole Tibino réduisit à quatre5. C’est la preuve que ces longues suites de terminaisons semblables blessaient déjà les goûts artistiques d’un certain nombre de poètes et de critiques.
5Il est de fait qu’on s’est évertué, dès l’apparition de la rime, à trouver des agencements bien réglés qui assureraient le renouvellement des finales de façon à éviter toute monotonie. Divers types ont été adoptés, mais on doit, observer qu’au Moyen Age, sur un point très important, les dispositions en usage diffèrent de ce qu’elles sont aujourd’hui. Nos combinaisons actuelles s’établissent, en effet, dans le cadre de l’alternance, c’est-à-dire que toujours une rime féminine succède à une rime masculine, ou inversement, en une suite ininterrompue. Or, tant que la loi de l’alternance n’a pas existé, il ne s’est agi que d’un changement de timbre, sans accompagnement obligatoire d’un changement de sexe, c’est-à-dire qu’on peut se trouver en présence d’une succession -ois -ent -it, etc... ou d’une succession -anche, -otte, -ulle, etc.. Les œuvres médiévales en reçoivent une physionomie particulière, et, sous ce rapport, ne sont pas comparables à celles qui ont été écrites depuis le xvie siècle.
6Les rimes plates sont les plus anciennes. Ce sont celles qui se suivent deux à deux. Les Leys d’Amors les appellent rims caudatz (aabbcc etc .), les Italiens rime baciate ; Froissart leur donne le nom de lignes couplettes, les Règles de seconde Rhétorique, le Doctrinal de Baudet Herenc, Molinet (H. de Croy) celui de rimes doublettes. « taille de rigme..., dit ce dernier ouvrage, la plus facile et la plus commune que l’on puist faire » ; l’épithète de plates ne leur est accordée pour la première fois qu’en 1500, par le Traité de Rhetorique :
Regardés ce que sera cy :
Platte rime se fait ainsy.
C’est la plus commune qui soit.
Regardés y, qui ne m’en croit.
7Leur histoire a été faite par Ph.-A. Becker, en un article qui a été le fruit de très longues recherches6. Elles apparaissent pour la première fois en Irlande au viie siècle, dans des poèmes latins en dimècres iambiques, puis dans des épîtres en vers qui ne sont pas soumises à la forme strophique. Au ixe siècle, elles sont cantonnées de nouveau dans des Hymnes, puis elles s’effacent et ne remontent à la lumière qu’au xie siècle, toujours dans des dimètres iambiques, mais sans que ceux-ci soient d’un emploi courant. C’est au xe siècle que la versification française emprunte au latin la rime plate. Celle-ci se manifeste à l’aurore de notre littérature, dans les octosyllabes de Saint Léger : elle reparaît ensuite dans le Lapidaire de Marbod, évêque de Rennes († 1123) et dans le Voyage de saint Brandan, ainsi que dans les hexasyllabes du Comput de Philippe de Thaon, qui sont sensiblement de la même époque.
8Elle est très répandue dans les octoxyllabes et elle fleurit surtout dans les poèmes destinés à la lecture, sans être chantés. On la trouve dans les romans antiques, le Roman de Thèbes, le Roman de Troie, le Ryman d’Enéas, dans les romans bretons de Chrétien de Troyes, dans les chroniques de Wace, la Geste des Bretons et la Geste des Normands, dans l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-More. Marie de France s’en est servie dans ses Lais et dans ses Fables. Guillaume de Lorris et Jean de Meung dans le Roman de la Rose. Adam de la Halle dans le Jeu de Robin et de Marion, divers auteurs dans les Fabliaux. Au xive siècle Machaut en fait usage dans le Jugement dou Roy de Navarre, dans le Confort d’ami et dans bien d’autres poèmes. Au xve siècle, Christine de Pisan, Arnoul Greban et des quantités d’écrivains, toujours dans des octosyllabes, ne l’ont pas abandonnée. C’est dire qu’on l’a considérée comme bonne pour les romans, les oeuvres didactiques, la poésie satirique et le théâtre où pourtant, à partir de Greban, elle cède du terrain au bénéfice du quatrain croisé abab. Elle est plus rare avec d’autres mètres ; cependant on l’y rencontre. J’ai déjà mentionné les hexasyllabes de Philippe de Thaon ; je puis signaler les heptasyllabes de Christine de Pisan, le Livre du Duc des vrais Amants, les décasyllabes de Machaut dans le Dit de la Harpe, et les alexandrins de la rédaction comtoise de Girart de Roussillon composée au xive siècle, ainsi que quelques poésies du Roi René. La Renaissance n’interrompra pas la carrière de la rime plate.
9Les rimes que nous appelons aujourd’hui rimes embrassées (abba), sont les mêmes que les rims crozatz. des Leys d’Amors et les rime chiuse des Italiens. L’Anonyme lorrain publié par Langlois dans son Recueil les nomme rimes desjoinctes et en donne cet exemple :
Aime qui veult,
Je pues bien dire
Que mon martir
Garir ne peut.
10Selon Naetebus7 la rime embrassée n’est jamais employée seule avant le xve siècle ; si répandue qu’elle ait été, elle n’a donc joué au Moyen Age qu’un rôle assez restreint par rapport à la croisure abab. Jusqu’à l’époque indiquée, on ne la rencontre que dans, les strophes lyriques, en tête du couplet, qui peut présenter dans ses premiers vers soit des rimes croisées, soit cette disposition abba, plus fréquente chez les Troubadours que dans le Nord de la France. En voici un échantillon fourni par Thibaut de Champagne :
Au tens plein de felonnie,
D’envie et de traïson,
De tort et de mesprison,.
Sanz bien et sanz cortoisie.
Et que entre nos baron
Fesons tout le siecle empirier,
Que je voi esconmenier
Ceus qui plus offrent reson.
Lors vueil dire une chançon.
(LV, p. 190. éd. Wallensköld.)
11Au contraire, les rimes croisées (abab), rims encadenatz des Leys d’Amors, rime alternate des Italiens, rimes entrelaissiées de l’Anonyme lorrain, forment très anciennement des strophes autonomes. Elles existent dans la poésie syllabique latine dès le ixe siècle au moins, comme le prouve ce texte publié par E. du Méril8.
Felicitatis regula
Hac fine semper constitit :
Ad puncta cum venit sua,
In se voluta corruit.
Quaecumque vita protulit.
Ambigua, laeta, tristia.
Quocumque se spes extulit
Infida, dura, credula, etc.
12Ce type paraît être la source de bien d’autres arrangements, car il suffît de développer soit a, soit b, pour obtenir de nouvelles combinaisons. Le Moyen Age a beaucoup pratiqué ce qu’on appelait alors le rythmus iripartitus caudatus, qui répond à la formule aabccb, usitée dans la France du Nord depuis le premier tiers du xiie siècle, où a est redoublé avant l’apparition de b, lequel est suivi d’une nouvelle rime à laquelle succède le retour de b. A. Jeanroy9 en voit l’origine dans certains tétramètres trochaïques tripartites du latin, à rimes intérieures, ce qui marque une dissolution du grand vers. Il en a donné comme exemple une pièce du xe siècle, où le système d’ailleurs ne s’affirme pas avec la parfaite régularité qu’il aura plus tard :
Nam quis promat — summae pacis — quanta sit laetitia
Ubi vivis — margaritis — surgent aedificia
Aurocelsa — micant secta — radiant triclinia
13Il en est sorti ce qu’on appelle en français la strophe couée où b appartient à un vers plus long que les vers terminés par a et par c, comme dans ce couplet emprunté aux Romances et Pastourelles de Bartsch :
Tot a estru,
Vei, Marcabru,
Que comjat voletz demandar.
Del mar partir,
Non ai cossir,
Tam sabetz mesura esguardar. (293, 20)
14On notera que cette succession est celle du Sermon rimé, dans des vers isométriques :
A la simple gent
Ai fait simplement
Un simple sarmun.
Nel fis as letrez
Car il unt assez
Escriz e raisun.
15Si, au contraire, on triple a, on obtient le schema aaab, qui est celui d’une pièce de Guillaume IX de Poitiers (n° XI) en strophes de quatre vers, où b, pour rimer, reparaît à la fin de chaque couplet. Il existe, d’Adam de Saint-Victor, un poème assez curieux, Zyma vetus expurgetur. Il débute par des strophes hétérométriques de six vers, dont le troisième et le sixième sont de sept syllabes, tandis que les autres en ont huit, du type aabccb ; dans la deuxième partie paraissent deux strophes de huit vers, aaabcccb, et la dernière en a dix, aaaabaaaab. On voit ainsi se former, par allongement du couplet et répétition du même timbre, ces paquets de rimes identiques, si fréquents au Moyen Age et auxquels le xve siècle, comme le montrent les catalogues de H. Châtelain, est encore bien loin d’avoir renoncé. Si aaab est sorti de aab, pourquoi aab à son tour ne proviendrait-il pas de ab ?
16C’est la rime croisée ou alternée qui paraît avoir donné naissance à la rime embrassée par le procédé du retournement dont l’application est un phénomène très fréquent. Si, en effet, dans une succesion ababab on isole le premier élément ab et qu’on l’inverse, on obtient la succession abba. Supposons maintenant un quatrain primitif abab où a soit redoublé selon le type aabaab, il suffit de retourner cette formule en remplaçant a par b pour obtenir la strophe des Vers de la mort aabaabbbabba, qui elle-même nous achemine aux strophes de seize vers de Machaut dans ses Complaintes, aaabaaabbbbabbba, et ce même triplement de a, qui produit un groupe aaab, conduit, par simple prolongement de cette formule, aux séries aaabbbbccccdd dde dont a usé le même Machaut. Et si bba est possible dans les six derniers vers du couplet de Hélinand, pourquoi la combinaison abb ne le serait-elle pas à son tour ? On la rencontre, au xve siècle, répétée dans le sizain abbabb et dans le douzain abbabbbaabaa, deux formes dont a usé Gréban. « La disposition abb, observe H. Châtelain10, semblait devoir se développer de bonne heure en regard de la disposition aab, à laquelle elle est symétrique. Elle a été, à ma connaissance, rarement employée : la tentative de Gréban n’a pas trouvé d’imitateurs. » H. Châtelain admet qu’on peut la voir dans le type d’une parture d’Adam de la Halle, abbacc
Adam, d’amour vous demant
Que m’en dichiès, sans cheler,
D’où qu’il pueent plus trouver
En amour li fin amant,
Ou du bien ou du mal ? Vous le devés
Mout bien savoir, car esprouvé l’avés.
(Ed. Coussemaker, p. 142)
17Il admet encore qu’on pourrait la voir également dans le sixain de Froissart abbbba, base d’un lai de vingt-quatre vers, de même que dans des sizains qui commencent par abb. Cependant il ne croit pas que cette combinaison abb puisse être considérée comme une véritable base lyrique, comparable à la série aab, qui a remporté un si vif et si durable succès.
18D’ailleurs toutes ces dispositions de rimes peuvent être employées l’une après l’autre dans un même poème, au gré de l’auteur, avec, s’il le veut, l’introduction d’une troisième rime. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’ouvrir un recueil de Chansons. Je choisis ici les Chansons satiriques et bachiques publiées par A. Jeanroy et A. Lângfors : elles forment une collection d’œuvres lyriques écrites par différents trouvères, et par conséquent d’autant plus intéressante à consulter. La pièce n°I, de Gautier de Soignies, présente la succession régulière abababab suivie d’un refrain. La pièce n° IV, d’un anonyme, est conforme au schéma ababbaab, c’est-à-dire qu’un quatrain croisé est continué par un quatrain embrassé. La pièce n° XI, de Gilles de Vieux-Maisons, est en ababbaba, c’est-à-dire que le premier quatrain croisé est retourné à partir du cinquième vers. Le n° XXXIX répond à la formule ababaabaab, c’est-à-dire que le premier quatrain croisé se poursuit par un sixain de même nature, mais avec redoublement de la rime a. Le n° IX s’exprime par abab-aabb, où l’on voit que la strophe se termine par deux rimes plates, c’est-à-dire que nous sommes ici en présence de la cobla crotz caudada des Provençaux, dont les Leys d’Amors signalent qu’elle peut se faire en trois manières11. Le n° XX, plus complexe, laisse apparaître la succession ababaabcc, avec adjonction d’une nouvelle rime, rime plate, à la fin du couplet. Dans le n° XXXIII, ababaabbbbbccc, la structure est encore différente ; en voici le premier couplet :
Je chantasse d’amorettes
S’en eusse l’aqoison ;
Mais se je faz chançonetes.
Ceu sera contre raison.
Femes sont mais trop noblettes
Et trop de fauseté brettes,
Amors n’ont mais que lo non,
Amors ont mal vais renon ;
Car li riche al cuer felon
Sont amé por faire don,
Et li cortois povres hom
Aime seus.
Anïeus
Est li povres envieus.
19Ici, après un premier quatrain croisé, interviennent deux vers en rime plate, puis cinq en rime continue et la strophe se clôt par trois vers sur une nouvelle rime. Il y a d’ailleurs dans ce recueil un certain nombre d’autres combinaisons encore plus libres et plus variées.
20Celles-ci annoncent ce qu’on appelle de nos jours la rime mêlée. Sous le nom de rims desguisatz, les Leys d’Amors admettent, en effet, des successions libres dont elles donnent un exemple aabaabbbccddcb. En français la rime mêlée ne se rencontre guère que dans la dernière partie des strophes destinées à être chantées, après le quatrain initial, élément essentiel de notre poésie lyrique, qui est à peu près toujours soit abab, soit, mais moins souvent, abba12. La cauda, au contraire, est abandonnée au choix du poète, et, lorsqu’elle est longue, peut présenter des successions très diverses. Voici le début d’une chanson bien connue de Gace Brûlé :
Les oiselés de mon pais
Ai oïs en Bretaigne.
A lor chans m’est il bien avis
Qu’en la douce Champaigne
Les oi jadis.
Se g’i ai mespris,
Il m’ont en si dous penser mis
Qu’a chanson faire m’en sui pris,
Tant que je parataigne
Ce qu’Amors m’a longtemps promis.
21La disposition est ici ababaaaaba. Cependant, en tête de son Recueil de Motets français, édité d’après le manuscrit de Montpellier. G. Raynaud a consigné d’intéressantes observations : « Les rimes, écrit-il13, sauf dans les pièces strophiques, se présentent d’ordinaire comme dans les vers libres actuels, c’est-à-dire que deux rimes différentes peuvent se mêler et se répéter un nombre de fois indéterminé : la règle de prosodie actuelle veut que ces deux rimes différentes, ainsi répétées et mêlées, ne s’entrelacent pas de nouveau avec d’autres. Le manuscrit de Montpellier nous offre cependant des exemples d’un enchevêtrement irrégulier ; ainsi, dans la pièce XII, 3°, les trois rimes -ir, -oir, -eille, interviennent de telle façon que la première n’a pas encore sa similaire quand paraît la troisième14 ».
22De tels cas, comme aussi la chanson de Gace Brûlé, posent la question de savoir à quelle distance l’une de l’autre peuvent se trouver deux rimes qui se font écho. Généralement, elles sont assez rapprochées, qu’elles soient plates, ou alternées, ou embrassées, et l’oreille ne perd pas le souvenir de la première quand la seconde se fait entendre. Pourtant il y a des exceptions. En Provence, on constate un intervalle de cinq vers chez Ramon de Miraval, de six vers et parfois de sept chez Gaucelm Faidit, même de neuf vers chez Peire de Businhac, ce qui est assurément d’une exagération manifeste15. Dans la France du Nord, ces libertés ne sont pas inconnues, et Gace Brûlé nous en rapporte un exemple, bien que Peire de Businhac ne semble pas avoir trouvé beaucoup d’imitateurs. Cependant, Jean Molinet, dans quelques dizains, connaît un écart de cinq vers, et même, dans un de ses trentains, un écart de sept ; Froissart et Christine de Pisan ont élargi l’intervalle jusqu’à huit16.
23Les poètes septentrionaux ont appris des Troubadours tous ces artifices de versification, car, jusqu’au milieu du xiie siècle, ils n’ont écrit qu’en rimes continues ou en rimes plates. C’est du Midi que leur sont venus les raffinements dont ils ont usé dans la suite ; c’est à lui qu’ils ont dû la variété de successions et d’entrelacements qui est l’une des parures de leurs œuvres et qu’ils légueront aux grands artistes de la Renaissance comme un bien définitivement acquis. Ils apporteront pour leur part leur contribution au progrès en renonçant à ces rimes isolées, sans correspondance, qui étaient assez fréquentes dans la poésie méridionale et qu’ils se décidèrent à éliminer. Mais, d’autre part, les longues suites monotones de terminaisons semblables, malgré l’attrait qu’elles offraient à des virtuoses de la difficulté vaincue, disparurent peu à peu : à la fin du xve siècle elles se feront de plus en plus rares, tandis que les diverses croisures prendront une importance accrue et retiendront sans relâche l’attention vigilante des critiques. H. Châtelain, en achevant sa vaste enquête, avait tenu à le faire ressortir ; on ne peut que lui donner raison.
Notes de bas de page
1 Grundriss..., t. II, I p. 77.
2 P. Meyer, Anc. Lapidaires, dans Romania, t. XXXVIII, p. 484. En dehors de strophes, et de cas irréguliers, comme l’exception du Bestiaire de Ph. de Thaon, les rimes, aussitôt qu’elles se succèdent en bon ordre, marchent deux par deux... Mais Quicherat a cité un exemple du xve siècle où elles vont trois par trois. « La succession de rimes procédant régulièrement par trois, écrit-il (Traité de Versification française., 2e éd., 1856, p. 450), aurait pu être admise, et je n’ai trouvé qu’un auteur qui l’ait tenté : C’est Martin Lefranc, dans une pièce d’une quarantaine de vers. Voici un fragment de ce curieux essai :
O homme, reconnois ce que peut et que vaulx ;
L’œil en terre ne met, ne sur monts, ne sur vaux.
Sans priser or, argent, armures ou chevaux,
Regarde vers le ciel ; rends ton devoir à cil
Qui note tous tes faits jusques un poil de cil,
Et ne fais, comme Adam, condamner en exil,
Qui ne voulant user de sa bonne puissance,
Fou fit vers son Seigneur par désobéissance.
Fiche ton cœur en Dieu, car tu ne peux sans ce »
3 H. Châtelain, Recherches, p. 97.
4 H. Dupire., J. Molinet, p. 344.
5 G. Mari, Trattati medievali, p. 30 et 101.
6 Ph.-A. Becker, Der gepaarte Achtsilber.
7 Naetebus, p. 21.
8 Du Méril, P. pop. lat. ant. au xiie siècle, p. 139, n.
9 A. Jeanroy., Origines, p. 364.
10 H. Châtelain, Recherches, p. 119.
11 « La ballade à strophe de six vers, dit H. Châtelain (p. 244), est batie, de Machaut à Mercadé, sur Une rime croisée suivie d’une rime plate ababcc. »
12 Il n’en est pas toujours ainsi. Dans les Chansons bachiques et satiriques, on rencontre pour ce premier quatrain des combinaisons aberrantes, assez rares d’ailleurs, aaab (nos VIII, XVIII et XLV), aaaa (nos XXI et XXV), abac (n° XLI), aabb (n° XLIV) : le recueil contient quarante-cinq pièces, sans l’appendice. Dans les ballades du xve siècle, H. Châtelain a relevé au premier quatrain, rares également, les formes aaab, aabc, abaa, abca, aaba, aaaa, abcà, aabb, aabc (Recherches, p. 168-176). Abab domine, et de beaucoup.
13 Introduct., p. xxvi.
14 La succession abcabc n’a pas été admise en français. L. Quicherat (Traité de Vers, fr., 2e éd., 1856, p. 83 et 450) en a cité deux exemples. L’un se trouve dans le cinquième livre de Rabelais (ch. XLV) :
O bouteille
Pleine toute
De mysteres,
D’une oreille
Je t’escoute :
Ne differes.
L’autre est de Marot :
Que fit Cérès,
Que fit Isis,
Que fit Araigne ?
L’une les bleds,
L’autre courtils,
L’autre la laine.
Mais les poètes italiens et espagnols présentent cette disposition de rimes dans les tercets de leurs sonnets.
15 Bartsch, die Reimkunst der Troubadours.
16 N. Dupire, J. Molinet, p. 336 et 344 ; H. Châtelain, Recherches, p. 101.
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