Chapitre premier. La césure et la rime leur nature et leurs divers aspects
p. 167-212
Texte intégral
I. COMMENT IL FAUT LES DÉFINIR.
1Ce qui frappe en premier lieu, pour qui consulte les ouvrages consacrés par les spécialistes à l’histoire du vers français, c’est qu’ils ne mettent pas en lumière le parallélisme de la césure et de la rime, ou qu’ils insistent fort peu sur les caractères qui leur sont communs. On en voit bien quelque chose chez Tobler, mais d’une façon tout accessoire, quand il déclare1 que la première peut avoir autant de valeur que la seconde, mais qu’elle en a parfois moins, tout en négligeant de dire qu’elle pourrait en posséder une plus grande, selon ce que postule le sens. Mais ce n’est guère qu’un éclair. Personne, ou presque personne, ne s’applique à comparer ces deux accidents, ni à marquer dans quels rapports ils sont entre eux. Personne ne signale que les Leys d’Amors, pour les désigner, se servent du même mot en disant qu’elles sont des « pauses », c’est-à-dire des phénomènes semblables. D’une manière générale, la rime paraît être un fait si simple qu’il n’est pas besoin de l’analyser, parce qu’elle se montre sous l’aspect d’une homophonie. Toute l’attention au contraire se porte sur la césure, ce qui devient la source d’erreurs assez graves, ou tout au moins de regrettables omissions.
2On le constate dès l’abord, lorsqu’il s’agit de définir ces deux phénomènes. Quelle en est donc la nature ? Seule la césure entre en ligne de compte ; mais les romanistes, pour en parler, se servent le plus souvent d’une formule bien vague qu’il se repassent sans examen, et dont il faut d’abord chercher ce qu’elle peut bien signifier. Ils s’accordent à dire qu’elle intervient dans le vers à telle place prévue d’avance et — tout comme la césure latine dont c’est là le caractère le plus visible — entre deux mots, après le premier de ces mots.
3En remontant le cours des siècles, cette définition apparaît pour la première fois dans les Leys d’Amors, qui ne tardent pas à la corriger. On en rencontre quelques exemples aux xvie, xviie et xviiie siècles, dans des traités dont les auteurs se rétractent également d’eux-mêmes. Diez y revient en 1846, dans ses Altromanische Denkmäler, où il la répète à plusieurs reprises avec complaisance, et la fait adopter par les métriciens qui ont écrit depuis cette date : « Der Artikel aber, ... die Bindewörter et, non und ni, leiden die Cäsur nicht hinter sich », ce qui se traduit ainsi : « L’article... les mots de liaison et, non et ni ne supportent pas la césure après eux. » Ailleurs il dit encore que le décasyllabe est césuré après la quatrième syllabe; il s’exprime de même quand il parle de l’endecasillabo italien2. Après lui, en 1870, c’est le tour de A. Rochat, auteur d’un article fréquemment cité3, où il reprend le terme dont s’est servi Diez : « Dans les vers romans, la règle est que la césure tombe aussitôt après une syllabe tonique, portant le frappé, afin de rendre sensible à l’oreille la cadence de la période et de lui donner, pour ainsi dire, le temps de s’orienter dans l’alternance des levés et des frappés qui la constituent ; elle rend, dans l’intérieur du vers, le même service que la rime, mais dans des proportions plus restreintes. » Dix ans plus tard, Tobler en est toujours au même point : « La césure est une coupure faite dans l’intérieur des vers à une place différente, si les vers sont d’espèces différentes, à une place toujours la même si les vers sont de la même espèce, c’est-à-dire après un nombre déterminé de syllabes dont la dernière est accentuée. » Puis il continue : « Elle résulte du repos de la voix amené, ou, du moins, rendu possible à cette place par la nature du rapport qui unit entre eux les mots composant le vers. » Le texte allemand est celui-ci : « Die Cäsur ist ein im Innern des Verses eintretender Einschnitt, welcher... nach einer bestimmter Zahl von Silben liegend, deren letzte eine betonte ist, sich dadurch ergibt, dass die Art des Zusammenhanges zwischen den einzelnen Wörtern, die den Vers bilden, an jener Stelle ein kurzes Innehalten des Sprechenden nahe legt oder doch ermöglicht. » Le mot « Innehalten », qui signifie « arrêt », est encore assez vague, mais Tobler précise : c’est une interruption du discours, une « Unterbrechung der Rede », ce que le traducteur français rend assez inexactement par « repos »4. Comme le livre de Tobler fait autorité, tous les romanistes allemands ont repris la même formule, qu’on voit reparaître dans d’innombrables dissertations d’université, et aussi sous des plumes françaises.
4Il ressort de ce qui précède que la césure consiste en un silence, en une suspension de l’émission vocale, ce qui ne supporte pas l’examen. Si elle avait en effet ce caractère, les musiciens le lui auraient reconnu dès l’époque la plus reculée du Moyen Age. Cependant les plus anciens manuscrits ne nous laissent apercevoir rien de tel. Le silence n’est noté qu’à partir du moment où paraît la musique mesurée, au xiiie siècle. Depuis lors il se manifeste sans aucune obligation, qu’il s’agisse de la césure ou de la rime, auxquelles il n’est point lié d’une façon indispensable. Si le chanteur a besoin de respirer, il le fait à l’endroit propice, en prenant sur la valeur de la note pour une aspiration très brève. Il va de soi que les deux coupes lui en présentent une occasion favorable : mais quatre ou six syllabes prononcées à la suite n’épuisent pas forcément ses provisions d’air. C’est à une époque relativement récente que les compositeurs se sont avisés qu’un silence réglé pouvait, mais non point devait compléter la valeur d’une note, ainsi que l’a observé Th. Gerold en étudiant le Chansonnier de Bayeux, qui date du xve siècle : « Dans la plupart de nos chansons, dit-il5, la césure est marquée très nettement soit par une pause, soit par l’allongement de la note de la quatrième syllabe, soit par des fioritures et des mélitures». Il en est de même pour la rime, dont le plus souvent on ne dit rien, peut-être parce qu’il semble aller de soi que, l’œil s’arrêtant sur la fin de ligne, un silence y est nécessaire.
5Un repos qui tombe entre deux syllabes et après la première, de quelque façon qu’on essaie d’envisager les choses, ne peut se concevoir sous une autre forme que sous celle d’un silence, et c’est bien à quoi aboutit Tobler, après force réticences, tandis que les romanistes se servent généralement de la formule courante. Il suffit pourtant de réfléchir quelque peu pour se rendre compte qu’un tel point de vue est insoutenable, à moins qu’on ne se résigne à admettre qu’une règle aussi assurée que celle de la coupe intérieure peut être privée d’application. Telle est en effet l’idée à laquelle quelques-uns ont fini par se rallier. Il existe des vers où la syllabe féminine d’un mot est rejetée dans le second hémistiche, comme celui-ci :
Selonc manie-re de loial ami.
6Tobler conseille de les regarder comme dépourvus de césure,6 puisqu’aussi bien l’émission de la voix ne peut être suspendue à l’hémistiche. P. Verrier est également très embarrassé par des cas semblables. Voici l’un de ces développements, qui susciterait dans le détail beaucoup d’objections et dont on voudra bien ne considérer que l’affirmation essentielle : « Dans la lyrique courtoise, écrit-il7, il se glissa dès le xiie siècle deux véritables irrégularités, précisément pour obvier à l’interruption de l’alternance binaire par la césure féminine. Nous savons, par la notation proportionnelle de la mélodie, quelle en était la rythmisation dans le chant :
A boine da-me loiaus sui donés...
Hé amoure-tes, m’ochirez vous donc...
(Ren. le Nouv. Cf. Beck, p. 120).
7...Il n’y a pas de césure : l’accentuée fixe arrive bien à sa place, et c’est une pénultième, comme dans la césure épique, mais l’inaccentuée finale du mot compte dans la mesure du reste du vers et y est rattachée sans aucune séparation pour le rythme et la marche de la mélodie. » Ainsi tous les vers construits de cette manière, et ils sont nombreux au Moyen Age, bien avant le xiie siècle, seraient dépourvus de césure, puisque le poète n’y a pas ménagé la séparation de mots qui rend possible un silenee. Il Faudrait en dire autant de tous les vers où des terminaisons féminines s’élident sur le second hémistiche, ce que Tobler ne précise pas, mais qui découle logiquement de ses prémisses :
Puis li bons pe-dre ad escole le mist
(Saint Alexis, 33).
8Il l’admet d’ailleurs lui-même pour des vers où la continuité du sens ne lui semble pas autoriser une pause à la place prévue. Tout cela mis ensemble, on arriverait à un total de cinquante pour cent de vers environ qui seraient privés de coupe. Et il y en aurait aussi qui, pour des raisons analogues, ne présenteraient aucune rime, ou du moins dans lesquels la rime ne subsisterait que sous forme d’un accord de timbres. Ces conséquences, rigoureusement déduites, ont en elles-mêmes quelque chose de surprenant.
9Il y a donc méprise, une méprise dont on peut facilement découvrir l’origine. Diez en est le responsable, pour avoir pris trop au pied de la lettre un passage des Leys d’Amors, sans se donner la peine d’en faire la critique. La pause destinée à une reprise d’haleine y est en effet mentionnée comme suit : « En autra maniera cossuram pauza en cant que la prendem per una alenada e da questa entendem ayssi tractar principalmen. Pauza suspensiva es aquela quom fay en lo mieg dun bordo, per far alcua alenada. Pauza plana es aquela quom fay en la fi dun bordo, per far plus pleniera alenada. Pauza finals es aquela quom fay a la fi de cobla. » Un peu plus loin les mêmes expressions reparaissent : « Vist havem de pauza suspensiva, ara cove que declarem pauza plana. E segon nos pauza plana pot esser en la fi de cascun bordo, o de cobla en una maniera, so es en cant ques preza per plana alenada... Pauza finals es aquela quom fay en la fi de cascuna cobla, segon ques preza per alenada8. » A lire ces lignes, on peut croire en effet que la coupe et la rime sont des arrêts de l’émission vocale destinés à permettre au diseur de renouveler ses provisions d’air. Or les rédacteurs des Leys d’Amors se sont inspirés d’un passage d’Isidore de Séville, où il est question seulement du langage ordinaire. « Positura, écrit Isidore9, est figura ad distinguendos sensus per cola et commata, et periodos, quae dum ordine suo apponitur, sensum nobis lectionis ostendit... Ubi enim in initio pronuntiationis necdum plena pars sensus est, et tamen respirare oportet (note de Migne : Hanc respirationem Dona-tus et Sergius mediae distinctioni tribuunt) fit comma, id est, partícula sensus. » Isidore ne dit pas qu’il est absolument nécessaire de reprendre le souffle, il pose seulement l’hypothèse qu’on puisse avoir besoin de respirer, en indiquant que c’est là l’endroit convenable pour le faire.
10Les phrases des Leys d’Amors ne peuvent avoir et d’ailleurs n’ont pas un autre sens. Si Diez et Rochat, qui ont connu ce texte, y avaient fait bien attention, ils auraient remarqué dans le traité toulousain d’autres précisions qui les en auraient avertis. Rochat lui-même en a cité ces deux phrases dont le sens lui a échappé. Voici la première : « E devetz saber qu’en aitals bordos de X sillabas es la pausa en la quarta sillaba. » Et voici la seconde : « Bordos de X sillabas, de XI et de XII volon tostemps pausa suspensiva : los bordos de X sillabos en la quarta sillaba10. » Elles déclarent l’une et l’autre que les décasyllabes ont leur césure non pas après, mais sur la quatrième syllabe, c’est-à-dire que la césure a comme premier caractère d’être un accent. Cette nature qu’elle possède, outre ce que nous en attestent les Leys d’Amors, nous est au moins confirmée, au cours du Moyen Age, par deux autres auteurs. L’un est Jean Molinet (H. de Croy) qui, dans son Art de Rhétorique, composé vers 1490, s’exprime ainsi11 : « Car en toutes lignes de X ou de XI sillabes, soit en balade ou autre taille, toujours la quarte sillabe ou piet doit estre de mot complet, et doit on illec reposer en la prononçant. » L’autre est l’Anonyme qui a écrit vers 1525 L’Art et Science de Rhétorique : « En toutes lignes de .X. ou .XI. sillabes, soit en ballade, rondeau ou autre taille, toujours la quatrième sillabe en masculin ou la cinquième en féminin et singulier nombre qui fait la quadrure, doibt estre de mettre complet, et avoir sentence entiere et fault illecq reposer en prononçant. Et autant es vers alexandrins s’en doibt faire en la sixiesme sillabe masculine et en la septiesme feminine, qui fait la quadrure12. » Cet Anonyme, qui s’inspire de Molinet, écrit sans aucun soin et sans clarté, confondant la fin du mot avec l’accent, mais il a évidemment suivi un modèle où il a lu que la césure était un appui qui tombait en une certaine syllabe. Cette définition de la césure est celle que L’on retrouve formulée une douzaine de fois environ aux xvie et xviie siècles. Elle vaut pareillement pour la rime.
11Diez s’est laissé influencer par le sens que le mot « Pause » possède le plus communément en allemand, et qui est celui « d’interruption ». Dans le latin du Moyen Age « Pausa » a au contraire deux significations différentes que donne Du Cange : Io « Cessatio alicujus rei », ce qui, transporté dans le domaine du langage, indique un arrêt de l’émission vocale. 2° « Requies, mora », c’est-à-dire un retard, un prolongement, selon le témoignage de Guy d’Arezzo, dont les musicologues ont parfaitement compris la leçon ; cette interprétation est la seule qui convienne lorsqu’il s’agit de la coupe, l’addition d’un silence restant facultive. D’ailleurs Engelbert d’Admont († 1331) a parfaitement défini ces deux phénomènes et il en a reconnu l’exacte valeur : « Tenor in musica accipitur pro mora tractus vocis, in qua est finis et punctus distinctionis cantus vulgaris... Pausa vero est inter distinctiones factas medium silentium respirandi13.» Le sens du mot peut varier, mais les choses subsistent. L’erreur dont il s’agit n’aurait pas été commise si les romanistes, à l’exemple de Rochat, n’avaient pas été convaincus qu’il existait de toute antiquité un rythme à la moderne, formé de « frappés » et de « levés ». Avec ce système il fallait absolument que l’accent de la césure se distinguât des autres accents du vers ; c’est à cause de cela qu’on a voulu faire de la césure une reprise d’haleine obligatoire et qu’on l’a condamnée à tomber dans le vide. Il suffisait pourtant de réfléchir à ce fait que la finale féminine apparaissant en surnombre à la coupe avait été interdite au xvie siècle, à moins qu’elle ne s’élidât sur une voyelle placée au commencement du second hémistiche : assurément cette obligation de l’élision prouve que ni les poètes ni les théoriciens n’estimaient que le silence fût la condition et le signe du phénomène que nous étudions.
12Le second caractère de la rime et de la césure, c’est qu’elles tombent à place fixe. Pour la rime cela va de soi, puisque le vers est numérique, et que la dernière syllabe, si l’on fait abstraction de la féminine non comptée, marque une limite, toujours la même pour un mètre donné. Il n’en est pas différemment en ce qui concerne la césure, ce qui doit être signalé dès maintenant, en attendant que la démonstration en soit faite plus loin. Cette règle a pourtant été méconnue. Par exemple Tobler14 s’est demandé si des décasyllabes comme celui-ci, qui fait partie d’une pièce où règne la coupe quatrième, ne se scinderaient pas d’une autre manière que ceux qui les entourent :
Si cest amors m’ocit, bien l’en covaigne...
13En ce cas particulier, il a pensé à une division 6 + 4, abandonnant aussitôt son hypothèse pour adopter l’idée d’un vers privé de césure. Rochat avait cru lui aussi à des variations possibles, idée reprise par W. Thomas : « Enfin la coupe médiane, a écrit celui-ci15, loin de constituer un genre à part, admet parfois des vers décasyllabiques autrement césurés dans des strophes où pourtant elle prédomine. » Tout cela n’est qu’illusion. Toujours le schéma choisi par le poète s’impose à tous les vers d’une même pièce, sans aucun manquement possible, ce que Stengel et quelques autres critiques ont assez bien discerné. Les musiciens en fournissent la preuve éclatante. Les infractions qu’ils se permettent sont très rares au Moyen Age. La Complainte du Remède de Fortune de Machaut en fournit des exemples à une époque tardive aux vers 1, 2, 5 et 6 de ses strophes, qui en comprennent chacune seize, dont les autres sont d’ailleurs corrects. Le schéma rythmique de ces octosyllabes est en effet celui-ci :
14c’est-à-dire que la quatrième syllabe est supportée par une brève, placée il est vrai au début d’une mesure, au lieu d’une longue qu’on trouve partout ailleurs. Les négligences se feront beaucoup plus nombreuses au xvie siècle, ce qui signifie que la mélodie alors l’emportera sur le mètre.
15En d’autres termes, tous les vers doivent avoir un accent sur la rime, et, s’ils sont césurés, un autre sur la césure, conformément à ce que nous enseigne l’examen des vers liturgiques latins. La rime pourtant présente quelques anomalies. La règle, applicable aux deux pauses, est ainsi formulée par les Leys d’Amors16 : « En las pauzas dels bordos hom deu gardar accen, per so cove que digam en qual loc dels bordos deu hom gardar accen e en quals no. E devetz saber ques en la fi dels bordos de quantas que sillabas sian, deu hom gardar accen, quar si laus bordos finish en accen agut, lautres ques sos parios per acordansa deu ysshamen fenir en accen agut, o si fenish en accen greu, aquo meteysh. » Voici la traduction de Gatien-Arnoult : « C’est aux repos qu’il faut placer les accens. Il convient donc de dire dans quels endroits du vers il faut placer les accens et dans quel autre il ne le faut pas. On doit savoir que l’accent doit toujours être placé à la fin des vers, de quelque nombre de syllabes qu’ils soient. Car si un vers finit en accent aigu (: s’il est oxyton), celui qui rime avec lui doit finir aussi en accent aigu ; et s’il finit en accent grave (: s’il est paroxyton), il en est de même. » On voit que Guilhem Molinier, rédacteur de ce traité et membre de la commission qui l’a élaboré au milieu du xive siècle, a d’abord posé le principe général pour s’attacher plus particulièrement à la rime. Brunetto Latini, dans son Livres dou Tresor, joint à sa définition de la rime la recommandation suivante17 : « Apres cela convient-il contrepeser l’accent et la voiz, si que ses rimes s’accordent à ses accens ; car jasoit que tu acordes les letres et les sillabes, certes la rime n’iert ja droite, se li accens se descorde. »
16Il y a pourtant des cas où l’accord des accents n’a pas été réalisé. La versification incorrecte de la Doctrina de Cort, de Terramagnino de Pise18, en fournit des exemples. L’auteur hésite assez souvent entre le système normal et celui qui compte comme pleine la dernière syllabe de ses vers. Il écrit donc :
Paraulas masculinas son
O femminas o comunás,
Que no ne romanen alcúnas
Enforas aycellas totás
De las quals ay fachas notás... (v. 152-156).
17On voit que le troisième de ces octosyllabes, le seul qui soit conforme à l’usage normal, n’est pas accentué comme ceux qui l’entourent et que sa rime est inexacte. La même incertitude se manifeste dans la Résurrection du Sauveur, texte anglo-normand du xiiie siècle. On y rencontre un certain nombre de cas comme les suivants :
- Si seit purveu que l’on facë19
Galilee en mi la pláce. (15-16) - Deus par la sue poissancë
Te doinst vers mei bone vaillánce. (39-40)
18Il en est ainsi également dans les deux premières parties du Pèlerinage de la Vie humaine, écrites de 1330 à 1335, par Guillaume de Deguilleville, et où les finales féminines de la rime sont soumises à un traitement contradictoire :
Iluec pourra chascun apréndre
Laquelle voie il doit prendre,
Laquelle guerpir et delessier.
C’est chose qui a bien mestier
A ceux qui pelerinagë
Font en ce monde sauvagë. (24-29)
19Ici pourtant l’identité des terminaisons est respectée, tandis qu’elle ne l’est ni chez Terramagnino ni dans la Résurrection du Sauveur. Cet exemple montre du moins qu’il s’agit de deux types de rimes différents, sur lesquels il y aura lieu de revenir, et que certains écrivains mélangent fautivement.
20D’une façon analogue, des formes atones monosyllabiques peuvent être accentuées à la fin du vers et correspondre à des syllabes féminines en surnombre. « Les deux monosyllabes en ce, écrit G. Raynaud dans son édition d’Eustache Deschamps20, riment souvent avec des mots en ance et en ence ; mais il est à remarquer qu’alors que dans ance et ence la finale ce ne compte pas dans la mesure du vers, le monosyllabe ce du membre de phrase en ce forme une des syllabes du vers où il figure, qui se trouve ainsi avoir en fait une syllabe de moins que le vers correspondant en ance ou en ence. Il en est de même de attendant cë rimant avec demouránce. » On croit que cette manière de versifier, assez courante jusqu’à la fin du xve siècle, aurait été inventée par Gautier de Coincy († 1236). A. Långfors, dans son édition du Roman de Fauvel21, en cite plus de trente exemples pris à divers poètes ; ils portent non seulement sur je et ce à la rime, mais encore sur me, te, le, de, ne, que placés dans la même position. On a donc :
— Car il n’est nul, pour voir di cë
Que, s’il s’encline a aucun více... (Fauvel, 2389-90)
— Ainsi par l’exemple Boéce
Je t’ai assez declaré cë. (ib., 2477-78)
21On en trouvera d’autres cas dans Galerati, édité par L. Foulet22, et dans d’autres poèmes.
22Sauf ces incorrections, les rimes sont toujours concordantes quant à leur accent. Telles sont les observations préliminaires qui s’imposaient. Elles dominent toute la matière, ainsi qu’on pourra s’en apercevoir par les développements qui vont suivre.
II. LA CÉSURE ET LA RIME MASCULINES
23Pour les oreilles du Moyen Age, ainsi qu’il l’a été démontré, tout vers latin numérique, c’est-à-dire celui des poèmes liturgiques et des pièces profanes composées à leur imitation, se présente sous forme de syllabes identiques, qui se séparent en successions plus ou moins longues, grâce au relief d’un, ou, s’il y a lieu, de deux éléments privilégiés. C’est ce système que les plus anciens poètes français transposent dans leur langue. Comme tous les mots latins sont devenus oxytons et que les mots du parler vulgaire le sont également lorsqu’ils ont une terminaison masculine, il est très facile de reproduire exactement les modèles latins. Ce vers :
Crucifixús, — tumulatús,
24peut trouver son équivalent parfait dans :
Crucifié, — enseveli,
25qui donne lui aussi huit syllabes pleines, les coupes s’établissant sur des fins de mots.
26On aurait tort de croire, comme ont invité à le faire Stengel, et plus récemment P. Verrier, que la forme primitive du vers français a comporté des syllabes en surnombre. En ce qui concerne la césure, Stengel23 a invoqué ce fait que dans le Boèce provençal les coupes intérieures paroxytoniques sont en majorité (150 contre 107), que dans Saint Alexis elles se balancent à peu près (298 contre 327), que c’est seulement dans la Chanson de Roland qu’elles descendent à une forte minorité (1 200 à peine sur 4 002 vers), qu’enfin certaines Chansons de Geste, le Pèlerinage de Charlemagne, Berte, Aiol, Gui de Bourgogne témoignent à son égard d’une certaine prédilection, même si les rimes sont masculines. P. Verrier à son tour a voulu démontrer dans son Vers français que, dans les mètres primitifs et populaires des Gallo-Romans, il y avait opposition du genre entre les deux hémistiches, qui sont tantôt du type féminin-masculin (FM) et tantôt du type masculin-féminin (MF), avec prédominance du premier. Dans un article plus récent, il est revenu sur cette question : « C’est dans le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, vers 1115, a-t-il écrit24, que nos manuscrits nous présentent l’alexandrin pour la première fois. Il y apparaît sous forme mixte : chacun des deux hémistiches est masculin ou féminin. Non pas indifféremment : si tel était le cas, en effet, la proportion des terminaisons féminines serait environ du tiers, de 33 %, tandis qu’elle dépasse de beaucoup ce chiffre à la césure (47 %), et qu’elle reste bien au-dessous à la fin du vers (21,6 %). Dans cette Chanson de Geste, l’alexandrin est simplement encore en train d’évoluer vers la forme mixte : il y conserve, grâce sans doute surtout à la musique, les traces évidentes de sa forme primitive, à premier hémistiche exclusivement féminin (6 F), et à second hémistiche exclusivement masculin (6 M). » Or il existe des vers césurés qui sont plus anciens que le Pèlerinage, et qui le sont à peu près autant que le Boèce provençal ; ce sont le poème de Saint Léger et la Passion, écrits en octosyllabes. Ils administrent la preuve directement contraire. De toute évidence, la césure et la rime masculines, qui reproduisent fidèlement les modèles latins, sont antérieures aux variétés paroxytoniques. La césure masculine l’emporte de beaucoup dans Saint Léger ; selon G. Paris, elle est représentée 389 fois sur 516 dans la Passion, et un calcul plus exact augmenterait encore ce chiffre. D’autres œuvres plus récentes parlent encore aussi clairement. Le Fragment d’Alexandre, qui date de la seconde moitié du xie siècle, possède au moins deux tiers de césures masculines ; A. Thomas en a rencontré 49 dans les cent premiers25, et 118 dans les 140 derniers vers d’un vieux poème méridional, la Chanson de sainte Foi d’Agen (début du xiie) ; plus tard encore elle règne sans partage dans l’épître farcie provençale sur saint Etienne, Epistola Sancti Stephani protomartyris :
Sezetz, senhórs — et aiatz pátz ;
So que dirém — ben escoutátz,
Car la lessós — es de vertátz
Non hy a mót — de falsetátz.
27Le cas de l’auteur de Boèce, qui ne connaît pas de fins de vers paroxytoniques, au contraire de ses césures, prouve qu’il a eu du respect pour l’assonance, et qu’à cette place il n’a pas osé être infidèle au type latin ; il ne s’agit là que d’une timidité toute personnelle, plus ou moins justifiée, les réformateurs ne choisissant pas toujours des solutions très logiques.
28Il en est de même en ce qui concerne la rime. Toutes les assonances de Saint Léger, toutes celles du Fragment d’Alexandre, celles de la Passion dans une énorme majorité sont masculines ; il n’y a que 5 laisses féminines contre 44 masculines dans la Chanson de sainte Foi, 20 contre 135 dans Fierabras, 10 seulement en tout dans Auberi le Bourgoing. Tous les romanistes sont d’accord pour considérer qu’une minorité de finales paroxytoniques est un signe d’ancienneté dans les textes qu’ils étudient. « La fidélité au type latin, a écrit d’autre part G. Paris, à propos de Saint Léger26, n’est pas la seule cause de cette exclusion des rimes féminines ; toutes les strophes se chantant sur le même air, il était plus commode de donner à tous les vers la même terminaison rythmique. » Il conviendrait pourtant, bien que l’idée soit juste, de changer quelque chose à la manière dont elle s’exprime. Il faudrait dire que la musique des premiers vers a été composée pour des coupes toujours oxytoniques, qu’elle est donc essentiellement conservatrice, et qu’elle oppose une certaine résistance à l’introduction de finales paroxytoniques, parce que celles-ci sont pour elle un élément d’instabilité. En conséquence de ce qui précède, on est obligé de reconnaître que la césure française la plus ancienne et que la fin de vers primitive sont celles qui ont été directement calquées sur les modèles du latin liturgique. A ces octosyllabes datés de 960 :
Adest Othó — rex nostrorúm
Regens sceptrúm — populorúm,...
Ultra regés — habens sciré,
Supra fortés — regens virés,
Quos nunc habét — mundus isté
Superpollét — satis justé27.
29ceux-ci, qui sont empruntés à Saint Léger, correspondent dans un parfait parallélisme :
E sanz Ledgiérs — fist son mestiér :
Evruîn príst — a castiiér.
Cele ire gránt — et cel corrópt,
Ço li preiát — laissast lo tót ;
Fist lo por Diéu — nel fist por luí :
Ço li preiát — paiast s’od luí.
30Ce type est le type ordinaire ou fondamental du plus ancien vers français ; il ne porte en lui absolument rien d’original.
III. LA CÉSURE TOMBANT A L’INTÉRIEUR
DE MOTS OXYTONS, ET LA RIME CORRESPONDANTE
31Cependant, plus les hémistiches sont courts, plus les poètes éprouvent de difficulté à y introduire les mots nécessaires tout en y maintenant la césure à sa place normale. Le problème s’est déjà posé en latin, où ils se sont permis parfois de ne pas faire coïncider la coupe avec une fin de mot. Dans la pièce d’où j’ai tiré mon dernier exemple se trouvent plusieurs octosyllabes où la règle générale est ainsi violée. Prenons celui-ci :
Ultra Decium superbe.
32Qu’on range ces trois termes dans l’ordre qu’on voudra, jamais une finale quelconque ne pourra occuper la quatrième place. Il faut donc en prendre son parti, et consentir, quelque regret qu’on en ait, à violer la règle générale. Que se passe-t-il alors ? J’ai déjà montré, à l’aide du Dies irae, qu’il n’y a rien de changé dans la déclamation ordinaire, que la voix prend son point d’appui où elle en a l’habitude, et que le vers se divise, comme s’il était régulier, en deux hémistiches de quatre syllabes :
Ultra Decí — um superbe
33Le mot central se trouve séparé comme avec un tranchoir. Bien entendu, il s’agit là d’une licence qui, dans l’opinion des poètes, doit rester exceptionnelle. Aussi de tels cas, se présentent-ils assez rarement.
34Il en est de même en français, à l’origine de notre littérature. Ici pourtant il faut distinguer. Dans Saint Léger et dans la Passion, on trouve quelques exemples de mots transcrits du latin, où la syllabe intérieure, peut-être sous l’influence ambrosienne28, porte encore l’accent grammatical :
— Tot par enví — die, non par el. (Saint Léger, 17 f)
— Un asne addú — cere se roved. (Passion, 5 d)
35J’ai déjà parlé de ce traitement, où l’infraction se borne à ne pas placer la césure sur une fin de mot. Au contraire, ce qui est ici en question, c’est le cas où la césure, dans un mot français, tombe sur une syllabe qui d’ordinaire est atone, comme dans les vers suivants :
— Barrabant për29 — donent la vie. (Passion, 57 a)
— Pilat cum áu — did tols raizuns (ib., 61 a)
— Ne ad enpë — radur servir. (Fr. d’Alex. 55)
36Spenz en a compté 158 exemples dans les 1 000 premiers vers du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes.
37On en rencontre d’autres dans la poésie lyrique des xiie et xiiie siècles. La pièce LX de la Collection publiée par H. Spanke30 en contient quatre exemples dans la même strophe, que je transcris intégralement :
Quant voi le dóuz — tens revenir
Que li chauz fáit — le froit muer,
Que li rosí — gnolet jolis
Ne se puet të — nir de chanter :
A donc se dóit — chascuns pener
De jolië — ment maintenir
Et en amóur — abandoner :
Fins cuers ne se doit rë — pentir de bien amer.
38On peut relever encore, dans le même recueil :
Dont je sui jói — anz et jolis. (LXXII, 6)
39Plus les vers sont longs, moins souvent il en est ainsi. L’alexandrin que je viens de citer n’est pourtant pas le seul que j’aie repéré. En voici d’autres qui sont donnés par Rochat :
— Ne jamais s’a ceste á — mor fau, ne soie ameis.
(Chans, de Berne, CCCXCI)
— Jamais amours n’oubli — erai, n’onques ne fis.
(Renart, IV, 194)
— Ja ne serai sans á-mor en jour de ma vie.
(ib., ib., 226)
40W. Heune a découvert celui-ci :
Je rencontray un cóur — tisan. Ho, ma commere...
(Anc. théâtre, IX, 170)
41A une époque ancienne, les décasyllabes qui présentent cette coupe sont généralement assez rares :
— Dont je me tróu— vaisse si esgaré.
(Gautier de Dargies, I, 2)31
— Ou est Aquíl — lans ? Nel me celeiz jai.
(Enfances Guillaume, 914)32
— Mes bons chevá — liers pres de moi tenroie.
(Chans. de Berne, CLXXXIX, 4)33
42Avec Eustache Deschamps et Froissart, qui sont contemporains, ils se font assez fréquents. Du premier, W. Heune34 a cité les exemples suivants :
— Est doriques cón — voiteux bien ordonné.
— Et après Dán — gier vient, qui ne se part.
— Ou temple Dá — than pourras advertir.
— Jonas Miché — as et ensuit Naom.
43Otten de son côté a relevé ceux-ci dans Froissart :
— Proprement rë — presente et segnefie... (T. I, p. 55, v. 59)
— Comme le pá — pillon á la chandelle... (ib., p. 57, v. 134)
— Dont tout mi sén — tement el ne desirent (ib., p. 59, v. 198)
— Et trop hastí(e) — vement et sans mesure... (ib., ib., v. 207)
— Qui continú — elment le moet ensi. (ib., ib., v. 216)
— Qui fu.ce rë — commandent li aucteur. (ib., p. 85, v. 1121)35
44Ce traitement de la césure a été imparfaitement expliqué. G. Paris a mal classé certains des cas qu’il a rencontrés dans la Passion. A propos de ce vers :
Barrabant për — donent la vie,
45il a écrit qu’il possédait un accent troisième et un accent huitième, deux coupes destructrices de l’hémistiche ; ailleurs, il a cherché des corrections de texte sans y parvenir. Tobler a déclaré que de tels vers étaient dépourvus de césure, Heune que les décasyllabes anormaux d’Eustache Deschamps introduisaient des césures sixième et cinquième au milieu de vers réguliers ; Scheler en a fait autant à propos de Froissart. Il faut renoncer à de pareilles interprétations. Du moment que les octosyllabes d’une même pièce doivent comporter une coupe, il n’en est pas un seul qui puisse se soustraire à cette nécessité ; il n’en est pas non plus un seul qui puisse en présenter une ailleurs qu’à la place prescrite. Les vers sont, en effet, soumis à des règles strictes et rigoureuses ; à ne pas les observer ils ne seraient plus des vers36. Ce qui prouve irréfutablement qu’il en est bien ainsi, c’est la musique. H. Spanke a donné la transcription du grand couplet que j’ai cité : Quant voi le douz temps revenir..., où certains vers, 1 et 3, 2 et 4, se chantent sur les mêmes phrases mélodiques ; on peut constater que les coupes oxytoniques et les coupes intérieures tombent sur les mêmes notes, et que dans le reste de la strophe, aux vers 6 et 8, la césure est soutenue par une longue :
46L’autre exemple est traité de la même manière :
47Aucun doute n’est donc possible. C’est d’ailleurs le cas de toutes les les césures faibles, comme on pourra s’en rendre compte au cours de cet exposé.
48Au premier abord, il semblerait bien que la rime, parce qu’elle termine un fragment de sens plus long, devrait échapper à de pareils accidents. Il en est bien ainsi tout d’abord. Mais elle est tellement liée à la césure ; elle est avec elle dans des rapports si étroits qu’elle n’a pas pu échapper tout à fait à cette contagion. Le doit-elle à quelques exemples qui nous sont fournis par Horace, comme celui-ci, que signale Stramwitz :
Labitur ripa, love non probante, u —
— Xorius amnis... ? (Odes, I, 2, 19)
49On ne saurait l’affirmer avec certitude. Au Moyen Age, les Provençaux sont les premiers, semble-t-il, qui se soient avisés de cet artifice. Diez et Bartsch37 en ont donné des exemples d’Elias Cairel, de Guiraut de Bornelh, d’Aimeric de Pegulhan. Les Leys d’Amors l’ont mentionné : « Ce qui est plus d’usage en roman, y lit-on38, c’est de couper un mot de sorte que le milieu de ce mot fasse le repos final du vers, et que, par là, une partie du mot coupé soit à la fin d’un vers, et l’autre au commencement du suivant... On appelle les couplets composés de cette manière Couplets coupés ; mais aucune de ces deux manières39 n’est fort agréable ni digne de louange, quoique certaines personnes s’efforcent de faire valoir par là la subtilité de leur esprit :
Filha de Dieu verges e may —
Re, gardatz me del Sathan lay —
Ro, desleyal si que dece —
Bre marma no puesca ne re. »
50Dans la France du Nord, le Roman de la Rose présente les octosyllabes suivants, qui ont pour auteur Jean de Meung :
N’onc preterit present n’i fu,
Et si vous redi que li fú —
Turs n’i aura james presence. —
(20-955.)
51Est-ce de la poésie provençale ou de Jean de Meung qu’est parti Dante pour tenter d’acclimater cette rime en italien ? Voici deux vers qui sont de lui :
Cosi quelle carole differente —
Mente danzando, delia sua richezza... (Par., XXIV, 16)
52Dante a trouvé des imitateurs, même Manzoni de nos jours, mais surtout l’Arioste :
- Fece la donna sua di man le sopra —
Vesti, a cui l’armi convenian più fine. (Orl., XLI, 32) - La cassa tua, e ben credo che t’ha Domene —
Dio fatto a tempo tornar... (Cassaria, IV, 2) - .............. Mercè del giovane
Gentile e grazioso ch’oggi Domene —
Dio ci mandò all’incontro per soccorerci. (Suppositi, II, 2) - —.............Facciamo opera
Pur di ricuperarla : che più comoda —
Mente ti farò al tutto adagio intendere... (Cassaria, IV, 21)
53De même que les Leys d’Amors écrivent que de pareils vers, à cause de leur « enchevêtrement », plaisent à peu de personnes, de même les critiques italiens sont d’avis que leurs finales ne sont acceptables que s’il s’agit de mots composés, comme sopraveste, sacrosanto. Il n’en est pas moins vrai que nous retrouvons ces rimes en France aux xive-xve siècles, sans que nous puissions savoir à quelle influence elles sont dues. Elles sont une spécialité de Christine de Pisan40, qui était née à Venise :
- Meisme voit-on qu’en orgueil monte
Maint de qui le sens petit monte
Et qui n’ont pas vaillant ma coiffe
Des fortunez biens, et a quóy fe-41
Roye de ce plus long procès ? (Ep. à E. Deschamps, v. 151-155) - Question de savoir entière —
Ment, de congnoistre les choses belles
Des natures celestielles... {Mutacion de Fortune, fol. 207) - ................certáine —
Ment, ma dame, nous allions... (Duc des vrais amans, v. 168-169) - ... Si comme il me rapporta Vid que couleur de morte á-
Voit.....................(ib., v. 2054-56)
54De telles constructions ne reparaîtront en français qu’au xixe siècle, à l’époque parnassienne. Pour les précédents exemples nous ne possédons aucune musique. Mais on peut être assuré, d’après l’analogie de la césure et d’après ce que nous savons de toutes les rimes faibles, que la finale de ces vers était réellement accentuée.
IV. LA CÉSURE ET LA RIME FÉMININES AVEC ÉLISION
55Or les poètes français sont gênés par les finales féminines de leur langue. A l’intérieur des hémistiches, aucune difficulté pourtant, puisque toutes les syllabes sont des atones identiques l’une à l’autre, et que l’e sourd qui termine certains mots y possède la même valeur que toute autre voyelle :
— E sanz Letgiers — sempre fut bons...
— Qui mieldre fust — donc a ciel temps...
— Misse cantat, — fist lo mul ben...
— A terra jout, — molt fut affliz... (Saint Léger)
56A la césure et à la rime, qui sont accentuées, il en est autrement. En latin, il n’y a aucune différence entre ce vers :
Nullam habes libertatém
57et celui-ci :
Turpis jacet tua vitá,
58car les deux mots libertatém et vitá, soutenus par la musique, sont articulés comme oxytons. Il n’en est pas ainsi en français, où liberté est accentué sur la dernière, et víe sur l’avant-dernière. En d’autres termes, les terminaisons de tous les mots latins, à la césure et à la rime, sont devenues masculines, tandis que la langue vulgaire, d’un usage quotidien, présente des finales dont les unes sont masculines et les autres féminines. Le cas est donc fort embarrassant.
59Pourtant, par bonheur, le classicisme latin a donné l’exemple de l’élision, selon laquelle toute voyelle placée à la fin d’un mot s’effaçait quand le mot suivant commençait par une autre voyelle :
Atqu(e) omn(e) immensum peragravit ment(e) animoque,
60avait dit Lucrèce, et ni l’e de atque, ni celui de omne, ni celui de mente ne comptaient dans la mesure du vers. Il pouvait en être ainsi en français, et, il ne s’agissait que de ne point placer une consonne à l’initiale du second hémistiche :
— Eissi com flámme est cler ardanz. (Saint Léger, 34 f)
— Ainz que t’oüsse en fui molt desidrose. (Saint Alexis, 92 a)
— Sor Alexándre al rey d’Epir42. (Frag. d’Alexandre, 41)
61A la rime, la question ne se pose pas d une façon aussi pressante, puisqu’elle marque une fin, et qu’on peut avoir recours sans scrupule en cet endroit, pour venir à bout des terminaisons féminines, à d’autres procédés, bien que Saint Léger ou le Fragment d’Alexandre n’y fassent encore figurer que des mots masculins. Pourtant, lorsqu’il s’agit de mètres courts, intimement unis l’un à l’autre, les anciens poètes lyriques n’hésitent pas, le cas échéant, à pratiquer l’élision d’un vers à l’autre. Tobler l’a parfaitement mis en lumière43. Soient, en effet, ces deux strophes d’un poème publié par Bartsch dans ses Romanzen und Pastourellen (I, 49). La même musique vaut pour l’une et pour l’autre ; les vers doivent donc être en correspondance exacte au point de vue du nombre de leurs syllabes, et ils le sont en effet, grâce à deux subterfuges très intéressants, sauf aux v. 14 et 29, où il y aurait sans doute lieu de corriger le texte. Ces deux vers restent d’ailleurs en dehors de la présente démonstration.
I
Quant je chevauchoie (5)
Tot seus l’autrier, (4)
Jouer m’en aloi[e (5)
Tout un sentier : (4)
5 De joste une arbroie (5)
Pres d’un vergier, (4)
Dame simple et coie (5)
Vi ombroier. (4)
Mult estoit bele et polie, (7)
10 Cors bien fet, gorge jolie. (7)
Quant el me vit venant, (6)
Si chanta maintenant (6)
Ceste chanconete :(5)
« nus ne doit les le bois aler (8)
15 sans sa compaignete (5)
II
Vers l’onbre de l’ente (5)
Ou ele estoit, (4)
Chevauchai ma sente (5)
A mult grant esploil. (5)
20 Cortoise ert et gente : (5)
Vers li ving droit. (4)
S’amor m’atalente, (5)
Car mult valoit, (4)
Gentement l’ai saluee. (7)
25 El respont conme senee : (7)
« Sire, que Dex vos saut : (6)
Mes de vous ne me chaut. (6)
Traies vous arrier : (5)
n’atouchies pas a mon chainse, (7)
30 sire chevalier, (5)
62Les chiffres mis entre parenthèses indiquent le nombre des syllabes, comptées comme on le fait ordinairement. Le parallélisme est très exact, sauf au vers 4, qui semble n’avoir que 4 syllabes dans la première strophe, tandis que le vers 19 paraît en avoir 5 dans la seconde. Mais ce n’est qu’une simple apparence, car le traitement particulier de la rime féminine du troisième vers rétablit l’équilibre. D’une part Ye muet de aloie se détache de ce mot pour former la première syllabe du v. 4, qui compte ainsi, réellement, 5 syllabes, de l’autre la finale du mot sente, ce qui est justement le cas qui nous occupe, s’élide sur l’initiale du vers suivant. Le phénomène est identique à celui que nous présente mainte césure. Tobler cite toute une série d’exemples semblables, qu’il a rencontrés dans le même recueil, dans le Chansonnier d’Oxford et dans les Allfranzösische Lieder de Wackernagel. Cette liberté de la rime a complètement disparu, mais le fait est encore tout à fait courant à l’intérieur du vers ou à la césure.
V. LA CÉSURE FÉMININE ENJAMBANTE ET LA RIME DE MÊME ESPÈCE
63Voici maintenant un autre procédé qui permet d’éluder sans trop de dommage l’embarras créé par les mots paroxytons, sans rien retrancher du vocabulaire dont on dispose. Puisqu’en latin on peut user de coupes intérieures en cas de nécessité, pourquoi, en perfectionnant cette licence, ne rejetterait-on pas l’atone posttonique dans le second hémistiche, dont elle deviendrait ainsi le premier élément ? On s’en avise dès qu’on se met à écrire en français. Il n’y faut nul effort. Cette césure existe en provençal.
— Donz fo Boé — cis corps ag bo e pro. (Boèce, 28)
— Qui sapién — cia compenre pogues. (ib., 93)
— Nos e molz lí — bres o trobam legen. (ib., 99)
— Qui tota ó — ra sempre vai chaden. (ib., 147)
64Elle est constante en italien, où la coupe n’a pas besoin de tomber sur une fin de mot : de là le nom de césure à l’italienne qu’on lui a tardivement donné.
65Tobler a contesté qu’en français une telle coupe fût possible : « La question est de savoir, a-t-il dit44, si l’on n’a pas peut-être écrit des vers ayant une césure féminine (épique) avec la quatrième accentuée, et raccourcis d’une syllabe dans leur deuxième membre, vers qui présenteraient, eux aussi, dix syllabes en tout. On rencontre, il est vrai, des vers répondant à ce type dans la poésie lyrique (dans la poésie épique, ils sont peu acceptables, et, dans le Boèce provençal, ils ne proviennent sans doute que d’une corruption du texte)... Mais on fera mieux de ne voir dans ces vers, qui ne se présentent que rarement au milieu de vers de formation régulière, que des vers n’ayant point du tout de césure et ne remplissant les conditions du décasyllabe régulier que par l’accentuation de la quatrième syllabe. » La première de ces deux explications peut être taxée d’extravagante, et l’on s’étonne que Tobler ait jamais pu admettre l’idée d’hémistiches amoindris jetés au milieu d’hémistiches corrects. La seconde découle logiquement de prémisses dont on connaît déjà la fausseté. Gaston Paris s’était contenté de dire que, si l’accent subsistait bien à la césure, le rejet de la syllabe féminine avait pour résultat de « supprimer l’hémistiche »45. »
66En français, les exemptes d’un pareil traitement sont innombrables. La Passion en offre 88 sur 516 vers. Il y en a dans Saint Léger et dans toute la série de nos plus anciens poèmes. En voici quelques-uns :
— Per eps los nós — tres fu aucis... (Passion, 3 b)
— Si cum prophé — tes anz mulz dis... (ib., 7 c)
— Ne volst recéi— vre Chelperins... (Saint Léger, 10 c)
— Son corps presén — te volunteyr... (Frag. d’Alexandre, 77)
— Fut la batá — ille fort et pesme... (Gormond, 42)
— Ses plaies prén — nent a saigner... (ib., 322)
— De ma grant jói — e recovrer... (Gace Brûlé, XI, 18)
— Doing a ma dá — me ligement... (Id., ib., 34)
67Heune en a réuni un certain nombre, qui sont moins anciens :
— Que la victói — re venoit avec toy... (E. Deschamps)
— Dont sourt riót — te, discords et desbats... (A. Chartier)
— Philippe Augús — te fort me honora... (Martial d’Auvergne)
68Quicherat46 a cité ceux-ci, qu’il a rencontrés dans une traduction de la dixième églogue de Virgile, composée à la fin du xve siècle par l’auteur anonyme de l’An des sept Dames :
— Que les póë — tes nomment Aréthuse...
— Et vous Naiá — des, déesses tres belles...
— Dessus les rí — ves fut brebis gardant...
— Bergiers la vín — drent et tardifs bouviers..., etc..
69Naturellement, comme toutes les espèces de césure qui ont été usitées, celle-ci n’est pas réservée aux seuls octosyllabes et décasyllabes réguliers. La voici dans des décasyllabes coupés 6 + 4 :
— Ens es parens Makái — re s’est mellés...
(Aiol, cf. Tobler, V. fr. VB, p. 101, n.)
— Et dames et puché — les et garchon... (ib., ib.)
70On la trouve dans le recueil de H. Spanke pour des vers de onze syllabes :
— D’un cheval que vous veïs — tes que j’avoie... (III, p. 5)
— Si avront assez a pés — tre mi aïgnel... (VI, p. 13)
71L’existence de cette coupe est l’une des preuves les plus décisives qu’on puisse alléguer pour affirmer que la césure n’est pas constituée par un silence. Elle ne détruit pas non plus l’hémistiche, comme l’a prétendu à tort G. Paris, car elle ne trouble pas nécessairement le vers. La musique le démontre. Soit donc ce début d’une chanson tirée du recueil de H. Spanke47 en octosyllabes :
Quant marz commen — ce et février faut,
Que li printemps — revient jolis,
Que viole — te nest el gaut
Et l’aloe — chante a douz cris...
72La mélodie du premier vers vaut pour le troisième, et celle du second pour le quatrième. On a donc :
73Il est facile de constater que toutes les césures sont traitées de semblable façon et que le rejet n’est la cause d’aucun désordre. Le poète contrevient seulement à la règle générale qui veut que la coupe prenne place sur une fin de mot ; mais il ne le fait que contraint et forcé, afin de respecter le syllabisme souverain.
74La rime, pour la raison signalée dans la précédente division de ce chapitre, échappe le plus souvent à cette licence. Cependant, dans la poésie lyrique, la syllabe féminine terminale peut être aussi rejetée au début de la ligne suivante, afin de compléter le numérisme d’un vers très court. Le fait a été relevé par un certain nombre de critiques, par Tobler, ainsi qu’on l’a déjà vu, et par A. Jeanroy. Celui-ci a étudié le Tournoiement des Dames, de Huon d’Oisy. « Tous les vers sont masculins, a-t-il écrit48, sauf les vers rimés a dans le couplet IV, et il faut noter le curieux phénomène présenté par les deux premiers des vers en question. Il est très fréquent, comme on le sait, que, dans le corps d’un même vers, la dernière syllabe accentuée du premier hémistiche soit suivie d’une atone, qui compte dans l’hémistiche suivant49. Mais il y a très peu d’exemples du même fait se produisant d’un vers à l’autre. Un exemple de ce genre nous est fourni pour les vers 1 et 3 de notre couplet IV : l’atone qui les termine compte dans la mesure du vers suivant, qui n’obtient que grâce à elle son chiffre normal de trois syllabes :
La contesse de Canpaigne
Briement,
Vint sur un cheval d’Espa[igne
Bauchent. »
75D’autres exemples, cités par Tobler, appartiennent également à la poésie lyrique. Le plus souvent, il s’agit d’un vers de 7 syllabes dont la syllabe féminine est rejetée à l’initiale d’un petit vers subséquent, le tout devant former un ensemble de 11 syllabes. Des cas semblables ont été signalés par Fr. Noak, par A. Wallensköld, par J. Bédier, et commentés au point de vue musical par Fr. Gennrich50. Alors il est évident que le quadrisyllabe perd toute individualité et se soude étroitement à l’heptasyllabe antécédent, mais, bien entendu, sans que la rime cesse d’être marquée par un accent.
VI. LA CÉSURE LYRIQUE ET LA RIME CORRESPONDANTE
76Toutes les solutions précédemment examinées éliminent les difficultés que soulèvent à la césure et à la rime les finales féminines françaises, ou, pour mieux dire, néolatines. Elles ont l’avantage, tout en ne violant pas la loi du syllabisme, de ne rendre nécessaire aucun changement dans la mélodie applicable à une série de vers successifs, ou à des strophes pareillement construites. Seules pourtant les terminaisons masculines sont pleinement satisfaisantes. Le dernier artifice en particulier non seulement défigure le mot, mais encore expose le second hémistiche du vers à une périlleuse mutilation, si le chanteur maladroit est tenté de rattacher la finale féminine à la tonique antécédente.
77Le procédé le plus commode, et sans doute le plus ancien, a consisté à mépriser l’obstacle, et à reproduire exactement les formes latines, sans y rien changer, de telle sorte que 8 ou 10 syllabes étaient toujours au nombre de 8 ou 10, sans qu’on voulût tenir compte, aux deux places privilégiées, de leur nature éventuellement différente. Puisque toutes les finales latines étaient traitées comme masculines, pourquoi rosá ne trouverait-il pas son équivalent dans rosé, qui cesserait pour les nécessités du vers de recevoir son accent normal afin de se plier aux lois du mètre ? Ce subterfuge, qui présentait lui aussi l’inconvénient de défigurer le mot, avait l’avantage de maintenir la coupe sur une finale, conformément aux modèles latins ; en même temps il était extrêmement utile, car, dans les vers destinés à être chantés, il n’exigeait dans la mélodie aucune note supplémentaire. Comme ce traitement est très fréquent à la fin du premier hémistiche des vers lyriques, la césure qui répond à cette définition est communément appelée césure lyrique, du nom que Diez lui a le premier donné.
78La césure lyrique se rencontre dans les premiers monuments de notre langue : On en compte 30 exemples dans la Passion :
— Cum cel asnës — fu amenaz (6a)
— Ensems cridënt — tant li fellon (59a),
79et dans Saint Léger :
Ambes lavvräs — li fait talier
Hanc la linguä — que ot in queu. (27 a b)
80Elle abonde dans Saint Brendan :
De runceië — ne de cardunt
Ne de orthië — n’i a fusun. (1765-6)
81On la retrouve naturellement dans toutes les chansons, si abondantes au Moyen Age :
— Douce damë, — grez et graces vos rent... (Gace Brûlé, IV, I)
— En tel guisë — vos en praigne pitié... (Id., ib., 6)
— Par Fortunë — qui durement s’oppose...
(Machaut, Ball. 31, p. 35)
— Pour accroistrë — leur pris et leur renom... (Id., ib., 34, p. 40)
— La plaisancë — dou coeur qui s’esmerveille...
(Froissart, t. I, p. 370)
— Est la terrë — des hommes gouvernee...
(E. Deschamps, éd. Crapelet, p. 150)
— La plus bellë — qui oncques fust en vie...
(Chans. de Bayeux, iv, 6)
— Qu’il vous plaisë — prendre mercy de moy... (Ib., XXXI, 8)
— La verrai jë — jamais recompansée... (Ch. d’Orléans)
82Cependant elle n’est pas inconnue en dehors des œuvres lyriques, et il serait surprenant qu’il en fût autrement, puisqu’elle se rencontre déjà dans la Passion et Saint Léger, qui leur sont antérieurs. Sans faire entrer ici en ligne de compte les poèmes anglo-normands, comme le voudrait Stengel, il y en a des exemples ailleurs. On en découvre cinq dans le Fragment d’Alexandre, parmi lesquels celui-ci :
En tal formä — fud naz lo reys. (54)
83Gormont et Isembart, qui appartient au genre épique, en contient d’autres :
— Cest chalengë — vos i ai mis. (ed. Bayot, 179)
— Pruz mon perë — e mun ancestre. (228)
— D’une chosë — s’est afichié. (304)
— Par les resnës — prist le destrier (336)
84Dans les Chansons de Geste. Léon Gautier en a relevé un grand nombre :
— Encor ai gë — soixante de vos pers. (Charroi, 222)
— Roverai jë — Broiefort mon destrier ? (Raoul de Cambrai, 1659)
— N’i remagnë — qui puisse porter armes (ib. 199)
— Et a Lengrës — seroie malbaillis... (Auberi, p. 17, v. 24), etc..
85Elle existe dans les dernières continuations de Huon de Bordeaux, et G. Paris l’a signalée dans Auberon, mais dans des conditions assez spéciales : « Il y en a 21 cas dans les 200 premiers vers, a-t-il écrit51, soit plus de 10 % ; ensuite cette proportion va toujours en diminuant ; je n’en trouve que 6 dans les 200 premiers vers du second millier, que 4 dans les 200 derniers vers du poème. L’inverse a lieu pour la césure épique ; elle apparaît pour la première fois au v. 315, 3 fois en tout jusqu’au v. 500 ; dans les vers 1001-1200, on la rencontre 20 fois, et 16 fois dans les 100 vers de la fin. Que conclure de ce rapport ? Apparemment que l’auteur a commencé son poème avec l’intention d’écarter la césure épique et d’introduire la césure lyrique ; c’était une innovation du genre qu’aimaient les versificateurs de ce temps ; puis insensiblement il s’est relâché de l’attention que lui demandait ce procédé, et il a laissé la césure épique s’introduire, puis foisonner, la césure lyrique devenant de plus en plus rare. »
86Les exemples donnés ci-dessus appartiennent à des octosyllabes ou à des décasyllabes. Cependant, ici encore, il n’y a aucun exclusivisme. Elle s’étend à toute espèce de vers.
87La voici dans un décasyllabe coupé 6 + 4 :
— Ne boit ne ne mangë — ne ne repose... (Ib. I, 16, 2)
88La voici dans des vers provençaux de onze syllabes imités de la strophe saphique et coupés 5 + 6, que Rochat a mal interprétés :
Santa Mariä — vergen gloriosa,
De Deu amicä — sor tot degnitosa,
De l’arma miä — sejatz pietosa,
Merce raïna !
Valen pulcelä — de gracia plena,
Marina stelä — gardatz nos de pena ;
Hai rems e velä — quel mund guida e mena !
Merce raïna.
89Otten52 l’a rencontrée dans Rènaud de Montauban et Alixandre, deux poèmes écrits en alexandrins :
— Dont porra il dirë — que somes recreant...
(Ren. de Mont., p. 42, v. 28)
— Et Guichart son frerë — et Aallart le blont...
(ib., p. 22, v. 25)
— A çainte l’espeë — qui l’acier ot trencant...
(Alix., p. 40, v. 25)
— Or demorra prendrë — mainte tiere lointaine...
(ib., p. 67, v. 15)
90L’Audengière des Règles de seconde rhétorique53, écrites entre 1411 et 1432 présente également deux dodécasyllabes ornés de la même césure :
— Et entre ses jambës — un viés terin portoit.
— De traire aux roupiës. — Qui de ce ne m’en croit...
91Ce phénomène a été généralement fort mal compris, ce dont on ne saurait s’étonner si l’on se souvient des théories accentuelles auxquelles se sont ralliés les romanistes. A les en croire, la tonique grammaticale seule devait être prise en considération. G. Paris, étudiant la Passion et Saint Léger, écrivit que, dans leurs césures lyriques, l’accent portait sur la troisième syllabe, opinion que nombre d’éditeurs de textes anciens ont reprise pour leur propre compte, par exemple G. Huet, dans son Introduction aux Chansons de Gace Brûlé54, et qu’on retrouve également sous la plume de Tobler55. Quelques-uns pourtant ont proposé l’explication convenable. En première ligne, il faut nommer Rochat : « Nous verrons, a-t-il dit, que la césure du décasyllabe était quelquefois marquée par une atone ; néanmoins cette dernière, obligée de porter le frappé, étant ainsi accentuée malgré elle, la fin du premier hémistiche continuait à ressembler à la fin du vers. » C’est l’interprétation qu’a de même donnée Scheler, dans son édition de Froissart56. A. Jeanroy, étudiant le vers de onze syllabes coupé 7 + 4, a incliné vers cette solution : « A l’époque où remontent les pièces qui nous occupent’ a-t-il écrit57, il est probable que les habitudes de la poésie épique avaient plus de force que celles de la poésie lyrique ; cependant on trouve déjà quelques traces de l’habitude, propre aux lyriques, de placer une atone à l’endroit où une tonique est exigée par la règle. Ainsi :
Vos servirai, car onquës — ne soi boisier...
92Dans un vers de cette sorte, il faut, ou accentuer l’atone, contrairement aux lois de la langue, ou accentuer la sixième syllabe, ce qui dénature le rythme. »
93Or il ne saurait y avoir aucun doute sur ce fait que la finale féminine était mise en relief par la voix et qu’elle marquait bien la coupe. A. de la Borderie58 a reproduit, dans la disposition graphique de la première édition, la Ballade d’Amour folle de Jean Meschinot, qui est intéressante à plus d’un titre :
Amour portë haute chiere a pleins yeux.
Amour punit qui d’orgueil n’est farci.
Amour chassë les bonnes gens et vieux.
Amour requiert avoir esbats aussi.
Amour hait trop ceux qui ne font ainsi.
Amour tencë les cueurs qui sont dormans.
Amour seuffrë. qu’on lise les romans.
Amour parfaict le vouloir de jeunesse.
Amour fermë sa maison à vieillesse.
Amour ne veult que pensif on se treuve.
Amour cherit Venus comme deesse.
Amour blasmë ceux qui n’ont robe neufve.
94Dans les douze vers de cette strophe, les deux hémistiches sont séparés par un coup de hache, et six d’entre eux possèdent une césure lyrique. Visiblement ils sont identiques les uns aux autres, et c’est bien la quatrième qui est accentuée dans tous les cas.
95Si l’on ne voulait se laisser convaicre, les textes musicaux nous apporteraient une autre confirmation de ce fait, plus décisive encore. Soit donc d’abord cet octosyllabe césuré emprunté aux Chansons de Colin Muset, selon la transcription de J.-B. Beck, dans l’édition Bédier :
96Voici maintenant deux décasyllabes qui appartiennent à la quatrième strophe de la Chanson Roial de Machaut. Il a inséré ce poème dans son Remède de Fortune. Toutes les strophes se chantent sur la même mélodie que la première. Cette mélodie a été transcrite par Fr. Ludwig59. On lit donc :
97Citons encore ce vers, extrait du Chansonnier de Bayeux, et qui date du xve siècle :
98Ce traitement est constant d’un bout à l’autre du Moyen Age, donc les exemples en sont innombrables. On peut constater que l’atone grammaticale se transforme à la césure en tonique, qu’elle y est marquée par une durée plus longue, et que l’accent normal, qui la précède immédiatement, est dépouillé de toute valeur privilégiée. Le fait est tellement évident qu’il ne peut laisser place à la moindre discussion. Il n’y a donc aucune différence entre la coupe régulière et la coupe lyrique.
99Celle-ci, parce qu’elle est en opposition avec les lois de la langue, produit un effet désagréable qu’a parfaitement signalé Th. Gerold60. Elle a donc soulevé de très bonne heure une certaine opposition. A ce propos, il n’est pas vrai de dire, comme on le lit couramment, que les premières protestations se sont élevées au début du xvie siècle. Les critiques les plus avertis se contentent de signaler, après P. Meyer61, l’absence presque complète de toute césure féminine dans Brun de la Montagne, au xive siècle. Or, nous possédons, à la même époque, des manifestations moins négatives. Ici encore, c’est aux Leys d’Amors qu’il faut se reporter. Le texte publié par Gatien-Arnoult est le suivant : « E cant bordos de .viij. sillabas no recep pauza, deu hom gardar quen la terssa sillaba pauza hom accent agut o greu62. » Ce passage signifie que, si l’octosyllabe n’est pas césuré, il ne faut pas que sa quatrième soit tonique ; la troisième, au contraire, doit être formée par la finale d’un mot masculin ou d’un mot féminin, ce qui exclut l’accentuation lyrique. D’ailleurs, dans les lignes qui précèdent, on voit bien que les auteurs de ce traité considèrent que la césure doit être obligatoirement constituée par une tonique. On le voit beaucoup mieux encore dans la rédaction publiée par J. Anglade, où la proscription se trouve catégoriquement formulée : « Las pauzas suspensivas dels bordos de .IX. sillabas, de .X. et de .XII. devon termenar en accen agut. Estiers l’accen reputariam per fals e per no covenable63 », ce qu’on peut traduire ainsi : « Les césures des vers de neuf, de dix et de douze syllabes doivent se terminer par une accentuation oxytonique. Autrement nous tiendrions l’accent pour faux et contraire à la règle. » Bien entendu cette opposition n’a point brisé la carrière de la coupe lyrique, qui se recommandait par les facilités qu’elle offrait aux musiciens. N. Dupire64 a noté qu’elle est assez fréquente encore dans les premières œuvres de Molinet, mais que ce poète l’a abandonnée totalement après 1482, sous l’influence de Georges Chas-tellain. La réforme ne se généralisa qu’ensuite, grâce à Jean Lemaire de Belges († 1514 ?) et à Marot. Elle fut appuyée, en 1521, par une intervention doctrinale de P. Fabri ; mais celui-ci n’interdit pourtant qu’avec une certaine timidité la césure lyrique ; il ne formula en effet sa prohibition qu’à propos du Chant royal, comme si cette forme seule avait dû mériter des soins particuliers : « Il est requis, écrivit-il65, que la .iiij. syllabe, qui est la couppe en champ royal, soit masculine, car syllabe féminine à la .iiij. place n’est que de trois et sa passe, qui est diminution de couppe. » En 1525, l’Art et Science de Rhétorique répéta la même condamnation66.
100Bien naturellement la césure qui vient d’être définie trouve son équivalent à la rime, selon le modèle que fournit la poésie liturgique. Avec quelque répugnance pourtant : car non seulement la terminaison masculine semble de beaucoup préférable, comme plus rapprochée du type primitif, mais, en outre, l’infraction aux lois accentuelles de la langue y est plus sensible pour l’oreille. D’ailleurs l’assonance, à l’origine, suffit pour la finale masculine, tandis que, si la finale est lyrique, on se croit généralement obligé de rimer, ce qui rend le travail assez difficile. Néanmoins les exemples ne manquent pas67. Le plus célèbre nous est fourni par le Voyage de Saint Brendan, composé en Angleterre vers 1120 et dont les octosyllabes sont restés une énigme pour les commentateurs, parce qu’aucun d’eux ne pouvait concevoir qu’à cette place une syllabe féminine pût être accentuée. J’en extrais ces quelques vers :
Li murs flammët, — tut abrasë,
De topazë, — grisoprasë,
De jarguncë, — calcedoinë, 1690
De smaragdë, — e sardoinë ;
Jaspes od les — ametistës
Forment luisënt — par les listës ;
Les jacinctës — clers i est il
O le cristal — e le beril ; 1695
L’un al altrë — dunet clartet
Chis asist fud — mult enartet.
Luur grandë — s’éntreportënt
Des colurs chi — si resortënt68. 1700
101Le système, à quelques exceptions près, se maintient d’un bout à l’autre du poème ; tantôt les deux coupes sont féminines, tantôt la césure seule, tantôt la rime seule, tantôt aucune des deux, mais cela fait toujours huit syllabes. Les vers de onze syllabes précédemment cités69 :
Santa Mariä, — vergen gloriosä...
102appartiennent bien évidemment au même type. D’autre part le provençal nous apporte encore un poème écrit en 1288 par un cordelier né à Béziers, Matfre Ermengaud, et intitulé le Breviari d’Amor, en octosyllabes non césurés, et où les rimes féminines sont traitées comme dans le Voyage de Saint Brendan. En voici un fragment70 :
La davant dicha doctrinä
Quez es veraya e ffinä. 530
Fora assatz sufficiens
Az ome d’aut entendement.
Mas quar assatz poyriam dubtar
Alcus acossiran muzar
En las causas davant dichäs 535
Abreviadament escrichäs
E tocadas trop subtielemen
Per dar entendre a laygua gen
Que non an granda sciensä
Ni trop granda speriensä, 540
A major lor estructio
Lor diray l’expositio
D’est albre d’amor, declaran
Tot so quez ay tocat denan,
Seguen cascuna figurä 545
De l’albre e sa naturä.
103D’ailleurs en français, le Voyage de Saint Brendan n’est pas un texte isolé. A la fin du xiie siècle, Gace Brûlé a écrit une chanson71 où l’e muet de la rime fait syllabe pleine :
De bien amer grant joie atent
Car c’est ma greignour envië ;
Et sachiez bien certainement
Qu’amors a tel seignorië
Qu’au doble guerredon en rent
Celui qui en li se fië ;
Et cil qui d’amer se repent
S’est bien travailliez por noient.
104Gautier de Dargies a eu recours au même artifice en deux chansons. Voici le premier couplet de l’une d’elles72 :
Or chant nouvel, car longuement
M’a tenu ire en baillië ;
Mes grans desirs d’un douz talent
M’enseigne une cortoisië,
Qu’Amours et ma dame m’aprent
D’avoir envie et hardement
Plus qu’autres, s’ele m’otrië.
105On pourrait augmenter le nombre de ces exemples, dont l’un encore sera apporté plus loin. Le dernier en date qu’on signale remonte au xive siècle : c’est le poème de Guillaume de Deguilleville, le Pèlerinage de Vie humaine, du moins pour les parties écrites de 1330 à 133573 ; il y règne cependant un fort mélange.
106On doit remarquer que, dans les textes précédemment cités, la finale grammaticalement atone ne suffit pas à former la rime, mais que l’homophonie s’étend à la syllabe antécédente, c’est-à-dire qu’il s’agit de rimes riches ou léonines. C’est qu’en latin les posttoniques ont des terminaisons variées, tandis qu’en français elles sont uniformément en e féminin, ce qui a conduit les poètes à rechercher le renforcement des timbres qui se font écho. Il est bien certain que ce renforcement n’a pas d’autre cause. En provençal, en effet, où les finales atones présentent un peu plus de variété, on connaît quelques exemples où l’homophonie se limite à l’atone posttonique, traitée comme accentuée : P. Meyer a signalé assemblön : abreviön (v. 171-2) dans la Doctrina de Cort ; c’est une manière de rimer que condamnent expressément les Leys d’Amors74. En italien, la poésie populaire présente de pareils cas en abondance. G. Carducci a cité grasta : podestà ; diavolo : per consiglio do ; mondo : filò ; asino : risponda a lo75. « La strophe sicilienne, a écrit d’Ancona dans sa Poesia popolare italiana76, est composée de huit vers sur deux rimes qui alternent quatre fois... Un de ses caractères presque constants est l’usage de ce que Nigra appelle consonanza atona. Celle-ci, par la différence de la voyelle tonique finale, laisse apparaître une homo-phonie particulière, qu’on pourrait nommer dissonante ou contrastée (uri : ari ; iti : ati ; utu : atu ; anza : enza ; isti : asti ; azzu : izzu, etc... » C’est bien là le phénomène que nous avons décrit. Ajoutons que Stengel en a donné une fausse interprétation : « La rime de voyelles toniques avec des voyelles atones se rencontre assez souvent en provençal, remarque-t-il. Les Leys les mentionnent en passant dans le quatrième Livre (III, 6), mais on peut en rencontrer, sans parler de Terramagnino, dans Guillem Anelier, Matfre Ermengau, Peire Cardinal, Guiraut Riquier... Difficilement admissibles seront donc des assonances comme demandan (gérondif) : tradissant (3e p. pl.) {Passion, v. 79). » Or, il ne faut pas lire demandán : tradíssant, mais demandän : tradissänt, selon ce qui a été établi au cours de cette discussion. Dans la Doctrina de Cort, au lieu de móstron : cón (111-2), de Peyrón : várion (407-8), de cón : várion (443-4), il faut lire également moströn : cón ; Peyrón : variön ; cón : variön.
107Le transfert de l’accent sur l’atone terminale est indiscutable : il peut être déduit de la comparaison qu’on peut établir entre la rime ainsi définie et la césure dite lyrique. Comme ce système a été assez rarement mis en pratique, les textes musicaux qui sont aptes à en fournir la preuve irréfutable sont encore plus rares. Par bonheur nous en possédons un qui nous a été transmis en notation modale, et qui figure dans les Cent Motets publiés par Pierre Aubry77. Ce sont des vers de six syllabes :
A la chemineë
El froit mois de janvier,
Voil la char saleë,
Cras chapons a mengier ;
Dame bien pareë
Chanter e renvoisier,
(C’est ce qui m’agreë)
Bons vins a remuier,
Cler feu sanz fumeë
Les des sour le tablier
Sans tancier.
108Je donne ci-dessous la reproduction du manuscrit :
109On peut constater que dans les mots féminins l’e forme syllabe et que cette syllabe est bien notée par un signe caudé, comme la rime masculine, c’est-à-dire qu’elle est longue, tandis que la tonique grammaticale, dépouillée de son relief normal, est brève. Aucun doute ne subsiste.
VII. LA CÉSURE ÉPIQUE ET LA RIME « FÉMININE »
110En somme, toutes les césures et les rimes énumérées précédemment n’innovent rien par rapport au vers liturgique. Les finales masculines françaises ont cette supériorité qu’elles forment des coupes très satisfaisantes, où l’accent naturel du mot intervient à sa juste place. Les finales féminines au contraire, traitées lyriquement, ne jouent le rôle qui leur est assigné que par l’effet d’une violence toute conventionnelle, grâce à laquelle les poètes réussissent à imiter encore parfaitement le type qui leur sert de modèle. Sauf le cas d’élision à l’hémistiche, il est pourtant évident que ces dernières finales sont pour eux une cause de gêne, et que les procédés dont ils ont usé pour se tirer d’embarras ont été assez peu heureux. Il en est un pourtant qui échappe à cette critique, et qui, loin d’être une copie servile, se présente comme une création originale et proprement romane : c’est celui que nous allons maintenant examiner.
111On ne connaît pas le nom du versificateur génial qui a imaginé, d’une façon tout empirique, de rejeter hors de tout hémistiche la syllabe féminine qui suit les toniques des mots placés à la césure et à la rime. Ainsi ces deux accidents conservent leur caractère, hérité de la poésie liturgique, d’être des fins de mot, mais sans que la syllabe en question compte le moindrement du monde dans la mesure. Elle est en surnombre, et elle ne peut l’être que pour une seule raison, à savoir qu’en ces deux endroits elle intervient derrière un accent, tandis qu’à l’intérieur des vers elle est une atone qui suit une autre atone. Dans ce décasyllabe de Saint Alexis :
Et tantes láirmes — et tantes seiz passédes, (398)
112la première syllabe de tantes n’est pas tonique ; donc elle ne vaut pas plus que la seconde, et la seconde ne vaut pas moins que la première. Il en est autrement dans les deux mots lairmes et passedes, où la finale féminine s’affaisse et disparaît à la faveur de l’accent régulier, qui tombe sur la syllabe pénultième. Cette finale féminine forme ce que les théoriciens du xve siècle, usant d’un terme très heureux, appelleront « la passe ». Elle ne présente qu’un inconvénient, c’est que, pour une mélodie donnée, lorsque celle-ci doit être appliquée à une série de vers dont les premiers hémistiches sont en majorité masculins, il faut trouver une note applicable à la syllabe en surnombre, que la musique ne prévoyait pas : il ne reste alors qu’à doubler le signe écrit pour la césure normale78. Dans les œuvres un peu tardives, écrites en musique mesurée, c’est le compositeur lui-même qui se charge d’arranger sa mélodie selon les nécessités du texte. Le Chansonnier de Bayeux79, au premier vers de la chanson XLIV, présente une césure féminine :
113Il suffit d’une légère modification pour que la même phrase puisse s’appliquer au quatrième vers, où la césure est masculine :
114On en jugera encore par ces deux octosyllabes consécutifs, extraits des Chansons populaires des xve et xvie siècles :
115Commençons donc par la césure. On la rencontre dans les premiers monuments écrits en langue vulgaire. Elle y apparaît timidement, sauf dans le Boèce provençal, qui la présente 150 fois contre 107 coupes masculines. Mais il n’y en a encore que 5 dans la Passion, qui sont les suivantes :
— Canted avéien — de Jhesu Crist. (7 d)
— Pedra sub áltre — non laiserant. (16 d)
— Corona préndent — de las espines. (62 d)
— Davan la pórte — de la ciptat. (67 b)
— S’espanríren — si de pavor. (100 b)
116Elle n’est pas inconnue du Lapidaire de Marbode :
Ume refréide — ki a trop chialt (194)
117ni même de Saint Brendan :
En Arabie — nen a si sor (684).
118G. Melchior en a relevé une dans Guillaume de Palerne, deux dans Etienne de Fougères, une dans Adgar, vingt-trois dans Gautier de Coincy, six dans le Jeu d’Adam. Pourtant elle est fréquente dans Saint Alexis, et elle foisonne dans les Chansons de Geste, pour certaines desquelles Otten a dressé des statistiques sans grand intérêt et que P. Verrier a d’ailleurs critiquées80. Voilà pourquoi Fr. Diez l’a nommée césure épique, bien qu’elle ne soit point particulière à l’épopée. Les Romances et Pastourelles de Bartsch en présentent un certain nombre de cas81 ; il y en a d’autres, en assez grande abondance, dans un texte dramatique du xiiie siècle, la Résurrection du Sauveur82. Elle est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Elle se rencontre dans toutes sortes de vers, et bien entendu dans le décasyllabe coupé 6 + 4 :
— Et lireudom fu ságes — et porpensés. (Aiol, 1255)
— En la bouche la báise — qu’elle ot baveuse. (Audigier, 67)
— Saint Nicolas pourcáche — ta delivranche. (Jeu de saint Nicolas)
119ou dans celui qui est coupé 5 + 5, selon ces exemples cités par Rochat et empruntés à Courtois d’Arras :
— Arras est escóle — de tous bien entendre.
— Quand Diex fu maládes, — por lui rehaitier,
A l’ostel le prince — se vint acointier.
120Une seule remarque s’impose, c’est que, dans nos plus anciens textes, lorsqu’un mot proparoxyton se trouve à la coupe, deux atones semblent suivre la tonique :
— E Sanctum Spíritum — qui e bos omes desend... (Boèce, 154)
— El num la vírgene — ki portat salvetet. (Saint Alexis, 89)
— De martirs et de vírgines — et de granz majestez.
(Pèlerinage, 125)
— A tant es vos un ángele — cui deus i aparut. (ib., 672)
121C’est bien ainsi qu’il faut accentuer, malgré l’opposition de W. Foerster, car la première de ces deux atones, comme on le verra, n’était pas prononcée ; il ne s’agit là que d’une apparence graphique.
122Stengel a noté que les auteurs de la Chanson des Saisnes, du Pèlerinage de Charlemagne, de Berte, d’Aiol et de quelques autres poèmes avaient montré pour la césure épique une certaine prédilection. Elle décline déjà au xive siècle, chez Froissart, où elle est pourtant représentée. Elle est peu fréquente chez Villon et les autres écrivains du xve siècle. Elle se fait plus rare encore dans les premières œuvres de Jean Molinet, qui l’abandonne complètement après 1482, sans doute, comme le dit Kastner, sous l’influence de Georges Chastellain. De même que la césure lyrique, et toujours à propos du Chant royal, elle est frappée d’interdiction par P. Fabri ; il ne l’autorise plus que dans les cas d’extrême nécessité et recommande d’élider autant que possible la syllabe féminine en surnombre : « Item, il (le facteur) doibt eviter les couppes féminines, s’ilz ne sont synalimphées. » L’Art et Science de rhétorique, en 1525, formule de nouveau la même défense, mais d’une façon plus générale, et donne les mêmes conseils, en y joignant la condamnation qu’il porte contre la césure lyrique83 : si on le peut, il faut pratiquer l’élision ; quant aux formes du pluriel, elles ne peuvent trouver place à la fin du premier hémistiche : « Ces dictions, qui sont en ce dit nombre plulier imparfaictes et feminines, ne se doivent point mectre que en la fin (à la rime) ou au millieu de la ligne (à l’intérieur des hémistiches), hors la quadrure (césure), si la ligne se quadre, comme en dix sillabes ou vers alexandrins, ainsi que en ces vers est vice d’en user :
Bagues données — servent d’attraire amour.
Chansons chantées — de femmes tant plaisantes,
Qui aymerent — faire en amour sejour,
Et paroles — doulces sont ample aisantes.
123En ce cas cy, ces dictions et termes : données, chantées, aymerent et parolles, qui quadrent la ligne, ne se doibvent point mectre ny les faire cheoir ou coucher en cest endroit. » Nous étudierons ailleurs les causes de l’agonie, puis de la mort de la césure épique. P. Verrier a justement observé qu’elle s’est pourtant maintenue dans la chanson populaire.
124Tout le monde connaît la rime féminine, qui est le pendant exact de cette césure, et qui a eu comme celle-ci des débuts assez modestes, plus modestes peut-être, puisqu’elle n’apparaît pas dans Boèce, ni dans Saint Léger. C’est qu’en effet les modèles latins n’y encourageaient pas, et que, à la fin du vers, une syllabe en surnombre était plus apparente qu’à la coupe intérieure. La Passion n’en fournit encore que 20 exemples en 258 octosyllabes. Voici l’un d’eux :
Cum la cena — Jhesu ac fáita... (23 b)
125Elle prit naissance, on peut en être convaincu, non point pour répondre à des préoccupations esthétiques, mais dans une intention de commodité, parce qu’elle avait l’avantage de permettre aux poètes d’utiliser tout le vocabulaire que la langue mettait à leur disposition. Puis elle se généralisa comme la césure féminine et elle se maintint à la fin du vers, où elle ne rencontrait aucun obstacle. Utile autant qu’incontestée, elle a duré jusqu’à nos jours.
Notes de bas de page
1 A. Tobler, V.F., p. 108.
2 Diez, Altr. Dkm., p. 81, 88, 89, 102.
3 A. Rochat, Et. s. le v. décasyllabe. Rochat a le grand mérite de comprendre que la césure et la rime sont des faits analogues.
4 Tobler, V. F., p. 108.
5 Th. Gerold, Ch. de B., Intr., p. xliii.
6 Tobler, V. F., p. 113.
7 P. Verrier, Le V. Fr., t. II, p. 126.
8 Ed. Gatien-Arnould, t. I, p. 130 et p. 134, La traduction de Gatien-Arnoult est la suivante : « Sous le second rapport, nous considérons le repos quant à la reprise d’haleine, et c’est de celui-ci que nous allons principalement traiter ici. Le repos suspensif est celui qu’on fait au milieu d’un vers, pour reprendre un peu d’haleine. Le repos plein (ici un contresens) est celui qu’on fait à la fin du vers, pour reprendre davantage haleine. Le repos final est celui qu’on fait à la fin d’un complet ». — « Nous avons vu ce que c’est que le repos suspensif ; il faut expliquer maintenant ce que c’est que le repos plein. Selon nous, le repos plein, considéré sous le premier rapport, c’est-à-dire sous celui d’une reprise entière d’haleine, peut avoir lieu à la fin de chaque vers ou du couplet... Le repos final, considéré sous le rapport de la reprise d’haleine, est celui qui a lieu à la fin de chaque couplet. »
9 Patrologie de Migne, t. LXXXII, p. 95.
10 Leys d’Amors, ed. G.-A., t. I., p. 116 et p. 132 ; cf. Rochat, p. 92. n.
11 Langlois, Recueil, p. 237. Comme on n’est pas d’accord sur l’auteur de ce traité, je donne le nom des deux écrivains auxquels on l’attribue.
12 Langlois, ib., p. 298.
13 De musica. Cf. Gerbert, Script., t. II.
14 Tobler, V. Frz. V B, p. 101.
15 W. Thomas, p. 40.
16 Las Levs d’Amors, t. I, p. 136.
17 III, I, 10.
18 P. Meyer, Traités catalans... ; Terramagnino a écrit entre 1270 et 1280.
19 Je placerai un double accent sur la voyelle de la syllabe féminine traitée comme tonique, afin qu’on ne soit pas tenté de prendre cette voyelle pour un e fermé.
20 T. XI, p. 135.
21 Introd., p. xlviii sq.
22 Introd., p. xxviii. Je cite encore Robert de Boron, Li Roman de l’Estoire dou Graal (fin xiie s.), v. 3035-36, Jehan Maillart, Le Roman du comte d’Anjou (xive s.), v. 1591-92 et 3355-56, tous ces textes figurant dans Les Classiques français du Moyen Age, collection dirigée par M. Roques. Naturellement toutes ces particules peuvent être soumises au régime normal et être traitées comme des finales féminines en surnombre : cf. p. ex. Galeran, v. 2706-07 et 4358-59.
23 Stengel, p. 49.
24 P. Verrier, la Chanson de N. D. Il renvoie à son Vers français, t. I, p. 217-220, t. II, p. 164, 206-208, etc.
25 C’est là une majorité considérable, parce que les césures féminines sont éliminées par élisión ou par rejet.
26 G. Paris, Romania, t. I, p. 294. J’ai corrigé « rimes masculines », qui doit être un lapsus calami, en « rimes féminines ».
27 E. du Méril, P. pop. lat. ant. au XIIe s., p. 271.
28 Cf. supra, p. 93, n.
29 Je marque aussi d’un double accent l’e artificiellement accentué à la césure, afin qu’on ne le prenne pas pour un e fermé.
30 H. Spanke, Liedersam., p. 118 et 452, 139 et 457.
31 Éd. g. Huet.
32 Éd. P. Henry.
33 Cf. A. Tobler, VF, p. 115.
34 Heune, Die Caesur i. Mittfrz.
35 Je cite le tome et la page d’après l’édition Scheler. Les autres exemples sont : p. 60, v. 245 ; p. 64, v. 375 et v. 386 ; p. 65, v. 417 et v. 432 ; p. 67, v. 484 ; p. 68, v. 528 ; p. 70, v. 614 ; p. 72, v. 657 et v. 659 ; p. 78, v. 877 ; p. 83, v. 1049 et v. 1065 ; p. 85, v. 1117.
36 La solution pratique apportée à cette difficulté est en somme la même que lorsqu’il s’agit de la césure lyrique (cf. infra, p. 195 sq.). Un texte italien assez récent, l’Ercolano de Benedetto Varchi (écrit vers 1560) nous en avertit : « Si ritruovano alcuni versi i quali, se si pronunziassero come giaceno, non sarebbono versi, perciocché hanno bisogno d’essere ajutati colla pronunzia, cioé esser proffe-riti coll’accento acuto in quei luoghi dove fa mestiero che egli sia, ancorachè ordinariamente non vi fosse, come è questo verso di Dante :
Che la mia Comedià cantar non cura...
E quello del reverendissimo Bembo :
O Ercolè, che travagliando vai...
E per la medesima cagione bisogna alcuna volta dividergli, e quasi spezzare le parole in pronunziando per rispondere cogli accenti alle cesure de’Latini, e fare che dove non pajono, sieno versi misurati, quale tra gli altri è quello del Petrarca fiorentino :
Come chi smisuratamente vuole. E in quello del Petrarca viniziano :
E grido, disaventuroso amante. » (IX)
37 Diez, die Poesie der Troubadours, p. 100 ; Bartsch, die Reimkunst..., p. 194.
38 Leys d’Amors, éd. G.-A., t. I, p. 52 et t. III, p. 240.
39 L’autre « manière » vise une tmèse qui affecte l’intérieur du vers.
40 Cf. M.-J. Prinet, p. 233.
41 On notera que cette métrique bizarre fait de la première syllabe de feroye l’équivalent d’une syllabe féminine posttonique.
42 Cet artifice est très soigneusement employé au xive siècle par l’auteur de Brun de la Montagne, qui, sur 314 césures féminines, en élide 298. Cf. Tobler, V. F., p. 110.
43 Tobler, V.frz. VB., p. 56, n.
44 Tobler, V. F., p. 112.
45 G. Paris, Romania, t. II, p. 295.
46 Quicherat, Traité..., p. 323.
47 H. Spanke, L, p. 96 et 449.
48 A. Jeanroy, Romania, t. XXVIII, 1898, p. 239.
49 Cf. Tobler, V. fr. VB, 3e éd., p. 93, et Jeanroy, Origines, p. 343, 350 sq.
50 A. Wallenskŏld, Les Chansons de Thibaut de Champagne, 1925, Introd., p. xlvii, n. I, et Les Chansons de Conon de Béthune, p. xv ; Fr. Noak, Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie, Marburg, 1899, p. 98 ; J. Bédier, Les Chansons de Colin Muset, 1912, p. 33 ; Fr. Gennrich, Zeitschrift für romanische Philologie, 1918, t. XXXIX, p. 354-357.
51 Romania, t. VII, 1878, p. 334. Auberon date de la fin du xiie siècle.
52 Otten, p. 15 ; il renvoie aux éditions de Michelant. On doit rapprocher des exemples qui vont suivre celui que nous apporte le Sponsus :
Dolentas chaitiväs, — trop i avem dormit.
53 E. Langlois, p. 65, n.
54 Intr., p. lxxii.
55 Tobler, VB., p. 99.
56 Œuvres, t. I, p. 370.
57 A. Jeanroy, Origines, p. 345, n.
58 A. de la Borderie, p. 620. Cette disposition graphique, qui sépare par un blanc les deux hémistiches, est très fréquente au xve siècle. On en rencontre de nombreux exemples dans le Recueil publié par E. Langlois.
59 Éd. E. Hoepffner, t. II, p. 71 et Appendice.
60 Th. Gerold, la Mus. au M. A., p. 102.
61 P. Meyer, éd. de Brun de la Montaigne, Intr., p. xiv; ce poème, a dit P. Meyer, ne contient ni césures lyriques, ni césures épiques. Affirmation trop radicale, a répondu Mussafia ; généralement l’e féminin est mangé par l’élision ; il y a cependant 16 cas de césure épique, ce qui d’ailleurs est insignifiant.
62 Las Leys d’Amors, t. I, p. 136.
63 T. II, p. 97.
64 N. Dupire, J. M., p. 312.
65 P. Fabri, t. II, p. 97.
66 Je donne ce texte plus loin, p. 211.
67 Il n’y en a qu’un petit nombre dans la Passion, parmi lesquels celui-ci :
Zo lor demandet que querënt (34 b)
68 J’ai transcrit ces vers d’après l’excellente édition de E. G. R. Waters. Sur la question, cf. Fr. Diez, Altromanische Sprachdenkmale ; J. Vising, Étude sur le dial, angl.-norm., p. 52 ; Waters, Saint Brendan, Intr., p. xxx sq.
69 Cf. supra, p. 198.
70 Éd. G. Azaïs, 1862, t. I, p. 23. Je renvoie aussi à la Doctrine de Cort. Cf. supra, p. 176 et à la pièce de Bernard de Ventadour, Lanquan vey fuelha.
71 Gace Brûlé, Chansons, éd. G. Huet, 1912, VI, et Intr., p. lxx.
72 Gautier de Dargies, Chansons et Descorts, éd. G. Huet, 1902, IX et X ; cf. Intr., p. xi ; dans la pièce X, le 6e v. de chaque couplet a une rime féminine ordinaire.
73 Cf. supra, p. 176.
74 Leys d’Amors, éd. G.-A., t. III, p. 6-8 ; cf. Stengel, Grundriss, t. II, 1, p. 12, et P. Meyer, Romania, t. VIII, 1879, p. 209.
75 G. Carducci, Cantilene e baílate, strambotti e madrigali nei secoli XIII e XIV, p. 49 ; les trois dernières rimes se trouvent dans un poème de Sacchetti (ib., p. 208 sq.), auquel d’Ancona se réfère dans une lettre à Nigra (cf. C. Nigra, Canti popolari del Piemonte, 1888, p. xvii, n.).
76 D’Ancona, 2e éd. 1906, p. 341.
77 No XI.
78 Le retour de la rime féminine est au contraire attendu, tandis que la césure féminine apparaît au hasard des vers.
79 Th. Gerold, Chansonnier, Intr., p. xlii.
80 P. Verrier, le V. Fr., p. 307.
81 I, 5, 7 et 12. — I, 16, 5. — I, 33, 28.
82 Éd. J. Gray Wright, v. 37, 56, 63, 64, 89, 150, 169, 235, 289, 334, 336, 342.
83 E. Langlois, Recueil, p. 98 et 266. Cf. supra, p. 202.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les métamorphoses de l'artiste
L'esthétique de Jean Giono. De Naissance de l'Odyssée à l'Iris de Suse
Jean-François Durand
2000
Spinoza et les Commentateurs Juifs
Commentaire biblique au Premier Chapitre du Tractus Theologico-Politicus de Spinoza
Philippe Cassuto
1998
Histoire du vers français. Tome VII
Troisième partie : Le XVIIIe siècle. Le vers et les idées littéraires ; la poétique classique du XVIIIe siècle
Georges Lote
1992
Histoire du vers français. Tome III
Première partie : Le Moyen Âge III. La poétique. Le vers et la langue
Georges Lote
1955
Une théorie de l'État esclavagiste
John Caldwell Calhoun
John Caldwell Calhoun et Gérard Hugues Gérard Hugues (éd.)
2004
Le contact franco-vietnamien
Le premier demi-siècle (1858-1911)
Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Philippe Le Failler et al.
1999