Chapitre V. Le rythme modal et le chant syllabique
p. 127-128
Texte intégral
I
1L’explication qu’a donnée J.-B. Beck de la Cantilène de sainte Eulalie est d’un intérêt très général, car il s’agit en réalité de l’extension qu’on peut accorder à la musique modale et de la date à laquelle il faut la faire commencer. S’il est permis d’appliquer à des textes du plus haut Moyen Age les modes ïambique, trochaïque ou dactylique, alors la théorie précédemment exposée, touchant la nature du vers latin numérique et les origines du vers français, ne saurait être maintenue. Il faudrait au contraire se convaincre qu’il a existé très anciennement, à côté du cantus planus, une autre déclamation, réservée peut-être à des œuvres latines d’un genre différent, et que toute la poésie en langue vulgaire, loin d’être purement syllabique, était en même temps rythmée selon tel ou tel type qu’il est possible de déterminer avec précision.
2A la fin du xviiie siècle, la grande publication du bénédictin Gerbert, prince-abbé de Saint-Blaise, dans la Forêt Noire, ne contient encore qu’un tout petit nombre de textes, parmi lesquels pourtant celui de Francon de Cologne, où nous puissions nous former une idée de la musique modale, bientôt devenue mesurée. C’est seulement au milieu du xixe siècle qu’ont été mis au jour les principaux traités à peine connus auparavant par Fétis et quelques autres érudits, où les règles en soient définies. Ils l’ont été par E. de Coussemaker dans son Histoire de l’Harmonie au Moyen Age en 1852 et dans sa collection intitulée Scriptorum de Musica Medii Aevi nova series, de 1864 à 1876 ; éditeur en 1872 des Œuvres complètes du trouvère Adam de la Hale, il a reconnu à la notation des manuscrits de ce poète une valeur modale. Ses méthodes ont été adoptées et appliquées par P. Aubry, collaborateur de A. Jeanroy et L. Brandin pour les Lais et Descorts français du xiiie siècle (1901), travail suivi en 1908 de Cent motets du xiiie siècle publiés d’après le Manuscrit Ed VIII, 6, de Bamberg. La même année, J.-B. Beck a fait paraître un ouvrage justement remarqué, die Melodien der Troubadours, complété avec quelques modifications en 1927 par les Chansonniers des Troubadours et des Trouvères. En s’appuyant sur la comparaison des manuscrits, il a soutenu la thèse que tous les poèmes lyriques du Moyen Age étaient régis dans leur déclamation par les lois de la musique modale. Dans leur ensemble, les résultats obtenus depuis une centaine d’années par les musicologues sont considérables et jettent une vive lumière sur l’art médiéval.
3Les traités écrits par les musiciens modalistes sont assez nombreux, mais d’une date relativement récente. Le plus ancien est la Discantus positio vulgaris, qui nous a été conservé par Jérôme de Moravie (milieu du xiiie s.), au vingt-sixième chapitre de son Tractatus de Musica. Quelques-uns l’ont donné au xiie siècle, mais il faut évidemment le restituer au xiiie : « On ne pourra, écrit en effet Th. Gerold1, faire remonter le plus ancien traité sur la musique mesurée, la Discantus positio vulgaris... au xiie siècle, comme d’aucuns l’ont prétendu, puisque les motets qui y sont cités appartiennent à une époque où ce genre de composition était déjà développé. Mais, comme d’autre part l’auteur ne mentionne encore aucune des pièces contenues dans le septième fascicule de Montpellier, on pourrait placer son ouvrage entre 1230 et 1240. » Le second auteur en date est Jean de Garlande, à qui nous devons deux traités, l’un, assez peu précis encore, qu’on pourrait dater des environs de 1240, l’autre, beaucoup plus net, qui aurait été composé vers 1260. A côté de lui on peut nommer Francon de Paris, s’il doit être distingué de Francon de Cologne, pour son Ars cantus mensurabilis, publié d’abord par Gerbert, puis par Coussemaker. Quant à Francon de Cologne, professeur éminent et qui écrit avec une autorité magistrale, son Compendium discantus, où se trouvent établies les règles de notation mesurée devenues définitives, se situe aux environs de 1250. Les autres théoriciens sont le Pseudo-Aristote, l’Anonyme IV, qui était Anglais, l’Anonyme VII, Jérôme de Moravie, Jean de Grocheo et Walter Odington, dont il est difficile de déterminer l’exacte succession chronologique.
4Il y a bien des divergences dans le détail entre les auteurs2. Cependant les musicologues du xiiie siècle nous attestent l’existence des modes, en latin modi ou maneries. Ils nous en ont laissé des définitions qu’on pourra retrouver dans les publications de Coussemaker3. En voici quelques-unes : « Modus est cognitio soni, longis brevibusque mensurati. » (Francon de Cologne) — « Modus est cognitio soni in acuitate et gravitate secundum longitudinem temporis et brevitatem » (Jean de Garlande) — « Maneries appella-tur quidquid mensuratione temporis videlicet per longas vel breves concurrit » (Id.) — « Modus autem, seu maneries, ut hic sumitur, est quidquid per debitam mensuram temporaliter longarum bre-viumque figurarum et semibrevium transcurrit » (Pseudo-Aristote) — « Modus in musica est debita mensuratio temporis, scilicet per longas et breves ; vel aliter : modus est quidquid currit per debitam mensuram longarum notarum et brevium » (Anonyme VII). On pourrait y ajouter les définitions de l’Anonyme IV, de Jérôme de Moravie, ainsi que celle de Walter Odington : toutes concordent.
5En même temps les théoriciens précisent les valeurs des notes écrites. Leur durée est rendue sensible à l’œil par la forme qu’elles reçoivent. Ils nous indiquent que la semi-brève a la forme d’un losange, que la brève est figurée par la note non caudée, la longue par la caudée, la double longue, qui intervient à la fin de la mélodie, par le même signe, plus allongé ; deux ligatures binaires traduisent la brève combinée avec une longue, soit, dans l’ordre de mon énumération :
6Il y a, en outre, des pliques et d’autres ligatures assez complexes sur lesquelles je ne m’attarde pas, car elles intéressent surtout les spécialistes de la musique et elles encombreraient sans utilité la présente démonstration4 Les notes d’abord n’établissent pas des valeurs rigoureuses et absolues, mais bien plutôt des rapports. C’est à peine si des traits verticaux marquent la fin du vers, et parfois la césure dans les décasyllabes ; les silences généralement ne sont pas encore indiqués dans la graphie ; la notion de mesure elle-même ne semble exister qu’à partir de Francon de Cologne ; les signes qui l’indiquent et qu’on place derrière la clef, au début de la portée, ne paraissent qu’au xive siècle. La longue vaut ordinairement trois brèves et donne un rythme ternaire, bien qu’on admette aussi des compositions en rythme binaire : « La longue parfaite, dit Francon, est appelée première et principale, parce qu’elle est mesurée par trois temps. Le nombre trois est le plus parfait, parce qu’il tire son nom de la Trinité, qui est la vraie et pure perfection. » Walter Odington répète lui aussi que ce nombre est « ad similitudinem beatissimae Trinitatis ». Le système dont il s’agit sera perfectionné, à partir de 1270 environ, par Pierre de la Croix (Petrus de Cruce), qui y introduira des valeurs diminuées et admettra plus de trois demi-brèves pour un temps, puis par Philippe de Vitry (Philippus de Vitriaco), évêque de Meaux, poète, compositeur et théoricien de la musique, dont le Traité, intitulé Ars nova et écrit vers 1325, a donné son nom à toute l’école du xive siècle.
7Cette notation nouvelle ne s’impose pas du jour au lendemain ; elle est longtemps en lutte avec une graphie plus ancienne selon laquelle, dans les pièces syllabiques, tous les éléments du vers sont uniformément marqués par le signe caudé qui, selon les théoriciens, a la valeur d’une longue, tandis que les ligatures reçoivent des formes diverses. Puis la note caudée cesse de régner sans partage, et l’on voit naître et se propager progressivement le système de notation par brèves et par longues, qui manifeste d’abord quelque irrégularité. Les tâtonnements des copistes et leurs divergences sont parfaitement explicables, parce que les uns sont vieux, les autres jeunes, qu’ils travaillent dans des ateliers différents et qu’ils ne sont pas originaires de la même province ; de plus l’original qu’ils copient les guide plus ou moins, et souvent même ils n’éprouvent aucun besoin de changer quoi que ce soit au modèle qu’ils ont devant les yeux. Dans les compositions monodiques, il est assez facile, d’après le mètre des vers, de trouver le mode dans lequel la musique doit être déclamée, même si les signes restent semblables, tandis que la notation nouvelle, dans les polyphonies, rend les plus grands services aux chantres et leur est presque indispensable. C’est donc sans doute dans les motets que la graphie par longues et par brèves se sera introduite en premier lieu, pour gagner ensuite du terrain autour d’elle, se généraliser, et triompher peu à peu dans la seconde moitié du xiiie siècle.
8Tout cela explique comment, dans un manuscrit donné, telle mélodie peut être transcrite sans aucune indication rythmique, tandis que la même mélodie, dans d’autres manuscrits, se présente avec des notes caudées et d’autres qui ne le sont pas, mais régulièrement distribuées. La comparaison des différentes graphies, ainsi que l’a montré J.-B. Beck, permet donc de fixer le mode ; pour y parvenir, on peut aussi s’aider du mètre syllabique, en considérant que la dernière syllabe du vers masculin, l’avant-dernière du vers féminin, devaient forcément porter un accent. Les recueils qui nous ont conservé les chansons françaises, ou chansonniers, sont de date relativement récente, c’est-à-dire qu’ils ont été écrits soit à la fin du xiiie siècle, soit au xive5. Généralement la musique qui accompagne ces chansons est syllabique ; il arrive cependant qu’elle soit chargée de petites vocalises, à propos de quoi l’on doit retenir l’observation formulée par Th. Gerold et qui est celle-ci6 : « D’une part les manuscrits concordent rarement pour les notes d’ornement et les mélismes. D’autre part, certains troubadours et jongleurs avaient la réputation d’être bons chanteurs, et étaient certainement habiles à exécuter de petits traits de virtuose : des jongleurs ont même pu introduire dans des mélodies des ornements qui ne s’y trouvaient pas à l’origine. » Il faut donc admettre qu’en certains cas des enjolivements sont venus enrichir des phrases mélodiques primitivement plus nues.
9Ces explications préliminaires une fois présentées, il importe maintenant de préciser quels ont été les modes en usage. Certains traités nous disent qu’ils s’élevent au nombre de sept ou même de neuf. La plupart, avec Jean de Garlande, en admettent six, auxquels se ramènent les autres. Ce sont les suivants :
Premier mode, trochaïque,
Deuxième mode, ïambique,
Troisième mode, dactylique, , que J.-B. Beck, après nouvel examen, a ramené à
Quatrième mode, anapestique,
Cinquième mode, spondaïque,
Sixième mode, en tibraques,
10Dans ses Mélodien der Troubadours, J.-B. Beck n’a tenu compte que des trois premiers, selon lesquels il lui a semblé qu’avaient été chantées toutes les chansons des poètes lyriques du Moyen Age. Au contraire, dans ses Chansonniers des Troubadours et des Trouvères, il a été amené à faire une grande place au cinquième mode, celui que Jean de Grocheo appelle ex omnibus longis et perfectis. « C’est le mode, reconnaît-il7, qui, au moment de l’organisation de la métrique médiévale, prédominait dans la musique monodique. » Il voit en lui le schéma fondamental : « Combien de métriciens, s’écrie-t-il8, se sont déjà évertués à trouver la mesure d’un vers comme par exemple le Victimae paschali ou le Verbum bonum. On proposait de lire :
Victimáe pascháli láudes
Ímmolént Christíaní
11et :
Vērbūm bŏnūm ēt sŭāvĕ
Pērsŏnēmus īllŭd āvĕ, etc...
12Mais que nous enseignent les notations musicales ? Ni quantité, ni accent, la valeur isochrome de toutes les syllabes, chacune ayant sa durée absolue, comme l’oscillation d’un pendule ou le débit d’un vers, lorsque nous le syllabons pour en compter les syllabes :
Víc-tí-máe pás-chá-lí laú-dés
Ím-mó-lént Chrís-tí-á-ní
13et :
Vér-búm bó-núm ét sú-á-vé
Pér-só-né-mús íl-lúd á-vé,
14avec le même frappé de numérotation sur chaque syllabe, dont l’une vaut autant que l’autre : une unité rythmique, ou, comme disent les théoriciens : intellige quod pes integer (une unité de mesure) intelligitur in qualibet longa quinti modi (Anonyme IV, Couss., Script., t. I, p. 355) ». En infirmant ainsi l’hypothèse qu’il avait présentée au sujet de la Cantilène de sainte Eulalie, J.-B. Beck a seulement tort de parler, à propos de ce cinquième mode, d’« unité rythmique », au lieu d’« unité syllabique », et d’ajouter : « Naturellement, si toutes les syllabes sont égales entre elles, dans le débit chanté elles formeront des groupes rythmiques, sans que les accents toniques des mots coïncident nécessairement avec ce que nous appelons aujourd’hui les temps forts de la mesure. » Il n’y a pas ici de rythme, mais un numérisme, pour lequel il faut admettre un allongement sur la finale du vers, et un autre, s’il y a lieu, à la césure, selon des conventions que nous connaissons déjà.
15Au surplus, nous allons retrouver ce cinquième mode. Pour le moment donnons un exemple des trois premiers, en reproduisant exactement la notation des manuscrits, assez claire pour que la mesure en apparaisse à l’œil. Les vers suivants, empruntés à un motet, relèvent du premier mode :
Agmina milicie
Celestis omnia
Martiris victorie
Occurrunt obvia.
Virginis eximie
Laudant preconia,
Rosam paciencie,
Pudoris lilia,
Domun sapiencie,
Legis eloquia.
16Le manuscrit de Bamberg donne9 :
17Les vers suivants ont été publiés par Coussemaker10 :
Non superbit elata cultibus
Suos regens in morum speculo ;
Nobilitas ornata moribus
Nullam parem habet in seculo.
18Ils sont en deuxième mode :
19Le troisième mode sera représenté par ces décasyllabes qui font partie d’un motet contenu également dans le manuscrit de Bamberg11 :
Eximie pater et regie,
Rector pie, doctor egregie,
Roga Jhesum, filium Marie,
Pro famulis hujus Ecclesie
Hac die.
Nicholae, nos doce hodie
Rectam viam celestis patrie,
Ut fruamur eterna requie,
Que cunctis aptatur.
20Soit, avec la musique :
21Enfin un texte français, donné par un autre recueil, fournira un exemple du troisième mode appliqué à un poème en langue vulgaire :
Pour li me dueil quant ne l’en prent pitiez,
Par son orgueil sui ensi travailliez ;
Dire vos vueil que bien vos en gueitiez :
Plus prent à l’ueil que li faucons as piez.
Par son resgart fui je la mis,
Quand je deving li siens amis ;
Por ce qu’ele est de si haut pris,
Fui je plus tost de s’amor pris.
22La notation est la suivante12 :
23Si nous considérons cette musique, nous en tirons tout de suite de précieux renseignements. La nudité — à quelques exceptions près — de la mélodie, nous prouve qu’elle est d’origine grégorienne, sans qu’il puisse y avoir la moindre hésitation à ce sujet. Cependant elle présente une nouveauté considérable par rapport aux pièces liturgiques que nous avons précédemment examinées et qui étaient destinées au chant populaire. Celles-ci n’avaient pas de rythme, ou, pour mieux dire, elles n’avaient de rythme que la part qu’elles tiraient des repos de la rime et de la césure, où des longues s’opposaient aux autres syllabes du texte, toutes brèves. Ici, au contraire, les longues séparent la série des brèves à des intervalles beaucoup plus rapprochés et créent ainsi des contrastes beaucoup plus sensibles, un mouvement dont on ne trouve pas l’équivalent dans l’ancienne musique syllabique. Celle-ci coupait la suite des syllabes à une ou deux places assez éloignées l’une de l’autre, mais fixes. La plus grande fréquence des temps marqués n’a rien changé à ce principe : ils tombent tous de deux en deux syllabes, ou de trois en trois syllabes, selon le mode choisi, comme on pourra s’en assurer en se reportant aux exemples donnés ci-dessus. C’est la preuve que le Moyen Age, dans le traitement du vers, n’a jamais pu concevoir un rythme libre, basé sur les arêtes du sens, comme l’est aujourd’hui notre rythme. Nous avons affaire partout à un mécanisme brutal qui se soumet le texte et le brise inexorablement selon un schéma donné ; de la sorte la longue, qui continue de s’attacher à la rime et à la césure, où elle délimite des fragments de sens, peut affecter à l’intérieur des hémistiches n’importe quelle syllabe, qui doit son relief uniquement à la place qu’elle occupe, selon les exigences du schéma rythmique adopté.
24Il suit de là que l’accent grammatical, sauf pour les deux coupes anciennement privilégiées, ne joue aucun rôle dans ce système. Cela est vrai pour le latin, où d’ailleurs l’accent, ainsi que nous l’avons dit, était devenu oxytonique. J.-B. Beck, qui ne s’est pas rendu compte de ce dernier phénomène, et qui, sur ce point, continue de raisonner comme l’universalité des romanistes, a très nettement indiqué au contraire que le rythme modal ne se préoccupait en rien d’obéir aux lois de la prononciation classique. A propos d’un texte latin qu’il a transcrit avec sa musique, il en fait la remarque en termes excellents : « Si nous étudions, dit-il13 1, le rapport entre les accents toniques des paroles et les temps forts de la mesure musicale, nous relèverons, sur l’ensemble des syllabes, en ne comptant pas les finales de la rime qui tombent sur des temps forts, trois cas où il y a antagonisme entre l’accent tonique et l’accent musical. Ce sont les mots Prócessít, Vírtutés et Réfulsít, et, dans le deuxième exemple, le mot cordis. Donc un total de quatre mauvais accents dans vingt mesures. » Et il dit encore14 : « Un autre Motet ancien, cité dans la Discantus positio vulgaris, confirme la même observation. Il est construit en vers décasyllabiques, mêlés de vers courts, de quatre à six syllabes. Les accents musicaux se déroulent presque machinalement en rythme dactylique, alors que les vers se liraient en rythme trochaïque (N. B. : non, car il n’y a jamais eu de déclamation accentuelle dans la métrique de la première époque). En voici le schéma :
Ō nă-cĭ- | ō nĕ-phăn- | dī gĕ-nĕ- | rīs,
Cūr gră-cĭ- | āe dō-nĭs | āb-ŭ-tĕ- | rīs,
Mūl-tĭ-plĭ- | cī rĕ-ă- | tū lă-bĕ- | rīs,
Dūmlĭt-tĕ- | rām lĕ-gĭs | ām-plĕc-tĕ- | rīs,
Et lĭt-tĕ- | raē mĕ-dŭ- | lāmdĕ-sĕ- | rĭs, etc...
25...N’est-il pas étrange que ce mode dactylique, si populaire dans les motets latins et français, ne se retrouve ni dans les Proses anciennes, ni dans les Organa primitifs du Tropaire de Burgos, ni dans les Mélismes-Motets du Ms. 15139 (anc. Saint-Victor 813) ? Sur les vingt-deux mots polysyllabiques du Triplum ou du Motet combinés, il n’y en a pas un seul où l’accent tonique du mot coïncide avec le temps fort de la mesure. Quelle preuve de plus faut-il pour établir l’indifférence de l’accent tonique dans la Poétique du Moyen Age ? » Cependant cette preuve complémentaire que J.-B. Beck juge superflue, il l’administre lui-même, et elle n’est pas du tout négligeable : il a montré qu’un même mot, revenant dans plusieurs vers consécutifs, pouvait y recevoir chaque fois une accentuation différente. Les textes que nous avons nous-même cités ci-dessus donnent lieu à des observations analogues. On y relève, pour le premier mode, laudáni et legis, à côté de rósam, celui-ci régulier ; pour le deuxième, súperbít, suós, regéns, nullám, parém, habét, à côté de mórum, très correct ; pour le troisième, éximié, pié, Ihesúm, filiúm, Marié, famulís, écclesié, Nícholaé, dié, docé, hodié, viám, celestís, patrié, fruamúr, eterná, requié ; il faut bien remarquer que les proparoxytons sont accentués uniquement sur la dernière, sans aucun souvenir de l’accentuation grammaticale, et que quelques mots, qui sont supportés par des notes brèves, pater, doctor, hujus, cunctis, sont privés de tonique, tandis que réctor, róga, réctam reçoivent une accentuation excellente. Il en est de même dans le lai français ; la rime et la césure y sont observées, mais par ailleurs on lit póur, l’én, pár, vós, plús, fáucons, tandis que bien ne reçoit aucun relief. L’auteur fait preuve du plus parfait désintéressement.
26A considérer les faits dans leur ensemble, on constate que les rythmes de cette nouvelle musique se répartissent en deux catégories. La première est constituée par le cinquième mode tout seul, que certains théoriciens ont classé à la première place, et qui n’est autre chose que l’intégration de l’ancienne déclamation numérique dans la liste des combinaisons possibles. La seconde comprend tous les autres modes. Ceux-ci sont l’aboutissement d’un long travail d’élaboration. Il est certain que bien avant le xiiie siècle, poètes, et musiciens surtout, ont été hantés par la préoccupation de trouver un système qui leur offrît l’équivalent des quantités latines dont le souvenir survivait dans les successions théoriquement ïambiques et trochaïques de la rime. Déjà Adam de Saint-Victor, par le jeu de l’accent, avait tenté de réaliser ce programme ; mais il s’était heurté à des habitudes de déclamation séculaire qui avait déjoué ses efforts, et d’ailleurs le problème n’était pas encore arrivé à sa pleine maturité. C’est par la durée qu’il fallait agir, avec d’impérieux schémas métriques qui obligeraient les chantres à répartir les syllabes de leur texte en brèves et en longues réelles, grâce auxquelles se trouveraient reconstitués des pieds métriques analogues à ceux du latin classique. Naturellement il ne pouvait être question de la prosodie qu’avaient connue Horace et Virgile, car les substitions de tribraques ou de dactyles à l’ïambe ne se seraient pas accordées avec le numérisme du vers.
27Il fallait une quantité artificielle, réalisable seulement par le moyen d’une convention facile qui fournirait des ïambes, des trochées et des dactyles sensibles à l’oreille. Ainsi naquit la rythmique modale, qu’on appliqua aussi bien à des poèmes en langue vulgaire qu’à des poèmes écrits en latin. L’invention était bonne et produisit les effets qu’on en attendait. On devra seulement noter qu’il y entra parfois une certaine part d’illusion, du moins en ce qui con" cerne les mots, et que le troisième mode par exemple, au lieu d être dactylique, se transformait forcément en une suite d’anapestes, avec ce seul bénéfice, à l’actif de la définition dactylique, qu’elle laissait à la césure ce caractère qu’elle avait dans le latin classique, d’être une fin de mot, mais d’occuper le début d’un pied métrique. Il est évident, en vertu de l’accentuation oxytonique que l’on octroyait aux mots latins, et que le français possédait naturellement, qu’on ne disait pas :
Rōgă Ihĕ-sūm, fĭlĭ-ūm Mărĭ-ē,
28mais :
Rō-gă Ihĕsūm, — fĭliūm-Mărĭē
29et qu’en français on n’entendait pas :
Poūr lĭ mĕ-duēil quănt nĕ-l’ēn prĕnt pĭ-tiēz.
30mais :
Poūr-lĭ mĕ duēil — quănt nĕ l’ēn-prĕnt pĭtiēz,
31c’est-à-dire que le troisième mode intentionnel aboutit en fait à un quatrième mode. La valeur de la césure et de la rime l’exige ; le mouvement de la langue française, et celui du latin médiéval, qui lui a été assimilé de très bonne heure, est ïambique et anapestique ; il n’est ni trochaïque, ni dactylique.
32Il suffit d’examiner la rythmique modale pour se persuader qu’elle ne représente pas la déclamation primitive du français. Elle s’adapte au contraire à une versification déjà constituée, celle-ci purement numérique, qu’elle se soumet sans la détruire, car celle-ci est assez forte déjà pour ne pas lui céder complètement la place et pour se refuser à une totale capitulation. La première est simple et populaire. La seconde a pris naissance dans les écoles à une époque relativement récente ; elle est l’invention de théoriciens raffinés auxquels l’art ancien a cessé de donner satisfaction, ou qui du moins désirent lui adjoindre d’autres formes plus animées et plus vives ; elle possède enfin un caractère érudit qui ne saurait nous échapper. Dans les compositions polyphoniques, elle était trop compliquée pour obtenir les suffrages de la multitude. « Jean de Grocheo, écrit Th. Gerold15, rapporte... que le chant des motets n’est pas pour les gens du peuple, car ils n’en comprennent pas les subtilités et n’éprouvent aucun plaisir à les entendre. Ces compositions doivent être exécutées devant des lettrés et des personnes qui recherchent la finesse dans les arts. C’est donc dans les fêtes organisées pour ces sortes de gens qu’on a coutume de chanter des motets, tandis que les cantilènes et les rondels trouvent leur place dans les réjouissances populaires. » Mais la rythmique modale a pris sa revanche dans la musique monodique, comme nous l’attestent non seulement ce témoignage de Jean de Grocheo, mais encore celui d’Engelbert d’Admont : « Metricus enim modus est histrionum qui vocantur cantores nostro tempore et antiquitus dicebantur poetae16. » En somme, elle s’est imposée au grand public sous sa forme la plus accessible et la moins recherchée, sous celle qui défigurait le moins possible l’ancienne déclamation toujours vivante et qui continuait d’exister à côté d’elle. Ce sont ces propositions que nous allons maintenant développer.
II
33Au cours de ses recherches sur les mélodies des Troubadours, J.-B. Beck a non seulement établi que les modes avaient trouvé dans la poésie lyrique un large champ d’application, mais encore il a montré que les divers mètres latins, provençaux ou français sollicitaient, par leur contexture même, l’application de tel ou tel mode. Pour le résumer, on peut dire que les vers reçoivent normalement le traitement ci-après : ceux de trois syllabes obéissent au rythme ceux de quatre syllabes sont du type (moins souvent chantés selon le deuxième ou le troisième mode) ; ceux de cinq syllabes du type (mais on trouve fréquemment le deuxième mode , rarement le troisième mode avec finale féminine .Les vers de six syllabes sont ou encore . Les vers de sept syllabes se rythment soit , soit encore, mais peu fréquemment et à une époque tardive, . On trouve pour les octosyllabes la forme spécifique . Pour les vers de neuf syllabes, qui sont rares, deux combinaisons sont possibles, soit , soit . La scansion est liée, peut-on dire17, au décasyllabe césure 4 + 6 ; mais, au contraire, c’est le premier mode qui est applicable si le vers est césuré 5 + 5. L’endécasyllabe se plie tantôt au premier mode , tantôt au second sauf dans les motets où la formule se complique18.
34On voit que la rythmique modale est soumise à une loi très importante : il est dans sa nature de faire coïncider une longue avec la syllabe de la rime et avec celle de la césure. Telle est la règle générale et pour ainsi dire absolue. En somme, il résulte du classement qui précède que seuls les vers composés d’un nombre impair de syllabes correspondent régulièrement aux ordines du premier mode, et que ceux qui en comportent un nombre pair s’adaptent très facilement au deuxième mode. Mais il peut y avoir passage d’une série à l’autre, et alors, comme le remarque P. Aubry19 il faut recourir à un traitement spécial « pour que se produise la coïncidence obligée du temps initial de la formule modale et de la dernière syllabe tonique du vers ». Les procédés employés par les compositeurs sont les suivants : ils font intervenir une anacruse brève, ou bien une anacruse longue, mais quelquefois ils se contentent d’allonger une syllabe à l’intérieur du vers en lui attribuant la durée d’une mesure pleine, ou bien ils dédoublent l’élément long de l’un quelconque des groupes rythmiques. Il n’est pas indifférent de constater que l’octosyllabe et le décasyllabe ont chacun un rythme spécifique qui, dans l’un et l’autre, amène régulièrement un temps marqué sur le quatrième élément du vers ; il faut conclure de ce fait que l’octosyllabe garde le souvenir de sa forme césurée primitive ; il le gardera fort longtemps. Quant à l’e féminin de la rime, il peut être long, mais il ne commence jamais la mesure, sauf dans quelques circonstances spéciales où il y a extension de la période20 ; même alors, se trouvant en concurrence avec la tonique également longue, il est certain qu’il est plus faible.
35Certaines fins de vers sont aisément explicables. Parmi les exemples que cite Th. Gerold dans sa Musique au Moyen Age21, on rencontre celui-ci,
36qu’il fait suivre de cette transcription :
37Le cas est simple : les deux dernières syllabes de ce vers ont la même valeur temporelle, mais l’accent de la langue suffit à privilégier la dernière. Même observation pour ce qui suit :
38en transcription :
39On remarquera que le mot guise présente deux longues juxtaposées. Mais ici encore l’accent joue et marque très suffisamment la tonique, tandis que la syllabe finale est plus faible. La difficulté est beaucoup plus grande dans cette pastourelle provençale de Marca-brun :
40soit :
41On peut constater que la tonique est brève dans sebissa et mestissa, bien qu’elle soit placée au début de la mesure, mais qu’au contraire l’atone finale est longue, qu’elle étouffe ainsi l’accent de la rime, et que celle-ci en est défigurée, ce qui va mal avec le privilège de durée que les grammairiens du Moyen Age reconnaissent à l’accent. Ainsi que me le suggère Th. Gerold en considérant que nous nous trouvons ici en présence d’une pièce poétique d’un goût très subtil, assez différente des pastourelles du Nord de la France, ce mode musical tout particulier aurait-il été choisi pour mieux en faire valoir la saveur ? C’est possible. Mais des cas semblables s’observent dans des vers impairs de cinq, sept et neuf syllabes, pour lesquels les manuscrits indiquent le deuxième mode. On en trouvera des exemples dans J.-B. Beck. Faut-il croire que certains scribes ont substitué ce rythme à un rythme plus ancien ? Si l’on admet au contraire que le deuxième mode est bien exact, on doit se convaincre que le chanteur accommodait sa déclamation pour mettre dans un relief convenable la voyelle tonique de la rime. Des exceptions semblables laissent subsister la règle générale et il ne s’agit sans doute que d’une affaire d’interprétation, puisqu’aussi bien la musique modale, peut-on penser, ne nous a pas encore livré tous ses secrets.
42Les travaux publiés pendant ces dernières années sur les rythmes-ci-dessus définis ont eu un très grand retentissement parmi les spécialistes. J.-B. Beck non seulement pensait que toutes les chansons des troubadours et des trouvères relevaient d’eux, mais encore il leur faisait remonter au loin le cours des siècles, puisqu’il avait d’abord été tenté de soumettre à l’un de ces modes la Cantilène de sainte Eulalie. Pareillement d’autres critiques inclinèrent vers des conceptions qui leur avaient été primitivement étrangères, et ils le firent peut-être parce qu’ils pensaient trouver dans ce système la solution du problème rythmique, problème dont ils demeuraient préoccupés. Un auteur italien de la fin du xve siècle, Franchino Gaffori, ne nous avait-il pas dit, en effet, que les Français chantent « volontiers » les Séquences selon les règles de la musique mesurée, et ne voyons-nous pas que des pièces liturgiques, figurant dans des Motets, y sont soumis aux ordines des modes ? Donc A. Gastoué, avec il est vrai beaucoup de circonspection, souleva la question de savoir si les Proses d’église ne s’y pliaient pas tout naturellement. « Il y a un problème de rythmique musicale, lisons-nous22, qui roule autour de cette forme de poésie. Si nous transcrivons les notes telles que les donnent les manuscrits les plus anciens, nous écrirons et nous chanterons en donnant aux sons l’égalité de temps... Mais nous savons que la poésie romane, rythmée et rimée, avec la musique qui s’y rattache, est très nettement mesurée : or, à la première époque de cet art, la notation proportionnelle n’était pas encore inventée, et on y suppléait par les règles des modes rythmiques ou maneries basées sur l’allongement des accents métriques. Ainsi, à partir du xive siècle, le Mittit ad Virginem23 comme toutes les pièces de ce genre, est noté avec l’alternance perpétuelle d’une brève et d’une longue (d’une noire et d’une blanche). Au xiiie siècle, bien que l’on ne notât pas encore de cette façon et que les notes fussent en apparence égales, nous savons pertinemment que les Proses ou Séquences composées en vers rimés et rythmés étaient déjà soumises à ces règles des modes rythmiques. Mais, au xiie siècle, en était-il déjà de même ? Il semble qu’il n’y ait pas de raison d’en douter, mais la question est bien loin d’être tranchée. Cependant, si ce rythme ternaire, précis, consigné dans les règles du xiiie siècle et dans la notation du xive était en ce moment en vigueur, il se peut fort bien qu’à l’époque antérieure, la note ou la syllabe qui devint ensuite la longue (de double valeur que la brève), ait d’abord seulement été l’objet d’un simple allongement, d’une simple insistance de la durée. C’est pourquoi nous avons ci-dessus seulement souligné d’un trait les notes à allonger, ne voulant pas trancher la question en les notant par des blanches. »
43De son côté P. Aubry, précédant de trois années A. Gastoué, s’exprimait en ces termes24 : « Nous arrivons, entraîné par la force des choses, à une dernière application de la rythmique mesurée du xiiie siècle, et cette conséquence est assez grave pour que nous ne la formulions qu’avec une extrême prudence. Jusqu’ici, à la suite de l’école musico-liturgique de Solesmes, on a admis que les Proses du xiiie siècle25, d’Adam de Saint-Victor et de ses successeurs, relevaient du rythme oratoire, et, dans leur exécution, l’égalité des notes fut toujours, pour nous comme pour tous les partisans de la rythmique bénédictine, un article de foi. Mais, après que nous avons eu déterminé les principes fondamentaux de la rythmique mesurée du même temps et relevé la correspondance qui s’établit entre un vers d’une longueur quelconque et l’ordo mélodique qui lui est joint, nous avons été frappé des incohérences qui résultent d’une exécution fondée sur le principe de l’égalité des notes, quand des formules mesurées de deux ou trois sons viennent, de place en place, interrompre le cours de la mélodie syllabique. Une interprétation des Proses fondée sur la pratique modale remédierait à ces défectuosités ; elle serait d’autant plus légitime que nous avons quelques droits à nous demander si véritablement les Proses et les autres œuvres nées de la versification tonique du Moyen Age ne relèvent pas de la musique mesurée. Nous savons déjà que des fragments de prose ont été insérés dans un motet ; nous savons qu’au xive siècle et aux siècles suivants, les Proses de l’Église étaient chantées en mesure. En était-il ainsi au temps d’Adam de Saint-Victor ? La question, si nous n’osons la résoudre ici, mérite du moins d’être posée. »
III
44On voit quelles sont les tendances des spécialistes. En retournant ainsi vers un passé de plus en plus lointain, il n’y aurait pas de raison de s’arrêter, et l’on pourrait entreprendre de représenter les Hymnes du viiie siècle ou même du ve comme étant les produits de la rythmique modale. Mais il est évident que celle-ci, loin de se préoccuper de mettre régulièrement en relief la quantité métrique ou l’accent, superpose tant bien que mal, et souvent plutôt mal que bien, son appareil à des vers latins qui relèvent d’un système plus ancien. Elle s’accommode également une versification française préexistante, mais le rythme qu’elle nous révèle n’est aucunement primitif et n’a pas animé les premières œuvres des poètes qui ont écrit en langue vulgaire, ce qui infirme à nouveau l’une et l’autre des deux hypothèses formulées par les romanistes et qu’a résumées K. Voretzsch. En effet, il éclate aux yeux qu’elle vise seulement à rompre un syllabisme originaire, appuyé tout d’abord sur deux points d’articulation uniques, la rime et, quand il y a lieu, la césure. Seuls ces deux éléments, indispensables pour rendre le numérisme sensible, sont respectés, en vertu de leur droit traditionnel, parce que, à ces deux places, il y a déjà poste occupé. Au contraire, à l’intérieur parfois des vers courts, et toujours dans les hémistiches des grands vers, les autres syllabes sont traitées sans aucun souci des toniques, preuve certaine que, dans la déclamation de l’époque précédente, ces syllabes étaient semblables, c’est-à-dire indifférentes, ainsi que nous le montre le cinquième mode, de telle sorte que le musicien se considérait comme autorisé à les faire tantôt faibles, tantôt fortes. Et n’est-ce pas un fait caractéristique que cette négligence des toniques à l’intérieur du vers, tandis que la mélodie se sent liée par la césure et par la rime, qui n’ont pas abdiqué ?
45Les modes ne nous apportent pas le rythme moderne, déterminé par les arêtes du sens, essentiellement souple et variable ; sauf aux deux pauses constitutionnellement prévues, ils ne tiennent pas compte du texte, qui est sans rapports avec eux, parce que la loi du syllabisme, à laquelle ce texte obéit, a été posée avant qu’eux-mêmes existassent. Assurément on rencontre dans les plus anciens monuments de la langue française des vers qu’ils mettraient en relief d’une manière très satisfaisante. Le troisième mode soutiendrait admirablement ce décasyllabe de Saint Alexis :
Blānc ăi lĭ chiēf— ĕt lă bārbĕ chēnūde. (406)
46Mais c’est là un cas tout à fait exceptionnel, car les deux vers qui suivent devraient se scander de même :
Mā grănt ŏnōr — ăvĕiē rĕtĕnūdĕ
Ēmpŏr tĕi, fīlz — măis n’ĕn āvĕiĕs cūrĕ.
47Ici rien ne va plus, sauf la césure et la rime intangibles. Visiblement le vers français n’a pas été fait pour la déclamation modale ; il n’a pas été commandé par elle, non plus que le vers latin numérique sur lequel il a été modelé. Nous retrouvons encore une fois les résultats auxquels nous avait amené la première partie de notre enquête. Si les modes avaient existé d’une manière effective à l’époque où apparaissent les premières œuvres versifiées en français, les poètes vulgaires n’auraient pas manqué de manifester à toutes les places du vers ce respect de l’accent qu’ils réservent pour la coupe intérieure et pour la rime. D’ailleurs, selon la remarque de J. Wolf, il se serait trouvé un théoricien, parmi ceux du haut Moyen Age, ou parmi ceux soit du xie, soit du xiie siècle, pour nous faire la description de cette rythmique.
48Cependant il n’est pas impossible de préciser, d’une façon sans doute approximative, la date à laquelle naît la musique modale. Elle n’existe pas encore dans le milieu du xiie siècle, puisque Pierre Hélie, qui est à peu près le contemporain d’Adam de Saint-Victor, nous déclare qu’on ne fait pas sentir l’accent dans les cantilènes sacrées : son témoignage nous permet donc d’écarter l’hypothèse de P. Aubry et de A. Gastoué, selon laquelle les Proses d’église, avant 1200, auraient été soumises aux ordines des modes. La nouvelle rythmique, très vraisemblablement, est née des progrès de la musique polyphonique, pour donner plus d’animation aux mélodies des Motets. On croit en distinguer les premiers signes dans les œuvres de Léonin26, qui fut maître de chapelle à Notre-Dame de Paris à la fin du xiie siècle, et dont les essais, au début du xiiie siècle, furent continués et perfectionnés par un homme de grand talent qui lui succéda dans sa charge, Pérotin, que l’Anonyme IV appelle « Perotinus magnus ». Sur ces deux personnages, nous sommes renseignés par l’auteur du même traité, qui nous fournit ces détails : « Magister Leoninus, secundum quod dice-batur, fuit optimus organista, qui fecit magnum librum organi de Gradali et Antiphonario pro servido divino multiplicando ; et fuit in usu usque ad tempus Perotini Magni, qui abbreviavit eundem et fecit clausulas sive puncta plurima meliora, quoniam optimus discantor erat, et melior quam Leoninus erat27. » L’Anonyme IV mentionne également plusieurs musiciens qui appartinrent à la même école, et il termine par les noms du premier Francon (« Franco Primus », c’est-à-dire Francon de Paris) et de Francon de Cologne, « qui inceperunt in suis libris aliter pro parte notare ». De là il faut retenir que la musique modale a eu pour berceau Paris, et spécialement Notre-Dame, que l’on construisait alors. Elle a été l’innovation d’une maîtrise, et c’est de là qu’elle est partie pour s’annexer la poésie lyrique profane, à laquelle la déclamation syllabique, parce que trop privée de vie, semblait insuffisante. Il faut voir dans la Discantus positio vulgaris le résultat de l’enseignement de Pérotin, à un moment où les règles de la rythmique modale, à peine sortie de l’enfance, ont eu besoin d’être définies et codifiées. Ce traité, tout à fait élémentaire encore, se place en tête de la série des autres traités, qui, avec les perfectionnements successifs de la technique, comporteront de plus amples développements.
49Il a été composé, ainsi que nous l’avons marqué, entre 1230 et 1240, et il expose les lois d’un art dont le caractère savant n’est pas niable. Or, si les nouveautés d’origine populaire ont besoin de beaucoup de temps avant d’être enregistrées, ce qui se manifeste, par exemple, dans le domaine de la phonétique, où les changements qu’a subis la prononciation ne se traduisent dans la graphie qu’après de longs délais, il en est au contraire des innovations savantes, que leurs auteurs nous font presque aussitôt connaître, dès qu’ils ont mis au point leurs découvertes. L’estimation la plus généreuse ne nous autorise donc à placer la diffusion de la rythmique modale que dix années environ avant la composition de la Discantus positio vulgaris, et encore en admettant que le nouveau système ait été d’abord répandu par l’enseignement oral. En d’autres termes, c’est vers 1220, grâce à la réputation dont jouissait Pérotin, que les modes, partis de la maîtrise de Notre-Dame, ont commencé à conquérir la France et même le reste de l’Europe chrétienne. Il est certain aussi que cette conquête ne s’est pas faite en un jour : l’Anonyme IV raconte, en effet, qu’on ne savait encore rien en Espagne et en Angleterre de la notation modale, quand à Paris l’habitude en existait déjà28. C’est seulement alors, et tout au plus à partir de cette époque, que des poètes, en écrivant des vers destinés à être chantés, ont pu considérer que ces vers relevaient du mode trochaïque, ou du mode ïambique, ou du mode dactylique, ou du mode anapestique. Donc, si nous voulons retrouver le rythme selon lequel ont été composés des poèmes lyriques qui nous ont été conservés d’abord en notation carrée, avec toutes notes égales, nous ne sommes autorisés à le faire que pour des productions qui ne sont pas antérieures à 1220 environ, et pendant la période qui, à partir de cette date, précède l’introduction régulière de cette notation mesurée dont Francon de Cologne nous expose les règles très clairement.
50Cela ne veut pas dire que les modes n’aient jamais été appliqués à des pièces composées bien avant la date que nous indiquons. Il en est de même tout autrement : sous la poussée d’une vogue irrésistible, cette nouvelle rythmique s’annexa des Proses qui avaient été écrites en un temps où rien ne la laissait prévoir, et leur forme s’accommoda de ce traitement avec facilité. Il en fut de même de l’ancienne poésie lyrique, dont la déclamation y gagna un mouvement dont jusqu’alors elle avait été privée. En d’autres termes il est certain que les mélodies d’un grand nombre de troubadours et de beaucoup de trouvères n’étaient plus, aux environs de 1260, ce qu’elles avaient été à leur origine. Elles avaient subi la même fortune que les textes liturgiques utilisés par les compositeurs de Motets : primitivement dépourvues de toute ondulation ïambique, trochaïque ou dactylique, elles ont pris le rythme que la doctrine la plus récente leur imposait : elles ont été modernisées. Soit donc un sirventes écrit sans doute vers 1215-1220 par le troubadour Pistoleta, de Marseille29 :
Ar agues eu mil marcs de fin argen,
Et atrestan de bon aur et de ros...
51On la trouve en français avec la même mélodie pour les paroles :
Quar eusse je cent mille mars d’argent,
Et autretant de fin or et fust rox...
52Elle nous a été transmise sous deux formes. L’une est nettement modale :
53J.-B. Beck l’a transcrite ainsi :
54Mais l’autre est en notation carrée30 :
55Si l’on veut se rendre compte de ce que celle-ci représentait pour l’auteur et pour ses contemporains provençaux, il faut la transcrire ainsi :
56c’est-à-dire que, dans la succession des éléments du vers, seuls étaient longs le quatrième et le dixième, en d’autres termes la césure et la rime. Prenons encore un autre exemple. Voici une Chanson de Croisade de Conon de Béthune, pour laquelle nous possédons la notation suivante :
57Cette chanson qui, selon J. Bédier31, est antérieure aux derniers mois de l’année 1189-1190, a été soumise à deux déclamations successives, l’une syllabique, à l’époque où elle a été composée :
58l’autre rythmique, celle-ci dans le cours du xiiie siècle :
59Ainsi nous voyons se confirmer notre conception d’un numérisme originaire, appuyé sur un seul ou sur deux accents primitifs, selon la longueur de la ligne. Si l’on veut se faire une idée de ce qu’a pu être, dans le genre narratif et non plus lyrique, la déclamation des poèmes en langue vulgaire du haut Moyen Age, on peut se reporter aux courtes phrases mélodiques qui accompagnent dans le manuscrit les parties versifiées d’Aucassin et Nicolette. Les critiques ne sont guère d’accord quand il s’agit de préciser l’époque à laquelle a été composée cette œuvre légère. M. Roques, pour des raisons d’ordre littéraire32, la place au début du xiiie siècle, ce que faisait également H. Suchier, tout en admettant qu’elle avait pu être composée dans les dernières années du xiie33, opinion qui était celle de G. Paris. L’hésitation de Suchier provenait de ce fait que, dans les parties versifiées de ce poème, on ne rencontre pas encore l’absorption de \’e, parfois autrement noté, en hiatus avec la tonique subséquente dans des finales comme -atorem > -ëor. Ce phénomène linguistique n’arrive à son point d’achèvement qu’aux environs de 1 400. Mais il a commencé de très bonne heure dans le domaine picard-artésien-wallon, auquel appartient Aucassin et Nicolette. Les plus anciens exemples qu’on en possède remontent à la première moitié du xiie siècle et se rencontrent dans le Brut de Munich ; ils se répètent avec une fréquence accrue au cours du xiiie. Il y en a quelques cas dans Elie de Saint-Gilles, et d’autres plus nombreux dans Aiol. En ce qui concerne Aucassin, les parties en prose présentent tantôt la séparation en deux syllabes, tantôt la réduction à une seule, tandis que cette réduction n’a jamais lieu dans les laisses versifiées, où l’on trouve veīstes, V, 10 ; benooit, XVI, 2 ; flaüsteles, XXI, 14 ;recaoir (recadere),XXV, 10. M. Hossner34, après examen du texte, en tire cette conclusion que les formes syncopées de la prose sont dues au copiste, qui a écrit le manuscrit vers le milieu du xiiie siècle, tandis qu’il a été obligé de conserver dans les vers le nombre de syllabes conforme à la prononciation du poète, « si bien que nous sommes en possession, dit-il, d’une certitude quand nous faisons vivre l’auteur à la fin du xiie siècle ».
60Ces déductions, que nous adoptons pour notre part, nous permettent de faire servir Aucassin et Nicolette à notre démonstration. Les heptasyllabes qu’il contient, et qui forment des laisses, sont pourvus de trois formules musicales, dont la première sert pour tous les vers impairs, y compris le premier, dont la seconde s’applique à tous les vers pairs, et dont la troisième, valable seulement pour le petit vers de quatre syllabes qui termine la laisse, ne se chante qu’une fois. Les voici toutes les trois :
61La conclusion, peut-être suivie d’une série d’accords ou d’une ritournelle, est à peine ornée. Les autres phrases sont syllabiques, avec allongement du dernier élément et chute mélodique de la voix sur la finale du vers. A une époque plus tardive, il est assez vraisemblable que la rythmique modale ait pu les transformer, mais, quand elles ont été composées, toutes leurs notes étaient de même valeur, sauf à la rime.
62Plus anciennement encore, nous possédons les neumes de la Passion de Clermont, poème qui date de la fin du xe siècle. Les voici, réduits en notation carrée, selon la transcription approximative35 qu’a bien voulu m’en faire Th. Gerold. C’est une strophe d’hymne :
Hora vos dic vera raizun
De Jhesu Christi passiun.
Los sos affanz vol remembrar
Per que cest mund tot a salvad,
63où la même mélodie se reproduit d’un bout à l’autre du poème :
64Cette déclamation chantée est d’une grande monotonie ; elle manque d’expression et de sentiment. Sa médiocrité esthétique n’étonnera pas, si l’on veut bien se souvenir que les jongleurs et les baladins du Moyen Age, ancêtres de nos acteurs modernes, étaient de pauvres diables, bien souvent des clercs errants ou des étudiants déclassés, qui gagnaient péniblement leur subsistance, et qui, au métier de réciter des vers en s’accompagnant d’instruments, joignaient celui de montrer des bêtes savantes et de faire des tours d’acrobatie. On pourrait les comparer aux diseurs de complaintes qui, de nos jours, dans certaines de nos provinces, parcourent encore les campagnes. Et leur public, peu sensible aux raffinements de l’art, ne se montrait pas d’une exigence extraordinaire. Cependant ce public, à ouïr les histoires édifiantes ou héroïques qu’ils lui débitaient, n’était pas toujours incapable d’en ressentir quelque émotion. Nous savons que, vers le milieu du xiie siècle, un marchand lyonnais enrichi par l’usure, Petrus Valdesius, fut touché de repentir en écoutant un jongleur qui, sur une place publique de sa ville, chantait un passage de Saint Alexis, les vers mêmes, les pauvres vers où l’auteur inconnu a raconté comment son sublime héros mourut misérablement dans la maison de son père : « Is (Petrus Valdesius) quadam die dominica cum declinasset ad turbam quam ante joculatorem viderat congregatam, ex verbis ejus com-punctus fuit... Fuit enim locus narrationis ejus qualiter beatus Alexis in domo patris sui beata fine quievit36. » Or la musique de Saint Alexis, que nous ne possédons plus, ne devait pas être plus compliquée que celle de la Passion, égrenant les syllabes, s’attardant à la césure et à la rime. Cette simplicité suffisait.
65Par des mélodies telles que celle du poème de Clermont ou que celle d’Aucassin et Nicolette, ci-dessus reproduites, nous voyons nettement par quels liens la déclamation des poèmes en langue vulgaire du Moyen Age se rattache à l’exécution des pièces liturgiques populaires. C’est sur le chant ecclésiastique, dans ses formes les plus nues, que s’est tout d’abord modelé l’art du diseur. En effet, la Cantilène de sainte Eulalie n’est autre chose qu’une Séquence. Mais de plus, lorsque sont composés les premiers essais de drames versifiés, c’est encore l’Église qui préside à leur naissance. « La forme dialoguée qu’accusent certains tropes, écrit Th. Gerold37, et leur répartition entre divers exécutants devait tout naturellement suggérer l’idée de la développer davantage encore et d’en faire une petite scène dramatique. Le trope de Tuotilo pour l’Introït de Noël par exemple, commence ainsi : « Hodie cantandus nobis est puer, quem gignebat ineffabiliter ante tempora pater... » Cette exhortation est suivie d’une interrogation posée par un autre groupe : « Quis est iste puer ?... dicite nobis, ut collaudatores esse possimus. » Suit alors la réponse : « Hic enim est, quem praesa-gus... praenotavit sicque praedixit... » Dès le milieu du xe siècle, les bénédictins de l’abbaye de Fleury-sur-Loire avaient dramatisé le trope, attribuant chaque répons à des chantres spéciaux. La règle monastique du bénédictin anglais saint Ethelwood, écrite entre 965 et 975, mentionne l’usage de Fleury et propose de l’introduire en Angleterre. »
66Ce sont donc les clercs qui fondent le théâtre français, puis qui le font sortir du temple pour le conduire sur la place publique. Or les plus anciennes de ces productions dramatiques sont formées d’hymnes, d’antiennes, de proses, de vers latins empruntés aux pièces figurant ordinairement dans les offices et chantées selon des mélodies très simples. Certes, les textes publiés par Coussemaker contiennent des compositions assez ornées, pour lesquelles on devait utiliser l’art de chantres expérimentés38. En voici un échantillon, il s’agit de cette strophe du Sponsus39 :
Oiet virgines, aiso que vos dirom,
Aiet presen que vos comandarom :
Atendet un espos, Sauvaire a nom.
Gaire noi dormet :
Aici’s l’espos que vos or atendet.
67Les neumes en ont été transcrits par Coussemaker de la façon suivante :
68Mais ailleurs, dans certaines scènes de Daniel (première moitié du xiie siècle) par exemple, nous rencontrons des passages à modulations unies, et aussi des Proses qui marquent exactement de quel genre relève la déclamation populaire et profane. Soit donc ce fragment en vers latins octosyllabiques, qui fait partie d’une longue tirade40 :
69Plus tard le Victimae baschali laudes se rencontre avec son syllabisme pur dans les Mystères, comme nous savons d’autre part qùe les Proses pénétraient dans la vie séculière, parfois même grossièrement travesties. Le chant, d’une manière générale et dans tous les genres, soutenait donc à l’origine les paroles, un chant simple et le le plus souvent dépouillé, dont les notes n’embrassaient qu’un petit nombre de tons. C’était une déclamation calquée sur celle des pièces ecclésiastiques, mais elle avait le grand avantage, dans son pur syllabisme, de détacher tous les éléments du vers et, s’il le fallait, de les faire entendre en plein air beaucoup mieux qu’il n’eût été possible à une diction rythmée.
70Or, entre 1220 et 1250, les formes lyriques se brisent selon des schémas aujourd’hui connus, et la musique modale, qui aboutit à l’Ars nova, se soumet une versification soit latine, soit française, qui jusque-là ne connaissait d’autres temps forts que ceux de la césure et de la rime. Poèmes des troubadours et des trouvères, textes liturgiques introduits dans les Motets, Proses exécutées dans les églises, les vers obéissent aux modes musicaux. C’est un souffle profane, peut-on dire, qui laïcise jusqu’à un certain point un art déjà séculaire, et qui n’est d’ailleurs pas du goût de tout le monde, puisqu’en 1322 une bulle du pape Jean XXII condamne des innovations jugées par lui déplorables : « Certains disciples d’une nouvelle école, déclare ce document, mettent toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux, au préjudice des anciens chants qu’ils remplacent par d’autres composés de brèves et de demi-brèves... Ils enivrent les oreilles et ne guérissent pas les âmes41. » Il faut voir dans cette invasion du rythme le résultat d’une culture plus raffinée des musiciens et des chanteurs, en accord avec les poètes, puis aussi, dans la vie séculière, le besoin d’obtenir des mouvements assez marqués afin de régler ou d’animer les danses, caroles et estampies, tresques et rondes chantées qui furent si en honneur à partir du xiie siècle42 : ce sont ces deux causes qui ont amené conjointement la transformation que nous avons constatée. Cependant les poètes n’ont rien changé à leur versification, et l’on ne voit pas qu’ils aient songé, par le jeu des toniques, à mettre leurs vers en harmonie avec les divers modes selon lesquels ceux-ci étaient nouvellement déclamés. Comme d’autre part nous savons, par des témoignages multiples, que le syllabisme inaccentué a continué de subsister pendant longtemps encore, nous n’avons que le choix entre deux hypothèses.
71La première serait que la musique modale, puis mesurée, quelque faveur qu’elle ait rencontrée, n’a conquis ni tous les genres, ni, dans chaque genre — du moins pendant de longues années — tous les artistes, et cette supposition n’a rien que de très vraisemblable. On ne peut, en effet, s’imaginer que les Chansons de geste se soient jamais pliées à des rythmes sautillants, qui vont mal avec leur gravité. En outre, s’il est assuré qu’au xiiie siècle certaines pièces liturgiques, des Proses notamment, se chantaient selon les. ordines des modes, nous voyons du moins que les théoriciens continuent de nous attester l’existence de l’ancienne musique plane, qui n’a point disparu, « Musica mensurabilis, dit Francon de Cologne, est cantus longis brevibusque temporibus mensuratus. Mensuratus dicitur, quia in plana musica non attenditur talis mensura. » De même Elie Salomon, à la fin du xiiie siècle, et Marchetto de Padoue, au début du xive, font la même distinction. Selon l’un, « omnis cantus planus in aliqua parte sui nullam festinationem in ullo loco patitur plus quam in alio, quam est de natura sui : ideo dicitur cantus planus, quia omnino planissime appetit cantari. » Selon l’autre, « musica plana dicitur quilibet cantus, qui absque temporis mensura et limitatione notularum figuratur et notatur. » En voilà assez pour montrer que l’ancienne tradition subsiste. Mais l’autre hypothèse, tout aussi admissible, consiste à supposer que, dès l’époque où apparaît la musique modale, la séparation entre la déclamation pure et le chant, qui est déjà faite, présente assez de solidité pour que la diction non accompagnée de mélodie résiste à la contagion. C’est à partir de Chrétien de Troyes, selon G. Paris, c’est-à-dire depuis le dernier quart du xiie siècle environ, que la poésie a commencé à pouvoir se passer du concours de la musique : « Les romans bretons, a-t-il écrit43, sont destinés à être lus et non à être chantés, et Chrétien de Troyes nous montre déjà plus d’une dame ou demoiselle (mais jamais un jeune homme) occupant ses loisirs à lire un roman ; toutefois, d’habitude, les seigneurs et les dames pour lesquels ils étaient composés se les faisaient lire, et pour cause, plutôt qu’ils ne les lisaient eux-mêmes. » C’est là également un fait dont il faut tenir compte, bien que le vers chanté, pendant tout le Moyen Age, soit resté d’un usage commun, et que la grande masse des lettrés ait éprouvé à son égard un attrait persistant, beaucoup plus fort que pour le vers réduit aux simples ressources de la parole.
Notes de bas de page
1 Th. Gerold, la Mus. au M. A., p. 307.
2 Cf. p. ex. H. Riemann, Gesch. der MTh., p. 172-173.
3 E. de Coussemaker, Harm, au M. A., p. 202 et Script., t. II, p. 378.
4 On les trouvera dans Coussemaker, Harm, au M. A., p. 187-201 et dans J.-B. Beck, Mel. d. Troub., p. 47-49 et 79.
5 Th. Gerold, Mus. au M. A., p. 108.
6 Id., ib., p. 103.
7 T. II, p. 42.
8 Ib
9 F° 4, i°, dans P. Aubry, Cent Motets, VI.
10 Coussemaker, Hist. de l’Harm. au M. A., pl. XXXI, n° 3, Bibl. de Lille, Ms. 95.
11 F° 16, i°, cf. P. Aubry, Cent Motets, XXX.
12 P. Aubry, Lais et Descorts, XXVI, 5, p. 146.
13 J.-B. Beck, Chansonniers, t. II, p. 42.
14 J.-B. Beck, Chansonniers, t. II, p. 55.
15 Th. Gerold, Hist. de la Mus., p. 334.
16 J.-B. Beck, Mel. d. Troub., p. 95, n. 4.
17 Le mode dactylique n’est pourtant pas exclusif. On peut, en effet, employer également le mode trochaïque avec anacruse, ou, si cela convient mieux au texte, dédoubler la première note du premier trochée, comme l’a fait Th. Gerold dans sa transcription d’une chanson attribuée à la comtesse de Die, au début des v. 2 et sq. (Cf. Hist. de la Mus., p. 274). Il aurait pu interpréter de même les décasyllabes de la chanson Commencemens de douce saison bele... (ib., p. 277), dont la mélodie nous a été transmise en neumes.
18 La barre de mesure sert à rendre visible l’anacruse et la formule modale choisie par le musicien ; c’est une commodité pour l’œil du lecteur ; bien entendu les manuscrits du xiiie siècle ne laissent rien apparaître de tel ; certains d’entre eux se contentent de séparer les vers et quelquefois les hémistiches par des barres verticales. — Pour le deuxième mode, H. Riemann voudrait au contraire que la longue fût considérée comme la première note de la mesure : « Ferner beweisen die Beispiele dass im zweiten Modus nicht die erste, sondern die zweite Note als ungerade Zeit (impar) verstanden wird, d. h. dass die beginnende Kürze vollstän-dig als Auftakt vorgestellt wird, dass die Konsonanz auch hier für die gute, schwere, nämlich die durch die Longa vertretene Zeit gefordert wird. » (Gesch. d. MTh., p. 167).
19 P. Aubry, Cent Motets, p. 124.
20 J.-B. Beck, Mel. d. Troub., p. 176-177.
21 Th. Gerold, p. 97-99.
22 A. Gastoué, l’Art grégorien, p. 94-95, n.
23 Par Abélard, † 1142.
24 P. Aubry, Cent Motets, t. III, p. 142.
25 Il s’agit ici, manifestement, d’une faute d’impression, puisque Adam de Saint-Victor a vécu au milieu du xiie siècle.
26 Riemann, Musiklexicon, au mot Modus : « In der praktischen Musik des Mit-telalters macht die modale Rhythmik sich bereits in den Oberstimmen Leonins bemerkbar, noch deutlicher bei Perotin. »
27 Coussemaker, Script., t. I, p. 327.
28 H. Riemann, Gesch. d. MTh., p. 184.
29 E. Niestroy, Der Trobador Pistoleta.
30 J.-B. Beck, Mel. d. Troub., p. 132 et 144.
31 J. Bédier et P. Aubry, Les Ch. de Cr., p. 29.
32 Dans son édition du poème, Introd., p. xiii-xv.
33 H. Suchier, Aucassin et Nicolete, éd. de 1909.
34 M. Hossner, p. 25.
35 L’interprétation des neumes est toujours très délicate. P. Aubry, qui avait reproduit cette strophe en phototypie, ne s’était pas risqué à la transcrire. Depuis lors, on a fait des progrès.
36 Bouquet, Recueil, t. XIII, p. 680. La même indication nous est fournie par Pierre de Blois, De Confessione (cf. E. Faral, les Jongleurs, p. 287), vers 1175, « Saepe in tragoediis et aliis carminibus poetarum... describitur aliquis vir prudens, decorus, fortis, amabilis et per omnia gratiosus. Recitantur etiam pressurae vel injuriae eidem crudeliter irrogatae, sicut de Arturo et Gangano et Tristano, fabulosa quaedam referunt histriones, quorum auditu concutiuntur ad compassionem audientium corda, et usque ad lacrymas compunguntur. »
37 Th. Gerold, la Mus. au M. A., p. 58.
38 E. de Coussemaker, Drames liturgiques, notes, à propos du Juif volé : « Les sortes de vocalises dont ce chant est orné font supposer, dans les exécutants, une habileté et une flexibilité de voix qui sort des conditions ordinaires du chant de cette époque. »
39 La mélodie d’après Coussemaker, Dr. lit., les paroles d’après l’éd. Cloëtta, Romania, t. XXII, 1893, p. 224, sans entrer dans les discussions que soulèverait le troisième vers, Les Lamentations de Rachel sont encore beaucoup plus ornées.
40 Coussemaker, Dr. lit., p. 56.
41 Combarieu, t. I, p. 383.
42 Le mot de Carole, dit P. Verrier (Romania, 1932, p. 380 sq.), est attesté pour la première fois au xiie siècle, dans le Psautier de Cambridge et dans Le livre des Rois.
43 Paris, Hist. litt. de la Fr., t. XXX, 1888, p. 17.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les métamorphoses de l'artiste
L'esthétique de Jean Giono. De Naissance de l'Odyssée à l'Iris de Suse
Jean-François Durand
2000
Spinoza et les Commentateurs Juifs
Commentaire biblique au Premier Chapitre du Tractus Theologico-Politicus de Spinoza
Philippe Cassuto
1998
Histoire du vers français. Tome VII
Troisième partie : Le XVIIIe siècle. Le vers et les idées littéraires ; la poétique classique du XVIIIe siècle
Georges Lote
1992
Histoire du vers français. Tome III
Première partie : Le Moyen Âge III. La poétique. Le vers et la langue
Georges Lote
1955
Une théorie de l'État esclavagiste
John Caldwell Calhoun
John Caldwell Calhoun et Gérard Hugues Gérard Hugues (éd.)
2004
Le contact franco-vietnamien
Le premier demi-siècle (1858-1911)
Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Philippe Le Failler et al.
1999