L’origine de la monnaie selon Menger
Une relecture à partir de la traduction française de On the Origin of Money (1892)
p. 203-237
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur1
2Il s’agit d’examiner ici comment la monnaie peut être appréhendée comme un phénomène émergent dans un processus temporel, dans le cadre d’un système économique où les agents sont en interaction réciproque du fait des décisions d’échange qu’ils prennent. Dans l’analyse de Menger nous intéresseront tout particulièrement des textes écrits
en 1871 : le dernier chapitre des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre ;
en 1892 :
la première version de « Geld », l’entrée pour la « monnaie » dans le dictionnaire encyclopédique Handwörterbuch der Staatswissenschaften ;
l’article français « La monnaie mesure de valeur », Revue d’économie politique, 6e année ;
l’article anglais On the Origin of Money, dont la première traduction française intégrale est donnée en document annexe de ce volume ;
en 1909 : la dernière version de Geld.
3La doctrine monétaire de Menger a connu récemment un regain d’intérêt évident chez les spécialistes : témoigne le plus clairement de cette actualité la première traduction anglaise de l’article Geld [Latzer et Schmitz (dirs), 2002]2. L’importance de ces textes est aujourd’hui notoirement reconnue et ils occupent une grande place dans les analyses contemporaines sur l’origine de la monnaie quand il s’agit de sa fonction essentielle en tant qu’intermédiaire des échanges. C’est en relation à ces approches nouvelles, représentées par les modèles de prospection (souvent nommés par le terme anglais search models), que nous discutons ici la « doctrine Menger ». Ces approches, appliquées à la monnaie, portent sur la manière dont s’effectuent les transactions dans le cadre d’économies de marché [Jones, 1976 ; Kiyotaki et Wright, 1989 et 1993].
Carl Menger, théoricien de la monnaie
4Parmi les perspectives possibles pour aborder la question monétaire chez Menger, nous adoptons la suivante, à savoir que la « doctrine Menger » peut s’inscrire dans une tradition à la fois individualiste et évolutionniste, dans la lignée qui va de Bernard de Mandeville à Friedrich Hayek en passant par David Hume, Adam Smith ou Adam ferguson notamment. Ce n’est pas, loin s’en faut, la seule généalogie qu’on puisse Tracer3 ; c’est celle qui nous sera ici utile. Dans cette perspective, la monnaie est selon Menger une véritable institution émergente en société ; sa nature est organique – et non pragmatique, c’est-à-dire qu’elle ne résulte pas d’une action consciente menée volontairement dans le cadre d’un débat au sein d’un groupe qui conduirait à un accord de ses membres sanctionné par une décision codifiée – comme une convention ou un article de loi, par exemple. Pour celui qui devait être regardé comme le fondateur de l’ « école autrichienne », puis pour les membres de cette école, une institution organique résulte le plus souvent non pas de la volonté commune des agents, mais résulte de manière inattendue des actions humaines décentralisées des individus qui poursuivent des objectifs qui leur sont propres. L’étude de cette « action humaine » – un terme qui devait être cher à l’Enkel-Schüler (« disciple de deuxième génération »), Ludwig von Mises – concentre l’attention sur la description et la compréhension des faits individuels dans la théorie économique.
5Autrement dit, la monnaie est un phénomène émergent au sein d’un processus économique en tant que ce dernier résulte du fait que des agents interagissent, sans qu’aucun d’eux n’ait pour autant eu, ni n’ait encore, la volonté explicite d’aboutir à un résultat tel que celui qu’on observe. En nous appuyant ici volontairement sur la terminologie hayekienne, nous pouvons dire avec assurance que la monnaie relève de l’ « ordre spontané » – tout comme, dans leurs domaines respectifs, le langage, le droit, les marchés… (quoi que, chez Menger, le projet systématique que devait former Hayek n’est pas déjà forcément présent4). Plus fondamentalement, soulignons que la « doctrine Menger » pourrait également être située à cet égard dans le droit fil d’une théorie qu’on dirait « évolutionniste », à partir de Smith, en mettant en avant, de manière somme toute traditionnelle, les explications (qui appellent une certaine prudence) en termes de « main invisible » [Aydinonat, 2000 ; o’Driscoll, 1986 ; Hodgson, 1992]. Ainsi, Hodgson juge que l’approche évolutionniste de Smith présente des caractéristiques dont certaines furent reprises par Menger :
La théorie évolutionniste de Smith comporte un certain nombre de traits, parmi lesquels : en premier lieu, l’insistance sur l’émergence spontanée et non-intentionnelle d’un certain ordre social, ou encore une « main invisible » ; deuxièmement, un processus d’évolution qui atteint normalement un état stable d’harmonie plutôt que d’être constamment ébranlé et perturbé ; et troisièmement, une certaine tendance à une politique non-interventionniste qui se fonde sur la croyance qu’un processus d’évolution si compliqué ne peut ni être aisément dépassé dans sa conception, ni non plus aussi facilement amélioré [Hodgson, 1992, p. 398]5.
6Pour autant, soulignons d’emblée que Menger ne rejetait en aucun cas l’idée que, dans une société, pussent exister des institutions d’origine pragmatique, comme celles établies par la loi ou par des accords généraux entre partenaires. Le livre III de ses Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere, le grand traité de méthodologie de 1883, est sans ambiguïté à cet égard, quelque partielle (et parfois partiale) qu’ait été la lecture faite par ses héritiers, Hayek le premier. Pour Menger, une origine « pragmatique » (c’est-à-dire due à un acte de volonté intentionnel pour créer certaines institutions) n’est pas toujours exclue – elle n’est simplement pas la plus fréquente ; il écrit :
Dans le premier cas [pragmatique], les phénomènes sociaux se forment au moyen de la volonté générale qui était dirigée vers leur fondation (ils sont le produit attendu de celle-ci) ; dans l’autre cas, les phénomènes sociaux se forment, en tant que résultat inattendu d’efforts humains individuels (poursuivant des intérêts individuels) sans qu’il y ait une volonté générale qui ait été dirigée vers leur fondation [Menger, 1883, p. 145-146, trad. Campagnolo, 2010]6.
7Dans la doctrine Menger, la mise en place de ces institutions, leur « raison d’être », serait même plus facile à justifier selon une perspective « pragmatiste », s’il n’en manquait toutefois les preuves historiques – un point sur lequel Menger revient quant à l’origine de la monnaie. Et si les preuves manquent, ce peut être le symptôme de la présence d’une autre origine aussi bien que de l’absence d’une telle volonté générale. Ce que les sciences sociales doivent avant tout chercher à fournir, c’est donc, d’après Menger, la réponse, elle bien plus difficile, à la question suivante :
Comment se trouve-t-il donc des institutions qui servent le bien commun et dont le développement est de la plus haute importance pour celui-ci, sans qu’il n’y ait de volonté générale orientée vers le but de les fonder ? [Menger, 1883, p. 163, trad. Campagnolo, 2010]7.
8En ce qui concerne le cas de la monnaie, qui nous retient seul ici, le type d’explication employé par Menger est de même une méthode qu’on peut dire « composite », puisqu’elle associe l’individualisme méthodologique « pur » lié à la spontanéité et l’explication organique du type « main invisible » (invisible-hand explanation) qui consiste, elle, dans la reconstruction théorique de concepts visant à rendre intelligible un processus émergent (la monnaie dans le cas présent). Ce distinguo peut paraître subtil ; il est toutefois essentiel, car la « doctrine Menger » ne se réduit certes pas aux intuitions de Smith ( !), et c’est en rabattant l’une sur l’autre que Hayek en perdait d’une certaine manière la spécificité – mais Hayek gagnait inversement la possibilité de systématiser la notion d’ « ordre spontané », qui se présente pourtant comme un oxymore, voire une pure et simple contradiction, en première approche. or, bien que le temps soit pris attentivement en considération par Menger, le processus d’émergence de la monnaie tel qu’il l’étudie n’est pas à proprement parler un processus évolutionniste au sens biologique, puisque l’émergence temporelle conduit à un état final déterminé du système – en l’occurrence, la monnaie dont l’usage est généralisé et qui est devenue l’objet qu’acceptent tous les partenaires des échanges.
9La spécificité de l’analyse de Menger réside alors en ce qu’il cherche à évaluer les avantages d’une économie monétaire en prenant pour point de départ une économie de troc. Notre étude partira donc de là (première section8). En nous référant à [Clower, 1969], disons que l’économie de troc est le système où tous les biens s’échangent contre tous les biens. Pour fonctionner, cette économie suppose la double coïncidence des désirs que les agents portent sur les objets (comme le rappelait aussi [Jevons, 1881]) et sur les moments où il leur convient de procéder à l’échange. L’incipit de l’article « anglais » de Menger de 1892 (traduit en entier en document annexe de ce volume pour la première fois) est, quant à lui, le suivant :
Il est un phénomène qui a depuis longtemps retenu à un degré tout particulier l’attention des penseurs traitant de la société [social philosophers] et des praticiens de l’économie : c’est le fait que certaines marchandises [commodities9] deviennent des intermédiaires des échanges [media of exchange] qu’on accepte universellement (dans les civilisations avancées, ce sont les pièces d’or et d’argent frappées ainsi que, par la suite, les papiers [documents] qui représentent ces pièces [coins]).
10Menger poursuit par la série de questions qui surgissent alors :
Quelle est la nature de ces petits disques de métal ou de ces papiers qui, en eux-mêmes, semblent ne servir aucun but utile et qui, néanmoins, et en contradiction avec tout le reste de notre expérience, passent d’une main à l’autre en échange des marchandises les plus utiles – ou plutôt pour lesquels tout un chacun désire si ardemment céder ses propres articles ? La monnaie est-elle un élément organique au sein du monde des marchandises, ou bien constitue-t-elle une anomalie économique ? Devons-nous rapporter sa circulation dans le commerce [commercial currency] et sa valeur d’échange [value in trade] aux mêmes causes qui conditionnent celles des autres biens, ou bien sont-elles l’effet spécifique produit par la convention et l’autorité [the distinct product of convention and authority] [Menger, 1892an, p.239-240]10 ?
11Menger refuse que l’approche par les conventions puisse s’avérer concluante dans ce cas. Pourquoi, demandera-t-on, s’il ne l’exclut pas à titre général ? Selon lui, l’existence d’un intermédiaire des échanges dans une économie résulte d’un processus dynamique faisant intervenir des agents rationnels qui interagissent, sans que cela soit ne soit l’expression directe d’une volonté collective ou d’une autorité. Comme il le souligne presque aussitôt dans la suite de l’article, c’est effectivement la question à résoudre :
[Voilà] la question à résoudre, à savoir : expliquer comment il a pu se faire que certaines marchandises (et à certaines étapes de la civilisation, ce furent les métaux précieux) fussent privilégiées au sein de la masse de tout le reste des marchandises, et fussent généralement acceptées en tant qu’intermédiaires des échanges par une reconnaissance générale. C’est là une question qui ne touche pas seulement l’origine, mais également la nature de la monnaie [the nature of money] et sa position en rapport à toutes les autres marchandises [position in relation to all other commodities]. [Menger, 1892an, p. 241]11.
12Pour Menger, l’émergence d’un intermédiaire général des échanges, c’est à-dire la monnaie, s’explique comme résultat non-intentionnel (unintended) d’un mécanisme d’apprentissage de la part des agents rationnels, parce que ces derniers veulent naturellement améliorer leur situation concernant les objets qu’ils désirent en vue de satisfaire leurs besoins (qui sont toujours ressentis subjectivement). La monnaie émerge graduellement et spontanément parce que le rapport des agents économiques est un rapport subjectif aux besoins qu’ils ressentent, aux biens qu’ils jugent (en fonction de leurs connaissances) aptes à les satisfaire, et aux échanges qui s’ensuivent inévitablement, quand (et car)tous les biens ne sont pas immédiatement à leur disposition (verfügbar)12.
13La question essentielle est donc de savoir comment un processus d’apprentissage peut conduire à sélectionner une certaine marchandise parmi les autres comme monnaie, c’est-à-dire comme medium universel des échanges. L’explication que cherche Menger doit être essentiellement théorique, puisqu’elle se veut de droit universelle, et elle implique clairement d’expliciter la nature (ou l’essence : das Wesen) de la monnaie. Elle implique également des conséquences notables quant à la manière d’envisager le rôle de l’État, et cela, en particulier contre les thèses de l’École historique allemande de l’époque, sans toutefois nécessairement se situer dans l’esprit des lointains héritiers « austro-américains » qui se sont depuis lors réclamés de l’autorité du fondateur viennois. Mais nous y reviendrons. Avant d’aborder cette question, et pour ce faire, il importe d’abord de resituer brièvement dans son contexte le texte publié en anglais en 1892 où Menger discute cette origine – l’importance du propos nous semble pleinement justifier la première version française intégrale donnée en annexe, à laquelle le lecteur se référera.
La place de l’essai On the Origin of Money
14Rappelons brièvement la place de l’essai « anglais » dans les articles de Menger concernant les questions monétaires. Ceux-ci se répartissent en deux grandes catégories : textes théoriques et articles pratiques. Menger suivait ainsi sa propre classification des sciences, proposée en détail dans ses Untersuchungende 1883 (au livre i, chapitre 2, d’une part, et dans l’appendice IV, notamment, d’autre part [Menger, 1883, p. 249-258]), à savoir que l’économie politique recouvre 1°) des sciences théoriques (auxquelles la recherche exacte est adaptée) ; 2°) des sciences historiques (celles de l’historicisme, mais aussi d’une recherche empirique réaliste) ; 3°) des sciences pratiques (comme la science des finances et la politique économique, notamment budgétaire). Dans la seconde catégorie de textes, consacrés à l’action pratique, l’occasion est donnée de recommandations qui furent effectivement principalement fournies par Menger, quand le « professeur ordinaire » (c’est-à-dire titulaire de sa chaire) d’économie de l’université de Vienne agit en conseiller spécial de la commission de réforme monétaire (Währungsreform ou Valutareform13) établie en 189214. Il voyait là l’occasion de moderniser l’empire, par exemple en y abandonnant, après que l’Union latine formée peu avant l’avait fait, la double circulation monétaire (monnaies d’or et d’argent). Ces textes de circonstance comportent force données statistiques, et certains figurent, avec des articles destinés à la presse (notamment au quotidien viennois Die Neue Freie Presse dirigé par un ami de Menger, Moritz Szeps), dans le volume iv des Gesammelte Werke, intitulé Schriften über Geld und Währungspolitik, 1886-1909. Dans la première catégorie de textes, consacrés à l’approche théorique de la monnaie, il faut pointer en revanche que, dès 1871, au chapitre Vii des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Menger émettait des idées que les trois textes parus la même année 1892 (celle de la Valutareform) reprirent en détail.
15Les contenus des textes allemand, français et anglais de l’année 1892 sont toutefois distincts, soulignons-le, même s’ils sont évidemment cohérents entre eux et si le texte anglais reprend quelque peu les sections I à V de Geld, tout comme le texte français les sections X et XI. Parce qu’il est spécifiquement consacré à l’origine de la monnaie, à son émergence, nous présentons le texte anglais dans ce qui suit. Un effet de la rédaction en anglais de l’article On the Origin of Money est qu’il est aujourd’hui, la langue anglaise dominant largement les études économiques, plus connu et plus commenté que les autres. Cet avantage est toutefois également un inconvénient pour la compréhension de la doctrine Menger, car il occulte le texte original allemand Geld du Handwörterbuch der Staatswissenschaften ainsi que ses révisions ultérieures qui aboutirent à la rédaction ultime de 1909. Nombre d’économistes lisant aujourd’hui la littérature de leur discipline en anglais, parfois exclusivement, la traduction parue en 2002 fut la bienvenue15. Ce biais linguistique continue de jouer au détriment du texte allemand puisque la version 1909 est néanmoins la seule version de Geld disponible en anglais°, un des effets dirimants étant l’ignorance des versions antérieures (1892 et 1900) et donc de l’évolution de la réflexion de Menger. L’autre inconvénient est que le texte français de 1892 (dont le contenu porte sur les notions de valeur intrinsèque et extrinsèque de la monnaie et des biens marchands) a grandement pâti de n’être longtemps disponible que dans notre langue ; il a quasiment disparu des bibliographies des auteurs anglo-saxons jusqu’à sa traduction en anglais en 200516. Plus courts que l’article de référence qui reste pour nous le texte allemand (plus d’une centaine contre une quinzaine de pages chacun pour les deux articles en français et en anglais), ces essais traitent d’aspects spécifiques sans proposer une discussion exhaustive du sujet de la monnaie : l’article français porte sur la théorie de la valeur et le texte anglais, donc, sur l’origine de la monnaie. Il a rencontré un écho majeur en France aussi – mais sans être jamais traduit intégralement tel que nous le présentons enfin ici… Le fait de donner ces deux essais à des revues étrangères (Revue d’économie politique et Economic Journal) assurait en son temps à Menger une audience plus large que les cercles germanophones où il ferraillait contre ses adversaires historicistes sur les questions de méthode17. Même si, par certains traits au moins, la célèbre « querelle des méthodes » (Methodenstreit) des années 1880 justifiait peut-être le sens péjoratif de l’expression, certes vieillie mais ici appropriée, de « querelle d’Allemands », le succès de Menger se traduisit alors en ce qu’il fut nommé en 1894 correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques de l’institut (section « économie politique, statistique et finance »18), puis en 1897 correspondant de la Société Statistique de Paris19, et enfin en 1901 président de l’institut international de sociologie20. Si les deux textes en anglais et en français sont listés par Hayek dans la bibliographie générale de Menger (Verzeichnis der Schriften Carl Mengers) à la fin des Gesammelte Werke, ils ne sont pas repris dans les volumes. Il apparaît qu’il est temps, même pour ceux qui l’ont lu dans l’original anglais, voire a fortiori pour ceux qui n’en ont eu qu’une connaissance indirecte à travers les commentaires « néo-autrichiens » (ou « austro-américains »), d’en fournir une version française et d’en présenter le contenu. C’est ce que nous faisons ici.
Du troc à l’échange indirect
16L’analyse de Menger part des difficultés de fonctionnement d’une économie de troc. Pour Menger, il est essentiel de décrire l’émergence de la monnaie à partir d’une situation de troc, en soulignant que la propriété caractéristique d’être un intermédiaire de l’échange est bien définitoire, et non une simple fonction parmi d’autres. Menger insiste longuement sur cette distinction dans les paragraphes VII et XII de l’article Geld (« Die “Funktion” des Geldes als Zhalungs [sic] (Solutions) Mittel » et « Aus den Funktionen sich ergebender Begriff des Geldes »), car il ne s’agit pas à ses yeux d’une simple différence de terminologie, mais d’une distinction qui fonde la compréhension même de ce qu’est l’argent comme intermédiaire de paiement. Dans une telle économie, les agents disposent de biens représentant leurs ressources réelles, qui ne correspondent généralement pas à ce qu’ils désirent pour leur consommation ou leur production. Pour améliorer leur situation, les agents sont conduits à vouloir échanger :
Dans ces conditions [de troc primitif], chaque être humain n’entend se procurer par l’échange que juste les seuls biens dont il a un besoin direct, et chacun est résolu à rejeter ceux dont il n’a aucun besoin du tout, ou ceux dont il est déjà suffisamment pourvu. Il est donc clair qu’en de telles circonstances le nombre de marchandages qui sont effectivement conclus doit rester dans des limites très étroites. […] Qu’on pense en vérité, aux difficultés qui font particulièrement obstacle au troc immédiat des biens dans les cas où l’offre et la demande ne coïncident pas en quantité. [Menger, 1892an, p. 242]21.
17Ces difficultés tiennent à l’échange direct de biens contre des biens, qui ne peuvent trouver leur solution que s’il y a coïncidence à la fois des désirs portant sur les objets respectifs et du moment même où ces désirs se manifestent pour susciter l’échange. Ces difficultés peuvent être accrues (et non amoindries) par la division du travail. La probabilité qu’une telle technique d’échange (l’échange direct) puisse réellement se concrétiser dans un court laps de temps est par conséquent extrêmement faible. L’expression « double coïncidence des besoins ou des volontés » est, cela est connu, due à Jevons ; mais cette idée était toutefois également celle de Menger. La citation de Jevons est très explicite :
La forme primitive de l’échange consista sans doute à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir ceux dont on avait besoin. Ce trafic élémentaire est ce que nous appelons « barter » ou « truck », en français « troc » ; nous le distinguons de la vente et de l’achat dans lequel on ne veut garder que peu de temps l’un des articles échangés, pour s’en défaire ensuite en procédant à un second échange. L’objet qui intervient ainsi temporairement dans la vente et dans l’achat est la monnaie. il semble tout d’abord que l’usage de la monnaie ne peut que donner une double peine, puisqu’il rend deux échanges nécessaires là où un seul suffisait ; mais une rapide analyse des difficultés inhérentes au troc simple nous montrera qu’à ce point de vue l’avantage est tout entier du côté de la monnaie…
La première difficulté, dans le troc, est de trouver deux personnes dont chacune possède et peut céder les objets qui conviennent aux besoins de l’autre. Il peut y avoir beaucoup d’hommes qui éprouvent des besoins et beaucoup d’autres qui possèdent ce dont manquent les premiers ; mais pour qu’un échange soit possible, il faut qu’il se produise une double coïncidence, et c’est ce qui arrivera rarement. Un chasseur, au retour d’une chasse heureuse, a beaucoup plus de gibier qu’il ne lui en faut, et manque peut-être d’armes et de munitions pour recommencer sa chasse. Mais ceux qui ont des armes sont peut-être aussi fort bien pourvus de gibier, de telle sorte qu’un échange direct entre eux est impossible… [Jevons, 1881, chapitre i : le troc]22.
18Pour illustrer les difficultés essentielles du troc, considérons l’exemple suivant, tiré de la littérature contemporaine sur le sujet [ostroy et Starr, 1990, p. 29-32] : soient trois agents A, B et C et trois biens 1, 2 et 3. Le vecteur prix est supposé être : p = (1,1,1), ce qui signifie qu’une unité d’un bien s’échange contre une unité d’un autre bien. Supposons que les dotations initiales (les offres) et les demandes des agents sont respectivement les suivantes (dans cet exemple, l’agent A ne détient qu’une unité du bien 2 et désire consommer une unité du bien 1) :
19ϖA = (0,1,0); ϖB =(0,0,1); ϖC =(1,0,0)
20xA =(1,0,0); xB =(0,1,0); xC =(0,0,1)
21Cette situation, soulignent ostroy et Starr, correspond à un équilibre général pour lequel l’offre est égale à la demande pour chaque bien, au vecteur prix p. Mais l’on constate immédiatement que la double coïncidence des désirs concernant les biens n’est pas satisfaite pour chaque paire d’agents. Autrement dit, l’échange direct, constitutif de l’économie de troc, est alors impossible. Cela est également exprimé clairement par Menger en ces termes :
Même dans le cas relativement simple, et qui revient si souvent, où un agent économique A, pris à titre individuel, demande une marchandise que possède B, et où B en demande une que possède C, tandis que C en veut une possédée par A – même alors, dans le cadre d’une règle de troc simple, la nécessité voudrait en règle générale que l’échange des biens en question ne se fasse pas [Menger, 1892an, p. 242]23.
22Comment remédier à ce problème, passer cet obstacle ? Pour que les échanges puissent se réaliser effectivement, une solution est a priori que s’instaure dans l’économie la technologie d’échange particulière que les économistes appellent l’ « échange indirect ». Dans le contexte envisagé ici, et lors d’une transaction quelconque, la pratique de l’échange indirect consiste pour un individu à détenir momentanément une marchandise particulière non désirée pour elle-même (ou « marchandise banale », dans les termes du premier chapitre de [Jevons, 1875, trad. 1881]), marchandise qui, lors d’une nouvelle transaction, sera ensuite échangée contre un bien désiré. Menger suivit la même piste. Le bien intermédiaire intervenant dans l’échange ne peut alors procurer à l’agent qui le détient qu’une utilité indirecte.
23Dans l’exemple ci-dessus, supposons maintenant que l’agent B et l’agent C se rencontrent et qu’un échange indirect s’établit entre eux. L’agent B peut céder le bien 3, qu’il détient, à l’agent C, qui lui remet en échange le bien 1. À ce stade de l’échange, on constate que cette transaction satisfait entièrement l’agent C, mais non l’agent B, puisque sa dotation initiale est maintenant :
24ϖ= (1,0,0) ≠ x = (0,1,0) . Pour B, le bien 1 qu’il a acquis n’est pas désiré pour lui-même, mais sert de bien intermédiaire dans le cadre de cet échange indirect. Ici, seuls les agents A et B ne sont pas satisfaits de leur sort. Mais remarquons que les dotations et les demandes de A et B sont désormais les suivantes :
25ϖA =(0,1,0); ϖ’B =(1,0,0)
26xA =(1,0,0); xB =(0,1,0)
27Si les agents A et B se rencontrent, alors l’échange entre A et B peut se concrétiser : B cède le bien 1, qui lui a servi de bien intermédiaire, contre le bien 2, qu’il désire. Dans le cadre de cette procédure, les trois agents sont finalement satisfaits. Il apparaît donc que faire du bien 1 un intermédiaire au sein de l’échange introduit de la « souplesse » dans le système, dans la mesure où cela permet de surmonter les inconvénients du troc, notamment ceux liés à la « double coïncidence » des besoins. Remarquons encore qu’a priori les trois biens peuvent jouer le rôle de bien intermédiaire dans les échanges.
28L’échange indirect réalise ainsi l’allocation d’équilibre des ressources de départ, par le biais de transactions décentralisées entre les agents. La question qui vient alors immédiatement à l’esprit est la suivante : pourquoi, et selon quel mécanisme, un agent est-il prêt à céder un bien qu’il possède contre un bien non désiré par lui même, sinon pour pouvoir l’échanger par la suite contre un bien désiré ? C’est ce qu’il faut en réalité expliquer, comme l’indique très précisément Menger :
Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons confrontés à ce phénomène, et quoi qu’il en soit, nous devons expliquer comment il se fait que l’agent économique humain [the economic man] est disposé à accepter un certain type de marchandise, même s’il n’en a pas besoin, ou encore même si son besoin à cet égard est déjà couvert, en échange de tous les biens qu’il a apportés au marché, alors même qu’il n’en prend pas moins, surtout et en premier lieu, en considération ce dont il a besoin pour décider des biens qu’il entend acquérir au cours de ses propres transactions [Menger, 1892an, p. 239]24.
29La réponse au problème posé, à savoir l’origine d’un intermédiaire des échanges et, plus encore, d’un intermédiaire général des échanges – c’est-à-dire de la monnaie – passe, aux yeux de Menger, par la nécessaire mise en relief de l’existence des différences entre les caractéristiques des marchandises diverses soumises à l’échange. Ces différences essentielles consistent en ce qu’il appelle des « degrés divers de la capacité d’écouler [saleableness, Absatzfähigkeit] les marchandises ». Il est possible de soutenir que là est le point central de l’analyse mengérienne, que la doctrine monétaire de Menger consiste précisément à proposer ce concept-clef. Le Viennois affirme en effet :
La théorie de la monnaie présuppose nécessairement une théorie de la capacité d’écouler les marchandises. Si nous saisissons ce point, alors nous serons en état de comprendre comment la capacité presque illimitée d’écouler la monnaie n’est à son tour qu’un cas spécifique (je veux dire : ne présentant qu’une différence de degré) d’un phénomène générique de la vie économique, à savoir : les différences dans la capacité d’écouler les marchandises en général. [Menger, 1892an, p. 243]25.
La « capacité d’écouler les marchandises » ou Absatzfähigkeit
30Pour comprendre la doctrine Menger quant à l’origine de la monnaie, il convient avant tout de détailler le concept d’Absatzfähigkeit.
31Comme indiqué plus haut, dans une économie où règne une certaine division du travail et dans laquelle les préférences individuelles sont hétérogènes, l’échange direct « marchandise contre marchandise » est quasiment impossible à pratiquer. L’amélioration de la situation de chaque individu consiste à passer d’une technologie d’échange direct à une technologie d’échange indirect, dont le caractère collectif est dès lors nettement plus prononcé. Notons au passage que l’échange indirect favorise la formation de communautés. Mais, pour fonctionner avec une certaine efficacité, l’échange indirect dépend donc de la capacité d’échange que recèlent les différentes marchandises. Menger l’indique encore dans l’article anglais de 1892 :
Grâce à une connaissance grandissante de leurs intérêts individuels propres, chacun suivant en cela son intérêt économique, sans passer aucune convention, sans être contraint par aucune loi, ni sans même prendre le moins du monde en considération l’intérêt commun, les êtres humains ont été conduits à échanger des biens destinés à l’échange (leurs « articles de commerce » [wares]) contre d’autres biens tout autant destinés à l’échange – mais, eux, plus aptes à être écoulés à la vente [more saleable]. [Menger, 1892an, p. 248]26.
32L’échange indirect suppose, comme vu ci-dessus, une opération d’achat et de (re)vente d’une marchandise qui sert de bien intermédiaire. La capacité d’écouler des marchandises dépend donc également des éléments qui caractérisent ces objets. Une première caractéristique est la différence entre le prix d’achat et le prix de vente de la marchandise (en termes anglo-saxons modernes : the bid-ask spread). Quand on évoque cette propriété, certains auteurs [o’Driscoll, 1986 ; Starr, 2008] emploient le terme de « liquidité » :
La capacité d’écouler à la vente [saleableness] est la liquidité [liquidity].Quoique Menger remarque nombre de dimensions de la liquidité […], une caractérisation simple en est la différence entre le prix d’achat (en gros) et le prix de vente (au détail) de la marchandise [N.D.T. : en d’autres termes, bid-ask spread]. Une marchandise qui joue comme intermédiaire des échanges est en effet nécessairement achetée (acceptée en échange) et revendue (libérée dans l’échange) de manière répétée. Par conséquent, un bien avec une marge étroite [narrow spread] entre prix d’achat et prix de vente voit son prix fixé de manière à encourager les ménages à l’utiliser comme support de la valeur entre des échanges consécutifs, comme un intermédiaire des échanges d’un coût relativement bas [Starr, 2008, p. 36]27.
33Plus brièvement, et de manière générale, Jean Tirole écrit : « unactif est liquide si son détenteur peut le revendre rapidement à un prix décent » [Tirole, 2008, p. 58]. Cette définition « financière » est proche de l’idée avancée par Menger. Or, toutes choses égales par ailleurs, une marchandise aura une capacité d’écoulement d’autant plus grande que cette différence est plus faible dans le temps (au moins à court terme). Cela indique que la marchandise en question conserve une « valeur stable ». De fortes fluctuations dans les écarts de prix constituent au contraire pour les individus une source d’incertitude sur la valeur future. Pour éviter ces risques, les agents acceptent plutôt des marchandises à la valeur stable :
Une marchandise est plus ou moins apte à être écoulée selon que nous sommes capables, avec une perspective de succès plus ou moins grande, de nous en défaire à des prix qui correspondent à la situation économique globale, à des prix économiques28.
En outre, l’intervalle de temps [the interval of time] pendant lequel on peut compter se défaire d’une marchandise à son prix économique, voilà qui est d’une grande importance [significance] dans une enquête sur son degré d’aptitude à être écoulée. [Menger, 1892an, p. 245]29.
34La capacité d’échange d’une marchandise dépendra donc avant tout de sa « saleableness », qui est la traduction que Menger avalise dans le texte traduit par C. A. foley pour Absatzfähigkeit. Ce terme allemand a fait l’objet de nombreux commentaires de la part des économistes. Comme le rappelle aux lecteurs anglophones Stenkula [2003], le mot Absatzfähigkeit est en effet forgé, comme le permettent tant l’allemand que l’anglais (mais pas le français), en juxtaposant deux termes : Absatz, qui signifie le fait de « trouver un débouché », de « bien se vendre » et Fähigkeit, le suffixe généralement utilisé pour indiquer la « capacité ». Absatzfähigkeit dit donc la « capacité à bien se vendre », à « s’écouler facilement », à se diffuser. Conformément à cette combinatoire, outre saleableness, on trouve en anglais, « saleability » et « marketability » à propos des marchandises. Des auteurs préfèrent souligner en français la composition en traduisant par l’expression d’« échangeabilité des marchandises » [Alvarez, 2003 et 2005] ou encore, de façon voisine, par « capacité d’échange des marchandises ». D’autres préfèrent utiliser une notion un peu différente, en anglais comme en français : acceptability ou « acceptabilité » ou encore « capacité d’accepter une marchandise ». C’est en particulier [kiyotaki et Wright, 1992] : « Nous définissons ici l’acceptabilité d’un objet comme étant la probabilité qu’il soit accepté en échange, à un prix donné, par d’autres agents »30. il convient de noter que ce terme d’ « acceptabilité » est également effectivement présent dans les écrits de Menger : dans notre essai anglais de 1892, c’est dans la phrase « Goods which had thus become generally acceptable media of exchange were called by the Germans ‘Geld’» [Menger, 1892an, p. 249] (« Les biens ainsi devenus des intermédiaires acceptables des échanges au titre le plus général ont été nommés par les peuples germaniques Geld ») ; ou encore dans la traduction anglaise de la version de 1909 de Geld « The different degrees of marketability (acceptability) of goods » [Latzer et Schmitz, 2002, p. 28], soit, en français : « différents degrés d’acceptabilité des biens ».
35Outre sa capacité à être « écoulée », la capacité d’échange d’une marchandise dépend également d’autres facteurs, parmi lesquels tout d’abord l’importance de l’offre et de la demande de cette marchandise : cette condition, la plus habituelle qui soit dans les raisonnements des économistes, n’est donc évidemment pas exclue par Menger, mais elle est toutefois rejetée dans un second temps de l’analyse et comme mise en retrait par rapport à la capacité d’écoulement. D’autres conditions, comme le nombre d’acheteurs, l’intensité des besoins, le pouvoir d’achat des individus, etc., sont également soulignés par Menger :
La possession de biens plus faciles à débiter multiplie clairement les chances de trouver sur le marché des personnes qui lui offriront de lui vendre les biens dont il a besoin. [Menger, 1871, chapitre VIII, p. 253]31.
36D’autres éléments interviennent encore, d’une grande importance, à savoir les caractéristiques intrinsèques des marchandises : la divisibilité, la durabilité physique, le coût de stockage, entre autres. En effet, la capacité d’écoulement des marchandises est elle-même conditionnée par ces caractéristiques et par des limites spatiales et temporelles qui induisent les coûts de transport inhérents à la nature des marchandises, le développement des moyens de transport, la communication entre les marchés, la permanence des besoins et donc de la demande, et plus largement la formation du taux d’intérêt, le développement de la spéculation etc. Après l’essai anglais de 1892, Menger en approfondit l’analyse dans la version de Geld de 1909 et il fournit des exemples de marchandises ayant de « grandes » « capacités d’écoulement » sur les marchés [Menger, 1909, p. 10-11]32. Dans le cadre (auquel nous nous limitons) d’une économie de marché, une marchandise possédant les diverses propriétés énoncées ci-dessus peut raisonnablement servir comme bien intermédiaire dans les échanges entre les individus. Mais cet intermédiaire des échanges ne peut à son tour devenir de la « monnaie » que si, pour les agents qui l’utilisent, il correspond à la marchandise ayant la plus grande « capacité d’écoulement ». Ce qu’il faut donc retenir, à ce stade de notre étude, c’est que la capacité d’écoulement est une notion qui se rapporte toutefois davantage à l’échange économique entre les partenaires humains qu’aux propriétés physiques des marchandises. Autrement dit, et selon Menger, ce qui doit distinguer la monnaie des autres marchandises n’est pas une question de nature (ou d’essence), mais une question de degré dans les fonctions à remplir par les caractéristiques des biens soumis à l’échange. La question qui se pose dès lors est de savoir comment une (ou des) marchandise(s) devient/ deviennent plus échangeable(s) que d’autres.
Le processus d’émergence de la monnaie-marchandise selon Menger
37Comme rappelé plus haut, c’est grâce à la technique de l’échange « indirect » (une « voie tortueuse » dans les termes mêmes de Menger) pratiqué spontanément par les individus que des marchandises peuvent « émerger » dans une économie en tant que monnaie – et cela, sans que soit nécessaire l’intervention d’une « volonté collective » particulière, mais par le seul effet de l’imitation des individus les plus habiles, ou les plus rapides à avoir saisi l’intérêt de mettre en œuvre une telle tactique « indirecte », médiatisée par le bien intermédiaire. Cette émergence résulte par conséquent de la composition des comportements des agents, c’est-à-dire qu’elle se produit « par l’amélioration de la connaissance des intérêts individuels, ainsi que de leurs intérêts économiques », souligne Menger, qui poursuit dans notre texte :
Et, comme l’on se familiarisait de plus en plus avec ces avantages économiques, principalement du fait d’une perspicacité devenue commune et de l’habitude qu’on avait prise d’agir de manière économique, il a pu ainsi se faire que les marchandises qui sont les plus aptes à être écoulées, tant dans l’espace que dans le temps, sont devenues, sur chaque marché pris en soi, les articles qu’il est non seulement dans l’intérêt de tout un chacun d’accepter en échange de ses propres biens moins aptes à être écoulés, mais encore ceux que chacun est tout à fait prêt à accepter. [Menger, 1892an, p. 248]33.
38Aux yeux de Menger, la connaissance acquise quant à la capacité d’écouler les marchandises est non seulement relative, mais surtout elle n’est pas donnée d’emblée à tous. Au départ de l’observation que fait l’économiste, il souligne que certains agents ont des connaissances et des aptitudes économiques plus adaptées à leur environnement que d’autres – que ce soit d’ailleurs le fait de hasards heureux, de dotations meilleures (naturelles ou sociales) ou de comportements antérieurs (même répréhensibles : et comment d’ailleurs les connaître quand ils appartiennent à un lointain passé, sans même parler d’un jugement éventuel, moral voire pénal ?) Pour la plupart des agents, les compétences ne s’acquièrent donc que progressivement, selon un mécanisme de découverte par rencontres (learning by doing, ou plutôt ici learning by chance). En découvrant l’échange indirect, seuls quelques agents avertis (ou, dans les termes de Menger, les « négociateurs les plus efficaces […] les plus intelligents » : 1892an, p. 254) ont d’abord découvert les avantages de cette technique d’échange :
Dans un premier temps, seul un nombre limité d’agents économiques reconnaîtra l’avantage d’une procédure de ce genre, un avantage qui est lui-même et comme tel34indépendant du fait qu’on reconnaît globalement une marchandise comme l’intermédiaire des échanges, et ce, dans la mesure où, dans toutes les circonstances, un échange de ce genre rapproche toujours déjà beaucoup du but l’agent économique pris à titre individuel – but qui est l’acquisition des choses utiles dont il ressent véritablement le besoin. [Menger, 1892an, p. 249]35.
39Confrontés à la nature plus ou moins échangeable des différents biens, les agents, conformément à la logique dictée par une raisonnable poursuite de leurs intérêts propres, utilisent comme intermédiaire dans l’échange les biens ayant la plus grande aptitude à être écoulés. Pour Menger, c’est en cela qu’ils sont plus clairvoyants, et c’est là l’élément fondamental pour les autres individus, eux-mêmes moins avertis, mais qui s’informent peu à peu ; par leur participation progressive à l’échange, ces derniers suivent un processus d’apprentissage qui graduellement se met en place dans la collectivité et bénéficie à tous, quoique pour certains avec du retard par rapport aux premiers agents. Mais même les moins sagaces sauront, par un phénomène qu’on pourrait appeler « sympathique » – rappelons ici que la tradition smithienne y insistait déjà – imiter le comportement des agents « les plus efficaces », ceux qui sont arrivés à satisfaire le mieux et le plus tôt leurs objectifs ultimes, c’est-à-dire à la satisfaction des besoins qu’ils ressentent au moyen de consommations finales diverses et variées. Menger indiquait déjà dans ses Principes :
Mais l’on sait aussi qu’il n’est pas de meilleure manière pour qui que ce soit de s’éclairer sur ses propres intérêts économiques que de s’apercevoir par soi-même du succès économique de ceux qui utilisent les moyens adéquats pour s’assurer des leurs. il est également clair que rien n’a pu être autant favorable à la genèse d’un intermédiaire des échanges que l’acceptation, pour leur propre bénéfice et sur une période de temps considérable, de la part des agents économiques les plus perspicaces et les plus capables, de biens éminemment aptes à être écoulés, de préférence à tous les autres. De la sorte, la pratique et l’habitude n’ont certainement pas peu contribué à faire que les biens qui étaient les plus aptes à être écoulés à n’importe quel moment fussent acceptés, non seulement par de nombreux agents économiques, mais finalement par tous, en échange de leurs biens moins aptes à cet égard [Menger, 1871, chapitre VIII, p. 255]36.
40De telles marchandises, « naturellement » sélectionnées par les actions des individus, deviennent des intermédiaires généraux des échanges, et elles constituent finalement des moyens de paiement, ou plus spécifiquement : la monnaie comme telle37. Les demandes des agents vont croissant, du fait même qu’elles se prêtent mieux à être satisfaites en usant des intermédiaires des échanges les plus échangeables et les plus largement acceptés. L’émergence – non pas l’« instauration » – de la monnaie, en un lieu et en un temps donnés de l’histoire humaine, est ainsi le résultat non-intentionnel des comportements des agents qui, poussés par leurs besoins, ont participé à l’échange et ont eu l’idée de se simplifier la tâche :
Laissons de côté ces hypothèses mal fondées historiquement parlant ; nous ne pourrons parvenir à comprendre pleinement l’origine de la monnaie qu’en apprenant à considérer la procédure dont nous traitons ici, et qui a établi [la monnaie] dans la société comme l’issue spontanée et la résultante non-préméditée d’efforts tous particuliers et individuels de la part des membres de la société, qui ont peu à peu cheminé jusqu’à être en mesure de distinguer les différents degrés dans l’aptitude qu’ont les marchandises à être écoulées. [Menger, 1892an, p. 250]38.
41Le processus conduisant à l’émergence de la monnaie présente alors la caractéristique positive majeure d’être « auto-renforçant », c’est-à-dire que lorsqu’une marchandise devient largement échangeable, par l’effet (ou externalité) de réseau (dans les termes de [Stenkula, 2003]), alors elle devient encore et toujours plus largement échangeable. Comme Paul Samuelson l’affirmait déjà, de façon seulement en apparence tautologique, dans une formule provocante demeurée célèbre en passant pour un paradoxe : « la monnaie est acceptée parce qu’elle est acceptée » ! La confiance en ces marchandises particulières que sont les instruments de paiement s’installe progressivement dans l’ensemble des populations d’utilisateurs. Grâce aux services fournis par l’usage de la monnaie, la division du travail peut s’accentuer dans l’économie et (du moins, peut-on l’espérer) la prospérité s’accroître. Alvarez ajoute que l’émergence d’un intermédiaire généralisé des échanges peut s’apparenter à un équilibre de Nash dans un pur jeu de coordination [Alvarez, 2003 et 2005] et young a pu établir un résultat similaire en utilisant des techniques modernes appliquées aux jeux stochastiques évolutionnaires [young, 1998]. Lorsqu’un intermédiaire des échanges est sélectionné en tant que tel par des agents autres que ceux ayant initié le mouvement, alors il est de l’intérêt du dernier agent entrant dans l’échange de le choisir lui aussi39. Or en 1892 Menger écrivait déjà :
Une fois que les marchandises comparativement les plus aptes à être écoulées sont devenues de la « monnaie », l’événement a en premier lieu pour effet d’accroître substantiellement leur propre aptitude originelle, déjà élevée, à être écoulées. Chaque agent économique qui porte au marché des articles dotés d’une aptitude moindre, dans le but d’acquérir des biens d’un autre type, a dorénavant, de ce fait, un intérêt d’autant plus grand à convertir d’emblée ce qu’il possède en articles qui sont devenus de la monnaie. [Menger, 1892an, p. 250]40.
42Dans une perspective historique, et quoiqu’il ne s’agisse point par là de prouver le raisonnement, mais seulement de l’illustrer et de découvrir de ce fait les formes particulières prises dans l’histoire humaine par un processus universel qui, lui, se retrouve par un raisonnement de nature purement conceptuelle, que voit-on en effet se dérouler ? Les métaux précieux (cuivre, or, argent…) sont devenus de la monnaie. Or :
La raison pour laquelle les métaux précieux sont devenus l’intermédiaire général courant des échanges [the generally current medium of exchange], ici ou là, dans une nation, avant même que celle-ci ne surgisse dans l’histoire et enfin, par voie de conséquence, chez tous les peuples dont la civilisation économique est avancée, c’est que leur aptitude à être écoulés est de bien loin supérieure à celle de toute autre marchandise et, qu’en même temps, on les trouve tout spécialement appropriés aux fonctions subsidiaires concomitantes de la monnaie. [Menger, 1892an, p. 252]41.
43Pour paraphraser la suite des indications de Menger : la grande capacité d’échange que leurs propriétés physiques donnent aux métaux précieux n’est jamais seule en cause ; elle tient encore à ce que la demande pour ces derniers est relativement forte face à l’offre dont ils font l’objet, puisque leur disponibilité est limitée et tandis que les lieux de leur extraction sont à la fois très dispersés géographiquement, mais pratiquement nulle part non plus totalement hors de portée de quelque communauté humaine. En outre, bien entendu, les métaux précieux sont grandement divisibles, durables et leurs coûts de transport variés sont faibles, etc. En fait, Menger listait déjà ces même propriétés au chapitre viii de ses Grundsätze de 1871. Mais le point central à ce propos est que les propriétés physiques correspondent aux requisits du concept grâce auquel on comprend la diffusion de l’échange indirect, à savoir l’Absatzfähigkeit, détaillée dans la section précédente. Les intermédiaires de l’échange que sont les métaux précieux remplissent en effet les conditions pour présenter les obstacles minimaux à leur « écoulabilité », c’est-à-dire pour fournir une Absatzfähigkeit maximale.
44Toute matière qui présenterait d’ailleurs des propriétés plus conformes à ce concept pourrait par conséquent se substituer aux métaux précieux ; c’est ce que nous observons dans les systèmes de paiement modernes et contemporains, où le papier a remplacé le métal, le plastique le papier et les bits des ordinateurs ne représentent finalement plus que l’abstraction numérique même. On peut rappeler qu’aux débuts du processus, graduel et diversifié selon les peuples, de remplacement des métaux par une monnaie autre, la monnaie-papier a eu les plus grandes difficultés à s’imposer, car elle exigeait un système social assez stable pour que perdurât la confiance dans un bien éminemment périssable (le papier brûle). Mais elle a, pour la même raison, représenté le pas le plus significatif vers une « dématérialisation » de la monnaie encore à venir, en faisant prendre conscience aux détenteurs de « monnaie-papier » que ce qu’ils possédaient en réalité avec cela, c’étaient des créances sur autrui, soit sur un individu donné, soit sur une communauté entière. Or, c’est dans le principe de la dette « immatérielle » réciproque que réside l’essence de l’échange indirect, et donc de l’usage de la monnaie qui permet de bénéficier des avantages qu’il apporte. Ces propriétés sont remplies à terme au mieux par les biens les moins « matériels » – sous réserve toutefois de l’énorme infrastructure sous-jacente qui permet l’usage d’instruments électroniques, tels que les cartes de débit et autres systèmes de « porte-monnaie électronique » (en France, le système « Moneo » par exemple). Jusqu’à ce que des systèmes évolués de ce type pussent apparaître, en fonction de l’état d’avancement de la civilisation où on les utilise, les métaux précieux présentaient également cette propriété qu’ils conservent relativement (presque toujours) leur valeur en tous lieux et en tous temps. Du fait de ces propriétés, les pièces faites de métaux précieux constituèrent « spontanément » de la monnaie à laquelle les agents pouvaient se fier, de la monnaie fiduciaire.
45Toutefois, il n’est jamais dit que la confiance dure éternellement si elle n’est pas soutenue, même dans le cas « primitif » des monnaies métalliques (voire pré-métalliques : bétail, coquillages « cauris » etc.), par une infrastructure, sinon technologique, du moins juridique ou « légale » : c’est pourquoi les institutions monétaires voient à leur tour selon Menger le jour – non pas afin de créer la monnaie, mais pour contribuer à ce que tous gardent confiance en elle une fois qu’elle a déjà émergé en réalité dans les transactions, et pour faciliter encore ces dernières en offrant par exemple des garanties quant à l’authenticité, à la durabilité, au titre des pièces. En d’autres termes, une fois atteint un état de civilisation tel que se sont constituées des entités politiques, la confiance réciproque des participants à l’échange de biens matériels bénéficie, pour durer, de l’influence et de la « reconnaissance par l’État42. » il faut souligner que cette institution nouvelle risque cette fois, et contrairement à l’émergence spontanée initiale de la monnaie, d’être violente – mieux, un monopole de fait que l’État s’arroge ou cherche à posséder vient de l’usage qu’il fait de ses forces de l’ordre, « violence légitime » dans les termes du grand lecteur de Menger que fut Max Weber. Mais cette « violence » n’est un argument ni en faveur, ni contre le fait que la présence de l’État peut contribuer à garantir une confiance générale dont le système de paiement a le plus grand besoin pour se perpétuer dans l’état qu’il avait spontanément atteint par un processus « organique », au sens que Menger donnait à ce terme. Quel est donc ce rôle de l’État ?
Le rôle de l’État
46Comme l’indique Menger dans la section conclusive du texte de 1892 – mais aussi dans d’autres textes encore, comme dès ses Principes d’économie politique de 1871, le rôle de l’État est limité :
La monnaie n’a pas été créée par la loi. À l’origine, son institution est le fait de la société, pas de l’État. La sanction donnée par l’autorité de l’État est une notion qui lui est étrangère. [Menger, 1892an, p. 255]43.
À l’intérieur des frontières d’un État donné, on ne peut pas nier que l’ordre juridique ait en général de l’influence, aussi faible soit-elle, sur le caractère de monnaie d’une marchandise. L’origine de la monnaie (qu’il faut distinguer des pièces de monnaie, qui n’en sont qu’une variété) est, comme nous l’avons vu, entièrement naturelle et ne manifeste également l’influence de la législation que dans de très rares circonstances. La monnaie n’est ni une invention de l’État, ni le produit d’un acte législatif, et la sanction d’un tel acte de la part de l’autorité de l’État est par conséquent en général tout à fait étrangère au concept de monnaie. [Menger, 1871, p. 256-260]44
47Les citations qui précèdent ont le mérite de la clarté. Le contexte de la « querelle des méthodes » (Methodenstreit) n’y est d’ailleurs pas étranger, faut-il le rappeler ? On sait que Menger menait une lutte féroce contre l’école historique allemande de l’économie, menée par son chef de file, Gustav von Schmoller45. or la méthode historique était également illustrée dans le domaine de la théorie monétaire par des auteurs dotés de la plus grande autorité en leur temps, comme Karl knies dont le Das Geld [1885] servait de référence. Menger s’en prenait de la sorte directement à ces thèses. Et il soutenait au contraire que la loi n’est pourrien dans l’émergence de l’institution que la monnaie constitue en tant que telle. Ce point essentiel une fois posé, comme montré dans les pages qui précèdent, il fut répété ad nauseam tel quel jusqu’aujourd’hui par les économistes de l’École autrichienne. Dans la pensée contemporaine, il a absolument éclipsé les autres affirmations de Menger sur le sujet – or celles concernant l’État méritent qu’on s’y arrête.
48Quelques-uns parmi les plus fameux « autrichiens » contemporains (ainsi Steven Horwitz, Lawrence White et Georges Selgin) ignorent (ou feignent d’ignorer) des textes qui nuancent la version qu’ils donnent de la doctrine monétaire de Menger. Tous sont adeptes, comme Hayek le fut en son temps, du free banking. Il n’est pas question d’en discuter ici les thèses, pour lesquelles nous renvoyons le lecteur aux travaux de ces auteurs. En ce qui concerne la pensée de Menger, ce n’est en tous cas pas une doctrine qui eût été chez lui présente. Quand ils font référence à Menger, ces économistes considèrent que la monnaie relève exclusivement de l’ordre spontané, que son émergence s’expliquerait alors dans les seuls termes d’une approche revisitée du thème de la « main invisible ». La monnaie serait ainsi – et surtout, entièrement – le résultat non-intentionnel des actions humaines ; le processus la générant demeurerait invisible pour les individus [Aydinonat, 2000]. En accord, sur ce point au moins, avec [Hodgson, 1992 et 2001], nous ne partageons toutefois pas entièrement ce point de vue et interprétons, sur la base des textes, un peu différemment la pensée, non des « Autrichiens » dans leur ensemble, mais de Menger très précisément. L’étonnement que pourrait susciter notre position provient également du fait que l’interprétation rétrospective, par des commentateurs voués à une interprétation décidément orientée, joue un rôle de filtre important dans la lecture qui a pu être faite ultérieurement des textes d’origine.
49Pour le professeur de l’Université impériale de Vienne, haut bureaucrate presque autant qu’enseignant, et précepteur de l’héritier de la couronne autant qu’expert auprès des ministères, l’État joue de facto un rôle majeur dans l’institution monétaire au sein d’une économie. Ce point ne peut être nié ni au regard du rôle qui fut le sien dans la gouvernance de la politique monétaire de son pays, ni – et cela nous concerne certes plus directement comme historiens et théoriciens – au regard des textes qu’il fit paraître. Et l’intervention publique dans le domaine de la monnaie ne doit pas être sous-estimée dans sa réflexion, encore moins ignorée, comme elle l’a parfois été par ses héritiers déjà lointains. La pensée de Menger sur le sujet semble d’ailleurs avoir évolué quelque peu dans ses écrits successifs, de 1871 à 1892, ou plutôt s’être complexifiée. Si, dans une certaine mesure, le « libéralisme » de Menger peut se discuter46, en revanche il est resté ferme sur l’idée que le rôle de l’État n’est pas à l’origine de la monnaie ; pour autant, ce rôle ne saurait cependant pas être écarté de la compréhension de l’évolution de la monnaie. L’impression a été donnée que Menger, ne disant mot sur ce point, aurait pu approuver les free-bankers. Les textes montrent le contraire. L’hostilité commune des auteurs mentionnés au monopole d’émission de la monnaie par l’État (ou par toute institution « centrale » possédant un monopole en ce domaine) va directement à l’encontre de ce que Menger a explicitement traité et formulé, par exemple dans l’article « français » de 1892 :
Un État, un groupe d’États, peuvent décréter la quotité des émissions de numéraire. [Menger, 1892fr, p. 173].
50Hodgson attire l’attention sur l’idée qu’on trouverait chez Menger des révisions sur ce point, voire un tournant entre les versions de ses articles. Cette lecture révisée (voire « révisionniste ») se veut malgré tout prudente :
Il est de la plus haute ironie que Menger ait plus tard (en 1909) modifié son argumentaire concernant l’évolution de la monnaie, et qu’il ait admis un rôle essentiel même pour l’État. [Hodgson, 2001, p. 88]47
51Hodgson présente comme ironique ce constat. Selon nous, encore plus de prudence eût été souhaitable. Hodgson est paradoxalement également imprégné, jusque dans cette relecture critique, de la réinterprétation des textes de Menger monopolisée par des thuriféraires dont la lecture de l’œuvre fondatrice avait été partielle, voire partiale. Une lecture directe de l’œuvre en allemand aurait dès l’origine évitée quelques confusions, qu’il est toujours bon de lever. Cela doit restituer la cohérence de l’argumentation mengérienne, et confirmer la confiance qu’on doit faire aux fonds d’archives. Menger a soigneusement pesé ses arguments et l’évolution fut sans doute moins la sienne que celle de ses héritiers. Hodgson redresse donc à juste titre le jugement, mais peut-être maladroitement ; la seule cour d’appel valide reste le recours aux textes. Il faut donc demander quel est le rôle de l’État quant à la monnaie dans la doctrine propre au fondateur.
52La monnaie étant pour Menger un intermédiaire général des échanges accepté par tous les individus sur les marchés, la (ou les) marchandise(s) ayant la plus grande « capacité à être écoulée » sur les marchés, en un lieu et en un temps qui conviennent aux partenaires de l’échange, ce n’est pas seulement la marchandise qui est en question, mais bien le cadre institutionnel dans lequel elle s’insère qui compte. Les métaux précieux, et plus généralement la monnaie métallique sous forme de pièces, remplissent la condition d’être « absatzfähig ». Mais le rôle de l’État est aussi d’accroître cette capacité ; Menger écrit :
Toutefois, sa reconnaissance par l’État, ainsi que la réglementation qu’il prescrit, ont, par ailleurs, perfectionné et adapté cette institution sociale aux besoins multiples et variés d’une activité marchande en évolution, de même que le droit coutumier a été perfectionné et adapté par le droit écrit. [Menger, 1892an, p. 255]48
53Or sa position sur l’intervention de l’État, le rôle effectif qu’il joue dans les questions monétaires, était présente dès 1871 dans les Grundsätze et dans les notes qu’il ajouta pour une réédition future (qui n’eut pas lieu, mais dont témoigne le volume conservé au Japon49) ; ainsi, l’addition suivante, qui renvoie au Cours d’économie du professeur au Collège de France Michel Chevalier (vol. iii, p. 461), indique clairement ce qui suit :
Il peut y avoir des cas où chacun voit la nécessité d’un argent [monnaie] [unique] et une monnaie qui fait consensus peut être établie par l’État. [Menger, 1871, notes inédites, p. 251]50
54Ce n’est certes que dans « certains cas » que ce rôle s’affirme, et Menger n’en dit pas moins la nécessité que la monnaie émerge là où le moins d’obstacles se font jour ; mais l’État peut contribuer au caractère écoulable des marchandises, et il ne doit pas le gêner. La position de Menger n’est ni ambiguë, ni changeante ; au contraire, elle est stable parce que d’emblée formulée clairement de manière tolérante : la logique du concept qui règle l’émergence de la monnaie concerne aussi l’État. Ce dernier joue donc un rôle limité, mais important au moment et dans la mesure où il facilite l’ « écoulabilité » de la monnaie. Cela est dit dans l’article présenté ici, comme dans les autres articles de 1892, la perspective étant à chaque fois approfondie pour aboutir à ce que Hodgson lit à son tour dans le texte de 1909, mais où il voit à tort une évolution qui lui paraît « ironique », alors que c’est l’interprétation antérieure lacunaire de la doctrine par certains héritiers qu’il a faite sienne, certes pour mieux la critiquer, qui est responsable de son jugement. Il confirmait de la sorte la prégnance d’une interprétation qui ne s’impose pas, comme les citations de Menger le montrent. Reprenons ce point dans ce qui suit.
55L’idée directrice de Menger consiste à définir la monnaie sur le seul terrain économique, ce qui est indispensable du point de vue d’une argumentation théorique et scientifique qui ne veut pas accorder l’émergence de la monnaie à l’initiative de l’État, car cela n’est pas nécessaire et qu’il semble que cela n’a simplement pas été le cas. Or un changement majeur a eu lieu au cours du xixe siècle, à savoir l’établissement progressif dans toutes les grandes nations européennes de l’idée de « monopole légal ». La doctrine monétaire de Menger a-t-elle des conséquences conduisant à rejeter ce dernier ? S’il s’agit de dire que l’imprimatur princier donne existence à la monnaie, fait la monnaie comme un fait du Prince, ce qui est la position des historicistes allemands et celle qui domine largement à l’époque, alors la réponse est assurément (et de façon véhémente dans les termes de Menger) négative. S’il s’agit de présenter le monopole légal comme une contrainte dans le jeu spontané de la monnaie, c’est-à-dire la thèse des free-bankers qui se réclament de Menger, la réponse au regard de sa doctrine sera déjà sans doute nuancée. Car, si contrainte il y a, elle est contrebalancée aux yeux de Menger par l’avantage incontestable que la facilitation des échanges par la standardisation de la monnaie entraîne dans son rôle définitoire d’intermédiaire des échanges. Menger apprécie le fait que cette fabrication de norme, une fois que la monnaie existe, en renforce le rôle, certes par le jeu de la structure juridique de l’institution étatique, qui en permet la sanction. Il accompagne en cela le mouvement de son époque, qui avait déjà tendance, par l’évolution des échanges, à unifier monétairement certains grands pays d’Europe (les premières Unions sont douanières et monétaires : le Zollverein conduit par la Prusse, et l’Union latine, à la vie certes plus courte). La divergence apparaît avec les héritiers « autrichiens » qui refusent de convenir de tout rôle positif dans l’action de l’État, en ne voyant en lui qu’une institution bloquant le fonctionnement économique, alors qu’en l’occurrence elle le facilite. Le blocage éventuel ne résulte pas nécessairement de l’action gouvernementale, dit Menger : lorsque l’État donne par son imprimatur un standard qui accroît la confiance, il contribue à l’intermédiation, en rendant la monnaie encore plus absatzfähig. Cet effet positif ne vient toutefois pas de l’intervention de l’État, mais bien du progrès dans la conformité au concept directeur d’Absatzfähigkeit repéré par le théoricien de la monnaie.
56L’espace dans lequel une monnaie a cours joue aussi un rôle et les grands empires sont favorisés – du moins tant qu’ils subsistent. Dans les Grundsätze de 1871, le caractère « historique » du chapitre viii sur la monnaie avait surpris les commentateurs qui, faute de saisir la nécessité de l’exposition de la « doctrine » dans ces termes, y voyaient parfois une concession à l’historicisme ambiant. Loin de là, le paragraphe v de l’article Geld (intitulé Die Vervollkommnung des Geld- und Münzwesens durch den Staat, qu’on traduira : « Comment l’État perfectionne la nature de l’argent et de la monnaie ») reprend et confirme cette intuition plus ancienne.
57L’intervention de l’État se justifie donc par plusieurs observations : la qualité des pièces de monnaie peut subir de fortes variations dans le temps, en fonction des vicissitudes du moment, dont on craint à raison surtout qu’elles inquiètent les agents économiques ; en même temps, ces changements ne sont pas identifiables de la même manière par tous (il existe inévitablement des asymétries informationnelles). Les qualités mises en défaut peuvent porter sur les caractéristiques physiques des pièces (pureté du métal ou de l’alliage, poids, etc.), mais également sur des caractéristiques de marché – jouant sur la conservation de leur pouvoir d’achat dans le temps : on trouve chez Menger le terme « pouvoir d’achat » (purchasing power [Menger, 1892an, p. 246]). Or, pour remplir ses principales fonctions, la monnaie doit conserver la propriété d’être parfaitement identifiable dans ses qualités par tous les individus, c’est-à-dire réduire au maximum les asymétries d’information qui peuvent exister entre agents. Dans la théorie contemporaine, Alchian [1997, p. 133] a ainsi montré que le principal avantage de la monnaie est d’ordre informationnel :
L’ignorance à l’égard de la disponibilité des biens, de leurs rapports d’échange, et de leurs qualités, est source d’efforts destinés à réduire cette ignorance et à augmenter ainsi les échanges. Maintes institutions se sont développées pour diminuer les coûts de réduction de cette ignorance, à savoir la monnaie.
Il ajoute que « ce n’est pas l’absence d’une double coïncidence des désirs, ni les coûts de recherche d’un marché des acheteurs et vendeurs potentiels des divers biens […] mais le caractère coûteux de l’information sur les qualités des biens disponibles pour l’échange qui amène l’utilisation de la monnaie dans une économie d’échange [Alchian, 1997, p. 139, notre traduction].
58Une étude systématique montrant que le principal attribut de la monnaie est informationnel est fournie par [Banerjee et Maskin, 1996]. Or, pour offrir cette garantie de manière concrète, Menger estime que l’État ne peut faire autrement qu’interférer avec la sphère privée :
Par dessus-tout, l’expérience la plus large a montré que la frappe des monnaies métalliques […] rend l’intervention du gouvernement de plus en plus inévitable. […] Aussi, même dans des périodes récentes, la frappe privée [de monnaies] n’a satisfait qu’imparfaitement les réquisits généraux du commerce. Il est clair qu’en règle générale, seul le gouvernement a un intérêt à, et sera prêt à, supporter le coût de fournir continûment à l’économie la monnaie sous forme des pièces que le commerce exige. Car seul le gouvernement a également à sa disposition les instruments du pouvoir pour protéger de manière effective à la fois la frappe contre les contrefaçons, et les intermédiaires de l’échange qui sont déjà en circulation contre le grattage frauduleux sur leur poids, ou toute autre sorte de manœuvres frauduleuses qui mettent le commerce en péril. [Menger, 1909, p. 41-42]51
59Le passage de Geld qui précède concorde (ce qui ne laisse pas de doute sur les intentions de Menger) avec l’avant-dernier paragraphe de l’essai « anglais » :
En quelque pays que ce fût, les difficultés expérimentées dans le commerce, et dans les systèmes de paiement, du fait de la concurrence active [competing action] entre plusieurs marchandises servant de monnaie en circulation [currency], comme en outre le fait que des normes concurrentes [concurrent standards] induisaient des formes multiples d’insécurité dans le commerce et rendaient nécessaires des conversions variées entre intermédiaires en circulation, tout cela a conduit à faire reconnaître par la loi certaines marchandises comme monnaie (cela a conduit à des normes légales [legal standards]). Et là où l’on a approuvé plus d’une marchandise, ou bien là où l’on en a admis plus d’une, comme moyen légal de paiement, la loi ou quelque autre système évaluateur [law or some system of appraisement] a établi un ratio déterminé des valeurs entre elles [Menger, 1892an, p. 255]52.
60Or, avec l’apparition de la monnaie métallique, le développement spontané (Menger écrit encore « automatique », automatisch) du système monétaire conduit à une multiplication des formes de pièces ; une conséquence néfaste est que leur qualité n’apparaît plus évidente, et qu’elle n’apparaît plus de la même manière à tous les agents. En donnant à l’État le pouvoir d’émettre les pièces métalliques, la qualité de la monnaie dans toutes ses dimensions (tant physiques qu’en rapport au marché) peut être garantie, écrit Menger, à condition que le gouvernement n’en abuse pas afin de mener des politiques fiscales et budgétaires discrétionnaires. L’État peut alors réguler la quantité et la qualité de la monnaie sur l’ensemble du territoire d’une économie, et cela de manière à satisfaire au mieux les intérêts des individus qui ont recours à la monnaie, c’est-à-dire, en premier lieu, les emprunteurs et leurs créanciers. Cette déduction s’impose à partir de ce raisonnement et c’est un thème récurrent chez Menger, comme le montre le passage qui suit immédiatement, dans le texte « français » de 1892, l’idée de Menger selon laquelle « un État, un groupe d’États, peuvent décréter la quotité des émissions de numéraire ». Il ajoute en effet :
La réalisation de cette idée impliquerait une connaissance exacte autant des divers facteurs du prix que de l’enchaînement des phénomènes d’où résultent leurs variations. Les difficultés pratiques n’en seraient guère moins considérables. Néanmoins, la solution du problème n’implique en théorie qu’une connaissance économique plus approfondie, et la solution pratique ne suppose rien d’irréalisable. Le problème est théoriquement soluble. Ajoutons que son importance pratique – tout particulièrement pour les rapports entre le débiteur et son créancier – le place au nombre des plus urgents et réclame pour lui les plus sérieux efforts. [Menger, 1892fr, p. 173]
61Les deux essais « anglais » et « français » de 1892 se complètent et, là où le texte « anglais » se clôt, le « français » peut suivre qui montre qu’il serait utile que se mette en place un système uniforme de monnaie métallique. Or le texte « français » conclut qu’il appartient bien à l’État de réaliser un tel programme en vue de résoudre le « problème de la valeur ». Au total, il est conseillé de lire les deux textes à la suite. Rien n’est d’ailleurs enlevé au combat mené contre les auteurs historicistes, car Menger montre, au contraire de ce que certains disaient, non que l’État crée la monnaie et pourrait ensuite la délaisser, voire s’en désintéresser, mais qu’il aura trouvé en fin de compte une institution qui a émergé d’elle-même et dont il contribue à perfectionner le fonctionnement. Mieux, ce n’est qu’en tant qu’il contribue à aider la circulation de la monnaie, qui émerge spontanément du jeu des transactions entre les individus, de l’échange même, que son émission de numéraire peut être efficace, seulement et précisément dans la mesure où calculs individuels et règlements privés des transactions sont de ce fait simplifiés et sécurisés. Il écrit encore :
Partout, l’on a reconnu comme l’une des fonctions majeures de l’administration étatique de fixer la frappe pour tous les montants de valeur [grades of value, Wertstufen], d’établir et d’entretenir la frappe des pièces de manière à gagner la confiance publique [public confidence] et, autant que possible, à prévenir les risques quant à l’authenticité, au poids et au titre, comme surtout à garantir leur circulation la plus générale. [Menger, 1892an, p. 255]53
62En somme, si Menger soutient que la monnaie est d’origine « organique », il dit qu’elle est une production humaine surgie spontanément de l’action des hommes, sans pour autant être le résultat d’une volonté collective orientée dans ce but (« pragmatique » dans son vocabulaire). Sa théorie de l’émergence des institutions ne le conduit pas moins à soutenir, selon une logique rendue parfaitement cohérente par la compréhension du concept d’Absatzfähigkeit, l’utilité, voire la nécessité de l’intervention de l’État afin de garantir au mieux le bon fonctionnement du système monétaire. Ce dernier point renvoie à sa doctrine du rôle pratique de la science économique, ou plutôt des « sciences pratiques de l’économie », comme sont la politique des finances et la politique économique. Cette position n’est sans doute pas celle le plus souvent exposée et défendue ni par la majorité des économistes qui se disent aujourd’hui « autrichiens » (que nous appellerions volontiers « austro-américains » en raison de l’influence majeure qu’exerce la réception de cet héritage aux États-Unis54), ni non plus par leurs adversaires déclarés (comme Hodgson) ; la raison en est qu’ils s’accordent tous sur une version de la doctrine Menger qui diverge de celle que livrent en réalité les textes. Il faut donc rendre d’un accès moins déroutant l’avis du fondateur lui-même : ce qu’a fait l’enquête menée ici en s’appuyant sur les textes – et sur eux seuls. Pour qui veut lire Menger dans le texte, la thèse selon laquelle la mise en concurrence des monnaies serait souhaitable, ou encore l’éloge de la « banque libre », n’y figure tout simplement pas. Et, pourtant, la doctrine monétaire de Menger nous semble actuelle, et c’est sur ce point qu’il convient de conclure l’analyse.
Actualité de la doctrine monétaire de Menger
63L’article publié par Menger en anglais en 1892, qu’on lira en entier pour la première fois en français en annexe, montre clairement que la monnaie est une institution sociale à part entière, sans que l’État n’ait contribué à la former. Le texte répond à la question de savoir comment les intérêts économiques individuels se combinent pour qu’émerge une institution, et ce pourrait en être une autre que la monnaie – comme Hayek a bien su le voir. Les termes « spontanément » et « institution sociale » vont de pair dans la « doctrine Menger ». L’État a néanmoins un rôle (limité mais réel, car utile) à jouer. Concernant la genèse d’un intermédiaire des échanges universellement accepté, la doctrine Menger est assez puissante pour trouver un écho favorable chez les économistes un siècle plus tard55, et servir aujourd’hui de référence pour situer effectivement des analyses contemporaines. En effet, depuis 1970, reprenant les intuitions de Jevons et – comme montré dans les pages qui précèdent – de Menger, des contributions majeures en théorie monétaire ont vu le jour pour montrer que l’origine de la monnaie pouvait prendre appui sur l’absence de « double coïncidence » des volontés des partenaires de l’échange. Parmi ces nouvelles approches figure en bonne place la théorie fondée sur les modèles de prospection (ou search-theory),ainsi que des modèles d’équilibre général néoclassiques dans lesquels la structure monétaire pourrait apparaître comme un résultat des modèles et non une hypothèse posée ex abrupto. Dans la lignée des travaux de Menger sur l’origine de la monnaie, certaines études [Jones, 1976 ; oh, 1989 ; kiyotaki et Wright, 1989 et 1993] sont à ce titre à mentionner pour qui souhaite compléter la lecture du texte de Menger. Dans un contexte d’équilibre général (différent par conséquent de ce qu’envisageait Menger, qui lui était hostile – même si la distance est grande depuis ce qu’il écrivait à Léon Walras en 188756), indiquons pour terminer les travaux récents de Starr [2003 et 2008] comme ceux de kiyotaki et Wright [1989], encore une fois séminaux.
64Les auteurs à l’origine des modèles de prospection retiennent comme cadre d’analyse un système d’échanges décentralisé dans lequel les transactions sont organisées selon un mécanisme de rencontres aléatoires entre de nombreux individus. On peut les simuler57. Dans le modèle de Jones, comme chez Menger du reste, une monnaie-marchandise peut émerger spontanément des interactions des agents. Dans le cadre de ce modèle, les stratégies choisies par les individus sont celles qui minimisent le nombre de rencontres bilatérales nécessaires pour obtenir les allocation désirées. L’échange indirect est alors considéré comme avantageux pour les individus (à la fois par l’économiste observateur et par eux-mêmes) s’il existe dans l’économie une marchandise particulière pour laquelle les fréquences d’achat et de vente sont les plus grandes. Cette marchandise aura dans ce cas toutes les chances d’être adoptée comme intermédiaire généralisé des échanges. Observons que certaines conclusions du modèle de Jones sont proches de la position défendue par Menger, pour qui la monnaie est précisément la marchandise ayant la plus grande capacité à être écoulée sur les marchés. Le modèle de oh constitue une amélioration de la contribution de Jones dans la mesure où il apporte une cohérence plus forte sur les stratégies des partenaires de l’échange. Tel est également le cas en ce qui concerne les analyses menées par kiyotaki et Wright [1989, 1992 et 1993]. Dans ces modèles, et contrairement au modèle de Jones, les agents spécifiquement observés déterminent leurs stratégies d’échanges en anticipant les comportements stratégiques des autres agents.
65L’approche de kiyotaki et Wright [1989] rejetait toute centralisation des échanges pour retenir un cadre transactionnel fondé sur des stratégies séquentielles de recherche et sur des rencontres aléatoires entre agents. Cette technologie de l’échange provoque à l’évidence des coûts de transaction relativement élevés (coûts de recherche, coûts de stockage des biens). Dans ce modèle, l’échange s’avère nécessaire puisque l’on suppose que les individus désirent consommer des marchandises autres que celles qu’ils produisent. Chaque agent détermine alors sa stratégie d’échange en maximisant son utilité espérée au travers de la prise en compte des différents coûts de transaction et des stratégies des autres agents. En s’appuyant sur le concept d’équilibre de Nash dans un contexte non coopératif, kiyotaki et Wright montrent qu’une monnaie marchandise peut émerger de façon endogène à partir des interactions stratégiques individuelles. Or, sous les hypothèses retenues, la monnaie marchandise adoptée à l’équilibre par les agents économiques peut ne pas être le bien pour lequel les coûts d’échange et de stockage sont les plus faibles. Plus fondamentalement, ce qui rend le modèle intéressant pour la théorie monétaire est la mise en évidence d’équilibres multiples (donc de plusieurs intermédiaires des échanges possibles), parmi lesquels l’échange de troc figure – ce qui signifie donc, au sens littéral, que le troc n’est pas exclu de la continuation des échanges. En conséquence, le fait qu’une marchandise devienne un intermédiaire des échanges dans l’économie ne résulte pas nécessairement des caractéristiques intrinsèques de cette marchandise. L’institution de la monnaie provient véritablement plutôt de ce qu’elle est acceptée par tous dans les échanges, sur la base des anticipations mutuelles des agents. Comme l’indiquaient encore kiyotaki et Wright [1992], « l’acceptabilité d’un objet est une propriété d’un équilibre ou plus exactement une propriété d’un objet pour un équilibre particulier » (nous traduisons et soulignons). Avec cette analyse, nous ne sommes, encore une fois, pas très éloignés de la pensée de Menger, pour qui la monnaie est la marchandise ayant dans chaque cas particulier la plus grande capacité à être échangée sur les marchés.
66Les contributions de Starr cherchent, quant à elles, à manifester comment des modèles d’équilibre général de type Arrow-Debreu peuvent endogénéiser la monnaie dans sa fonction de moyen de paiement. Pour cela, selon Starr, il faut modifier le modèle standard d’équilibre général fondé sur une structure d’échanges définis comme se déroulant sans frictions. L’introduction de coûts de transaction (même minimes) dans les échanges peut s’avérer suffisante pour expliquer l’émergence de la monnaie. Tout comme dans les modèles de prospection, la monnaie apparaît alors comme une résultante de l’équilibre des marchés. Dans cette perspective, deux modifications essentielles sont apportées par Starr au modèle formalisé d’équilibre général d’Arrow-Debreu : 1°) une segmentation des marchés, c’est-à-dire la détermination d’un poste d’échange pour chaque couple de biens ; s’il y a donc n marchandises, il y aura n.(n-1)/2 postes d’échange possibles : dès lors, chaque individu sera confronté à plusieurs contraintes budgétaires, à raison d’une pour chaque bien ; 2°) des coûts de transaction qui se traduisent par des différences entre le prix d’achat et le prix de vente des marchandises (le fameux bid-ask spread). Starr introduit toutefois dans son analyse une notion supplémentaire qui se révèle essentielle, à savoir la liquidité des biens. Pour l’auteur, cette liquidité a un « prix », représenté par l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente du bien. Cette notion est intimement liée selon notre lecture à celle de Menger touchant la capacité à écouler les marchandises (Absatzfähigkeit). on devine que la multiplicité des contraintes budgétaires produit la demande pour un intermédiaire des échanges qui pourra seulement être satisfaite dès lors qu’il existe un bien plus liquide que les autres, lequel se trouve de ce fait « spontanément » instauré comme monnaie dans l’économie. La monétisation de l’économie résulte bien de la sorte de comportements rationnels des individus placés dans un contexte d’équilibre général, cette fois sans l’intervention de l’État. La monnaie est tout simplement la marchandise la plus liquide, ayant la plus grande capacité à être écoulée sur les marchés.
67Là encore, pour autant, toute intervention de l’État n’est pas nécessairement exclue, à un stade ultérieur, par Starr lui-même, une fois que le rôle de la monnaie dans la réalité des échanges est acquis. Starr ne fait certes aucune référence au rôle de l’État en matière monétaire (ni en 2003, ni en 2008), mais aucune raison dans son texte ne l’écarte a priori, ni ne contraint à l’écarter. Au contraire, c’est en prenant conscience de ce nihil obstat, ainsi que des avantages qu’on peut en espérer, que la lecture rétrospective de Menger est actuelle, en ce qu’elle manifeste ce même souci dans l’analyse qu’il mène au long des textes sur lesquels nous nous sommes ici appuyés, notamment dans les paragraphes conclusifs du texte fourni en annexe. Comme nos recherches menées sur les brouillons présents dans les fonds d’archives de Menger (au Japon, aux États-Unis et incidemment à Vienne, où il reste peu de choses – voir la note éditoriale au début de ce volume) ne montrent nullement que Menger aurait eu, en ce domaine, d’autres intentions que celles exprimées dans ses textes publiés, il est permis d’en déduire que la lecture de l’œuvre de l’économiste viennois, pour la logique qu’il déploie dans sa doctrine monétaire, notamment sur la question de la nature de l’intervention de l’État en ce domaine, peut, toujours aussi précieusement, plus d’un siècle après sa rédaction, accompagner les analyses théoriques contemporaines.
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10.1515/9780691214252 :Notes de bas de page
1 Cette contribution a été rédigée par les deux auteurs dans le cadre du « séminaire de philosophie économique » d’Aix-en-Provence ; il était pertinent de la joindre au présent volume.
2 Traduite depuis la version ultime de 1909 (reprise du volume iv des Carl Menger Gesammelte Werke), la version de M. Streissler et L. B. yeager est du meilleur niveau. L’orientation générale de l’ouvrage pose en revanche la question de l’interprétation qui en est tirée – voir sa recension pour l’European Journal for the History of Economic Thought [Campagnolo, 2003].
3 Aucune n’est d’ailleurs en effet aussi explicite que l’ancrage aristotélicien dans les textes et les notes de Menger (voir le chapitre de Campagnolo et Lordon dans ce volume). D’autres « généalogies » ont été envisagées par les commentateurs, « autrichiens » ou non. En rapport à la pensée économique française, l’histoire de la pensée rédigée par Rothbard [Rothbard, 1995] signale une position qui diffère sensiblement de celle de Hayek et de celle adoptée ici. Pour l’analyse de certaines divergences, archives à l’appui, voir [Campagnolo, 2006 et 2008c].
4 Plusieurs chapitres de ce volume ont souligné la distance qui sépare Hayek de Menger, notamment parce qu’en revendiquant l’héritage de Menger, Hayek avançait ses propres thèses. Pour autant, une fois mis en garde contre la confusion génératrice de jugements erronés sur Menger, nous devons redire qu’une ligne de pensée existe bien d’un auteur à l’autre.
5 Texte d’origine (notre traduction) : « Smithian evolutionary theory has a number of features, including : first, an emphasis on the spontaneous and unintended emergence of a social order, an “invisible hand” ; secondly, a process of evolution which normally reaches a harmonious steady state, rather than being continously disrupted and undermined ; and thirdly, a disposition towards a noninterventionist policy based on the belief that such complex evolutionary process cannot be readily out-designed, nor easily improved upon. ».
6 Texte original (Untersuchungen, livre iii, chapitre 1, paragraphe 2, italiques de Menger) : « in dem ersteren falle entstehen die Socialphänomene durch den auf ihre Begründung gerichteten Gemeinwillen (sie sind das beabsichtigte Product dieses letzteren) ; im anderen falle entstehen die Socialphänomene ohne einen auf ihre Begründung gerichteten Gemeinwillen als das unbeabsichtigte Ergebniss individueller (individuellen Interessen vefolgender) menschlicher Bestrebungen. ».
7 Texte original (livre III, chapitre 2, paragraphe 2) : « Wieso vermögen dem gemeinwohl dienende und für dessen Entwickelung [sic] höchst bedeutsame institutionen ohne einen auf ihre Begründung gerichteten Gemeinwillen zu entstehen ? ». Le texte original est entièrement souligné par Menger et le terme Gemeinwillen (« volonté générale ») l’est deux fois (il figure en caractères gras et espacés). Menger ajoutait, dans les lignes précédant cette question, qu’il s’agissait pour lui du problème sans doute le plus remarquable qu’il eût rencontré dans les sciences sociales (« Hier ist es, wo uns das merkwürdige, vielleicht das merkwürdigste Problem der Socialwissenschaften entgegentritt », ibid.).
8 Nous sommes aujourd’hui habitués à cette manière de procéder, mais rappelons qu’à l’époque, les historicistes partaient de l’établissement de la monnaie par le prince ou par l’État.
9 Pour un jugement négatif de Menger sur la terminologie anglaise correspondant aux mots allemands désignant le « bien » (Gut) ou la « marchandise » (Waare), voir la note manuscrite inédite de Menger, très critique sur la langue anglaise, au chapitre 1 de son volume des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre de 1871, envoyé par l’éditeur à Menger pour révisions (voir l’édition scientifique française des Principes d’économie politique par G. Campagnolo, à paraître, ainsi que le glossaire dans [Campagnolo, 2010]). Nous tentons ici de respecter la correspondance suivante : commodity = « marchandise » ; (market-)good = « bien (de marché) » ; (trade)ware = « article (de commerce) » ; article (of commerce) = « article (de commerce) » (traduction identique pour les deux derniers termes, issus de racines saxonnes et latines respectivement) – Menger utilise tout le spectre des termes, qui sont parfois synonymes.
10 Tous les extraits cités le sont de la traduction donnée en document annexe (trad. Campagnolo). Le texte original est ici : « There is a phenomenon which has from of old and in a peculiar degree attracted the attention of social philosophers and practical economists, the fact of certain commodities (these being in advanced civilizations coined pieces of gold and silver, together subsequently with documents representing those coins) becoming universally acceptable media of exchange. » Puis : « What is the nature of those little disks or documents, which in themselves seem to serve no useful purpose, and which nevertheless, in contradiction to the rest of experience, pass from one hand to another in exchange for the most useful commodities, nay, for which every one is so eagerly bent on surrendering his wares ? is money an organic member in the world of commodities, or is it an economic anomaly ? Are we to refer its commercial currency and its value in trade to the same causes conditioning those of other goods, or are they the distinct product of convention and authority ? ».
11 Texte original : « The problem that is to be solved, to wit, the explaining how it has come to pass that certain commodities (the previous metals of certain stages of culture), should be promoted amongst the mass of all other commodities, and accepted as generally acknowledged media of exchange. it is a question concerning not only the origin but also the nature of money and its position in relation to all other commodities. ».
12 Le concept de Verfügbarkeit (disponibilité) est même, de ce point de vue, aussi important que celui de Bedürfnisbefriedigung (satisfaction des besoins) dans plusieurs écrits de Menger.
13 Selon le doublet qu’autorise la langue allemande, qui use au choix de racines gréco-latines ou germaniques.
14 Outre le fait qu’il occupa le poste de précepteur de l’héritier de la couronne, le Kronprinz Rudolf, à la Cour et, surtout, dans un « tour d’Europe » qui visait à former le prince à ses tâches futures, Menger fut, malgré l’hostilité relative de la Cour, régulièrement requis comme expert par les ministères du gouvernement impérial austro-hongrois.
15 C’est la version de Geld de 1909 qu’ont traduite en anglais en 2002 M. Streissler et L. B. yeager [Latzer et Schmitz, dirs, 2002]. En anglais, les parties i et iii sont respectivement titrées « The origin of generally used intermediaries of exchange » et « The emergence of precious-metal money ». Pour une recension soulignant forces et faiblesses de la traduction voir [Campagnolo, 2003]. Geld n’est toujours pas traduit en français à ce jour (2010).
16 Cette publication s’imposait, ce qui fut fait dans la revue History of Political Economy [Campagnolo, 2005].
17 En son temps, l’article français valut à Menger le plus de renom, avant une éclipse quasi-totale pendant plus d’un siècle : sur les fortunes de « Charles » Menger, voir [Campagnolo, 2008b]. La Revue d’économie politique était déjà dans sa sixième année et avait un retentissement international qu’on imagine difficilement aujourd’hui pour une revue en français. L’Economic Journal en était à sa deuxième année quand il accueillit le texte de Menger. L’évolution ultérieure de la discipline (et peut-être son contenu moins spéculatif que le texte français sur la valeur) expliquent l’écho supérieur du texte écrit en anglais. Le texte français de la Revue d’économie politique, devenu difficile d’accès, est reproduit dans [Campagnolo, 2008a, p. 206-220].
18 Il y succédait, ô ironie, à Wilhelm Roscher décédé. La substitution a également valeur de symbole : Roscher avait fondé l’École historique dans les années 1840 et elle dominait le monde germanophone quand Menger s’était attaqué à elle. Le nommer, et lui de préférence à son adversaire Schmoller, le chef de file de la « jeune » École historique (rénovée mais continuatrice de la piste ouverte par Roscher, knies et Hildebrand), c’était reconnaître au Viennois un statut majeur de fondateur d’une école de pensée « autrichienne » alternative à l’historicisme allemand. Le contexte autour de 1900 (la rivalité perpétuelle franco-allemande) eut peut-être également son incidence.
19 L’œuvre de Menger en statistique semble plus mince qu’en théorie économique, mais il avait discuté les travaux du grand statisticien Wilhelm Lexis, d’Auspitz et de Lieben, etc., et développé ce champ en Autriche à l’occasion de la Währungsreform, comme indiqué plus haut (des tables statistiques abondantes nourrissaient ses conseils, comme le montrent ses textes purement techniques).
20 Le siège de l’institut était alors à Paris et sa langue officielle, le français. Rétrospectivement, il pouvait sembler étrange qu’il s’agît de l’institut de sociologie, mais les frontières disciplinaires étaient alors en cours de définition, précisément dans des affrontements comme le Methodenstreit, tournant majeur qui a ainsi comme conséquence que Max Weber, alors qu’il se conçoit comme « « économiste » (et se dit tel dans l’incipit de La vocation de savant – Wissenschaft als Beruf), est reconnu sans hésitation comme sociologue par la postérité. Pour plus de détails, voir [Campagnolo, 2008b].
21 Texte original : « Under such conditions each man is intent to get by way of exchange just such goods as he directly needs, and to reject those of which he has no need at all, or with which he is already sufficiently provided. it is clear then, that in these circumstances the number of bargains actually concluded must lie within very narrow limits. […] Think, indeed, of the peculiar difficulties obstructing the immediate barter of goods in those cases, where supply and demand do not quantitatively coincide ».
22 La traduction française est ici celle de 1881, effectuée sur le texte anglais de 1875, et disponible en ligne à l’adresse : http://fr.wikisource.org/wiki/William_Stanley_Jevons.
23 Texte original : « Even in the relatively simple and so often recurring case, where an economic unit, A, requires a commodity possessed by B, and B requires one possessed by C, while C wants one that is owned by A – even here, under a rule of mere barter, the exchange of the goods in question would as a rule be of necessity left undone. ».
24 Texte original (Menger souligne) : « […] still we are confronted by this phenomenon, still we have to explain why it is that the economic man is ready to accept a certain kind of commodity, even if he does not need it, or if his need of it is already supplied, in exchange for all the goods he has brought to market, while it is none the less what he needs that he consults in the first instance, with respect to the goods he intends to acquire in the course of his transactions. ».
25 Texte original de l’énoncé souligné (Menger souligne) : « The theory of money presupposes a theory of the saleableness of goods ». Remarquons que, de la sorte, Menger fixait lui-même la traduction anglaise qu’il avalisait pour Absatzfähigkeit, c’est-à-dire saleableness.
26 Texte original : « Men have been led, with increasing knowledge of their individual interests, each by his own economic interests, without convention, without legal compulsion, nay, even without any regard to the common interest, to exchange goods destined for exchange (their “wares”) for other goods equally destined for exchange, but more saleable ».
27 Notre traduction de : « “Saleableness” is liquidity. Though Menger notes many dimensions to liquidity […], a simple characterization is the difference between the bid (wholesale) price and the ask (retail )price. A commodity that acts as a medium of exchange is necessarily repeatedly bought (accepted in trade) and sold (delivered in trade). Therefore a good with a narrow spread between bid and ask prices is priced to encourage households to use it as a carrier of value between trades, as a medium of exchange with relatively low cost. ».
28 N.D.T. : c’est-à-dire à des prix qu’on pratique dans l’économie à l’instant en question.
29 Texte original : « A commodity is more or less saleable according as we are able, with more or less prospect of success, to dispose of it at prices corresponding to the general economic situation, at economic prices. The interval of time, moreover, within which the disposal of a commodity at the economic price may be reckoned on, is of great significance in an inquiry into its degree of saleableness. ».
30 « We define the acceptability of an object here to be the probability that it is accepted in exchange by other agents at a given price. », notre traduction.
31 Nous traduisons du texte original suivant : « […] Der Besitz dieser letzteren [Waaren von grösserer Absatzfähigkeit] ihm [dem Besitzer] die Wahrscheinlichkeit vervielfacht, am Markte Personen aufzufinden, welche die ihm selbst erforderlichen Gebrauchsgüter feilbieten. ».
32 Dans l’attente d’une traduction française, en préparation par nos soins, le lecteur, s’il préfère, peut voir l’anglais [Latzer et Schmitz, 2002, p. 30-31].
33 Texte original : « And so it has come to pass, that as man became increasingly conversant with these economic advantages, mainly by an insight become traditional, and by the habit of economic action, those commodities, which relatively to both space and time are most saleable, have in every market become the wares, which it is not only in the interest of every one to accept in exchange for his own less saleable goods, but which also are those he actually does readily accept. ».
34 N.D.T. : sous cette formulation peu saillante, qui rend « in it and by itself », il faut en réalité lire une transposition en anglais des catégories philosophiques allemandes classiques de l’ensoi, du pour-soi et du « pour-nous » (an sich, für sich et für uns) permettant de distinguer dans un processus les perspectives selon lesquelles il se déroule, d’une part, pour la conscience qui appartient à celui qui le subit, et, d’autre part, pour un observateur « savant » extérieur qui en prend connaissance « tel qu’il est ». on peut entendre chez Menger l’écho de ces distinctions de logique phénoménologique.
35 Texte original : « it is only in the first instance a limited number of economic subjects who will recognise the advantages in such procedure, an advantage which, in it and by itself, is independent of the general recognition of a commodity as a medium of exchange, inasmuch as such an exchange, always and under all circumstances, brings the economic unit a good deal nearer to his goal, to the acquisition of useful things of which he really stands in need. ».
36 Texte original : « Da es nun aber kein besseres Mittel giebt, die Menschen über ihre ökonomischen interessen aufzuklären, als die Betrachtung der ökonomischen Erfolge jener, welche die richtigen Mittel zur Erreichung derselben ins Werk setzen, so ist auch klar, dass nichts so sehr die Entstehung des Geldes begünstigte, als die Seitens der einsichtsvollsten und tüchtigsten wirthschaftenden [sic] Subjecte zum eigenen ökonomischen Nutzen durch längere Zeit geübte Annahme eminent absatzfähiger Waaren gegen alle andern. Solcherart haben Uebung und Gewohnheit sicherlich nicht wenig dazu beigetragen, die jeweilig absatzfähigsten Waaren zu solchen zu machen, welche nicht nur von vielen, sondern von allen wirthschaftenden individuen im Austausche gegen ihre Waaren angenommen wurde. ».
37 Menger rappelle que Geld en allemand, que nous traduisons par « monnaie » ou « argent », a pour étymologie la notion de « valoir », « ce qui vaut » : gelten, es gilt – avant de donner une série de dénominations dans différentes langues, qui soulignent ce point, ou d’autres comme la nature du métal, la forme des pièces, etc.
38 Texte original : « Putting aside assumptions which are historically unsound, we can only come fully to understand the origin of money by learning to view the establishment of the social procedure, with which we are dealing, as the spontaneous outcome, the unpremeditated resultant, of particular, individual efforts of the members of a society, who have little by little worked their way to a discrimination of the different degrees of saleableness in commodities. ».
39 Ou encore : « La principale caractéristique de la monnaie est alors clairement énoncée : la monnaie est acceptée parce que les agents anticipent qu’elle sera acceptée par les autres. » [Alvarez, 2005, p. 1179].
40 Texte original : « When the relatively most saleable commodities have become “money”, the event has in the first place the effect of substantially increasing their originally high saleableness. Every economic subject bringing less saleable wares to market, to acquire goods of another sort, has thenceforth [sic] a stronger interest in converting what he has in the first instance into the wares which have become money. ».
41 Texte original (Menger souligne) : « The reason why the precious metals have become the generally current medium of exchange among here and there a nation prior to its appearance in history, and in the sequel among all peoples of advanced economic civilizations, is because their saleableness is far and away superior to that of all other commodities, and at the same time because they are found to be specially qualified for the concomitant and subsidiary functions of money. ».
42 Cela, à la condition bien évidemment que la confiance envers l’institution qui tente ainsi, sinon de se soumettre, du moins d’interférer dans le processus économique, soit assez grande de la part des partenaires individuels qui échangent et qui deviennent très vite eux-mêmes aptes à reconnaître ce qui « a de la valeur ». Ainsi, sur la base de leur connaissance des institutions de leur communauté, les agents apprennent à différencier quasiment immédiatement de visu les pièces qui ont cours. L’état de civilisation envisagé n’est alors plus seulement celui des familles ou des clans mais de l’État tout entier, ainsi que de ses voisins.
43 Texte original : « Money has not been generated by law. in its origin it is a social, and not a state-institution. Sanction by the authority of the state is a notion alien to it. ».
44 Texte original : « Einen nicht zu leugnenden, wenn auch geringeren Einfluss auf den Geldcharakter einer Waares, pflegt innerhalb der staatlichen Grenzen die Rechtsordnung zu haben. Der Ursprung des Geldes (zu unterscheiden von der Abart desselben der Münze) ist wie wir sahen, ein durchaus naturgemässer, und er weist demnach auch nur in dem seltensten fällen auf legislative Einflüsse zurück. Das Geld ist keine staatliche Erfindung, nicht das Product eines legislatives Actes und die Sanction desselben Seitens der staatlichen Autorität ist demnach dem Begriffe des Geldes überhaupt fremd ». La répartition de ces quelques lignes sur cinq pages s’explique par l’immense note de bas de page qui remplit presque entièrement ces cinq pages (p. 256-260).
45 Outre une énorme littérature sur le sujet en allemand et en anglais, voir parmi les commentaires (moins nombreux en français) [Campagnolo, 2004], ainsi que la présentation et le commentaire de la traduction française des Recherches sur la méthode de Menger de 1883 [Campagnolo, 2010].
46 Pour une confrontation d’idées sur ce point, renvoyons notamment au débat « Menger : a true thinker in the tradition of liberal economics ? » [Campagnolo (dir.), 2008 b, p. 109-164] (avec des chapitres de P. Rosner, H. Mayerhofer et W. Wilke).
47 Texte original : « it is extremely ironic that Menger (1909) later modified his argument concerning the evolution of money, and admitted an essential role for the state ». Dans ce remarquable ouvrage de 2001, Hodgson reprend certains éléments du Methodenstreit, mais faute de recourir à l’original allemand, il a dû se limiter aux citations anglaises disponibles en divers articles et aux Principles of Economics dans la traduction de Dingwall et Hoselitz [Menger, 1871/1950].
48 Texte original : « on the other hand, however, by state recognition and state regulation, this social institution of money has been perfected and adjusted to the manifold and varying needs of an evolving commerce, just as customary rights have been perfected and adjusted by statute law. ».
49 Le lecteur se reportera à la note éditoriale au début de ce volume.
50 Notre traduction de : « Es können fälle eintreten wo jeder die Notwendigkeit eines Geldes einsieht und von Staatswegen ein Geld festgesetzt wird das den consensus omnium findet. ».
51 Notre traduction de : « Vor allem hat die umfassendste Erfahrung gelehrt, dass die Ausmünzung der Geldmetalle […] das Eingreifen des Staates mehr und mehr zu einem unabweisbaren macht. […] Die Privatausmünzungen, selbst diejenigen der neuesten Zeit, haben denn auch dem allgemeinen Verkehrsbedürfnisse nur in unvollkommener Weise entsprochen. Es ist klar, dass aller Regel nach nur der Staat ein interesse daran hat, selbst mit ökonomischen opfern, die Volkswirtschaft dauernd mit den Verkehrsbedürfnissen entsprechenden Münzgelde zu versorgen, wie denn auch nur der Staat die Machtmittel besitzt, das Münzwesen gegen falschmünzerei und die in Zirkulation gesetzten Umlaufsmittel gegen betrügerischeGewichtsminderung und dem Verkehre abträgliche Gewaltsamkeiten anderer Art wirksam zu schützen. ».
52 Texte original : « The difficulties experienced in the commerce and modes of payment of any country from the competing action of the several commodities serving as currency, and further the circumstance, that concurrent standards induce a manifold insecurity in trade, and render necessary various conversions of the circulating media, have led to the legal recognition of certain commodities as money (to legal standards). And where more than one commodity has been acquiesced in, or admitted, as the legal form of payment, law or some system of appraisement has fixed a definite ratio of value amongst them. ».
53 Texte original : « The fixing of a coinage so as to include all grades of value (Wertstufen), and l’origine de la monnaie selon Menger the establishment and maintenance of coined pieces so as to win public confidence and, as far as is possible, to forestall risk concerning their genuineness, weight, and fineness, and above all the ensuring their circulation in general, have been everywhere recognised as important functions of state administration ». Comme rappelé précédemment, le texte français publié par Menger dans la Revue d’économie politique est, quant à lui, reproduit dans [Campagnolo, 2008a, p. 206-220].
54 Pour une histoire de cette réception et du regain de l’école autrichienne sous une forme « extrémiste » revendiquée comme telle aux États-Unis : [Campagnolo, 2006].
55 En 2009 s’est fêté le centenaire de l’ultime version de Geld. Le projet de traduction que nous avons formé, en cours de préparation, s’y inscrit.
56 Lettre du 27 janvier 1887 [Walras, correspondance éditée par W. Jaffé, t. 1, 1965, p. 176].
57 Le débat sur le lien de ces modèles aux simulations informatiques par quoi on les rend opératoires relève d’une philosophie des modèles.
Auteurs
Gilles CAMPAGNOLO : philosophe, chercheur au CNRS (unité CEPERC, Centre d’épistémologie et d’ergologie comparée : CNRS/Université de Provence), peut être contacté à l’adresse : Gilles.Campagnolo@univ-provence.fr
Gilbert TOSI : économiste, professeur à l’Université Cézanne – Aix-Marseille III, membre de l’unité GREQAM (CNRS/Université Cézanne), peut être contacté à l’adresse : gilbert.tosi@univ-cezanne.fr
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