Peut-on utiliser les concepts de Menger pour penser la notion de valeur sociale non économique ?
p. 155-165
Texte intégral
Valeur économique et valeur non économique
1Nous partirons d’une hypothèse qui a peu à voir avec la pensée de Menger. Nous supposons qu’une valeur, prise en un sens axiologique qui n’est pas économique, ou encore une valeur de reconnaissance sociale, se manifeste par des « sacrifices » ou des renoncements à des satisfactions considérées culturellement comme plus basiques, en faveur de satisfactions considérées comme moins basiques. Les valeurs qui sont ainsi satisfaites ne se limitent pas aux valeurs morales. Le snobisme, les vanités, les attachements esthétiques quels qu’ils soient donnent lieu à de tels comportements. Ces satisfactions peuvent tenir à des consommations de biens, mais elles proviennent le plus souvent de l’accomplissement d’activités. Pour développer le raisonnement, nous serons d’ailleurs contraints de nous donner la facilité de passer des biens aux activités et réciproquement. Risquer sa vie pour une cause politique, jeûner pour pouvoir mieux méditer, ou dépenser pour des produits de luxe en se passant de produits de base, sont des activités axiologiquement qualifiées et qui exigent de renoncer à certaines activités et à certains biens. Deux conditions doivent être ici nécessairement satisfaites : il faut que l’agent ait le contrôle de ce qu’il laisse de côté aussi bien que de ce qu’il choisit – par exemple, il faut qu’il puisse survivre ou bien qu’il puisse manger – et il faut que les autres aient connaissance de cette situation.
2Ce thème du rapport entre manifestations de l’attachement à des valeurs, reconnaissance sociale, et sacrifice d’autres biens ou intérêts n’est pas à première vue un thème mengérien. Le rapport avec Menger, au départ, est seulement que les conditions que nous venons de mentionner sont très similaires à celles sur lesquelles insiste Menger quand il définit la valeur, quand il ajoute à la condition d’un rapport aux besoins de l’individu celle du contrôle par cet individu des biens qui lui sont nécessaires et sa connaissance de toute cette situation.
3Pouvons-nous alors utiliser des dispositifs conceptuels mengériens pour penser la notion de valeur « non économique », et pour la distinguer de la notion économique de valeur ? Cette question est d’actualité, puisque les économistes (à commencer par Gary Becker) ont pensé intégrer des valeurs culturelles dans le domaine du raisonnement économique, et que, à l’inverse, la prise en compte des affects et des émotions dans l’analyse des décisions, ou encore celle d’effets de mimétisme et de rivalité en termes d’image, amène d’autres économistes à vouloir se libérer de certaines contraintes de la théorie classique du choix rationnel. Menger peut-il nous donner des outils conceptuels – qu’il n’avait pas destinés à cet usage, apparemment – pour traiter ce problème d’actualité ? Nous le pensons et nous allons tenter de le montrer. Mais auparavant il faut indiquer quelques points sur lesquels notre problématique est éloignée de celle de Menger.
4Un premier point concerne le qualificatif négatif de « non-économique ». Menger a bien défini explicitement le domaine du non-économique, mais il l’identifie, de manière classique, au domaine de ce qui est accessible sans aucune difficulté ni concurrence, comme l’air, ou l’eau dans des régions non arides, bref ce qui est communément partagé et ne pose pas de problème de rareté ou d’appropriation. Cette notion de « non économique » ne peut pas convenir pour notre propos. D’une part, les valeurs sociales axiologiques peuvent donner lieu à rareté et à compétition, et d’autre part, s’il est bien des valeurs sociales qui ne donnent pas lieu à compétition, elles ne sont pas suffisamment définies par cette propriété de « non rareté ». Menger critique d’ailleurs le communisme pour détruire l’idée même de valeur économique, puisque tout y devient commun. Mais le communisme pourrait nous offrir une valeur non économique, précisément en tentant de se placer hors de la rareté. Ce n’est cependant pas un trait de toutes les valeurs sociales, nous le verrons. On se doute que la rareté peut être liée à des reconnaissances de hiérarchie sociale, ceux qui peuvent se procurer des biens rares étant privilégiés par rapport aux autres. Encore faut-il que ce soit le résultat d’un choix, comme d’ailleurs le suppose Menger ; on choisit de tenter de se procurer le bien rare, et on choisit aussi, quand on ne peut pas se procurer certains biens rares, quel est le bien rare que l’on sacrifie. La reconnaissance sociale peut aussi s’obtenir en sacrifiant des biens qui ne sont pas rares pour des biens rares. L’idée serait donc que l’attachement à des valeurs en général exige, entre autres, de sacrifier des biens moins rares à des biens plus rares, mais que la différenciation entre les différentes valeurs sociales, différenciation qui permet d’identifier les valeurs non économiques et de rattacher la reconnaissance sociale à telle ou telle de ces valeurs, tienne au choix que l’on fait des biens rares qu’on laisse de côté.
5Une autre forme de « non-économique » est donnée par la perte du lien entre un bien de degré supérieur au sens de Menger (un bien qui est utile à la production d’un autre, ce que nous appellerons un « bien amont ») et la production du bien ainsi produit, bien basique parce que directement consommable (sans parler de l’échelle plus fondamentale encore entre les biens directement consommables, quand nous préférons d’abord satisfaire notre faim avant de fumer, comme dit Menger)1. Effectivement, dans les sacrifices du genre du jeûne, on perd le lien avec le bien basique, mais c’est ici volontaire, alors que le lien entre le bien basique (aval) et le bien qui sert à le produire (amont) dépend de nécessités techniques. Sur les trois points que nous venons d’analyser, il semble donc que l’axiologie sociale demande de prendre des orientations différentes, voire opposées à celles des relations qui définissent selon Menger la dualité entre non-économique et économique.
Des pistes pour penser les valeurs de reconnaissance sociale
6Pourtant la construction de la notion de biens de second et nième degré chez Menger nous donne un premier outil pour penser les processus de reconnaissance d’un statut social. Plus haute est la position sociale dans le monde de l’entreprise, plus on est amené à devoir anticiper, et donc à exercer des activités et à se procurer des biens pour se prémunir de pénuries ou de ruptures de la chaîne de production. Autrement dit, la hiérarchie sociale est ici liée à la préoccupation pour des biens très en amont dans la séquence de production – qui sont dès à présent nécessaires à des biens très en aval dans la production et aussi dans le temps. Monter en hiérarchie sociale implique de remonter le cours économique de la production. Les managers sont ceux qui pensent à long terme.
7Menger nous donne encore une autre piste quand il définit la valeur d’un bien qui vaut par sa qualité et non pas seulement par sa quantité :
Si des biens d’une certaine qualité peuvent être remplacés par des biens d’une autre qualité, quoique ne disposant pas de la même efficacité, la valeur d’un bien déterminé concret de qualité supérieure, ou bien d’une quantité partielle d’un tel bien, est égale à l’importance de la satisfaction d’importance minimale fournie par les biens de qualité supérieure, moins un quota de valeur qui est d’autant plus grand qu’est faible la valeur des biens de qualité inférieure par lesquels le besoin particulier en question peut aussi être satisfait, et aussi qu’est plus petite la différence que présente selon l’estimation humaine l’importance de satisfaire ce besoin particulier par le bien supérieur en qualité avec celle de le satisfaire par le bien inférieur [Menger, 1871, p. 118-119 et Menger 1871/1950 (tr. ang.), p. 144-145]2.
8Ce texte un peu dense veut dire qu’une montée en qualité présente une différence que l’on doit estimer en prenant, pour point de départ et limite inférieure de cette différence, le niveau du bien de qualité inférieure de même fonction mais moins efficace (ce niveau est donné par le degré de satisfaction que procure la consommation d’une première unité de ce bien, et donc par sa ligne dans le tableau de Menger, la fonction, elle, correspondant à la nécessité relative de ce bien, et donc à sa place dans les colonnes du tableau triangulaire3). La limite supérieure d’une telle différence est celle liée à la satisfaction minimale donnée par le bien de qualité supérieure, comme toujours dans le marginalisme, ce qui implique que l’on estime la valeur d’un bien en envisageant le moment où, en consommant une unité de plus de ce bien, on ferait décroître notre niveau de satisfaction alors que, si on se mettait à consommer une unité du bien qui nous donne le même degré de satisfaction et qui est moins nécessaire, on ne ferait pas décroître ce niveau. Le marginalisme revient à estimer la valeur en descendant dans le tableau jusqu’à ce que nous soyons arrivé au degré où il devient rationnel de changer de bien. Pour estimer la différence de qualité entre biens substituables, on a dû partir de biens de même fonction, mais de qualité inférieure. S’ils sont placés assez bas dans notre échelle – assez bas dans des colonnes du tableau –, on devra, dit Menger, diminuer l’impact de la qualité supérieure sur la valeur, puisque notre bien de meilleure qualité est en quelque sorte tiré vers le bas par la qualité inférieure des biens qui peuvent le remplacer. Cela veut dire que si l’on se situe dans les degrés inférieurs, et que l’on considère une différence en qualité, elle compte moins qu’une différence similaire en qualité qui se situe dans les degrés supérieurs. De plus, moins nous accordons d’importance à la différence entre utiliser le bien de qualité supérieure et utiliser le bien de qualité inférieure, plus la décote de la valeur du bien supérieur liée à sa qualité doit aussi être importante.
9C’était jusqu’ici la version « descendante » du processus. Si nous nous intéressons maintenant à une croissance en valeur, cela veut dire, inversement, que plus la différence entre l’usage du bien de qualité inférieure et l’usage du bien de qualité supérieure est jugée importante, et plus les biens substituables de qualité inférieure sont placés haut dans le tableau, moins cette décote est grande. Autrement dit l’impact d’une qualité supérieure est d’autant plus grand que, d’une part, nous tenons à utiliser cette qualité et non une qualité inférieure, et que, d’autre part, notre base de comparaison – les biens substituables de qualité inférieure – offrent un degré de satisfaction plus élevé. Pour simplifier, cela revient à dire que, alors que la valeur économique s’estime en descendant le tableau – selon la procédure marginaliste –, la valeur en qualité nous fait remonter dans le tableau, mais en restant, semble-t-il, à l’intérieur d’une même ligne, en quelque sorte, puisqu’il s’agit toujours de biens qui assurent la même fonction. Ainsi Menger a anticipé l’idée qu’une différence de qualité (le prototype d’une différence axiologique, une différence qui n’est pas purement quantifiable) donne lieu à une remontée par rapport à la tendance de l’économie marginaliste, qui est de faire le calcul en allant vers le bas. Il nous suffit donc de généraliser cette idée qui consiste à poser comme condition nécessaire pour une valeur sociale non économique de suivre une pente inverse de celle du calcul économique, de suivre un déplacement vertical. Mais, contrairement à Menger, nous permettrons aussi des déplacements horizontaux dans le triangle où un bien moins basique se déplace vers la colonne d’un bien plus basique (parce que l’on a renoncé à ce bien plus basique). C’est utiliser le tableau de Menger d’une manière hétérodoxe, mais c’est donner aussi une actualité nouvelle possible à l’outil qu’il nous a fourni.
10On peut se poser la question de la pertinence du marginalisme dans le domaine économique et dans le domaine des valeurs sociales, si on se focalise sur le trait marginaliste qui consiste à donner à toutes les unités d’un bien la valeur du dernier bien utilisé ou échangé. Normalement, si l’on procédait dans le temps, ce serait seulement ce bien dernier qui aurait cette valeur, et les autres unités auraient eu une valeur supérieure ! Dans le domaine de l’axiologie sociale, utiliser une unité supplémentaire d’un bien ou d’une activité, cela peut revenir, dans les compétitions pour des valeurs, à diminuer la valeur de reconnaissance (songeons aux phénomènes de luxe : si j’ai une deuxième Ferrari, et que les autres puissent en avoir aussi une deuxième, la Ferrari a une moindre valeur de discrimination sociale). Dans ce cas, le marginalisme économique « standard », qui fait reposer son calcul sur l’annulation de la dérivée d’une courbe, ne peut pas s’appuyer sur la progression temporelle de l’échange et maintenir sa thèse – il doit supposer cette progression anticipée avant l’échange, puis l’échange s’accomplit au prix marginal, qui est celui auquel la dérivée s’annule. Au contraire le marginalisme de Menger, qui ne s’appuie pas sur l’analogie avec une courbe, mais qui repère le moment où une unité de plus diminuerait notre degré de satisfaction si nous ne changions pas de bien à consommer, peut tenir compte de la temporalité et de la dynamique des utilisations d’unités supplémentaires en les reliant à des qualités différentes de biens, et il peut donc aussi nous servir pour comprendre les processus de valeur de reconnaissance sociale.
Le schème propre aux valeurs sociales non économiques
11Nous pouvons donc définir des conditions de manifestation d’une valeur « axiologique » (qu’on nous excuse le pléonasme, mais nous utilisons ici le terme avec le sens restreint de valeur non économique et de reconnaissance sociale) : il s’agirait, dans le tableau de Menger, de privilégier des « biens » ou activités dont la satisfaction est rangée dans des colonnes plus à droite. Cela revient à renoncer à des biens supposés plus basiques, et dont la satisfaction est rangée plus à gauche, et surtout à décaler l’évaluation « axiologique » des biens initialement plus à droite et qui leur sont maintenant préférés (mais qui ne leur sont pas substituables) vers la gauche du tableau, donc de faire de biens jugés plus superflus des biens plus nécessaires pour le sujet. Ce décalage a lieu aussi vers le haut : puisqu’ils ont plus de valeur qu’on ne croyait, non seulement ils sont plus importants, mais la valeur de tel nième ou de telle unité d’entre eux « remonte » et nous donne plus de satisfaction.
12Cela ne permet cependant de saisir qu’un mode de manifestation d’une valeur axiologique, et cela reste sujet à des objections. Un fanatique ou un illuminé va procéder ainsi : il va tenir pour essentiel une activité de dévotion à une superstition ou à un projet social que nous jugeons délirant et nuisible, en la substituant à des biens et activités que nous jugeons effectivement nécessaires, par exemple la vie. Nous ne considérons pas pour autant que sa valeur soit autre chose qu’imaginaire (Menger envisage d’ailleurs cette possibilité que plusieurs biens puissent être imaginaires).
13Menger nous donne deux nouveaux outils conceptuels pour séparer les « illuminés » de ceux qui soutiennent de manière justifiée une valeur et cherchent à obtenir la reconnaissance sociale du fait que leurs actes ou leurs personnes sont des porteurs de cette valeur. Le premier c’est l’idée de « diffusabilité » ou de disponibilité partageable (appliquée au marché, pour la théorie de la monnaie, dans le concept d’Absatzfähigkeit) ; le second, c’est son analyse des effets de la compétition ou concurrence.
14Si nous transposons le concept d’Absatzfähigkeit dans le domaine des valeurs « axiologiques », cela nous donne l’idée de communicabilité, d’une part, et d’autre part l’idée que certaines valeurs ont la capacité de jouer à tous les ordres de biens, tout comme la monnaie. Nous avons recours ici au troisième concept d’ordre des biens, celui qui fait la différence entre des biens basiques et les biens qui sont utiles pour la production de ces biens basiques, ce que nous avons appelé plus haut des « biens amont » et des « biens aval ». La monnaie, sélectionnée pour sa diffusabilité et son accessibilité marchandes, est un bien d’ordre « supérieur », mais qui joue à différents ordres selon les échanges qu’elle règle, qui peuvent être entre des biens basiques ou des biens « d’ordre supérieur », des biens plus en amont. Or certaines valeurs axiologiques, comme l’honnêteté, la confiance, le souci du travail bien fait, le souci d’équité, etc. sont assurément des valeurs qui peuvent être satisfaites dans des interactions entre biens, qu’il s’agisse d’échanges qui peuvent avoir lieu entre des biens basiques ou d’échanges avec des biens plus en amont. on peut même penser que la confiance est d’autant plus sollicitée que l’on monte en amont dans les biens, puisque Menger nous dit que les biens en amont ne trouvent leur valeur qu’au moment de la consommation des biens d’aval, donc après un délai temporel qui peut être important. Il faut donc de la confiance pour se risquer dans la production des biens amont, de la confiance dans le fait que les biens aval qu’ils permettront de produire trouveront bien preneur. on peut penser que, pour Menger, cette confiance devait être d’autant plus grande que les biens aval étaient de première nécessité, et qu’elle pouvait décroître quand on allait vers des biens qui tendaient vers le superflu.
15Nous voyons sur cet exemple de la confiance que, très probablement, les valeurs axiologiques croisent les trois hiérarchies, les deux du tableau (biens de satisfaction primordiale ou non, et degrés de satisfaction, c’est-à-dire biens qui servent à satisfaire la première demande d’un besoin moins nécessaire après que la première ou nième demande d’un bien plus nécessaire a déjà été satisfaite) et la troisième, qui ordonne les biens entre biens d’amont et biens d’aval. En effet les valeurs axiologiques permettent des déplacements dans le tableau, mais elles en permettent aussi dans l’ordre amont/aval. Comme la monnaie, elles sont d’abord liées à des satisfactions de l’amont, et elles peuvent ensuite se diffuser le long de toute la hiérarchie (du moins pour certaines d’entre elles).
16La confiance et l’honnêteté, l’équité, la fiabilité du travail, la capacité de coopération, sont bien des valeurs sociales qui peuvent se partager à tous niveaux et entre tous niveaux, partageant ainsi la diffusabilité de la monnaie. Mais elles restent des valeurs non économiques, parce qu’elles font en revanche contraste avec d’autres propriétés de la monnaie auxquelles leur diffusabilité nous permettrait de nous attendre si nous restions dans le domaine économique. En effet la monnaie, comme bien, ne nous permet pas de remonter dans le tableau, ou de transformer un bien plus superflu en un bien plus nécessaire. Si elle faisait cela, elle modifierait la valeur de ce qu’elle permet d’échanger, et ne jouerait plus le rôle principal qu’est celui de la monnaie. Au contraire la confiance, l’équité, etc. sont des qualités d’activités qui nous font renoncer à des activités plus basiques – plus « selfish » – pour passer à des activités plus sociales, dont on peut penser que l’homo œconomicus ne les considère pas comme plus, mais comme moins nécessaires que ces activités orientées sur l’intérêt personnel.
Valeur sociale et compétition
17Nous venons d’esquisser l’analyse d’un premier mode de valeurs sociales, celui qui tient simplement à la diffusion et à la disponibilité (quand chacun peut exhiber une certaine valeur, par exemple la ponctualité, ou la politesse, etc. sans trop de difficulté, tout comme on peut se procurer de l’air à respirer ou de l’eau). Or si un sujet cherche à se faire reconnaître comme porteur de valeur, il peut aussi entrer en concurrence avec d’autres sujets. C’est là un deuxième mode de valeurs sociales, qui lie reconnaissance sociale et rivalités de statut.
18Menger note qu’en économie le compétiteur le mieux doté a la possibilité, en offrant davantage, d’exclure les autres de l’échange. Bien des statuts sociaux compétitifs répondent aussi à cette caractéristique. Les acteurs sociaux qui perdent la compétition peuvent alors présenter un phénomène de préférences adaptatives : les demandeurs qui n’arrivent pas à proposer un prix suffisant pour se procurer le bien peuvent prétendre montrer par là même qu’ils ne lui accordent pas une aussi grande valeur que les autres concurrents, et donc en un sens qu’il n’a pas pour eux une valeur aussi élevée. C’est là une attitude que nous pouvons aussi avoir vis-à-vis de reconnaissances sociales qui ne nous sont pas accessibles. Celui qui exclut les autres de l’échange en payant un prix plus élevé ne montre donc pas forcément que le bien a pour lui une valeur plus élevée, il peut vouloir seulement signaler clairement qu’il est capable d’exclure les autres de ce marché. C’est là aussi un mode assez classique de reconnaissance d’un statut social supérieur : accomplir des activités essentiellement pour signaler aux autres qu’ils en sont exclus. Cela ne peut se faire, encore une fois, qu’en se déplaçant d’activités que les autres considèrent comme nécessaires et basiques vers des activités moins indispensables, mais dont on crée la rareté en en excluant les autres.
19La compétition entre producteurs, dit encore Menger, n’a pas pour effet le plus signifiant de faire baisser les prix. Elle a d’abord pour effet d’empêcher l’installation d’un monopole qui permettrait au monopoleur de profiter plus que les autres de l’élévation du prix de la marchandise. Ainsi Menger a bien compris le caractère tout relatif de cette baisse de prix. Elle ne prend sens que relativement à une hausse de prix disproportionnée, qui montrerait l’inégalité des compétiteurs. En réalité, le prix monte par rapport à la première offre. Le fait qu’il ne monte pas très haut indique une relative égalité de statut des compétiteurs, le gagnant ne l’emportant que de peu. Il semble que ce mécanisme soit aussi très répandu dans la recherche de reconnaissance sociale quand elle donne lieu à compétition. il permet alors à ceux qui auraient pu monter encore en puissance pour l’emporter de manifester qu’ils ne veulent pas se détacher du lot des compétiteurs, qu’ils laissent donc aux autres une chance de gagner la fois suivante, et qu’ils partagent donc des valeurs communes. on observe ici un déplacement inverse du déplacement de prestige et de domination dont nous venons de parler. Mais il ne prend sens, comme valeur de reconnaissance sociale, que comme déplacement par rapport à ce premier déplacement possible. C’est là un cas où un comportement justifié économiquement (ne pas payer plus que le prix marginal) peut prendre un sens axiologique.
20Un autre mécanisme qui peut se transposer de la compétition économique à la compétition sociale (cette fois sans déplacement, puisqu’il s’agit non pas d’un mécanisme de valorisation, mais d’un mécanisme de dévalorisation !), c’est celui qui fait que lorsqu’un bien perd de sa valeur aux yeux d’un individu, par exemple, dit Menger, parce qu’il ne prend plus plaisir à boire de vin alors qu’il a des tonneaux dans sa cave, alors seule demeure la valeur d’échange du bien, ici le vin. De même, on peut penser que pour en arriver à réduire des valeurs sociales à une simple compétition sociale – l’échange est un cas de compétition –, il faut que ces valeurs ne nous passionnent plus et que nous n’y adhérions que du bout des lèvres, bref, qu’elles soient dévalorisées. En revanche, quand nous y adhérons, les deux voies, celle de la compétition et celle du partage commun, restent ouvertes toutes deux.
21Dans une reconnaissance de valeur sociale qui implique une concurrence, est-ce que la concurrence entre producteurs de valeur diminue la valeur de l’action de chacun ? Cela peut être le cas : il en est ainsi des examens, quand beaucoup de candidats réussissent. Les concours, en limitant le nombre de places, permettent de maintenir la reconnaissance sociale qui leur est liée au même niveau apparent. La compétition économique, dit Menger, aboutit à limiter l’intervalle dans lequel peuvent se négocier les prix (cela parce que la compétition a lieu non seulement entre les offreurs, tendant à la hausse, mais aussi entre les producteurs, tendant à la baisse). Ainsi la compétition économique amène une sorte de réduction des différences, sur fond de différences, alors que la compétition pour la reconnaissance amène une sorte de relance des différenciations, sur fond de communauté.
22Pour d’autres types de valeurs sociales, comme les prestations d’apparat, la compétition se joue, en remontant vers la droite dans le tableau, pour des biens de luxe. Il en est de même des salaires mirobolants des dirigeants. On entre ici dans un processus où les valeurs non économiques et les valeurs économiques se mêlent. Ceux dont le statut social est lié à la valeur « richesse » entrent dans une compétition pour celui qui pourra assurer le plus grand décalage par rapport aux biens de statut basique ; mais s’ils se décalent vers la droite du tableau, c’est en continuant à satisfaire leurs besoins de base, d’une manière qui peut sembler économiquement rationnelle, si on suit le tableau de Menger. Cependant, il s’agit bien pour les dirigeants de manifester le plus grand décalage avec les salaires de base, et surtout avec ceux des autres cadres et des autres dirigeants. Ce ne sont pas les sommes absolues qui comptent, mais leur décalage, ce qui respecte le processus d’affichage des valeurs non économiques. Une plus grande offre de biens basiques (ou de salaires de base) amène alors à décaler encore plus haut et encore plus vers le luxe cette compétition de la valeur sociale « richesse » liée à l’affichage du pouvoir managérial.
23Il semble d’ailleurs que plus ce pouvoir est fragile (plus le manager peut être « vidé » par son conseil d’administration), plus les dirigeants recourent à ce mode de valorisation. Si le manager est certain de pouvoir continuer à diriger son entreprise, il est moins tapageur. Il recourt alors à une valeur qui se diffuse, le pouvoir. Le pouvoir partage la diffusabilité avec la monnaie : à tous les échelons, on trouve des relations de pouvoir. Mais il recourt aussi à la compétition et à l’exclusion. Il peut encore donner lieu à « discrétion », pour assurer la coopération nécessaire à la communauté de ceux sur qui on a du pouvoir. Le pouvoir peut parfois exiger – axiologiquement – l’apparat, qui est alors dévolu au statut du dirigeant, et non pas seulement à sa personne. La différence est qu’alors le dirigeant sacrifie la discrétion du pouvoir et procède à des dépenses d’apparat dont il se passerait, mais qui sont des sacrifices offerts à son propre statut. On retrouve ainsi des phénomènes de triple déplacement : au déplacement vers le luxe vous auriez préféré un déplacement inverse vers la discrétion, et c’est votre fonction qui vous oblige à revenir vers l’apparat.
24Menger semble ne pas avoir clairement dissocié les valeurs sociales « communes » et les valeurs sociales « concurrentielles ». En effet, les premières exigent une « diffusabilité », mais sans compétition. or dans le cas de la monnaie, Menger nous dit que le désir de monnaie est lié au désir le plus universel, qui est de se tenir devant les autres en ayant bonne apparence [Menger, 1871, p. 265-266]. Mais nous venons de voir que la diffusabilité de ce désir n’implique nullement l’absence de concurrence.
Échanges de valeurs sociales ?
25Nous pouvons enfin nous demander dans quelle mesure les valeurs sociales, dont nous voyons qu’elles présentent des types différents, peuvent donner lieu à des échanges ou régler des échanges. Il semble qu’il ne puisse y avoir échange qu’entre des valeurs qui sont du même régime (par exemple, diffusion commune ou compétition pour le luxe ou compétition pour le pouvoir). Il est possible d’échanger des luxes contre d’autres – de vendre son yacht pour acheter des chevaux, par exemple – sans perdre son statut. Il est possible d’échanger une valeur de fiabilité dans l’accomplissement d’une tâche contre une valeur de risque assumé, voire l’inverse – qui est plus difficile – et d’échanger un pouvoir contre un autre pouvoir. Ces échanges sont souvent indirects (on ne se passe pas directement un pouvoir de la main à la main). Ils sont réglés par le souhait de conserver ou d’accroître le niveau hiérarchique de la valeur sociale de l’individu. La concurrence dans la demande fait monter cette valeur, et une offre plus abondante la fait baisser, tout comme dans l’échange.
26Si nous tentons des échanges entre des valeurs qui n’ont pas des régimes communs ou qui présentent des régimes d’activités incompatibles, alors ces échanges peuvent bien avoir lieu, mais ils ont un statut axiologique dégradé : nous les nommons des compromis. Ils font baisser la valeur sociale des valeurs échangées, que l’on soit dans un régime de concurrence et de hiérarchie, ou de conflit. C’est seulement si l’on peut trouver grâce au compromis un mode de diffusion ou de disponibilité commune aux échangistes que l’on peut conserver, voire augmenter la valeur sociale. Il en est ainsi dans la conclusion d’une paix où il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Mais on a alors créé une valeur sociale diffusable nouvelle (tout comme l’échange a créé la monnaie, qui facilite elle-même les échanges). Ces valeurs diffusables nouvelles sont forcément elles-mêmes des valeurs dont le contenu implique cette diffusabilité (la paix, la justice sociale, l’équité, la démocratie) et ce ne sont pas des valeurs de compétition.
Conclusion
27Les outils conceptuels que nous donne Menger, que ce soient les trois ordres qui organisent les biens (ordre du plus ou moins nécessaire, ordre des degrés de satisfaction, ordre des biens amont et des biens aval dans la production), et les relations qu’il établit entre ces trois ordres, ou encore la notion de diffusabilité qu’il forge dans son analyse de la monnaie, ou bien les propriétés de l’échange concurrentiel dont il nous fait découvrir certaines subtilités, tous peuvent donc être utilisés pour esquisser une analyse des processus par lesquels nous manifestons notre attachement à des valeurs sociales et tentons d’obtenir une reconnaissance et un statut social. Cela ne peut toutefois se faire sans nous autoriser des déplacements à contresens du fonctionnement du tableau de Menger, ou de la diffusabilité de la monnaie, ou du jeu de l’échange concurrentiel. Que ces déplacements soient nécessaires, cela semble montrer à la fois que Menger avait bien saisi la spécificité des interactions économiques, et surtout qu’il l’avait exprimée dans des termes qui laissaient ouvertes d’autres combinaisons permettant de penser des interactions qui sont plutôt des luttes pour la reconnaissance, et dont l’axiologie ne semble pas réductible à la notion économique de valeur. Ce serait une preuve supplémentaire de l’actualité et, si l’on peut ainsi s’exprimer, de la diffusabilité de la pensée de Menger.
28Nota : toutes les références bibliographiques étant aux textes de Menger dans ce chapitre, le lecteur se reportera au début de ce volume.
Notes de bas de page
1 on se rappelle que Menger propose trois modes d’ordonnancement des biens. Un bien peut être plus nécessaire qu’un autre, ce qui correspond à un ordre des besoins. il faut y ajouter un ordre de degrés de satisfaction, qui fait que consommer une première unité de notre bien le plus nécessaire (l’eau, en principe, la nourriture, pour Menger) nous offre le degré maximal. L’ordre des biens donne les colonnes du tableau de Menger, et l’ordre des degrés de satisfactions celui des lignes (voir à ce propos la note 3 ci-après). À ces deux dimensions s’ajoutent la place des biens dans la séquence de production, la confection de charrues, par exemple, étant nécessaire à la culture du blé qui nous donne finalement le pain.
2 Dans ce passage des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, la traduction anglaise de Dingwall et Hoselitz (voir les références bibliographiques en début de volume) manifeste son imprécision. Notre traduction en français.
3 Le triangle se présente ainsi [Menger, 1871, p. 93] :
Les chiffres romains désignent des biens de consommation, la gradation indiquant le degré du besoin ressenti par le sujet (I vient avant II, II avant III, etc.), envisagé ici sous son aspect actif (agent) en ce qui concerne la satisfaction de ses besoins matériels. C’est dire que le sujet est considéré en tant que son activité est centrée sur l’obtention de cette satisfaction. Les chiffres arabes manifestent l’intensité du besoin qui est ressenti par cet agent. ils n’ont pas d’importance en tant que tels, souligne Menger dans une note, c’est-à-dire que leur rang seul importe (10 > 9 > 8 > 7, etc.) et non leur valeur absolue, qui pourrait être différente. Le tableau se lit en colonnes et par unités successives. Au bien I, l’agent attribue une intensité 10 pour la première unité dont il a besoin. C’est la seule occurrence de 10, c’est donc pour obtenir une unité de ce bien que l’agent fera tous ses efforts plutôt que pour toute autre unité de tout autre bien. Une deuxième unité aura pour lui une importance moindre, mettons de 9. Alors, il existera un autre bien dont l’importance sera à ses yeux identique. Une fois une unité du bien i obtenue, il peut choisir entre une unité supplémentaire de I, ou une première unité du bien II. Ces deux options représentent pour lui la même utilité, qui est donc essentiellement subjective. C’est ainsi l’utilité de la dernière unité acquise d’un bien qui définit la valeur de ce bien aux yeux de l’agent. Cette unité se trouve « à la marge » de ses besoins, et la théorie est appelée « théorie de la valeur-utilité marginale » ou « théorie de l’utilité marginale » (Grenznutzlehre). Le raisonnement fonctionne par récurrence : pour une unité supplémentaire de bien, la valeur ainsi attribuée s’identifie donc à la signification que le bien prend pour l’agent (Bedeutung – terme que Menger emploie), toujours en vue de la satisfaction des besoins ressentis. Les biens notés en chiffres romains sont ainsi ordonnés une première fois en fonction de cette importance aux yeux de l’agent. Un commentaire détaillé de ce tableau se trouve dans la Revue française de sociologie [Campagnolo, 2005].
Auteur
Pierre Livet : philosophe, professeur à l’Université de Provence – Aix-Marseille I, directeur de l’unité CEPERC (CNRS/Université de Provence), peut être contacté à l’adresse : Pierre.Livet@univ-provence.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Existe-t-il une doctrine Menger ?
Aux origines de la pensée économique autrichienne
Gilles Campagnolo (dir.)
2011
Autos, idipsum
Aspects de l’identité d’Homère à Augustin
Dominique Doucet et Isabelle Koch (dir.)
2014
Agir humain et production de connaissances
Épistemologie et Ergologie
Renato Di Ruzza et Yves Schwartz
2021
Sciences et Humanités
Décloisonner les savoirs pour reconstruire l’Université
Éric Audureau (dir.)
2019