Postface
p. 223-229
Texte intégral
Le calendrier déchristianisé n’a duré que quelques années, mais les répercussions de la Révolution sont encore bien visibles. Tout le monde sait bien que l’irruption sur la scène de l’histoire de groupes sociaux sans privilèges et l’abolition des privilèges liés à la naissance ont changé de manière irréversible l’histoire de France, de l’Europe et du monde1.
Carlo Ginzburg.
1D’aujourd’hui à 1789, des peuples en révolution surgissent au grand étonnement du monde, en portant les mêmes revendications émancipatrices. La « révolution des droits de l’Humanité », telle que Maximilien Robespierre définissait la Révolution française, est à la fois un passé, un présent et un avenir. La conjugaison de diverses temporalités – le temps de l’événement fondateur d’une table rase de l’Ancien Régime politique et social, celui de l’élaboration d’une nouvelle culture politique et de l’adoption de ses principes dans un pays comme l’Espagne par exemple et, enfin, celui de sa commémoration –, fait de la Révolution de 1789 un sujet d’études particulier, depuis son origine, d’autant que son historiographie a été d’emblée internationale, tant ses résonances ont ébranlé l’Europe et le monde.
2Toutefois, le 89 arabe2 a d’autant plus surpris les historiens du 1789 français que le Congrès mondial du Bicentenaire de 1789 sur « L’image de la Révolution française », organisée par notre maître et ami, Michel Vovelle, en 1989 à Paris3, montrait aussi bien une formidable participation de tous les continents que le faible écho en Afrique, en général, et dans le monde arabe, en particulier. Une génération plus tard, les événements historiques révélaient, sinon la renaissance du phénix de ses cendres4, du moins les changements radicaux de perspectives dans diverses sociétés vivant sous des régimes autoritaires et détestés. Par leur prise de parole publique et collective – en scandant : « Le peuple veut la chute du régime ! » –, les citoyens et citoyennes révolutionnaires du xxie siècle en Tunisie, en Égypte et ailleurs, manifestaient les espoirs des jeunesses du monde et leur volonté d’une régénération de leur vie personnelle et nationale.
3De la prise de conscience de l’oppression à la mise en œuvre d’institutions républicaines et sociales durables – si chères à Saint-Just en l’an II de la République une et indivisible –, il y a une histoire à construire. Pour illustrer ce moment d’attente, où le passé continue de peser de toutes ses forces sur le présent et les espoirs à venir, nous avons choisi de présenter ce projet d’obélisque d’un artiste avignonnais, précieusement conservé à la Bibliothèque municipale d’Avignon5. Non seulement parce qu’il est resté anonyme, sans date et inédit jusqu’à ce jour, mais surtout parce qu’il matérialise une prise de conscience révolutionnaire à la fois individuelle et collective.
4Le projet de commémorer les temps présents par un obélisque de marbre est, en effet, un précieux témoignage de la passion révolutionnaire. Il illustre le sentiment de vivre un temps historique extraordinaire, susceptible d’être magnifié pour les générations futures. L’événement digne de laisser une trace dans l’Histoire est celui de la demande du rattachement d’Avignon à la France en 1790. Les estampes de ce projet architectural datent de la monarchie constitutionnelle en France, à l’époque de l’Assemblée constituante. Les protagonistes de l’événement politique majeur sont les Avignonnais, représentés deux fois par leur députation auprès, d’une part, de l’Assemblée nationale et, d’autre part, du Roi des Français, et une troisième fois, sur la seconde face de l’obélisque, par un groupe d’hommes tournant le dos à l’évêque de Rome. Les autres protagonistes sont donc l’Assemblée nationale constituante, le Pape et le Roi. D’emblée, observons que la maxime de la monarchie constitutionnelle française, à savoir « La Nation, la Loi et le Roi », ne correspond pas aux trois faces du socle de l’obélisque. Non seulement la « Loi », celle de l’Assemblée nationale, n’est pas encore votée pour répondre à la volonté souveraine des citoyens d’Avignon – même si elle ne fait aucun doute de la part d’une Assemblée qui a reconnu et proclamé les droits naturels et imprescriptibles de l’homme et du citoyen en 1789 –, mais encore le Pape est encore présent par ses promesses et sa soif de richesses.
5De fait, ces estampes illustrent un moment historique singulier : celui de l’attente de la confirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en dépit de la contre-révolution papiste. Le Roi des Français, dont les deux attributs sont « la constitution » et « le bonnet de la Liberté », est présenté sur la troisième face de l’obélisque, comme dernière solution possible au conflit politique. La constitution de la France n’est pas encore promulguée, mais le symbole de l’affranchissement du peuple français guide le choix du Restaurateur de la liberté.
6Le moment historique n’est, donc, pas celui du consensus politique ou de « l’année heureuse » décrite par certains historiens – sinon pour l’iconographie royale. Au contraire, il est celui de l’affrontement entre le pouvoir de l’argent et le mouvement populaire. D’un côté, les guirlandes fleuries et la chaîne de fers, ou le pouvoir de corruption et d’adhésion des anti ou contre-révolutionnaires ; de l’autre, la force tranquille de la Liberté révolutionnaire soutenue par deux lions couchés, mais vigilants. La Révolution est en marche, sa victoire est assurée et doit faire l’objet d’un monument commémoratif.
7Si la signification politique est claire, d’autant plus que trois légendes explicitent les représentations figurées, reste à s’interroger, à la suite de Carlo Ginzburg, sur les modalités de cet entrelacement des temps historiques. En effet, c’est bien la passion du moment révolutionnaire qui est à l’œuvre dans ce projet architectural conçu pour les générations futures ; et les signes choisis – comme l’obélisque utilisé sous forme de triptyque – illustrent bien la réappropriation « d’une iconographie païenne, chrétienne ensuite, mise au service de l’iconographie révolutionnaire6 ».
8En laissant à un historien d’art le soin d’apprécier la qualité artistique de ces estampes, les explicitations manuscrites de l’auteur peuvent donner lieu à quelques réflexions, en commençant par le laconisme du commentaire énonçant le fait révolutionnaire : « Une députation des Avignonnais se présente à la barre de l’Assemblée Nationale ». Car si la presse avignonnaise et, dans une moindre mesure, nationale a bien couvert l’événement, en revanche, l’iconographie politique est unique à ce jour. La représentation de la salle du Manège des Tuileries à Paris qui, depuis les événements célèbres d’octobre 1789, est le lieu des séances de l’Assemblée nationale7, montre les connaissances du Paris révolutionnaire de l’auteur. Surmontant l’obélisque et représentée de face, l’allégorie de la Liberté, drapée à l’Antique, tenant d’une main une pique surmontée du drapeau phrygien et de l’autre bras tendant une main protectrice, révèle la prégnance immédiate des allégories révolutionnaires8, quelle que soit la créativité des artistes dans le royaume de France et à l’étranger.
9Toutefois, c’est bien le long commentaire de la seconde face du monument qui interroge l’historien : « Le Pape s’efforce de retenir les Avignonnais et s’enlace avec eux dans une guirlande de fleurs qui couvre une chaîne de fers, dont on aperçoit quelques anneaux ; les Avignonnais tendent les bras vers la France qui, sous l’emblème de l’immortalité, pose d’une main son cercle sur eux et, de l’autre, offre au Pape une corbeille remplie de lingots d’or ».
10Car, pour de très grands savants, comme Carlo Ginzburg9, la première phrase évoque, d’abord, Rousseau qui, dans son Discours sur les Sciences et les Arts, écrivait :
[…] Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les trônes ; les sciences et les arts les ont affermis […].
11Cette métaphore sera reprise, ensuite, près d’un siècle plus tard, par le jeune Marx dans sa célèbre introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel :
[…] La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille les fleurs vivantes. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de la raison…
12Lecteur de Rousseau, l’Avignonnais a partagé, sans nul doute, comme toute sa génération, sa critique de la position sociale du scientifique et de l’artiste. Ses années de formation à Paris et à Rome, et son apprentissage dans la cité de la légation des papes auprès de son père, lui ont permis non seulement d’acquérir l’art et la pratique du métier, mais encore l’espérance d’« élever des monuments à la gloire de l’esprit humain », selon l’encouragement de Rousseau ; qui ajoutait : « Mais si l’on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances ». L’appel à la vertu civique, comme à l’avènement de « grandes occasions », du philosophe des Lumières ou du citoyen de Genève, a été aussi entendu par un autre porte-parole des minorités politiques.
13Quand Marx écrit : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple », il veut décrire « la tâche de l’histoire, après la disparition de l’au-delà de la vérité, qui est d’établir la vérité de ce monde-ci ». L’idée de séparation de l’Église et de l’État n’a vécu historiquement que quelques années post-révolutionnaires en France jusqu’à la signature du Concordat par Napoléon Bonaparte avec le pape, et n’a eu guère d’impact international. Pour autant, la transition historique française de laïcité de l’État de 1794 à 1801 a constitué un premier apprentissage culturel à partir duquel d’autres expériences historiques, basées sur des rapports de force plus défavorables à l’Église catholique et romaine, ont pu être imposées par la loi en France. Entre-temps, la conscience politique et juridique de l’homme et du citoyen a pu, après la protestation de Martin Luther et le développement de la théorie jusnaturaliste en Europe constituer une base matérielle aux besoins de l’humanité.
14Or à l’époque où ce projet commémoratif a été élaboré, non seulement les protestants ont fait reconnaître nationalement leurs droits de citoyenneté lors de la nuit de Noël 1789 – même s’ils continuent à défendre leurs droits par les armes au plan local, à Nîmes notamment – mais encore les juifs, soutenus par le côté gauche de l’Assemblée nationale et, localement, par les révolutionnaires avignonnais, plaident pour une semblable reconnaissance de leur existence civique. De fait, dans le Midi, sinon de droit, en France, le combat contre la papauté rejoint celui de la reconnaissance des droits naturels de l’homme et du citoyen. La Déclaration de 1789, jugée « impie » par le pape, clôture le débat philosophique, juridique et politique, mais engendre, comme tout le monde le sait, la guerre civile, basée sur le refus des ultramontains, et non celui des curés patriotes, jureurs et bientôt, pour certains, déchristianisateurs, de l’adoption des principes de civilité républicaine et démocrate.
15Quant à la troisième légende de l’artiste : « Les députés des Avignonnais viennent rendre leurs hommages à ce Roy qui, d’une main, leur présente la Constitution et, de l’autre, le bonnet de la Liberté », elle révèle qu’il n’y a pas d’autre choix possible pour un souverain constitutionnel et, surtout, que les estampes ne peuvent être qu’antérieures à la fuite du roi.
16Le questionnement de l’historien féru, ou inquiet, de la transmission des savoirs intéresse chaque citoyen, même si, là où l’historien s’interroge sur le « comment », le citoyen pose la question du « pourquoi ? ».
17Pourquoi ce projet commémoratif est-il resté anonyme et inédit ? Pourquoi attendre 1891, et l’élection d’une municipalité radicale, pour voir l’édification d’un monument sur la place de la République à Avignon ? Et pourquoi les chefs-d’œuvre de Réattu, comme Le temple de la Raison10, et de Topino-Lebrun, La mort de Caius Gracchus, ont-ils été oubliés pendant deux siècles dans des réserves de musées marseillais et attendu le Bicentenaire de 1789, et l’élection à la présidence de la République française de François Mitterrand, leader de l’union de la gauche, pour être présentés au public des citoyens ? Les citoyens de France et du monde peuvent ainsi mesurer, tant la longue durée du changement du rapport des forces politiques que l’intérêt des commémorations nationales quand les radicaux sont au pouvoir ou bien le rôle des médiateurs culturels lorsqu’ils trouvent un éditeur. Quand Alain Jouffroy a fait redécouvrir le chef-d’œuvre de François Topino-Lebrun, il n’hésitait pas à écrire en 1977 : « depuis Thermidor, le patriotisme a été confisqué, en France, par les ennemis de la Révolution11 » – même s’il anticipait, alors, sur le ralliement total de la droite contre-révolutionnaire à la République et à son hymne national, sinon à ses valeurs fondatrices –, tout en rêvant à « la mise en espace de la révolution individuelle dans la révolution collective ». De fait, d’une part, la destruction des archives du club révolutionnaire d’Avignon, au-delà même de la suppression des sociétés politiques par le régime thermidorien et de la terreur blanche en Provence, rend difficile les recherches historiennes et, d’autre part, la production artistique révolutionnaire a été souvent éphémère, comme les décors des fêtes par exemple, et fragile, avec tant d’esquisses sur papier et de projets manuscrits.
18Pourtant, ce projet commémoratif n’a pas subi le vandalisme contre révolutionnaire : il témoigne d’une sensibilité collective, qui ne se réduit pas au message d’un instant, car l’artiste va rêver, en l’an II, d’une cité nouvelle avec des projets architecturaux à la hauteur des événements, de la destruction de la Bastille du Midi à la construction d’un nouveau pont sur le Rhône et de promenades sur le Rocher où il pensait pouvoir élever son obélisque civique. Certes, ce n’est pas la figure de la Liberté qui domine la ci-devant cité des Papes, mais l’emblème, récemment doré, de la seule religion catholique et romaine ; certes, le monument commémoratif du rattachement d’Avignon à la France de la IIIe République triomphante a été relégué à la fin du xxe siècle sur un parking aux bords du Rhône, pour installer à sa place devant la mairie un manège de chevaux à bois ; et, même si le changement n’est pas pour maintenant, il nous reste, sous les yeux, un projet d’avenir.
Notes de bas de page
1 Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, Paris, Les Presses du Réel, p. 40.
2 Benjamin Stora et Edwy Plenel, Le 89 arabe. Réflexions sur les révolutions en cours, Paris, Stock.
3 Michel Vovelle, L’image de la Révolution française. Communications présentées lors du Congrès Mondial pour le Bicentenaire de la Révolution, Sorbonne, Paris, 6-12 juillet 1989, Pergamon Press, Paris, Oxford, New York, Pékin, Francfort, Sydney, Tokyo, 1989, 4 volumes.
4 François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, PUF.
5 BM Avignon, Estampes Atlas 13, 128-130. Relevons les indications manuscrites données pour chaque face. Sur la première face : « Une députation des Avignonnais se présente à la barre de l’Assemblée Nationale ». Sur la seconde face : « Le Pape s’efforce de retenir les Avignonnais et s’enlace avec eux dans une guirlande de fleurs qui couvre une chaîne de fers, dont on aperçoit quelques anneaux ; les Avignonnais tendent les bras vers la France qui, sous l’emblème de l’immortalité, pose d’une main son cercle sur eux et, de l’autre, offre au Pape une corbeille remplie de lingots d’or ». Sur la troisième : « Les députés des Avignonnais viennent rendre leurs hommages à ce Roy qui, d’une main, leur présente la Constitution et, de l’autre, le bonnet de la Liberté ». Nous remercions les conservateurs de la bibliothèque tant pour leur qualité d’accueil que pour leur aimable autorisation de reproduction de ces documents.
6 Carlo Ginsburg, op. cit., p. 10.
7 Voir notamment : 1789. L’Assemblée nationale. Catalogue de l’exposition organisée au Palais Bourbon à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution et de l’Assemblée nationale, Avant-propos de Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale, Paris, juin 1989.
8 Voir, en particulier, Michel Vovelle, La Révolution française. Images et récit, Livre Club Diderot, Messidor, Paris, 1986, t. 1, « La Révolution en symboles », p. 296 et suivantes.
9 Je remercie infiniment Carlo Ginzburg pour sa lecture bienveillante et, surtout, ô combien érudite de ce texte.
10 Marseille en Révolution, avant-propos de Michel Vovelle, Éditions Rivages et Musées de Marseille, 1989.
11 Guillotine et peinture. Topino Lebrun et ses amis, Alain Jouffroy et Philippe Bordes, dir., Paris, Chêne, 1977, p. 58.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR Telemme
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