L’impact de la Révolution française sur la construction de la nation en Espagne
p. 207-222
Note de l’éditeur
Ce travail a été effectué dans le cadre de l’activité du Groupe d’Étude des Institutions et de la Société dans la Catalogne moderne (2009SGR318) et du projet de recherche HAR2008-03291
Texte intégral
1Les deux concepts de révolution et de nation ont fait l’objet d’usages et de compréhensions très divers au fil de l’histoire. Et, en dépit des apparences, cette pluralité d’usages n’a pas disparu à partir de la Révolution française sinon que ses contrastes en ont été intensifiés – comme résultat du processus révolutionnaire lui-même aussi bien que des diverses aspirations et réalisations qui se sont faites jour dans la formation des États-nations.
2L’historiographie ne pouvait pas demeurer en marge des intérêts qui entouraient ces deux termes, ni de la complexité des processus qu’ils tentaient de définir. Dans son regard en arrière, la mémoire historique, elle-même impliquée dans les processus qu’elle analysait – la Révolution et la formation des États-nations – a notablement contribué, selon les circonstances politiques, idéologiques ou sociales, à l’artificialité et à la mythification de certains moments, en même temps qu’elle tendait à en introniser un certain récit ainsi que des modèles pour les analyses de leurs processus. Il est dès lors facile de comprendre que cette mémoire historique, marquée par l’emphase qui émanait de la mémoire des protagonistes, ait tendu en même temps à conférer à ces processus un caractère fondateur.
3Dans le cas espagnol, aussi bien révolution que nation ont une référence essentielle dans le premier quart du xixe siècle et, plus spécifiquement encore, dans les années qui englobent la guerre d’Indépendance (1808-1814) et les Cortes de Cadix. Commençait alors, avec la chronique de ses protagonistes, un processus de mythification des événements historiques qui se consolidera grâce à la légitimité académique que lui conférera l’historiographie du xixe siècle. Par la suite, sous l’impulsion de la commémoration du premier centenaire, au début du xxe siècle, cette mythification se maintiendra comme un lieu commun, autant chez les historiens que dans l’imaginaire de la société, jusque bien tard dans la deuxième moitié du xxe siècle. La guerre d’Indépendance et les Cortes de Cadix ont ainsi été intronisées progressivement comme l’expression d’une révolution nationale – indépendamment du sens spécifique avec lequel on utilisait les termes de révolution et de nation – ; de telle manière que le sens de cette expression demeurait à la merci des circonstances et des sujets qui y faisaient référence.
4Face à la persistance de cette tradition de mythification de la guerre d’Indépendance, une des tâches parmi les plus méritoires qui aient été menées à terme dans le cadre de la commémoration de son Bicentenaire a été, précisément, la « déconstruction » du mythe1 ; au moins en ce qui fait référence au conflit antinapoléonien et à sa dimension « nationale ». Cette tâche a été le fruit de la recherche historique et historiographique sur cette période, ainsi que sur le xviiie siècle – et tout spécialement sur la fin de ce siècle. De fait, il s’agit d’une étude qui a permis, entre autres choses, la récupération de l’intérêt historique pour des épisodes qui étaient pratiquement tombés dans l’oubli jusqu’à une période récente, comme par exemple la Guerra Gran (c’est-à-dire le conflit qui a vu s’affronter la monarchie espagnole et la Convention républicaine)2.
5À l’occasion des études concernant ce dernier conflit, nous avons pris conscience du fait, par exemple, que si l’on veut soupeser dans le cas espagnol l’impact de la Révolution française, il faut le faire précisément en prenant globalement en considération deux moments-clés : celui de la Guerra Gran, d’une part, et le conflit déchaîné par l’occupation napoléonienne – aussi appelé Guerra del Francès « guerre du Français » ou guerre d’Indépendance – , d’autre part. Les deux moments peuvent être vus comme des épisodes-clés, avec une remarquable continuité et des parallélismes entre eux. Il s’agit, en effet, de deux conflits seulement séparés dans le temps par treize années, dans le cadre desquels ont éclaté en même temps l’écho et la réaction face à la Révolution française ainsi que l’effervescence de la révolution libérale espagnole. Et c’est dans ce cadre aussi que fermentaient les sentiments, et qu’étaient formulées les proclamations, qui allaient devenir une référence pour le débat politique et historique autour du patriotisme, de la nation et des origines du nationalisme du xixe siècle.
La Guerra Gran [Grande Guerre] (1793-1795) et la Révolution française (patriotisme, révolution et contre-révolution)
6La Guerra Gran a été ouvertement une guerre contre la Révolution. La peur de la monarchie espagnole de la contagion qui viendrait de la Révolution française a joué comme un facteur remarquable pour la mobilisation des sociétés frontalières en suppléant le manque de motivations claires de ces sociétés pour un conflit de ce type. Mais la guerre devait aussi réveiller de nombreux comportements contradictoires : certains d’entre eux en rapport avec la curiosité et l’intérêt qu’éveillait la circulation des nouvelles venant de France – en dépit de toutes les mesures adoptées pour l’empêcher, ou peut-être précisément à cause d’elles ! – ; et d’autres, fruit de l’influence et des expectatives que pouvaient avoir créées, au cours des derniers temps, la circulation des idées des Lumières et les initiatives réformistes – au moins parmi certains secteurs des élites.
7L’éclipse indiscutable de ces secteurs qui auraient pu présenter une prédisposition favorable envers la Révolution française, sentir pour elle une certaine sympathie voire même de l’admiration, a été renforcée par la gravité de la guerre. Mais ces attitudes demeureront latentes, et elles reparaîtront à la fin du conflit, avec une nouvelle impulsion, bien que toujours dans les limites menaçantes du pouvoir absolu, monarchique et ecclésiastique. Le contexte de la Guerra Gran et des années immédiatement postérieures a permis un important apprentissage de la clandestinité et de l’accommodation en ce qui concernait la circulation des idées, qu’il faut absolument prendre en compte pour l’analyse des comportements et des débats du premier libéralisme dans le cadre de la Guerra del Francès et des Cortes de Cadix.
8De nombreux facteurs avaient rendu invivables, au fil de la Guerra Gran, non seulement la complicité mais même la seule condescendance envers la Révolution française ; ne laissant que la voie du renoncement ou bien celle de l’exil. Parmi cette multiplicité de facteurs, cependant, nous pensons qu’il vaut la peine de distinguer les quatre aspects suivants, tant pour leur importance que pour les contradictions qu’ils laissent entrevoir.
9En premier lieu, l’altération du langage révolutionnaire. De ce point de vue, l’usage des termes patriote et nation est tout spécialement significatif. On sait suffisamment, en effet, la profondeur du virage sémantique que la Révolution a apporté à ces deux termes3. Le patriote était le partisan de la Révolution, c’est-à-dire de la liberté ; et la liberté était la nouvelle et authentique patrie pour laquelle, le cas échéant, on devait être disposé à mourir. On rompait ainsi une idée de patriotisme imprégnée des traditions d’une société caractérisée par l’esclavage, par le privilège et par la religion. De manière semblable, au travers de la Révolution, le concept de nation cessait d’être l’expression de l’identité de l’individu – l’appartenance à une nation déterminée, aussi bien si l’on faisait référence à un état social, à une religion ou à une seigneurie, était ce qui conférait à l’individu son identité – et il allait définir le sujet collectif de la souveraineté publique – sujet issu de l’émancipation et du rôle du tiers état.
10La force de ces nouveaux concepts a immédiatement transcendé le cadre même de la France révolutionnaire ; de telle manière que même ses adversaires en ont assumé, ne fût-ce que momentanément, leurs nouveaux sens. Dans les premiers temps de la guerre contre la Révolution, les autorités et les combattants espagnols faisaient référence à leurs ennemis comme aux « patriotes », de telle manière que le mot patriotes était utilisé pour désigner les « révolutionnaires » et, par extension, les Français. Parallèlement, encore que de manière déjà moins fréquente, vu que le concept révolutionnaire de nation était d’usage beaucoup moins populaire que celui de patrie, le terme nation a souvent été utilisé par leurs ennemis comme synonyme de France révolutionnaire, et de Français. Précisément, la conscience de la portée révolutionnaire de ces deux termes allait mener, en un second temps, à la condamnation de leur usage4. L’archevêque de Tarragone, Mgr Francesc Armanyà, publiait le 31 juillet 1794 une lettre pastorale qui portait le titre suivant : Pastorale dans laquelle, découvrant les projets impies de ceux que l’on appelle les patriotes français, les tromperies préméditées de leurs promesses et les horribles effets de leur fureur, on exhorte à nouveau à une vigoureuse défense de la religion et de la patrie. Et l’évêque de Santander, Mgr Rafael Tomás Menéndez de Luarca, s’exclamait dans un de ses écrits : « Patriotes, humains, humanité ! Retirez ces méprisables mots […] ; même si l’on sait d’où ils viennent, il n’est pas bien que les chrétiens les aient à la bouche… ». La diplomatie espagnole n’agissait pas autrement en ce qui concernait l’usage du terme nation5. Finalement, cependant, dans le cas de la guerre contre la Révolution, on trouve la revendication et le retour au sens que les deux termes avaient eu traditionnellement dans la société de l’Ancien Régime – mais maintenant imprégnés par le militantisme contre-révolutionnaire d’une signification qu’ils n’avaient pas eue jusqu’alors. Davantage qu’un retour au sens traditionnel, la contre-révolution « séquestrait » les termes patrie et nation pour en renverser le sens révolutionnaire et, pour le moins, en diluer la force sémantique tout en les entourant de confusion. De telle manière que maintenant les patriotes étaient ceux qui s’identifiaient avec la lutte contre-révolutionnaire. Il s’agissait d’un tournant et d’une volonté de confusion, cependant, dont le propos ne réussit pas toujours : comment expliquer, sinon, le vaste écho qu’eut le sens révolutionnaire du terme nation dans la révolution libérale espagnole – nous pensons, par exemple, à la rédaction de la Constitution de 1812, à laquelle nous faisions référence plus haut – ou l’orgueil patriotique qu’y brandissaient dans son développement aussi bien les libéraux que les afrancesados ?
11La réaction à la suite de la diffusion immédiate de la nouvelle de l’exécution de Louis XVI fut moins complexe comme facteur antirévolutionnaire. La guerre fut précipitée, précisément, à cause de cet événement, mettant fin à la vigueur formelle d’un pacte de famille que personne n’avait dénoncé jusqu’alors malgré le processus révolutionnaire qui se déroulait en France. Ni la réaction politique ni la réaction « morale » n’allaient laisser d’espace à aucun type de condescendance avec les « régicides » ; au point qu’on pourrait cesser de présenter le déclenchement de la guerre comme le résultat des décisions de cabinet et des intérêts de coalitions internationales et qu’elle deviendra une lutte pour la défense de l’ordre et de la religion, et pour le châtiment de ceux qui incarnaient le chaos ou l’anarchie. Et, par conséquent, l’incitation de la circulation des nouvelles « néfastes » provenant de la Révolution – qui contrastait avec l’hermétisme qui avait été imposé jusqu’alors en ce qui concernait tout ce qui se passait en France –, ne pourra pas éviter que certains secteurs puissent en tirer des leçons morales dangereuses, tout spécialement face à l’arbitraire et à l’autoritarisme. Ainsi, l’artisan Ramon Cornet, par exemple, écrivait-il dans son journal :
Je ne sais pas à quoi correspond l’honneur de la noblesse […] qui étaient […] les premiers à s’opposer aux ennemis […] et maintenant [sont] si obstinés et ne cherchent rien d’autre que d’assujettir le pauvre. Mais attention ! La marmite est en train de bouillir et elle bout tellement que peu à peu le bouillon s’en va, et ils ne prennent pas exemple sur la France […] : où les grands opprimaient tellement les petits que les grands ont perdu les petits, mais que ceux-ci ont perdu les grands, puisque, tout d’abord, les puissants ont été détruits avant les pauvres. [AHCB, Ms A-165]
12À côté de ces facteurs généraux, cependant, il y en avait aussi de plus immédiats, qui créaient une claire animosité envers la France révolutionnaire. Parmi eux, sans doute le plus remarquable fut-il le coût matériel et personnel que comportait la guerre, ainsi que l’occupation du territoire par les armées. La guerre fut, expressément, une guerre de frontière, mais pour les sociétés frontalières – comme par exemple la Catalogne, l’Aragon, la Navarre ou le Pays Basque – l’occupation fut en même temps une réalité et une menace, de telle manière que révolution et guerre étaient associées à tous les types de dommage – personnels (occasionnés par les recrutements et les nécessités de défense), économiques (découlant de la fiscalité, de la présence et du logement des armées, et de la destruction de biens et de récoltes) –, ou découlant de la quotidienneté de tout type de violences… Il n’était donc pas difficile de l’associer avec un certain automatisme, finalement, aux conséquences de la Révolution voisine. Pourtant, personne ne pouvait éviter qu’avec le développement inégal de la guerre, les dommages que celle-ci occasionnait aient aussi été occasionnés, de manière progressive, par le poids de l’État lui-même, et à cause des initiatives et des mesures que celui-ci adoptait en fonction des circonstances et de ses intérêts spécifiques6…
13L’unanimisme antirévolutionnaire pourrait avoir un de ses plus remarquables facteurs dans le caractère de guerre de religion qui fut donné au conflit dès le début7. La diabolisation de la Révolution fit de la guerre contre la Convention un conflit de religion marqué par une mentalité de croisade et par une avalanche d’exhortations qui prêchaient la guerre sainte. Avec la récupération des argumentations de Bernard de Clairvaux8, la religion et le patriotisme devenaient, en plus, inséparables, et ils débouchaient sur la consigne la plus significative et réitérée de tout ce conflit : « Dieu, la patrie et le roi ! ». Ce cri sera d’ailleurs repris pendant la guerre d’Indépendance et il perdurera tout au long du xixe siècle. Comme proclamation et consigne de combat, ces trois références devenaient des éléments appellatifs tant par eux-mêmes que par leur association automatique avec la condamnation de leurs contraires – l’irréligion, l’anarchie et le chaos. L’insistance réitérée et l’emphase des écrits et des exhortations quant au caractère « saint » de la guerre révèlent cependant non seulement l’importance concédée à sa dimension religieuse mais aussi la réalité d’un considérable manque d’enthousiasme de la population, qui nécessitait aussi bien le constant martellement et la force des proclamations que la réitération des exhortations, des bans, des ordres et des écrits de tout type… L’évêque de Gérone, Mgr Tomás de Lorenzana9, signalait à ses ecclésiastiques que « le peuple [devait] s’enflammer ». Et le prieur de Meià précisait que « pour mieux les exciter » il fallait mettre devant les yeux des gens « les calamités et les horreurs auxquelles ils se verront exposés s’ils ne font pas tous les efforts possibles pour empêcher que pénètre ou s’enfonce en Espagne l’ennemi barbare10 ». Et, de manière semblable, l’évêque de Barcelone, Mgr Eustaquio de Azara, signalait que « ce que l’on [devait] principalement obtenir, c’[était] animer à allumer, en commun et en particulier, à prendre les armes11 ». Si tout cela, cependant, comme le disaient ces écrits, étaient les sentiments et les comportements que « l’on devait atteindre », il est clair que l’enthousiasme et l’unanimité de la population quant à la lutte contre le Français étaient plus rhétoriques que réels.
La guerre du Français, la Révolution espagnole et le spectre de la Révolution française
14Comme nous l’avons déjà signalé en d’autres occasions, les parallélismes entre la Grande Guerre et la guerre du Français sont tout à fait considérables12 mais les différences ne sont pas moindres. En 1808, avec la chute de la monarchie espagnole c’est l’État qui faisait faillite, offrant ainsi un cadre exceptionnel pour la première Révolution espagnole. C’était un cadre dans lequel l’Empire napoléonien avait un rôle remarquable : donnant pied aux abdications de Charles IV d’Espagne et de son fils Ferdinand VII, et menant à terme une occupation militaire du territoire qui déboucha sur un conflit aux caractéristiques inédites. Guerre et révolution, donc, apparaissaient à nouveau réunies, mais cette fois-ci c’était la Révolution espagnole qui était en jeu ; et la scène de la guerre contre la France ne serait pas seulement celle des zones de « frontière » sinon qu’il s’agirait pratiquement d’une « guerre totale » – étendue simultanément à tout le territoire, impliquant tout l’ensemble de la société, et débouchant de fait sur une « guerre à mort13 ».
15La guerre, une fois de plus, devait conditionner les attitudes envers la révolution. Mais maintenant c’était dans le domaine du royaume d’Espagne que la révolution pouvait devenir possible. De telle manière que même si la répercussion directe et immédiate de la Révolution française avait pu être bien faible, elle acquérait, vue dans une perspective postérieure, une importance non négligeable – encore que ce soit à un niveau plus global et indirect, tout spécialement dans un contexte tel que celui qui caractérisa la période de 1808 à 1814. La Révolution française avait démontré que la crise des structures politiques, sociales et économiques de l’Ancien Régime pouvait culminer avec l’effondrement de ce modèle de société, et que ce fait pouvait déboucher sur la construction d’une nouvelle structure et d’un nouveau modèle. La Révolution française, en outre, avait mis en évidence que les élites n’avaient pas été les seules à y jouer un rôle sinon que la participation des classes populaires avait été déterminante dans son résultat. La Révolution française, de surcroît, montrait que tout cela n’était pas un récit fantastique ou lointain sinon une réalité bien proche, tout spécialement dans les zones frontalières.
16Il est certain qu’aux mains des secteurs antirévolutionnaires la réalité et la proximité de la Révolution française ont pu être utilisées comme une prophylactique homéopathique contre toute révolution14 ; toutefois, de cette manière, la Révolution française devenait aussi une référence obligée pour toute prétention de transformation que l’on voudrait mener à terme. Et la révolution libérale espagnole n’en serait pas une exception.
17Deux moments qualitativement différents mettent en évidence les deux dimensions qu’aura la Révolution espagnole à partir du moment de son déclenchement.
18Le « premier » moment est celui qui correspond à la période entre mai et septembre 1808. Au cours de ces mois-là, en effet, la dimension sociale et populaire de la Révolution fut mise en évidence au travers des nombreuses révoltes locales qui se produisaient ici et là, surtout pendant les mois de mai et de juillet. Les poussées de participation, d’agitation et de violence populaires qui se produisirent créèrent une réaction rapide des oligarchies ; réaction qui mena à l’instauration d’un nouveau modèle d’organisation du pouvoir politique et de l’administration locale, qui fut associé à la formation de Juntes. Ce modèle venait suppléer la situation de blocage dans laquelle étaient demeurés les organismes traditionnels du fait du maintien officiel de l’alliance avec la France napoléonienne en dépit de la trahison dont on considérait que la monarchie espagnole avait été victime. C’est ainsi qu’allaient surgir, avec une remarquable spontanéité, les diverses Juntes provinciales et territoriales. La complexité de la situation créée par ce processus d’affirmation plurielle de souveraineté qu’avait supposé la formation des Juntes provinciales serait reconduite quelque temps plus tard par la création d’une Junta Central. On prétendait ainsi coordonner et centraliser le pouvoir et la souveraineté, tout spécialement afin de faire face au contexte de guerre contre l’occupation militaire napoléonienne. Mais ceci n’impliquait ni la réactivation ni le retour au modèle de pouvoir qui avait été perdu ; et cela ouvrait la porte, par contre, pour remplir le vide laissé par la faillite de la monarchie non pas avec une restauration sinon avec une instauration. En effet, après ces moments de révolte, la réalité pouvait difficilement être recomposée selon le modèle de l’Ancien Régime. Même si le roi arrivait à récupérer le trône, cela ne serait pas grâce à ses propres mérites – dynastiques ou stratégiques – sinon grâce à ceux de la « nation » qui s’était soulevée les armes à la main. Ainsi le ratifiait politiquement la décision prise par la Junta Central de convoquer des élections pour la tenue de Cortes, malgré les résistances des secteurs les plus immobilistes qui prétendaient, au lieu de cela, que l’on déposât tout le pouvoir dans les mains d’une régence. Une régence fut ainsi créée mais ses intentions devaient se diluer devant le poids et le rôle que supposait le maintien de la convocation des Cortes.
19Et c’est précisément avec ce processus de convocation des Cortes que l’on peut parler d’un second moment, celui qui s’est ouvert en 1809, quand cette convocation mit en évidence la conscience et la volonté de certains secteurs importants de la société espagnole d’ouvrir un processus immergé dans un cadre d’expectatives révolutionnaires ; c’est-à-dire un processus destiné à transcender le caractère provisoire du contexte de guerre et des abdications de la monarchie. Ce processus mettra en évidence, progressivement, le caractère de révolution politico-idéologique des débats et des initiatives qui avaient lieu en Espagne ; par conséquent, c’était aussi une révolution de l’usage naissant d’un nouveau langage politique – comme celui qu’impliquait l’adoption, par exemple, du concept de nation, avec un sens qui était inévitablement, maintenant, l’héritage du langage politique de la Révolution française. Ce second moment allait s’exprimer principalement au travers de la préparation, et de la réalisation, d’une vaste « Consulta » (consultation) dans le pays à l’occasion de la convocation des Cortes, ainsi qu’au travers du processus ouvert pour mener à terme l’élection des représentants de la nation. Finalement, ce moment culminera, en effet, par la célébration des Cortes, dans la ville de Cadix ; et il aura sa matérialisation la plus emblématique dans la Constitution promulguée en mars 1812.
20L’organisation des Cortes exigeait la préparation des instructions que les localités et les territoires devaient donner à leurs représentants, comme on le faisait habituellement dans les territoires historiques de la monarchie. Toutefois, au début de 1809, la décision prise par la Junta Central de mener à terme une consultation dans le pays supposait une initiative nouvelle très ambitieuse, bien que celle-ci demeurât encore loin de pouvoir être comparée avec ce qu’avait supposé, en France, la rédaction des cahiers de doléances. La soixantaine de mémoires conservés de la consultation faite en Espagne – sur les près de deux cents que peut avoir demandés la Junta15 – avaient peu à voir avec les soixante mille cahiers de doléances qui avaient été rédigés en France par la réunion des États généraux de 1789. Malgré cela, cependant, il ne faudrait pas négliger leur signification, de même que l’importance de la multiplication progressive de la presse politique périodique qu’il y eut parallèlement à la Consulta, avec une notable incidence dans l’opinion publique16.
21La Consulta constituait une étape absolument nouvelle, difficilement acceptable dans la société de l’Ancien Régime. En premier lieu, parce que cela signifiait évidemment que les Cortes qui allaient être célébrées ne pouvaient pas être celles de Castille sinon celles de tout le territoire de la monarchie, et ceci était tout nouveau, n’avait jamais eu lieu. En deuxième lieu, parce que dans un contexte où l’initiative et la mobilisation des secteurs populaires constituaient les acteurs principaux de la résistance à l’occupation napoléonienne, il n’y avait pas de place pour une convocation de Cortes strictement classiste, qui n’envisagerait pas la participation populaire. En troisième lieu, parce que l’on ne pouvait prétendre qu’avec des arguments spécieux que la reconnaissance de Ferdinand comme roi puisse constituer un simple rétablissement de la monarchie des Bourbons, après que lui-même et Charles IV aient abdiqué solennellement. Et, en quatrième lieu, parce qu’il était clair que la tâche qu’il fallait mener à terme n’était pas seulement de faire face à la guerre ou de développer une activité législative ordinaire sinon fondamentalement d’apporter une réponse aux « grands maux de la patrie », qui étaient dénoncés ces derniers temps de manière réitérée.
22Mais, en plus, la consultation qui était envisagée mettait en scène un facteur-clé qui allait marquer les premières étapes de la révolution libérale. Par le décret du 22 mai, la Junta Central réclamait les opinions de « Consejos » (conseils), des « Juntas » (assemblées), des « Ayuntamientos » (municipalités), des « Cabildos » (chapitres), des évêques et des Universités ainsi que celles de « savants et personnes éclairées » ; c’est-à-dire que s’ouvrait officiellement un forum qui appelait à l’exercice de la liberté de pensée et de l’opinion politique. Alors que ce décret insistait dans son préambule sur le fait que l’objectif de la Junta était le rétablissement des « institutions salutaires qui [avaient fait], dans les temps heureux, la prospérité et la force de l’État », il dénonçait « le caractère arbitraire invétéré » ainsi que « l’ambition usurpée des uns de même que l’abandon indolent d’autres » comme étant les facteurs qui les avaient réduites « à néant ». Cette dénonciation, la transcendance des questions qui étaient posées, l’appel comme fondement de la consultation à la nécessité de « réunir les lumières nécessaires à tant d’importantes questions » et la spécification d’« entendre les savants et les personnes éclairées » constituaient un point de départ qui s’écartait inévitablement d’une simple volonté de restauration. Il ne faut pas oublier, en outre, que le ton modéré du texte était le résultat des retouches qui avaient été faites au caractère radical du manifeste qui avait été présenté auparavant par Manuel José Quintana, fruit de la commande que lui avait faite la Junta Central.
23En effet, le texte de Quintana avait été clairement en rupture et fondateur. Et, s’il est vrai que le décret de mai rabaissait les perspectives les plus radicales de ce manifeste – à cause du poids que continuaient à avoir certains membres importants de la Junta qui s’étaient déjà montrés contraires, dès le début, à la convocation de Cortes et tout spécialement à la mention d’une constitution, parmi lesquels se distinguaient Bonifaz y Quintano, Antonio Valdés et Pedro de Rivero –, le décret du 22 mai n’adoucissait pas la présentation explicite de l’initiative et n’invalidait ni ne déqualifiait son sens le plus profond, c’est-à-dire la volonté d’écouter ce que l’on appellerait de nos jours l’« opinion publique » par rapport aux questions-clés du pays qui devaient être traitées dans les Cortes.
24La consultation, la convocation des Cortes et les instructions qui avaient été formulées – tant celles qui venaient de la Junta Central pour l’élection des représentants que celles qui émanaient des Juntes locals pour l’envoi des représentants aux Cortes – témoignent de la dimension de rupture qu’allait acquérir tout le processus, malgré la belligérance des secteurs immobilistes qui brandissaient en permanence le fantôme de la Révolution française. La convertir en épouvantail a, sans le moindre doute, contribué à la faire taire et à la combattre mais cela a aussi renforcé la dimension endogène des courants réformistes de la société espagnole de la fin du xviiie siècle et du début du xixe17. Et cela n’a pas permis d’empêcher que, de nombreux points de vue, la Révolution française – et tout spécialement ses premiers moments (celui de la proclamation des droits de l’Homme, et celui de l’approbation de la Constitution de 1791) – continue à être le point de mire principal des regards que lui adressait du coin de l’œil une part significative des protagonistes des initiatives gaditanes ; et ce regard s’adressait aussi à d’autres expériences précédentes de transformation de l’Ancien Régime, comme la Révolution anglaise ou la Révolution américaine.
25C’est seulement dans cette perspective qu’acquièrent toute leur importance les nombreuses initiatives formulant des propositions pour l’élaboration d’une constitution18. Le déclenchement de ces initiatives, entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe, mit en évidence non seulement l’intérêt individuel pour la rédaction des propositions sinon, surtout, l’effervescence politique. Celle-ci était étroitement liée à la conscience de vivre un moment critique dans lequel il était possible de mener à terme non seulement les réformes tant souhaitées qui avaient été frustrées au fil du xviiie siècle mais aussi d’établir de nouvelles bases fondatrices de l’État.
26La projection constitutionaliste que l’on vivait alors englobait, par conséquent, aussi bien les perspectives réformistes que celles du constitutionalisme libéral. Sans le moindre doute, les premières furent les plus nombreuses et celles qui jouirent d’un plus grand consensus. Mais parmi elles il ne faut pas seulement compter les formulations qui surgirent du camp des soi-disant « patriotes » mais avoir aussi présent à l’esprit le fait que, dès l’été 1808, les perspectives réformistes eurent leur expression maximale dans le camp des afrancesados. En ce qui concerne la Constitution de Bayonne, il y a un accord général dans l’historiographie actuelle sur le fait que celle-ci n’aurait pas été une simple adaptation ou une traduction des principes constitutionnels du Consulat mais demeure prédominante, en même temps, une évaluation juridicisante de cette constitution qui mène à sa sous-estimation, la considérant comme un statut ou une charte accordée pratiquement sans transcendance. Au sens strict, cela peut être vrai mais, dans un certain sens politique, on pourrait aussi justifier que cette Constitution pourrait être dénigrée comme étant le fruit d’un stratagème de l’Empereur. Toutefois, autant son contenu que la procédure adoptée pour son approbation allaient bien au-delà de ce qu’avaient été, par exemple, les chartes accordées par Napoléon à Naples ou en Westphalie. La réunion de l’Assemblée des représentants à Bayonne, le consensus voulu avec les représentants espagnols de la part de Napoléon et le caractère réformateur – voire dans certains aspects radical – du texte constitutionnel étaient déjà évidents pour les contemporains. De fait, il constituait une réponse indiscutable aux inquiétudes de rénovation qui incubaient chez les élites politiques espagnoles ; une voie que les patriotes ne pouvaient pas assumer, non pas pour sa portée ou son contenu sinon parce qu’ils la considéraient comme le fruit de la trahison des afrancesados, et parce que toute sympathie ou condescendance avec la « francisation » impliquait un clair danger.
27À partir du mois d’août 1808, le Cortes et la Constitution allaient être un objectif politique progressivement assumé par l’ensemble de l’Espagne affrontée à Napoléon ; fait sur lequel l’Assemblée de Bayonne et sa Constitution avaient agi comme un aiguillon de tout premier ordre.
28L’ensemble de l’œuvre des Cortes de Cadix, dont le point culminant fut la rédaction de la Constitution de 1812, a constitué une véritable révolution politique. Il est vrai que, malgré l’influence – non avouée ni dissimulée – de la Constitution française de 1791 sur celle de Cadix, il n’y avait pas de déclaration explicite des droits de l’Homme et du Citoyen mais, si on l’analyse, les plus significatifs de ces droits y apparaissent de manière claire, encore que dispersée, au fil de ses longs articles. Dans l’élaboration de la Constitution et dans les décisions pour son application, on proclamait la liberté d’opinion et de presse, on abolissait l’Inquisition, on supprimait le régime féodal, on décrétait l’égalité juridique, on instaurait le système représentatif et électif avec le suffrage universel – masculin, évidemment –, on établissait l’égalité devant l’impôt, on proclamait le droit à l’instruction publique, on subordonnait le monarque aux décisions du Parlement… De telle manière qu’il est facile d’accepter, comme c’est envisagé dans certains secteurs de l’historiographie, la thèse selon laquelle il y aurait une différence substantielle entre la Constitution de Cadix et la Constitution française de 1791, car le sujet politique de celle de Cadix aurait été un sujet collectif, la nation, et pas l’individu comme cela avait été le cas de la Constitution française.
29On a souvent mis entre parenthèses la transcendance des Cortes de Cadix pour le fait qu’avec le retour du monarque, une fois la guerre finie, on rétablit l’absolutisme et l’on dérogea toute leur œuvre sans qu’il y ait eu l’occasion de la mettre en pratique dans sa plus grande partie. Mais l’expérience politique de ces années, qui avait été balayée seulement avec un coup d’État, finirait par se transformer en la base de tout un nouveau contexte, tant dans la Péninsule que dans les territoires d’outremer, de telle manière que la volonté de rupture avec l’Ancien Régime aura déjà un chemin tout tracé et se manifestera à nouveau en différents moments – parmi lesquels il faut remarquer la période connue comme Triennat libéral (1820-1823) – et culminera à la fin du premier tiers du xixe siècle.
30Alors que le poids de la contre-révolution et les caractéristiques de la société espagnole avaient réussi à diaboliser la Révolution – non seulement française mais aussi espagnole – ne laissant pas aux « révolutionnaires » espagnols d’autre alternative que celle d’abjurer ou de marquer leur distance par rapport à l’expérience française, celle-ci n’a pas non plus toujours été une référence présente pour les acteurs du premier parlementarisme espagnol. Nous en avons la preuve dans les objectifs qu’ils avaient réussi à proclamer, dans le contenu de certains des écrits qui ont été publiés, dans les communications de la correspondance privée et, évidemment, au travers du combat constant et réitéré dont ils étaient l’objet de la part des secteurs plus violemment contre-révolutionnaires – tant dans le cadre des débats des Cortes que dans celui de l’opinion publique. En ce qui concerne les débats parlementaires, il faut remarquer de ce point de vue – c’est-à-dire dans celui de l’influence et de la « présence » de la Révolution française – ceux qui ont été créés sur la base de l’élaboration de la Constitution. Ainsi, par exemple, dans le débat de l’article 27 relatif à la réunion des Cortes, sur la question de savoir si cela devait être fait en respectant les états – et par conséquent avec les deux chambres – ou bien au travers d’une assemblée unique, Agustín Argüelles – célèbre libéral et porte-parole de la Commission d’élaboration de la Constitution – remarquait, par rapport à la souveraineté des Cortes,
que la Commission dise que l’objet des Cortes est de rétablir les lois anciennes n’est pas asseoir le principe que le Congrès ne puisse se séparer d’elles quand il lui semble opportun et nécessaire19 […],
31et, faisant référence à sa grande admiration pour l’Angleterre,
qu’elle puisse servir en de nombreuses choses de modèle à toute nation qui voudrait être libre et heureuse20,
32et il précisait que son système de différentes chambres ne pouvait pas être considéré comme un modèle de représentation parlementaire. Toujours dans la même intervention, il faisait une intéressante référence à la Révolution française. Argüelles corrigeait les erreurs et les confusions que commettait, par rapport à la Révolution, le parlementaire auquel il répliquait, et s’il est exact qu’il faisait référence à la Révolution française comme à « cette désastreuse révolution », il faisait cependant une intéressante argumentation qui était loin, malgré les qualificatifs, des anathèmes globaux et habituels dans les discours publics en Espagne :
Sans entrer dans l’examen des véritables causes qui produisirent cette désastreuse révolution, de la part qu’eut en elle la coalition des puissances d’Europe, je dois dire que ce ne fut pas la suppression des états qui pervertit l’Assemblée nationale […]. La résistance obstinée des classes élevées à admettre sans discernement aucune espèce de réforme, et le conseil fatal donné au malheureux Louis XVI pour qu’il proteste contre ce qu’il avait juré et abandonne, par sa fuite, son royaume aux horreurs de l’anarchie n’aurait pas dû être oublié parmi les raisons de ces disgrâces […]. Les mauvais conseils donnés aux princes constituent les véritables causes de la ruine des États ; et les véritables coupables des délits qui sont commis dans les révolutions sont ceux qui entourent, conseillent et dirigent les rois21.
33Pour sa part, le comte de Toreno, lui aussi libéral, en répondant au député Inguanzo, notait les erreurs dans sa connaissance des événements survenus en France, tout en lui faisant remarquer qu’il était indispensable, pour tout homme aspirant à être un homme d’État, d’avoir une bonne connaissance de la Révolution française22.
34Le fait que les Cortes de Cadix et la Constitution de 1812 aient été dans la Péninsule le creuset du sens révolutionnaire du système de représentation parlementaire nous semble aussi significatif que celui qu’elles l’aient aussi été du concept politique de nation. Les deux faits furent indissociables aux Cortes de Cadix. On signalait déjà dans le préambule de la Constitution que celle-ci était l’œuvre des « Cortes générales et extraordinaires de la Nation espagnole », et que son objectif était de promouvoir la gloire, la prospérité et le bien « de toute la nation ». Étant donné que le terme de nation était en tête, précisément, aussi bien du titre premier – « De la nation espagnole et des Espagnols » – que du chapitre premier de ce titre – « De la nation espagnole » – les quatre premiers articles se contentaient de définir la portée de ce concept. On intronisait ainsi, solennellement, un sens politique unique du concept de nation, qui marquait, dans la même direction que lui avait donnée la Révolution française, une rupture conceptuelle clairement en consonance avec la rupture politique qu’elle impliquait. Nation est le mot qui définissait tant la souveraineté politique que le sujet que l’exerçait (art. 3), ce qui impliquait l’égalité et la liberté civiles de tous les individus qui la composaient (art. 4). En réponse aux interventions des députés Llamas, Bárcena et Inguanzo, qui se montraient contraires à la définition donnée à l’article premier, le libéral Espiga n’hésita pas à faire référence au caractère fondateur que supposait, d’un point de vue politique, le processus d’élaboration même de la Constitution et, par conséquent aussi, le langage qui y était utilisé. La conclusion était évidente : le premier article ne pouvait, en aucun cas, entrer en contradiction avec ce fait solennel.
35Compte tenu de ce que nous avons signalé dans ce bref parcours, nous pensons qu’il est clair que le bilan profond des Cortes de Cadix et de la Constitution de 1812 a été la formation – et la concrétisation – de la conscience nationale ; celle-ci, cependant, comprise comme une conscience politique de souveraineté. De telle manière que, à l’instar de la Révolution française, la conscience nationale surgissait aussi en Espagne liée de manière inséparable à un processus d’émancipation et de liberté23. Toutefois, le contexte de guerre facilita la simplification du concept de nation et tendit à réduire celui de liberté. Ainsi, un terme destiné à faire fortune tel que celui d’indépendance – avec lequel depuis le premier tiers du xixe est connu le conflit antinapoléonien en Espagne, la guerre d’Indépendance – passera du sens global avec lequel l’employaient les contemporains – associé à liberté et à souveraineté24 – au sens étriqué propre du nationalisme, avec de claires connotations xénophobes. Pourtant, même si cette dimension « nationale » – antinapoléonienne et antifrançaise – a pu éclipser souvent les considérations révolutionnaires qui avaient été formulées au cours de cette période, elle ne les a pas annulées. En effet, bien que la lutte déchaînée par la guerre contre l’occupation des troupes napoléoniennes ait pu jouer un rôle important dans la formation de la conscience nationale – comprise comme une conscience politique de souveraineté –, il est encore plus certain que le poids principal de cette conscience politique a surgi étroitement lié aussi bien à la faillite de l’absolutisme bourbonien et à la maturité de la culture politique qu’avaient favorisée les courants éclairés et libéraux qu’au terreau des regards furtifs qui n’ont jamais cessé de se tourner vers la Révolution française.
Notes de bas de page
1 Voir Jean-Philippe Luis, « Guerre d’Indépendance et libéralisme : à la croisée de deux rénovations historiographiques », in Jean-Philippe Luis, éd. La guerre d’Indépendance espagnole et le libéralisme au xixe siècle, Casa de Velázquez, Madrid, p. 1-12 ; de même que son article « Déconstruction et ouverture : l’apport de la célébration du Bicentenaire de la guerre d’Indépendance espagnole », Annales Historiques de la Révolution française, 366, p. 129-151. Cf. aussi José Álvarez Junco, Mater Dolorosa. La idea de España en el siglo XIX, Taurus, Madrid, 2001.
2 Voir Jean-René Aymes, La Guerra de España contra la Revolución Francesa (1793-1795), Institut de Culture Juan Gil-Albert, Alicante, 1991 ; et Lluís Roura, Guerra gran a la ratlla de França. Catalunya dins la guerra contra la Revolució francesa, Curial, Barcelone, 1993.
3 Voir de ce point de vue le contenu et les références des termes nation et patrie dans Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, 1989.
4 Nous avons largement fait référence à cette question en un autre lieu, d’où nous prenons les références suivantes : voir Lluís Roura, « El segrest del concepte nació, al tombant del segle xviii », in J. Albareda, éd., Una relació difícil. Catalunya i l’Espanya moderna (segles xvii-xix), éd. Base, Barcelone, p. 293-327.
5 Dans un discours devant la Convention, Barère dénonçait : « Le ministre espagnol se récrie d’abord sur l’affectation du conseil exécutif à parler de la nation espagnole […]. Cette expression de nation [disait Barère en reproduisant les mots du ministre] est incompatible avec la souveraineté du roi d’Espagne », et il concluait : « les mots nation et République blessent leur oreille superbe », Archives parlementaires, (7 mars 1793), vol. LIX, p. 687-89.
6 Voir Lluís Roura, Guerra gran a la ratlla de França. Catalunya dins la guerra contra la Revolució francesa (1793-95), Curial, Barcelone, 1993, p. 217-240.
7 Voir, de ce point de vue, Lluís Roura, « In morte pagani Christianus gloriatur : religió i patriotisme contra la Revolució », communication présentée au Séminaire international de recherche Les altres guerres de religió, Gérone, 22-23 septembre 2011 (sous presse).
8 Bernard de Clairvaux (xiie siècle), in De laude novae militiae ad Milites Templi, (chap. 3 et 4), reproduite et appropriée par le frère Diego José de Cádiz (1794), El soldado católico en guerra de religión, 2e partie, p. 44.
9 Exhortation du 30 mai 1793.
10 Lettre pastorale du prieur de Santa Maria de Meià (D. Francisco Llobet), du 17 juin 1794, BC, col. Bonsoms, nº 9074.
11 BC, Bonsoms nº 4982.
12 Ll. Roura, « Guerra, frontera i absolutisme (Guerra Gran, Guerra del Francès i – de reüll – Guerra de Successió) », Annals de l’Institut d’Estudis Gironins, vol. LI, Gérone, p. 89-108.
13 Sur la guerre de l’Indépendance espagnole comme une « guerre à mort », nous nous sommes référés à Ll. Roura, « La guerra moderna : art, diversitat i irregularitat », Pedralbes, p. 28, 51- 72. Sur le débat ouvert autour de la « guerre totale », voir : « Regards croisés. Autour de la guerre totale (D. Bell, A. Crépin, H. Drévillon, O. Forcade et B. Gainot) », Annales Historiques de la Révolution française, 4 (2011), 153-170.
14 Voir Pierre Vilar, « Quelques aspects de l’occupation et de la résistance en Espagne en 1794 et au temps de Napoléon », Occupants-occupés, 1792-1815. Actes du Colloque tenu à Bruxelles les 29 et 30 janvier 1968, Université Libre de Bruxelles, p. 221-252.
15 Cf. F. Suarez, Cortes de Cádiz. I, Informes oficiales sobre Cortes. Baleares, EUNSA, Pampelune, 1967, p. 36 et suiv.
16 Cf. R. Hocquellet, « “Intermediarios de la modernidad”. Compromiso y mediación política a comienzos de la revolución española », Jerónimo Zurita 83, p. 11-28. Voir, sur la presse, Alberto Gil Novales, Prensa, guerra y revolución. Los periódicos españoles durante la Guerra de la Independencia, Madrid ; et aussi Pedro de Riaño, La imprenta en la Isla Gaditana durante la Guerra de la Independencia, édition sous la responsabilité d’Alberto Gil Novales et de José Manuel Fernández Tirado, Madrid, 2004, 3 vols.
17 Sur l’importance du caractère endogène du réformisme des Lumières dans la monarchie espagnole, voir Gabriel B. Paquette, Enlightenment, Governance, and Reform in Spain and its Empire, 1759-1808, Cambridge.
18 Ignacio Fernández Sarasola, Proyectos constitucionales en España (1786-1824), Centro de Estudios Constitucionales, Madrid, 2004 (en offre dans cet ouvrage un intéressant bilan sélectif, à partir de l’étude et de la classification d’un échantillon de ces initiatives). Voir aussi Fernando Jiménez de Gregorio, « La convocación a Cortes Constituyentes en 1810. Estado de la opinión española en punto a la reforma constitucional », Estudios de Historia Moderna, V, 1955, p. 223-37 ; Miguel Artola, Los orígenes de la España contemporánea, Instituto de Estudios Políticos, Madrid, 1975, vol. 1, p. 329-424 et vol. 2, p. 123-677 ; Federico Suárez, El Proceso de la convocatoria a Cortes : 1808-1810, Université de Navarre, Pampelune, 1982 ; Richard Hocquellet, Résistance et révolution durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, La Boutique de l’Histoire, Paris, 2001, chap. 6 ; Lluís Roura « Sacudir el yugo y constituirse en revolución. La “consulta” de 1809, expresión de un Antiguo Régimen en crisis », Cuadernos del Bicentenario, p. 27-41.
19 Diario de Sesiones, séance du 12 septembre 1811, p. 1826-27.
20 Ibid. p. 1827.
21 Ibid. p. 1830 (les italiques sont de nous).
22 « Monsieur Inguanzo a confondu l’Assemblée constituante en France avec la Convention. Je note, en général, [disait Toreno] que dans l’histoire de la Révolution française, si nécessaire à connaître et à méditer pour tout homme qui aspire à être un homme d’État et à connaître cette science, il se défigure à chaque pas. Monsieur Inguanzo l’a apportée pour rappeler que seuls les Français, et nuls autres, voulurent établir une chambre unique. En oubliant les sinistres allusions que l’on peut donner à ces citations, je me demande : Qui composaient en France, entre autres, l’Assemblée constituante ? Pairs, évêques, archevêques, nobles et autre portion de personnes privilégiées. Et nombre d’entre eux ne furent-ils pas également poursuivis et guillotinés par la Convention, avec qui confond-il ? […]. » [DS, p 1836].
23 Voir de ce point de vue, sur le cas français, Michel Vovelle, « Révolution, liberté, Europe », L’idée de nation et l’idée de citoyenneté en France et dans les pays de langue allemande, sous la Révolution, Belfort, 1989, p. 209.
24 Le député libéral Espiga, dans le débat du 28 août 1811, s’adressait en ces termes à l’assemblée : « Voyez aussi, Votre Majesté, et voyez, Monsieur mon prédécesseur, les intentions de la Commission [de la rédaction de la Constitution] et la véritable idée de ce mot libre, ainsi que celle d’indépendant, qui en est une conséquence, et qui n’est pas autre chose que le droit de toute nation à établir le gouvernement et les lois qui lui conviennent le mieux. » (DS, p. 1707).
Auteur
Université autonome de Barcelone
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