Comités de surveillance et initiatives populaires en l’an II
p. 139-151
Texte intégral
1Le décret du 21 mars 1793 ordonne l’élection, dans toutes les communes ou sections urbaines, de comités de douze membres chargés de recenser les étrangers et, selon l’une de ses deux versions, de délivrer des certificats de civisme. La loi du 17 septembre 1793 les investit d’une nouvelle mission : dresser la liste des suspects et décerner contre eux des mandats d’arrestation. Enfin, le décret du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) sur le gouvernement révolutionnaire précise leur organisation et les charge de faire appliquer les lois, conjointement avec les municipalités. Dans les communes où ils fonctionnent, les comités de surveillance sont donc en l’an II l’un des trois organes du pouvoir local, à côté de la municipalité et le cas échéant de la société populaire.
2Pendant longtemps, ces comités n’ont guère passionné les historiens qui les percevaient souvent sous l’angle réducteur de leur seule mission de police politique. Ils bénéficient aujourd’hui d’un renouveau de la recherche qui s’intéresse aux acteurs locaux de la Révolution, aux rapports pouvoir local-pouvoir central, aux processus de politisation. À la suite des travaux pionniers impulsés dès la fin des années 1980 par Michel Vovelle à l’Université de Paris I, Claude Mazauric à l’Université de Rouen et plusieurs autres, une enquête nationale a été lancée fin 2001 par des chercheurs et chercheuses aixois, autour de Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, relayés en 2008 par un groupe de recherche issu de la Société des études robespierristes1. La présente communication s’inscrit dans le cadre de cette enquête et s’appuiera principalement sur le cas du département de Haute-Saône, pour lequel on a la chance de disposer d’une abondante documentation2.
3Ce territoire situé au nord de la Franche-Comté était à la fin du xviiie siècle très représentatif de la France du Nord-Est, profondément rurale (sauf l’Alsace et le nord de la Lorraine), alphabétisée, largement ouverte à la proto-industrie. Pendant la Révolution, la Haute-Saône fit preuve, plus encore que les autres départements franc-comtois, de ce que Michel Vovelle a appelé le « conformisme discipliné » du Nord-Est3 ; bien que très attachée à la religion catholique, sa population ne s’opposa jamais ouvertement à la Révolution et manifesta au contraire un indéniable patriotisme, répondant sans rechigner aux levées d’hommes et aux réquisitions (attitude qui peut s’expliquer par la proximité de la frontière). En retour, elle connut une terreur « douce » : la seule exécution pour raison politique eut lieu à Vesoul sous le Premier Directoire, en 1796. Ajoutons que, si le réseau des sociétés populaires était de densité moyenne, avec 47 clubs recensés, les Haut-Saônois furent, comme leurs voisins du Doubs, parmi les Français qui « votèrent le mieux », présentant notamment des taux de participation au plébiscite de 1793 très supérieurs à la moyenne nationale4.
4Nous allons nous interroger, à partir de cet exemple départemental – tout en faisant référence à d’autres cas régionaux – sur la place des comités de surveillance dans les manifestations de la « vitalité démocratique » de l’an II. Une vision traditionnelle de la période inciterait à penser que la question ne se posa pas, toute velléité d’initiatives populaires étant alors réprimée ! On sait aujourd’hui, à la lumière des nombreux travaux engagés depuis les années 1980, que la réalité fut plus complexe et qu’en particulier l’an II marqua l’apogée d’une première vague de politisation des Français (avant celle qui se développa à la fin du xixe siècle). Nous regarderons d’abord, en nous penchant sur la géographie et la chronologie des comités, quelle a été la part d’initiative des patriotes locaux dans leur création. Nous nous demanderons ensuite, à travers l’évocation de leur personnel et de leurs activités, dans quelle mesure ils ont pu être eux-mêmes des lieux d’initiatives populaires.
Initiatives locales et création des comités
Géographie et chronologie des créations
5En vertu de la loi du 21 mars 1793, un comité de surveillance aurait dû être créé dans chaque commune. Or, les données dont on dispose actuellement font apparaître de fortes disparités dans leur implantation. Dans les Bouches-du-Rhône, en Haute-Marne, dans plusieurs districts de l’Île de France, dans la basse vallée de la Seine, conformément à la loi, presque toutes les communes virent naître un comité. Par contre, moins d’une sur trois dans le Rhône, à peine une sur cinq en Loire-Inférieure et dans l’Ain en possédèrent un. Au-delà de ces moyennes, d’importants contrastes peuvent être relevés à l’intérieur de certains départements : en Loire-Inférieure, les comités – globalement peu nombreux – étaient surtout présents sur la rive droite du fleuve ; en Ardèche, leur forte densité dans la partie Est et Sud de l’ancien Vivarais s’opposait à leur quasi absence dans la « Montagne ardéchoise » ; dans l’Oise, leur diffusion massive dans les districts de Chaumont-en-Vexin, Grandvilliers, Senlis et surtout de Noyon contrastait avec leur faible densité dans ceux de Beauvais, Breteuil, Clermont, Crépy, Compiègne5.
Répartition des comités de surveillance de Haute-Saône par district et selon la taille des communes
Nombre de communes | Nombre de communes dotées d’un comité | % de communes dotées d’un comité | |
Ensemble du département | |||
Total des habitants | 642 | 280 | 43,6 |
moins de 200 | 177 | 30 | 17 |
de 200 à 499 | 297 | 124 | 42 |
de 500 à 999 | 135 | 98 | 72,5 |
1000 et plus | 33 | 28 | 85 |
D. de Champlitte | |||
Total des habitants | 77 | 44 | 57 |
moins de 200 | 22 | 8 | 36 |
de 200 à 499 | 38 | 19 | 50 |
de 500 et plus | 17 | 17 | 100 |
D. de Gray | |||
Total des habitants | 115 | 44 | 38 |
moins de 200 | 36 | 5 | 14 |
de 200 à 499 | 54 | 18 | 33 |
de 500 et plus | 25 | 21 | 84 |
D. de Jussey | |||
Total des habitants | 73 | 48 | 66 |
moins de 200 | 4 | 0 | 0 |
de 200 à 499 | 39 | 24 | 61,5 |
de 500 et plus | 30 | 24 | 80 |
D. de Lure | |||
Total des habitants | 108 | 35 | 31 |
moins de 200 | 37 | 2 | 5,4 |
de 200 à 499 | 48 | 15 | 31 |
de 500 et plus | 23 | 18 | 78 |
D. de Luxeuil | |||
Total des habitants | 100 | 58 | 58 |
moins de 200 | 18 | 7 | 38,8 |
de 200 à 499 | 47 | 25 | 53,2 |
de 500 et plus | 35 | 26 | 74,2 |
D. de Vesoul | |||
Total des habitants | 169 | 51 | 30 |
moins de 200 | 60 | 6 | 10 |
de 200 à 499 | 71 | 21 | 29,5 |
de 500 et plus | 38 | 24 | 63 |
6En Haute-Saône, notre enquête en voie d’achèvement fait apparaître une densité moyenne, avec la présence d’un comité dans un peu moins d’une commune sur deux (280 sur 642)6.
7Si leur répartition selon des districts est assez homogène en nombre absolu, elle varie du simple au double en pourcentage des communes (de 30 % dans le district de Vesoul à 66 % dans celui de Jussey) et sur la carte, des « blancs » apparaissent au sud du département. Ces disparités s’expliquent en partie par des différences de densité du semis communal. En effet, on constate que la chance de posséder un comité diminuait avec la taille de la commune et devenait très faible au-dessous du seuil de 200 habitants : moins de 17 % des villages de cette catégorie en furent dotés et quelques-uns, par la voix de leur maire ou agent national, attestèrent au début de l’an III qu’ils « n’en avaient jamais eu7 ».
8Il reste qu’en dehors même des « micro communes », en Haute-Saône comme dans les autres départements, la loi du 21 mars 1793 fut loin d’être appliquée partout. De surcroît, elle fut loin, sauf exception, d’être prise en copte immédiatement.
9Des statistiques portant sur sept départements – Haute-Saône, Oise, Loire-Inférieure, Ain, Rhône, Vosges, Meurthe – font apparaître trois périodes de fondation des comités8.
10Il faut d’abord remarquer qu’aucune création n’intervint dans ces départements avant la promulgation du décret du 21 mars 1793. Des comités de surveillance existaient pourtant déjà en France à cette date : les sections de Paris et de quelques autres villes s’en étaient dotées au lendemain du 10 août 1792 ou au début du printemps 17939. L’enquête nationale permettra de préciser la diffusion de ces « comités spontanés » (Jacques Godechot) qui émanaient directement d’initiatives populaires ; en l’état actuel des recherches, il semble qu’elle ait été assez marginale : on n’en a découvert non plus aucune trace dans l’Eure et la Seine-Inférieure, la Haute-Marne, la Meuse ou encore le Doubs10. Le graphique montre que le décret du 21 mars entraîna une première vague assez modeste de créations en avril, mai et juin 1793 ; après une pause pendant l’été, les décrets de septembre aboutirent à la création massive de comités en octobre, novembre et décembre 1793 ; enfin, les créations se poursuivirent au début de l’année 1794, résultat des appels du Comité de salut public, relayés par les administrations départementales et les représentants en mission. Cependant, les rythmes de création différèrent selon les départements ou les districts, en fonction des contextes locaux ; par exemple, les créations dans l’Oise furent plus précoces que la moyenne, celles de Loire-Inférieure plus tardives.
11Intervenue pour appliquer la loi du 21 mars ou les rappels à l’ordre ultérieurs, la création des comités de surveillance postérieurs à cette loi – l’immense majorité d’entre eux – ne releva donc pas directement d’initiatives populaires. La géographie et la chronologie de ces créations – le fait qu’elles n’aient pas eu lieu partout ni au même moment – peuvent néanmoins être révélatrices de l’implication des autorités locales et de la population dans leur mise en place.
Implication des autorités et des patriotes locaux
12Pour mieux cerner cette implication, examinons les circonstances des créations, en revenant à l’exemple de la Haute-Saône. Dans ce département, 18 comités furent créés à la suite du décret du 21 mars dont 14 en avril-mai, un en juin, un en juillet. Plus de la moitié le furent dans des localités du district de Luxeuil, ville thermale qui accueillait de nombreux étrangers fortunés, ce qui lui valait la réputation d’être un nid d’aristocrates ; ainsi s’explique sans doute l’importance de cette première vague locale de créations ; il est à noter que la ville chef-lieu ne se dota d’un comité que le 14 mai, alors que six communes du district en possédaient déjà un. Ce furent les municipalités qui prirent l’initiative des créations en se référant explicitement aux lois des 18 et 21 mars « pour recevoir les déclarations des étrangers qui résident dans la commune ou qui pourraient y arriver11 ». « Nous, maire et officiers municipal, voulons obéir [illisible] [au] décret, malgré que la population de notre commune n’est que de 600 âmes », tint à préciser le premier magistrat de Beulotte-Saint-Laurent, petit village des Vosges Saônoises12. Mais à Marnay, dans le district de Gray, l’initiative semble être venue de la Société populaire puisque c’est dans le local de la Société que le comité élu le 5 mai tint sa première séance quatre jours plus tard13.
13La deuxième vague de créations, à l’automne 1793, releva davantage de l’application d’ordres venus d’en haut. Elle fut provoquée par un arrêté du Département du 28 septembre, ordonnant aux Districts de faire appliquer les lois du 21 mars et du 17 septembre en envoyant des commissaires dans toutes les communes de leur ressort. Cet arrêté fut répercuté très rapidement dans les districts. Ainsi, dès le 1er octobre, le directoire du district de Luxeuil, « pour faire appliquer les lois du 12 août et 17 septembre et exécuter l’arrêté du Département du 28 septembre dernier » envoya des commissaires dans les communes pour « indiquer les lieux de renfermerie et presser les comités de surveillance d’appliquer les deux lois »14. L’un d’eux, au moins, remplit parfaitement sa mission : entre le 9 et le 13 octobre, François Xavier Simon, domicilié à Saulx, se rendit dans les 11 communes de son canton. Trois possédaient déjà un comité, dont un avait été fondé juste avant son arrivée ; il en créa sept. Il n’avait pas toujours été facile pour le commissaire de rassembler les citoyens.
À Velleminfroy, rapporta-t-il, le maire [ayant reçu l’ordre de faire assembler les habitants de la commune] est allé sonner la cloche par plusieurs fois et toujours inutilement, vu que personne ne s’est présenté, sur quoi lequel maire nous a dit qu’une grande partie des habitants étaient à la conduite de leurs voitures pour le service de la nation, et les autres occupés aux ouvrages de la campagne et qu’il n’était guère possible de faire une assemblée en règle que dimanche prochain »15.
14Toujours est-il que dans ce canton, un comité fut créé dans chaque commune (ce qui ne prouve pas qu’il ait réellement fonctionné). En alla-t-il de même dans les autres cantons du district ? Il semble que non puisque le 16 octobre, de nouveaux commissaires y furent envoyés avec notamment pour la mission « dans le cas où les commissaires nommés le 1er octobre […] n’auraient pas encore rempli leur commission, de presser la formation des comités de surveillance16 ». On ignore le résultat de cette seconde tentative… Pour faire appliquer l’arrêté du Département, le District de Jussey dépêcha lui aussi des commissaires dans toutes les communes de son ressort17. Les autres, par contre, se contentèrent d’écrire aux municipalités. Il est intéressant de constater que là où ce courrier fut suivi d’effets, le procès-verbal de création du comité présente presque toujours celle-ci comme émanant de la seule initiative de la municipalité, avec référence aux décrets de la Convention, mais sans allusion aux arrêtés du Département et du District. Ces « initiatives » municipales n’allèrent pas sans erreurs et sans difficultés matérielles : dans le petit village d’Andelarre proche de Vesoul, qui ne comptait que 95 âmes, on dut s’y reprendre à deux fois : lors de sa séance du 22 octobre 1793, le conseil municipal, « pour se conformer aux lois des 21 mars, 12 août et 17 septembre derniers » (lois transcrites dans le procès-verbal) élut parmi les habitants de la commune « 9 citoyens remarquables par leur civisme ». C’est seulement le 12 ventôse an II (2 mars 1794) qu’un comité, de 12 membres cette fois, fut élu, dans le respect des règles, par une assemblée générale des citoyens18. À Nantouard, près de Gray, c’est « dans la maison de Claude Jouton, faute de maison commune » que les « habitants » furent convoqués, le 14 octobre 1793 « à l’effet de nommer un Comité de surveillance ou de Salut public »19. Au total, c’est à la suite de l’arrêté du Département du 28 septembre 1793, mais grâce à la grande implication des Districts et des municipalités, que furent créés la grande majorité des comités de surveillance de Haute-Saône.
15Ces comités étant élus (le cas d’Andelarre demeure une exception), leur création suscita également une forte implication des habitants. En règle générale, les citoyens « dans le cas de voter » étaient convoqués huit jours à l’avance au prône de la messe paroissiale, puis le matin même au son de la cloche ou de la caisse. Le suffrage suivait la procédure habituelle du vote individuel en assemblée. Si l‘on utilise le multiplicateur de 3,5, les taux de participation connus varièrent de 85 % des « ayants droit de vote » dans le petit village de Saint-Valbert (231 habitants, district de Luxeuil)20 à 23 % dans le bourg de Dampierre-sur-Salon (1 312 habitants, district de Champlitte)21, ces taux étant, comme lors des autres scrutins, plus ou moins inversement proportionnels à la taille de la commune.
16En Haute-Saône comme dans beaucoup d’autres départements, la création des comités de surveillance communaux, à la suite du décret du 21 mars 1793, n’eut rien d’automatique. L’application de la loi, très inégale, releva en partie de l’initiative des administrations et des patriotes locaux. De plus, l’élection des membres, la seule qui subsistait en l’an II, mobilisa une part plus ou moins importante des citoyens.
Les comités, lieux d’initiatives populaires ?
17Une fois créés, dans quelle mesure ces comités furent-ils des lieux d’initiatives populaires ?
18Il convient d’abord de se demander si le qualificatif de « populaire » peut leur être appliqué, ce qui revient à s’interroger sur leur composition sociale.
Le personnel des comités : un recrutement populaire
19Dans les villes, les commissaires semblent avoir appartenu en majorité au monde de l’échoppe et de la boutique et à la petite bourgeoisie « à talents », s’apparentant ainsi au milieu sans-culotte parisien. Par exemple, à Mirecourt, dans les Vosges, sur l’ensemble des membres « passés » dans le comité, les artisans (10) et les hommes de loi (8) furent les plus nombreux, suivis des marchands (6)22 ; dans le comité de Bourg-la-Montagne (ci-devant Bourg-Saint-Andéol) en Ardèche, à côté d’un propriétaire foncier, d’un négociant puis d’un riche tailleur acquéreur de biens nationaux, siégèrent une majorité de citoyens issus du « petit peuple » : deux cordonniers, un gantier, un petit marchand, etc.23. Le recrutement des comités urbains était donc assez proche de celui des sociétés politiques mais présentait, nous semble-t-il, un caractère plus populaire, avec une présence moins importante de représentants de la bourgeoisie « à talents » et de la « bourgeoisie d’affaires » et une surreprésentation des artisans boutiquiers. Il faut toutefois noter que leurs membres étaient la plupart du temps des hommes instruits, bénéficiaient souvent d’une expérience politique antérieure et appartenaient presque tous à la société populaire ; le comité n’était pas leur seul lieu d’investissement dans la vie publique.
20Il n’en allait pas de même pour les comités des villages et des petits bourgs. Depuis plusieurs années, des chercheurs s’intéressent particulièrement à ces comités ruraux qui apparaissent comme un vecteur important de politisation des campagnes en l’an II24. Presque tous les travaux insistent sur le caractère très populaire de ces organismes dont les membres étaient en majorité des travailleurs de la terre, souvent peu instruits25.
21La Haute-Saône ne semble pas avoir fait exception à la règle26. De nombreux comités ruraux comptaient parmi leurs membres plusieurs citoyens ayant des difficultés à signer leur nom et un ou plusieurs « illitérés ». Exceptionnellement, ce nombre pouvait être plus élevé. Ainsi, à Saint-Andoche (100 habitants, district de Champlitte), lors de la première élection du bureau le 12 ventôse an II (2 mars 1794), on observa que « dans le nombre des membres composant le comité il n’y en [avait] point que trois qui soient dans l’usage d’écrire convenablement pour diriger les actes » ; en conséquence, on demanda aux trois intéressés de servir de greffier alternativement27. En octobre 1793, le comité d’Ancier (230 habitants, district de Gray) demanda au Comité de surveillance du district s’il pouvait prendre un secrétaire hors de son sein, aucun de ses membres n’étant capable de remplir cette fonction28. D’autres employèrent directement un greffier, sans demander l’autorisation du district.
22Dans l’ensemble, les membres des comités haut-saônois étaient très assidus aux séances, ce qui était d’autant est plus méritoire que certains d’entre eux devaient parcourir plus d’une dizaine de kilomètres aller-retour pour s’y rendre ; ainsi, à Fresse (2 206 habitants, district de Lure) comme à Servance (4 055 habitants, district de Lure), deux bourgs des « Vosges saônoises » au finage très étendu, ces commissaires, presque tous agriculteurs, résidaient en majorité dans des fermes ou hameaux parfois éloignés du centre de la localité de sept à huit kilomètres29. Comme dans les autres régions, les séances étaient consacrées en grande partie à la découverte et à l’étude des lois. Les membres devaient par ailleurs exercer à tour de rôle des fonctions dans le bureau – renouvelé en principe tous les quinze jours – et participer à diverses tâches. Le comité de surveillance était ainsi une sorte d’école de civisme et d’apprentissage de la politique.
23Les comités ruraux furent éphémères : nés pour la majorité d’entre eux à l’automne 1793, dissous par la loi du 7 fructidor an II, alors que certains d’entre eux avaient déjà cessé de se réunir depuis le début de l’été avec le retour des moissons, ils fonctionnèrent au maximum une dizaine de mois. Néanmoins, en particulier dans les « campagnes profondes » souvent dépourvues de sociétés populaires, ce qui était le cas en Haute-Saône, ils furent le cadre privilégié de politisation des couches populaires, les quelques membres des élites locales étant déjà mobilisés dans la municipalité.
Les activités des comités. Quelle marge d’initiative ?
24Le rôle officiel des comités était de surveiller l’application des lois révolutionnaires et de réprimer les infractions. Ils furent ainsi amenés à agir dans de nombreux domaines y compris, pour certains qui confondaient lois révolutionnaires et lois ordinaires, dans des affaires de droit commun.
25Leur attitude pouvait présenter trois cas de figure : stricte application de la loi (ou de la directive) ; inflexion de celle-ci dans un sens modéré ; inflexion de celle-ci dans un sens radical. À l’exception de quelques rares contre-exemples30, les comités haut-saônois, à l’instar de ceux de Haute-Normandie31, furent plutôt modérés, cherchant à limiter les effets de la Terreur pour protéger la communauté. Leur attitude pouvait cependant varier selon le domaine concerné, le cas le plus fréquent étant celui des comités indulgents envers les infractions relatives au fait religieux, mais inflexibles en matière de « Terreur » économique. Ils se montrèrent d’une manière générale très consciencieux : plusieurs d’entre eux, par exemple, consacrèrent leur première séance à un tour de table consistant à passer en revue l’ensemble des habitants de la commune, afin d’y débusquer d’éventuels suspects… avant de conclure que tous leurs concitoyens étaient de bons patriotes ; cela ne les empêcha pas par la suite de se réunir régulièrement et de faire inlassablement la même constatation. Pour sa part, lors de sa première séance, le comité de Fresse, déjà évoqué, commença par partager le territoire très étendu de cette commune montagneuse en douze sections, chacune étant confiée à la surveillance d’un membre ; les commissaires furent notamment chargés de recenser les volontaires encore présents dans la localité pour les sommer de rejoindre leur régiment ; au fil des semaines, le nombre de « réfractaires » diminua, preuve que la surveillance était efficace (ou que les intéressés avaient pris le large)32. Soucieux d’assurer un bon approvisionnement de la communauté, de nombreux comités se montrèrent également très pointilleux sur l’application de la réglementation économique, quitte à être désavoués par les autorités supérieures (ce fut le cas, par exemple, quand le comité d’Aillevans, dans le district de Lure, réquisitionna indûment un chargement de vivres)33. Ils n’hésitaient pas à faire des visites domiciliaires chez telle ou telle personne soupçonnée de stocker des marchandises ou encore, comme à Frahier le 20 pluviôse an II (8 février 1794), à se livrer, chez un aubergiste accusé de couper son vin, à une véritable séance de dégustation (pour finir d’ailleurs, par disculper l’intéressé)34. Par contre, si l’un des siens était injustement accusé d’enfreindre la loi, l’indignation de toute la communauté pouvait s’exprimait à travers l’action du comité. Le cas de Servance, bourg des « Vosges saônoises » en fournit un bel exemple. Le 10 prairial an II (29 mai 1794), le maire de la commune, le citoyen Kolb (qui était semble-t-il le plus riche agriculteur du lieu), reçut du district l’ordre de se rendre à la prison de Lure – ce qu’il fit immédiatement – sous l’inculpation suivante : le 7 germinal (27 mars 1794), il aurait enfreint les lois et « appelé au soulèvement de Servance ». Pour tenter de disculper son maire, le comité siégea en permanence trois jours durant, au cours desquels il recueillit les dépositions de 19 témoins : les membres du conseil général présents à la réunion de la municipalité avec les commissaires du district ; un notable d’une commune voisine également présent ; un cordonnier venu livrer des chaussures à l’un des commissaires qui avait entendu une partie des propos tenus et enfin trois manouvriers du « suspect ». Tous les témoignages allaient dans le même sens : le citoyen Kolb avait expliqué aux commissaires du district que la commune, au « sol infertile couvert de pierrailles et de rochers », était au bord de la famine et qu’il lui était impossible de livrer un contingent de grains ; surtout, il avait refusé de signer le tableau incluant dans ledit contingent le stock de pommes de terre réservé à la prochaine semence (« racine » pour laquelle, d’ailleurs, aucune case n’était prévue sur le tableau). Il avait par contre accepté sans problème la réquisition de foin et immédiatement donné l’ordre à ses manouvriers de botteler et charger, à destination de l’Alsace, sa propre réserve35. Autre domaine dans lequel plusieurs comités firent preuve d’une certaine initiative pour défendre la communauté : celui de la religion. Un certain nombre s’investirent dans la défense du clergé constitutionnel, le fait de ne pas assister aux offices constituant un sérieux motif de suspicion. Mais il ne s’agissait pas de rejeter les brebis égarées par les prêtres réfractaires. Ainsi, à Bougey, petit village du district de Jussey, le comité trouva un moyen original de lutte contre le « fanatisme » : le lundi 28 octobre 1793, il fit célébrer une messe avec exposition et bénédiction du Saint-Sacrement à l’issue de laquelle
tous les citoyens suspects et autres seraient invités à se remontrer sur la place publique de la dite commune pour se fédérer et prêter le serment civique ceux qui en pareil cas ne l’auraient pas fait, pour que ceux qui seroient soupçonnés suspects et qui seconderoient nos intentions être réhabilités ;
26tous furent effectivement « réhabilités » ; au Comité de sûreté générale du département qui s’étonnait, quelque temps plus tard, que des « citoyens de [la] commune concernés par la loi du 17 septembre jouissent encore de leur entière liberté », on répondit laconiquement qu’ils avaient tous été innocentés36. Notons cela n’empêcha pas le comité de Bougey d’être exigeant en matière de réglementation économique, demandant à la municipalité de mieux la respecter. Autre exemple de ce souci de fraternisation avec les « fanatiques », en novembre 1793, le comité du village de Scye (district de Vesoul), ayant appris la présence dans la commune d’un prêtre réfractaire, refusa de le déclarer suspect ; afin de prouver que ce citoyen ne menaçait en rien la Révolution, il fit appel au témoignage du prêtre constitutionnel de la paroisse qui attesta que son « collègue » ne disait la messe en public qu’aux jours et heures où lui-même lui cédait les clefs de l’église37 ! Quelques mois plus tard, en floréal an II (avril 1794), le comité de Scye, rappelé à l’ordre par l’agent national du district qui avait eu vent de son indulgence, lui adressa alors la réponse suivante :
[…] Nous ne devions pas te dénoncer cette existence, elle n’était ignorée d’aucune autorité constituée ; nous aurions manqué à l’humanité, à la justice et nous aurions été d’indignes calomniateurs si nous avions dénoncé ce prêtre insermenté comme un homme nuisible à la société. […] Nous pensons que toutes nos fonctions se bornent à surveiller avant tout l’activité du patriotisme le plus ardent et à dénoncer sans ménagement tout ce qui peut arrêter dans ses progrès notre Révolution et tu n’auras jamais rien ni personne autre à nous reprocher sur ce point essentiel38.
27L’attitude du comité de Voray (district de Vesoul) fut encore plus claire : en novembre 1793, informé que des habitants de la commune étaient détenus (on ignore sur l’ordre de qui) pour avoir refusé d’assister aux offices du prêtre constitutionnel, il demanda leur élargissement au Comité de sûreté générale du département dans les termes suivants :
en les retenant pour une cause aussi ridicule, c’est évidemment blesser la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui a consacré la liberté des opinions mêmes religieuses39.
28À l’instar de beaucoup d’autres, les comités de surveillance de Haute-Saône furent des vecteurs privilégiés de la politisation des couches populaires, en particulier dans les campagnes. Loin d’être de simples organes d’exécution, ils se donnèrent une certaine marge d’initiative et purent infléchir l’application des lois dans un sens répondant aux aspirations de leur communauté. Mais leur rôle fut d’autant plus important que les sociétés populaires étaient assez peu nombreuses, voire absentes en milieu rural. Le développement de l’enquête nationale permettra de confronter le cas qui vient d’être étudié à celui d’autres territoires, en particulier ceux qui abritaient une forte densité de clubs. Il sera intéressant, notamment, de mener une étude systématique des relations entre les comités et les sociétés populaires.
Notes de bas de page
1 L’enquête, organisée sur une base départementale, rassemble actuellement (juin 2012) 38 participants et couvre 62 départements français dans leurs limites actuelles ainsi que les territoires belges momentanément rattachés à la France. Des bilans d’étape ont été présentés dans « Comités de surveillance et pouvoir révolutionnaire », numéro spécial de Rives nord-méditerranéennes, Publications de l’UMR Telemme-CNRS/Université de Provence, no 18, mai 2004 (Actes de la journée d’études d’Aix-en-Provence du 6 novembre 2002) et dans Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot, dir., Les comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire, Société des études robespierristes (Actes de la rencontre de Besançon des 13 et 14 janvier 2011).
2 En particulier, les archives départementales de Haute-Saône conservent les papiers des comités de 172 communes, soit plus d’une sur quatre.
3 Michel Vovelle, La découverte de la politique, Paris, La Découverte, 1992, p. 331-332.
4 Voir notre communication « L’engagement associatif et la mobilisation électorale dans les premières années de la Révolution : des pratiques complémentaires ou alternatives ? », dans Collectif, La Révolution française : idéaux, singularités, influences, Actes des journées d’étude de Vizille, 20-21 septembre 2001, Presses universitaires de Grenoble, 2002, p. 247-263.
5 Sources : Jacques Bernet, “Les fonds des comités de surveillance en 1793-an III : intérêt politique et usage historique, l’exemple de la Haute-Marne”, Rives nord-méditerranéennes, no 18, op. cit., p. 39-52 ; Danièle Pingué, « Les comités de surveillance, sources et problématique : l’exemple de la Haute-Normandie », ibid., p. 31-38 ; Serge Bianchi, « Comités de surveillance, un modèle pour la Seine-et-Oise ? », dans Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot, dir., Les comités de surveillance…, op. cit., p. 143-156 ; Samuel Guicheteau et Bruno Hervé, « Les comités de surveillance en Loire-Inférieure », ibid., p. 157-170 ; Jérôme Croyet, « Les comités de surveillance dans l’Ain », mémoire de DEA sous dir. Serge Chassagne, Université Lumière Lyon II, 1997 ; sur les autres départements, données communiquées par Cyril Belmonte (Bouches-du-Rhône), Paul Chopelin (Rhône), Jean-Louis Issartel (Ardèche) et Jacques Bernet (Oise), à qui nous adressons nos plus vifs remerciements.
6 Voir carte en annexe
7 Par exemple, Arsans, Bonboillon, Noiron, Saint-Gand, Saint-Loup-lès-Gray, dans le district de Gray (Arch. dép. Haute-Saône 168, 258, 278, 322, 325 L 1).
8 Source : Jean-Paul Rothiot, « Pour une étude chronologique des comités de surveillance », dans Danièle Pingué et Jean-Paul Rothiot, dir., Les comités de surveillance…, op. cit., p. 52.
9 Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II, Éd. du Seuil, 1968, p. 180-184 ; Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, deuxième éd. revue et augmentée, Paris, PUF, 1978, t. III, p. 326-330 ; Maurice Genty, Paris, 1789-1795. L’apprentissage de la citoyenneté, Messidor/Éd. sociales, 1987, p. 182 et 202-205.
10 Danièle Pingué, « Les comités de surveillance, sources et problématique : l’exemple de la Haute-Normandie », op. cit. ; Jacques Bernet, « Les fonds des comités de surveillance en 1793- an III… », op. cit. ; Christophe Dutard, « Les comités de surveillance de la Meuse (1793-an III) », thèse de doctorat sous dir. Benoît Garnot, Université de Bourgogne, 2003 ; Jean-Olivier Mottet de La Fontaine, « Étude des comités de surveillance dans le district de Pontarlier », mémoire de maîtrise sous dir. Danièle Pingué, Université de Franche-Comté, 2004.
11 Arch. dép. Haute-Saône, 154 L 3.
12 Ibid. L’expression « Vosges saônoises » désigne la partie du massif des Vosges comprise dans le département de Haute-Saône ; la plus grande partie du district de Luxeuil et la moitié nord de celui de Lure appartenaient à cette « petite région ».
13 Arch. dép. Haute-Saône, 258 L 1.
14 Arch. dép. Haute-Saône, 67 L 2.
15 Arch. Haute-Saône, 311 L 1.
16 Arch. dép. Haute-Saône, 67 L 2.
17 Arch. dép. Haute-Saône, 169, 180, 187, 195, 256, 324 L 1.
18 Arch. dép. Haute-Saône, 125 L 1.
19 Arch. dép. Haute-Saône, 274 L 1.
20 Arch. dép. Haute-Saône, 154 L 3.
21 Arch. dép. Haute-Saône, 219 L 1.
22 Jean-Paul Rothiot, « Comités de surveillance, suspects et Terreur : l’exemple d’une ville moyenne, Mirecourt, 1793-an III, dans Rives nord-méditerranéennes, no 18, op. cit., p. 90.
23 Jean-Louis Issartel, « Le comité de surveillance de Bourg-Saint-Andéol en Ardèche », dans Rives nord-méditerranéennes, no 18, op. cit., p. 90.
24 Voir en particulier l’important article de Jacques Guilhaumou et Martine Lapied « Paysans et politique sous la Révolution française à partir des dossiers des comités de surveillance des Bouches-du-Rhône », Rives nord-méditerranéennes, no 5, Publication de l’UMR Telemme, 2000.
25 À propos du niveau d’instruction des membres, les comités ruraux de Normandie et la Lorraine font exception à la règle, mais ces deux régions étaient les plus alphabétisées de France à la fin du xviiie siècle (voir Danièle Pingué, « Les comités de surveillance dans les districts de Cany et de Dieppe » dans Collectif, À travers la Haute-Normandie en révolution, 1789-1800, Comité Régional d’Histoire de la Révolution française (Haute-Normandie), Rouen, 1992, p. 137-142 et Jean-Paul Rothiot, « Comités de surveillance et Terreur dans le département des Vosges de 1793 à l’an III », AHRF, no 314, 1998).
26 L’état actuel de nos recherches fournit des données solides sur les signatures ; l’étude des professions et des niveaux de fortune reste très partielle.
27 Arch. dép. Haute-Saône, 321 L 1.
28 Arch. dép. Haute-Saône, 151 L 1.
29 Arch. dép. Haute-Saône, 238 et 317 L 1.
30 Les comités des petites villes de Vauvillers et de Faucogney furent semble-t-il les seuls à faire preuve de violence (Arch. dép. Haute-Saône, 227 L 1 et 68 L 8).
31 Danièle Pingué, « Les comités de surveillance et les sociétés politiques, agents de la Terreur dans les localités : le cas de la Haute-Normandie », dans Germain Sicard, dir., L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Justice et politique : la Terreur dans la Révolution française, Actes du colloque de Toulouse (mars 1996), Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1997, p. 267-274.
32 Arch. dép. Haute-Saône, 238 L 1.
33 Arch. dép. Haute-Saône, 158 L 1.
34 Arch. dép. Haute-Saône, 236 L 1.
35 Arch. dép. Haute-Saône, 317 L 1.
36 Arch. dép. Haute-Saône, 125 L 1.
37 Arch. dép. Haute-Saône, 321 L 1. Cette pratique reproduit celle du simultaneum entre catholiques et protestants en vigueur dans les villages « mi-partie » des confins de la Principauté de Montbéliard – dont une partie fut rattachée à la Haute-Saône après son annexion – depuis le milieu du xviiie siècle.
38 Arch. dép. Haute-Saône, 321 L 1.
39 Arch. dép. Haute-Saône, 354 L 1.
Auteur
Université de Franche-Comté, LSH EA 273
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008