Affrontements politiques et fait religieux dans les processus d’apprentissage de la démocratie
L’exemple du Midi
p. 71-87
Texte intégral
1À la fin du xviiie siècle, la religion imprègne la culture du peuple comme celle d’une large partie des élites. Ni les cahiers de doléances, ni l’opinion des représentants du peuple ne laissent penser qu’une remise en cause en profondeur de ce rapport au religieux soit à l’ordre du jour en 17891. La question religieuse n’en devient pas moins sensible dans les mois qui suivent la formation de l’Assemblée nationale constituante. Les débats portant sur la saisie de tout ou partie des biens de l’Église et plus encore de son statut au sein de l’État suscitent des remous dans le royaume. La motion Dom Gerle, mise au vote le 12 avril 1790, propose le maintien du catholicisme comme religion d’État. Son rejet provoque d’importantes mobilisations dans le Midi, notamment dans les cités où catholiques et protestants coexistent, comme à Nîmes ou Montauban2. Plus de trois mille Nîmois signent une pétition favorable à la motion3. Toutefois, les croyances religieuses ne s’imposent pas comme un élément déterminant dans les actions populaires alors même que ces dernières occupent une place croissante dans le processus révolutionnaire, de la prise de la Bastille à la Grande Peur, des journées d’octobre aux attaques contre les châteaux qui se multiplient dans les provinces entre 1790 et 1792. La Constitution civile du clergé introduit cependant une rupture majeure, divisant le clergé et le peuple des fidèles. La France est coupée en deux, une petite moitié seulement adhérant sans condition à la réforme de l’Église. Spatialement, la réalité est plus complexe, comme le montrent les cartes réalisées par Timothy Tackett4. Néanmoins, dans un grand Ouest (Normandie, Bretagne, Vendée), dans le Midi languedocien et, de manière beaucoup plus complexe, provençal, la question religieuse polarise les opinions politiques. En Languedoc, la présence d’un bastion réformé, inébranlable depuis les débuts de la Réforme, a incontestablement joué car frontières confessionnelles et antagonismes politiques se recoupent. Quels ont été les processus propres à la formation des opinions politiques ? De quelle manière les questions religieuses se sont-elles imposées comme éléments structurants des engagements partisans ? Et surtout, peut-on mesurer, à l’aune de la sensibilité religieuse, les modalités d’apprentissage de la démocratie ? Nous proposons d’aborder ces questions en traitant dans un premier temps du poids des antagonismes confessionnels, et plus largement religieux, dans les options politiques et les violences qui marquent le Midi dans les débuts de la Révolution. Nous aborderons ensuite la place des hommes du culte dans les engagements collectifs afin d’en mesurer l’impact sur les processus de politisation et de tenter de caractériser le poids du religieux dans les représentations et les dynamiques politiques collectives.
Confession et politique dans le Midi au début de la Révolution
2L’un des faits les plus marquants de l’histoire du Midi sous la Révolution est sans aucun doute la précocité et la brutalité des violences collectives : massacre de Montauban au début du mois de mai 1790, bagarre de Nîmes au milieu du mois de juin, troubles d’Avignon et du Comtat quelques mois plus tard. Ces violences ne sont pas des événements isolés et limités dans le temps : les affrontements qui font rage dans le Midi languedocien dès les débuts de la Révolution se poursuivent jusque sous le Consulat et se retrouvent parfois sous la Restauration. Quelle a été la part des facteurs religieux et confessionnels dans ces violences inaugurales et quel fut leur impact sur les processus d’apprentissage de la démocratie dans les montagnes du Languedoc ?
L’impact de la question religieuse dans les enjeux politiques
3C’est dans les montagnes du Languedoc que la question religieuse se pose avec la plus grande précocité. Dès l’été 1789 et la formation des gardes nationales urbaines, il semble évident que la question confessionnelle s’immisce dans le débat politique alors qu’elle en avait été absente jusqu’alors. Les montagnes languedociennes ont connu des troubles dans les mois qui ont précédé la réunion des États généraux mais les revendications n’ont pas porté sur les questions religieuses ou confessionnelles. Elles se sont concentrées sur des problèmes économiques et sociaux, avec les inégalités fiscales en point de mire. La dégradation du niveau de vie des classes populaires conduit villes et bourgs à mettre en place des caisses de solidarité ; dans les cités partagées entre protestants et catholiques, le facteur confessionnel n’entre pas en jeu. La Grande Peur n’épargne pas le Languedoc : dans plusieurs localités, protestants et catholiques unissent leurs forces pour faire face au danger imaginé, comme à Millau, où le maire Louis de Bonnald appelle à la création d’une vaste confédération transcendant les frontières confessionnelles, ou à Saint-Jean-du-Gard, où le pasteur et le curé joignent leurs voix pour appeler à la fondation d’un ordre nouveau sous les auspices d’une fraternité née de la Révolution5. Dans les deux cas, la défense des principes patriotiques est placée au-dessus de tous les facteurs de division. L’unanimité affichée pose néanmoins problème à certains, inquiets à l’idée de voir les repères politiques et sociaux traditionnels céder face à des principes nouveaux dont les conséquences sont parfois difficiles à apprécier. Dès le mois d’octobre 1789, des catholiques nîmois ne voient pas d’un bon œil se constituer la garde nationale ; recrutant, comme partout, au sein des élites sociales, elle compte une nette majorité de réformés dans ses rangs. Le 19 juillet, elle se dote d’un conseil permanent qui, de fait, remplace l’administration municipale. Il compte 21 membres, dont 8 protestants. Depuis la révocation de l’édit de Nantes, ces derniers étaient théoriquement exclus de toute charge politique, ce qui a permis l’ascension de familles catholiques parfois modestes, comme celle de l’avocat François Froment : au service de l’évêque et de l’évêché, les Froment ont su, à travers divers offices, conquérir une parcelle de pouvoir. Comme d’autres, ils craignent de tout perdre si les protestants reviennent aux commandes.
4Cette peur prend forme au cours des années 1780 et se cristallise sur la figure de Jean-Paul Rabaut-Saint-Étienne, pasteur de Nîmes, fils de Paul Rabaut, figure du Désert. Pasteur de Nîmes à son tour, Jean-Paul Rabaut-Saint-Étienne s’engage dans un combat pour la reconnaissance des droits des protestants de France. Son activité politique modérée est favorisée par l’attitude tolérante de l’évêque de Nîmes, Mgr Becdelièvre, ainsi que celle de l’intendant du Languedoc, Saint-Priest. Rabaut entretient une correspondance active avec Lafayette, puis avec Malesherbes. Lafayette le persuade de s’installer à Paris pour y défendre l’idée d’un édit de tolérance envers les protestants, tâche à laquelle il s’attelle dès 1785. Il devient dès lors le véritable interlocuteur de la communauté protestante auprès de la Cour et du gouvernement, participant activement à la rédaction de ce qui devient l’édit de novembre 1787, reconnaissant un état civil pour les protestants. Dans le même temps, les inquiétudes catholiques sont ravivées par le développement d’un discours favorable à la tolérance et à la réintégration des réformés dans leurs droits civiques. Dès 1751, l’intendant de Saint-Priest affirmait que « Les non catholiques ne le cèdent pas aux autres sujets du roi pour la fidélité et l’obéissance6 ». Ces positions suscitent alors des protestations de la part d’un courant intellectuel et religieux qui s’oppose à la tolérance : l’abbé Novi de Caveirac, originaire de la région nîmoise, est l’un de ses représentants. Il dénonce la tolérance religieuse, rappelle les violences exercées par les protestants dans une Dissertation sur la journée de la Saint-Barthélemy, servant une apologie de Louis XIV et de la Révocation7. Il récuse l’idée d’une loyauté politique des protestants en affirmant que ces derniers n’auraient jamais eu d’autre objectif que l’anéantissement du catholicisme dans le royaume de France. Dans le Midi languedocien, ce discours rencontre d’importants échos. Les guerres de religion se sont répétées au cours du xviie siècle puis au début du xviiie lors de l’insurrection des Camisards. Tout au long de la première moitié du siècle des Lumières, les dérapages violents ont régulièrement ravivé la mémoire des guerres civiles et servi de substrat à un discours manichéen, opposé par principe à toute forme de tolérance.
5Dès les premiers temps de la Révolution, cette perspective s’insinue dans les discours politiques, jouant sur la peur de voir les protestants s’imposer, alors même qu’ils sont minoritaires numériquement. Ils conservent cependant une puissance économique incontestable : bon nombre d’entre eux sont des entrepreneurs, des marchands, des fabricants qui emploient une population ouvrière nombreuse tant à Nîmes, qu’à Millau, Saint-Affrique, Bédarieux ou Ganges. Parmi les ouvriers, les migrants catholiques des campagnes sont devenus plus nombreux au cours de la seconde moitié du xviiie siècle. La crainte de voir les patrons réformés recruter avant tout leurs coreligionnaires au détriment des catholiques accroît des peurs enracinées dans la mémoire populaire des guerres de religion. Côté protestant, se lit une impatience croissante à retrouver une place au sein de la société civile. L’édit de 1787 déçoit une partie de l’élite protestante du royaume. Rabaut-Saint-Étienne le présente comme une simple étape dans un processus conduisant la France de la tolérance à la mise en œuvre de la liberté religieuse. Dans une lettre rédigée en février 1788, il confie aux protestants du royaume la mission de moderniser l’État :
Si les événements publics que l’on prévoit doivent se développer, il ne faut pas se borner à en être spectateurs tranquilles, il faut y aider […] et nous préparer à devenir les instituteurs de la nation […]. Je considère […] que les protestants de France sont un peuple neuf qu’il est important de bien constituer ; […] qu’il est impossible, de toute impossibilité que les vraies lumières naissent et s’établissent dans les universités catholiques encroûtées de préjugés et liées de mille entraves ; […] C’est ainsi que j’ai pensé que ne pouvant maîtriser les circonstances, il fallait en tirer le meilleur parti possible ; étudier nos rapports avec le siècle, avec notre gouvernement et les progrès de la raison que les protestants seuls peuvent accélérer ; donner l’essor à ce principe de liberté de penser, si longtemps contraint, qui nous appartient exclusivement ; […] nous assurer enfin une supériorité honorable qu’il sera impossible de nous ravir et qui nous vaudra l’avantage d’avoir perfectionné notre siècle8.
6Jean-Paul Rabaut-Saint-Étienne considère que la communauté réformée est naturellement appelée à devenir le moteur du processus de régénération de la nation, non seulement parce qu’elle a fait la longue expérience de l’intolérance et de la proscription, mais aussi parce que sa religion est meilleure et ses principes moraux plus élevés. Localement minoritaires, les catholiques ont toujours misé sur les autorités, l’Église et l’État, pour garantir leur survie face à une communauté réformée solidement appuyée sur le bastion cévenol. L’édit de novembre 1787 et les premières mesures concernant l’institution religieuse en 1789 et 1790 font craindre à certains catholiques la fin de ces soutiens séculaires. Comment, dès lors, faire barrage à la montée en puissance des protestants à la faveur de la Révolution ? La violence, certes, est un recours. Cependant, c’est aussi en investissant les rouages politiques démocratiques qui se mettent en place que les catholiques entreprennent de s’opposer au retour en force des protestants sur la scène publique.
Le choix des armes : entre les fusils et les bulletins de vote
7À l’automne 1789, une démarche partisane tend à s’imposer peu à peu dans le Midi languedocien comme dans le Comtat Venaissin voisin. Les Archives parlementaires reproduisent les échos de l’étonnement, voire de la stupéfaction des députés de l’Assemblée nationale face à la radicalisation précoce des opinions politiques dans le Midi et aux violences qui éclatent, tant à Nîmes et dans ses environs qu’à Avignon et dans le Comtat. Les brutalités commises en juin 1790 lors de la « Bagarre » de Nîmes paraissent incompréhensibles à la majorité des députés qui entendent tour à tour les différents protagonistes tenter d’expliquer des déferlements de violences alors que la nation entreprend sa refondation au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Très vite, les facteurs religieux sont mis en avant par les plus radicaux des députés qui entreprennent d’assimiler clergé catholique et aristocrates contre-révolutionnaires. Ces raisonnements discréditent la religion, l’assimilant, à travers ses manifestations populaires, au fanatisme. Jugé archaïque, le fait religieux se trouve progressivement exclu de la dynamique politique démocratique promue par la Révolution. Dès lors que leurs comportements les rattachent à ce « fanatisme » propre à l’ancien temps, les catholiques, plus particulièrement lorsqu’ils sont issus des rangs du peuple, sont jugés inaptes à participer au processus de modernisation politique de la France. Les violences qui explosent dans le Midi, avant même l’instauration de la Constitution civile du clergé, alimentent ce type de raisonnement.
8Dans la région de Nîmes et des Cévennes, la question religieuse est rapidement au cœur des choix politiques. Les difficultés économiques et les incertitudes politiques font le lit des peurs ancestrales. La préparation des élections municipales de février 1790 n’apaise pas ces craintes : les négociations entre protestants et catholiques en vue de l’élaboration d’une liste commune ayant échoué (les protestants demandaient la moitié des sièges), deux listes concurrentes affrontent les suffrages ; l’une est portée par le maire, le baron de Marguerittes, catholique modéré mais convaincu, l’autre par un catholique également mais comportant de nombreux protestants et soutenue par eux. Cette campagne confère au discours idéologique des deux partis confessionnels une publicité et une popularité qu’ils n’avaient pas. Des deux côtés, la mobilisation se fait sur une large base sociale. Des pamphlets paraissent en nombre, stigmatisant l’ennemi et ravivant des peurs qui s’étaient apaisées au cours du xviiie siècle. Le résultat de cette première campagne est la mobilisation massive des électeurs ruraux de la commune de Nîmes, majoritairement catholiques, et la réélection du baron de Marguerittes à la tête d’une équipe globalement attachée au maintien de la religion catholique comme religion d’État. Cette victoire est passée par les urnes ; elle fonde une confiance dans le bulletin de vote comme arme politique, base de l’apprentissage de la démocratie au sein des classes populaires. Dans l’ensemble de la région, la fréquentation des urnes a été élevée, comme dans le reste du royaume9.
9Le recours à la violence n’est pas écarté pour autant. La présence massive des protestants dans les rangs de la garde nationale conférait à la minorité réformée une force militaire sans égale. C’est pourquoi, dès l’automne 1789, des légions catholiques, recrutées en dehors de la procédure officielle, se forment sous l’autorité de François Froment. Ce dernier les impose par la force à la municipalité réticente. Les incidents se font plus nombreux dès lors que Froment, devenu porte-parole de l’opposition à la Révolution dans la région nîmoise, rencontre le comte d’Artois et se retrouve chargé, très officieusement, de la mission d’organiser une contre-révolution populaire appuyée sur la militarisation du peuple catholique en Languedoc. Le point d’orgue de cette montée en puissance de la violence au service des choix politiques est la « Bagarre » de Nîmes, qui survient à l’occasion de l’élection des membres de l’administration départementale, le 13 juin 1790. Les électeurs sont réunis dans une salle du palais de l’évêché et un détachement de la garde nationale est sur place, afin d’éviter tout débordement. Les légions catholiques se mobilisent à leur tour et gagnent la place du palais où elles font face aux gardes nationaux. Une bousculade et un coup de fusil sèment la panique dans les rangs des soldats, que l’on imagine particulièrement tendus par les enjeux du scrutin : la bourgeoisie étant bien représentée au sein de la communauté réformée, les électeurs protestants sont nombreux et en mesure d’emporter une majorité de sièges. Cette perspective est intolérable aux yeux des catholiques les plus radicaux ; durant la campagne électorale, ils ont agité le spectre d’une vengeance des protestants à l’issue de leur victoire éventuelle. Les incertitudes qui pèsent, au niveau national, sur le sort de l’institution cléricale convainquent les catholiques les plus radicaux du Midi languedocien d’agir afin de peser sur le cours de la Révolution. Plusieurs pamphlets évoquent explicitement les violences des guerres de Religion, faisant de la Révolution un nouvel épisode de ces affrontements séculaires10. Une victoire des protestants ouvrirait, dans ce contexte, un temps d’apocalypse pour les catholiques. Ces textes ravivent la mémoire des angoisses eschatologiques qui avaient précédé la levée des « guerriers de Dieu » au temps des guerres de religion. Ils avivent les antagonismes partisans à une date somme toute très précoce.
10Ainsi, deux partis solidement organisés, disposant d’une force armée et d’une popularité incontestable tant à Nîmes que dans la région, se disputent le pouvoir au nom de différents avant tout religieux. Si d’autres facteurs entrent en compte dans la fracture partisane qui s’impose dès les débuts de la Révolution, que ce soit l’idéologie, les revendications économiques et les différents sociaux, ils ne structurent pas les deux partis en présence. On compte des ouvriers confrontés à la misère et au chômage et des patriotes sincères des deux côtés, mais pas de protestants dans le camp de François Froment. Les curés encouragent les fidèles à rejoindre leurs frères catholiques tandis que les patriotes se tournent vers les paroisses protestantes de la Vaunage et de la Gardonnenque qui ont mis sur pied des gardes nationales dès la fin de l’été 1789 et se sont fédérées à l’automne. Elles se mobilisent très rapidement et marchent en direction de Nîmes dans la nuit du 13 au 14 juin. Durant toute la journée, les combats se poursuivent et se soldent, dans la nuit, par la victoire des patriotes et, le 15 au petit matin, par le massacre des hommes de Froment11. Ces violences aggravent la fracture confessionnelle non seulement dans la cité, mais dans toute la région. Le bilan est effroyable : on dénombre trois cents morts, essentiellement parmi les catholiques. Le couvent des Capucins, qui avait accueilli les hommes de Froment, a été particulièrement éprouvé par les violences : cinq religieux ont été massacrés, pendus à des crocs de boucher.
11Les contemporains ont été réticents à accepter le poids des facteurs religieux dans le déclenchement de ces troubles ; le maire de Nîmes n’a voulu y voir que l’opposition de factions politiques, luttant pour le contrôle de la garde nationale et de la municipalité. Cette dimension est incontestable : en effet, si les protestants s’étaient trouvés quasiment exclus de la municipalité, ils dominaient de manière écrasante le club des Amis de la Constitution (355 membres sur 419 étaient des réformés) ainsi que la garde nationale. Dans ces conditions, le contrôle de l’administration départementale était le plus sûr moyen d’acquérir la réalité du pouvoir dans le Gard. Il n’en reste pas moins que la confession reste l’élément structurant des deux partis, surtout du côté des catholiques. Le maintien de la religion catholique et de la royauté dans leurs formes politiques traditionnelles était, à leurs yeux, le seul moyen de défendre les catholiques dans les régions de frontière confessionnelle. Le catholicisme devient alors à la fois une cause religieuse et un combat politique. Les chefs du « parti » catholique organisent la riposte dès l’été 1790. Sous le prétexte de renouveler le serment de la fédération, près de 20 000 hommes, représentants des communes du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche, gardes nationaux ou élus, se retrouvent le 18 août dans la plaine de Jalès. Parmi eux, des patriotes sincères, des protestants mais aussi beaucoup de catholiques soucieux de venger les morts de Nîmes. Un comité se met en place12 : il compte des nobles, plusieurs ecclésiastiques et des élus. Sous l’autorité du maire de Bannes, Louis de Malbosc, il entreprend de mettre en forme une organisation contre-révolutionnaire appuyée – et c’est l’originalité du Midi – sur le peuple catholique. À Paris, ce rassemblement inquiète : des poursuites judiciaires sont engagées, l’Assemblée nationale décrétant, le 7 septembre, le camp de Jalès inconstitutionnel. Cette attitude encourage les plus intransigeants et pousse à une nette radicalisation des discours. En octobre, une brochure paraît qui exploite largement les peurs anti-protestantes au sein du peuple catholique. Intitulé le Manifeste de 50 000 Français armés pour la cause de la religion et de la royauté », il dénonce un vaste complot protestant :
Armés des décrets mêmes qui devraient nous servir d’égide, les protestants prétendent nous imposer leurs lois. Les départements, les districts, beaucoup de municipalités, ne sont peuplés que de leurs créatures. […]. Les catholiques se voient repoussés de partout […]. Les protestants nous insultent ouvertement, le sang coule […] les tribunaux sont sourds à nos cris. Opprimés, on accuse nos prêtres d’être oppresseurs […]. Attaqués dans ce que nous avons de plus cher, le désespoir nous met les armes à la main et la nécessité d’une juste défense fait de nous des soldats13.
12Ce manifeste exploite le sentiment de désarroi qu’introduit dans le Midi languedocien le retour des protestants à la vie politique, vécu comme une menace. L’inversion des normes politiques et sociales qu’il entraîne génère le malaise et nourrit des peurs archaïques centrées sur l’idée que les protestants vont chercher à se venger d’un long siècle de proscriptions et de répression. La Constitution civile du clergé, que les communes sont chargées d’appliquer à partir du début de 1791, donne à ce discours une tonalité prophétique. En effet, la réforme de l’Église et du clergé ébranle les fondements de la religion dans une région où la réforme tridentine s’était très largement imposée. L’élection des curés choque les sensibilités locales, d’autant que des protestants sont amenés à y prendre une part parfois décisive14. La radicalisation des idées et la montée des peurs collectives, fondées en partie sur la réalité des violences exercées et subies, rendent de plus en plus difficile la compatibilité entre la foi catholique et l’adhésion à la Révolution dans la région. Cette évolution est plus marquée encore dans les montagnes mais c’est en réalité un large espace méridional qui se trouve divisé entre deux fidélités qui s’excluent progressivement l’une l’autre. La région est marquée par une violence dans les affrontements politiques particulièrement précoce à l’échelle du royaume. Le facteur religieux s’impose comme la principale grille de lecture de ces brutalités car les deux communautés confessionnelles jouent leur survie dans les combats qui se déroulent au début de la Révolution. Ces derniers n’excluent pas les processus démocratiques sans que l’affrontement politique parvienne à se limiter au cadre des élections, ce qui soulève très tôt la question du rapport entre légalité et légitimité. C’est en effet au nom d’une légitimité culturelle, religieuse et politique que les catholiques du Midi languedocien se soulèvent, ce qui les place progressivement en dehors de la légalité et contribue à les exclure peu à peu du camp de la Révolution. C’est dans ce contexte que va s’appliquer la Constitution civile du clergé. Confrontés à l’obligation de prêter serment, le clergé et plus particulièrement les curés, se retrouvent au premier plan. Quelle va être leur place dans les conflits qui sont déjà âpres dans le Midi ?
La place des hommes du culte dans les affrontements politiques
13La Constitution civile du clergé contraint les curés à faire un choix public. Celui-ci est rarement strictement personnel : la plupart des curés respectent la sensibilité de la communauté dont ils ont la charge. Le serment fait du curé un personnage de tout premier plan dans le processus d’apprentissage de la démocratie à l’œuvre au début de la Révolution. La propagande révolutionnaire s’appuie sur les prêtres qui acceptent le serment pour chanter la gloire et l’unité de la patrie et stigmatise les réfractaires comme des ennemis de la nation. Dès lors que la moitié des curés rejette la Constitution civile du clergé, l’unité même de la nation se trouve mise en péril. La question religieuse se trouve au cœur de la dynamique politique révolutionnaire.
Le choc de la Constitution civile du clergé dans les hautes terres du Languedoc
14Les hommes de 1789 n’avaient pas une vision laïcisée de la société. À leurs yeux, la religion restait le meilleur ciment du corps social. Or, dans les montagnes du Languedoc, ce sont parfois 80 % des curés qui refusent de prêter le serment ou le font avec des restrictions qui l’invalident. En Lozère, 16 % du clergé paroissial prête serment, chiffre que l’on peut réduire aux environs de 10 % au bout de quelques mois car sur les 38 prêtres qui ont accepté le serment, 28 se rétractent15. Les constitutionnels les plus fermes sont en charge dans les Cévennes. L’Aveyron présente des chiffres assez proches : au printemps 1791, 24 % du clergé paroissial seulement ont prêté serment. Dans ce département, les contrastes sont très importants entre les régions de mixité confessionnelle, où le refus est très marqué, et des districts qui s’affirment comme des pôles révolutionnaires puis jacobins (Saint-Geniez, Mur-de-Barrez). Mêmes contrastes dans le Gard, où les curés en poste dans les Cévennes réformées ont massivement accepté le serment (68 % dans le district de Saint-Hippolyte-du-Fort) et les Cévennes catholiques ou les plaines confrontées à la mixité confessionnelle où il est assez largement rejeté. L’Hérault est également une terre de contrastes. L’ancien diocèse de Saint-Pons, marqué par l’influence janséniste, prête serment massivement, alors que dans les monts de Lacaune proches, celui-ci est rejeté par 94 % des curés. Autour de la région cévenole, la plus favorable au serment, s’étend donc une zone de refus parfois massif qui court le long des gorges du Tarn, sur les Causses, dans l’Aubrac, la Margeride et s’étend jusqu’aux monts de Lacaune.
15Le remplacement des prêtres réfractaires par des assermentés n’est pas chose facile, en particulier dans les montagnes où les candidats ne se pressent pas. Cependant, le principal problème est posé par l’attitude des populations qui refusent le remplacement de leur curé, quand elles ne se mobilisent pas pour empêcher les autorités de procéder à la cérémonie de prestation du serment. C’est ce qui se déroule à Millau, le 25 janvier 1791 : une foule de femmes hostiles à la Constitution civile du clergé se masse devant la maison commune dès que le bruit court dans la cité de l’arrivée d’un paquet qui contiendrait le texte du décret sur le serment. Le maire et l’un de ses adjoints, protestant, sont sévèrement molestés16. La plupart des émeutes hostiles à l’application de la réforme de l’Église surviennent cependant au moment du remplacement du curé, à l’arrivée du « jureur ». Elles se concentrent au cours de l’année 1791 : 108 émeutes hostiles à la Révolution se déroulent au cours de l’année dans la partie montagneuse du Languedoc, dont 74 relèvent de motifs strictement religieux. Ce type de mobilisations perdure au cours de la décennie révolutionnaire même si leur intensité décroît entre 1792 et 1796, pour reprendre de la vigueur à partir de 1797. La Constitution civile du clergé contribue donc à polariser l’opinion publique et à radicaliser les options politiques collectives.
16La question religieuse s’impose à un très large public comme politiquement déterminante. Les mouvements populaires anti-féodaux cessent dans les hautes terres catholiques à la fin de 1791 ; l’évêque de Mende, contesté en 1790 pour ses privilèges, fait pourtant figure de chef de file de la résistance catholique au sein de son clergé et du peuple des fidèles moins d’un an plus tard. Or, il faut rappeler que Mgr de Castellane n’avait pas été élu député aux États généraux de 1789, le clergé lui ayant préféré un simple curé de paroisse ! À partir de 1791, c’est tout un vaste espace montagnard qui se range en ordre de bataille autour du refus du serment. La défense physique du curé de la paroisse devient l’un des principaux enjeux des insurrections. Cela passe par des mobilisations de femmes et d’hommes qui repoussent le curé assermenté hors des limites du village, s’insurgent contre les autorités et la force armée, ou s’acharnent contre le curé « jureur » avec une telle virulence que celui-ci n’a d’autre choix que de quitter la paroisse. Cette guerre larvée place tout un ensemble montagnard hors de la légalité, dans une dynamique de résistance à l’État révolutionnaire.
17Les conséquences de ce basculement d’une partie de l’opinion sont importantes pour comprendre comment se structurent les options politiques collectives au sein desquelles s’élabore l’apprentissage de la démocratie. Le recours aux violences s’explique moins par un rejet en bloc de la Révolution, qui passerait par celui des processus démocratiques, que par l’importance particulière que revêtent les questions religieuses dans les régions méridionales de frontière confessionnelle. Il s’agit tout autant de défendre la religion que l’identité et la survie de la communauté. L’empreinte des guerres de religion est restée forte dans les Cévennes et leurs marges. La question religieuse est déformée par le prisme des violences subies au cours des siècles passés et dont la mémoire collective reste très vivante, tant du côté des catholiques que des protestants. En effet, la particularité des montagnes du Languedoc est la survivance d’un bastion huguenot dans les Cévennes et de minorités solides dans les cités implantées sur leurs marges (Castres, Millau, Saint-Affrique, Ganges, Nîmes, Alès, etc.). Dans ces lieux, la communauté réformée à certes subi une dure politique répressive, mais elle a également su s’organiser pour y résister, voire pour s’imposer à différentes reprises, face aux catholiques. Durant les guerres de Religion du xvie siècle, les huguenots ont puisé parmi les Cévenols pour former des armées audacieuses lancées à l’assaut des bastions de la catholicité comme Mende. La ville a été prise lors de la Noël 1579 et occupée par les protestants durant près de trois années ! La cité épiscopale en garde le souvenir au temps de la Révolution et la peur des Cévenols y semble intacte. En 1792, en effet, la ville, pourtant chef-lieu du département, ne compte guère qu’une trentaine de patriotes. Minoritaires et menacés, ils font appel à l’armée, mais les autorités de la ville organisent la résistance. Le chef de la garde nationale, le chevalier de Borel, est membre du comité de Jalès ; il voit dans la force armée des soldats avant-coureurs des « protestants [qui] devaient descendre de leur montagne17 ». Les curés des paroisses voisines de Mende lui font échos. Certains évoquent « la croisade que l’on prépare en faveur de la religion catholique ». Le curé du Buisson dénonce « les huguenots [qui] devaient venir saccager Mende avec d’autres brigands des environs, qu’il fallait y porter secours ou bien devenir huguenots18 » ! À Mende, l’un des chefs de la contre-révolution locale, Marc-Antoine Charrier, distribue des coiffes rouges surmontées d’une croix blanche, comme en portaient les ligueurs au temps des guerres de religion. Les cloches de la ville, silencieuses depuis plusieurs mois, sont sonnées à toute volée pour appeler les habitants à prendre les armes ; il se dit, dans les rues de la ville que « lorsque les cloches sonneraient, les démocrates mourraient de beau feu », comme du temps des guerres de Religion.
18La mobilisation populaire contre la Constitution civile fait apparaître une frontière intérieure et dessine les contours d’un vaste espace régional hostile à la Révolution. Les patriotes se sentent menacés par les prises d’armes répétées des populations et du réseau contre-révolutionnaire mis en place à Jalès puis en Haute Lozère lors de l’insurrection de l’Armée chrétienne du Midi19. La menace d’une guerre civile se précise dès la fin de 1791 lorsque des patriotes se décident à prendre en main la défense de la Révolution. Teintée de connotations antiprotestantes, la mobilisation catholique est vécue sur le double registre d’une menace politique contre les acquis de la Révolution et d’une menace confessionnelle contre les droits accordés à la minorité protestante. Les régions qui voient naître des mouvements patriotes violents sont majoritairement peuplées de réformés : dès le printemps 1791, les gardes nationales de Millau, au sein desquelles les protestants sont nombreux, forment des groupes actifs qui persécutent les royalistes et les prêtres réfractaires. À la fin de l’hiver, des paroisses réformées des Cévennes lozériennes attaquent les propriétés du comte de Saillans dont on connaît l’implication dans le réseau contre-révolutionnaire de Jalès. En avril 1792, le Gard est secoué par une flambée d’attaques contre une cinquantaine de châteaux : un seul appartient à un seigneur de confession réformée ! Au cours de l’été 1792, les protestants de Saint-Affrique forment un groupe d’action clandestin, connu sous le nom de Pouvoir exécutif ou Bande Noire, dont l’objectif est d’intimider les « aristocrates ». Les femmes catholiques de la cité sont les premières victimes, elles qui avaient été à la tête d’une violente émeute dirigée contre le curé assermenté venu remplacer en juillet 1791 le titulaire réfractaire de la paroisse.
19L’irruption de la violence dans le jeu politique n’est pas l’apanage du Midi languedocien mais, ici, les affrontements relèvent d’une dynamique religieuse, pour ne pas dire confessionnelle. La géographie de ces affrontements recoupe la partition confessionnelle des montagnes du Languedoc et le niveau de mobilisation est très élevé, tant du côté patriote que contre-révolutionnaire, ce qui conduit à une situation de guerre civile. De vastes espaces montagnards échappent à tout contrôle, dans une forme d’irrédentisme qui met au défi l’État et tous ceux qui en sont les représentants. La Révolution est investie par des antagonismes relevant de la dynamique des guerres de religion. Cet archaïsme éloigne-t-il pour autant les différents acteurs des processus d’apprentissage de la politique et de la démocratie ? Il n’en est rien : en décembre 1792, les catholiques des gorges du Tarn ou des paroisses des hautes terres insoumises investissent très largement la campagne électorale et vont aux urnes. Les élections donnent lieu à de nombreux troubles dans la région, ce qui montre bien qu’aucun des protagonistes ne se détourne du processus politique en cours. En 1793, les chefs de la Bande Noire de Saint-Affrique font pression sur les électeurs pour prendre officiellement le pouvoir. Au lendemain de la Terreur, les royalistes locaux mènent une campagne active lors des élections, mobilisent les électeurs des campagnes, au nom de la défense de la religion, et l’emportent fréquemment. Confrontées à une mobilisation d’une telle ampleur, les autorités entreprennent de stigmatiser les ennemis de la Révolution, amplifiant le discours qui assimile, dès la fin de 1791, les prêtres réfractaires aux aristocrates. Placés sur le devant de la scène politique par la tonalité religieuse des affrontements politiques, les hommes du culte se trouvent au cœur des combats et parfois à la tête de la lutte.
Prêtres et pasteurs dans les combats politiques
20Que les prêtres se retrouvent au cœur des affrontements politiques ne fait pas d’eux des combattants. Le plus grand nombre choisit la voie de la résistance passive en se cachant durant les années les plus dures de la proscription. Le destin de ces prêtres émerge parfois dans les archives de justice, lorsque ceux qui les abritent sont arrêtés et interrogés ou bien les maisons fouillées et les caches découvertes. Des récits édifiants ont été élaborés au xixe siècle par leurs successeurs ou par des fidèles instruits et militants. Les pasteurs protestants, et à leurs côtés les consistoires, sont plus discrets. Issus pour la plupart de familles de notables et souvent marqués par le souvenir des années de proscription, ils ont le plus grand mal à s’associer aux violences perpétrées au nom de la défense de la Révolution et de leur liberté tout juste retrouvée. Cependant, dans les deux camps, des hommes sont sortis du lot et se sont illustrés dans les combats.
21Nous avons déjà évoqué celui que Jean-Paul Rabaut-Saint-Étienne a mené dès la fin des années 1780. Son engagement politique est à l’échelle de la nation ; elle est visible dans la représentation que livre David du serment du jeu de Paume. Trois personnages se trouvent au centre de la scène, trois hommes du culte : l’abbé Grégoire, le chartreux Dom Gerle et le pasteur Rabaut-Saint-Étienne qui les tient tous deux par les épaules. Sa fonction de pasteur, son rôle parmi les députés qui ont rédigé l’article X de la Déclaration des Droits, la présidence de l’Assemblée nationale qui lui échoit au printemps 1790, tout cela contribue à exaspérer les angoisses catholiques dans la région nîmoise. Son influence à l’Assemblée et son appartenance confessionnelle ont joué un rôle important dans la mobilisation des catholiques nîmois et des protestants des Cévennes. Il incarne pour les uns un espoir, celui de voir enfin effacé un siècle de proscription et de clandestinité, et pour les autres, le spectre de la vengeance des protestants. D’autres pasteurs, dont l’influence n’atteignait pas la dimension nationale de Rabaut-Saint-Étienne, se sont illustrés en prenant part aux affrontements politiques locaux. C’est le cas du pasteur de Meyrueis (Lozère), Pierre-François Samuel, dit Samuel François. Âgé d’une cinquantaine d’années en 1789, il est membre de l’administration du département de la Lozère en 1791. À cette date, un synode protestant venait de décider « que les pasteurs du culte protestant ne prendront aucun emploi civil »20, mais le pasteur de Meyrueis s’insurge contre cette décision. Il s’en explique dans une lettre au ministre Gabriac, un an plus tard :
N’est-ce donc pas servir la religion que servir la Révolution et la Patrie, et ne sont-ce pas ceux qui par leurs lumières et l’ascendant qu’ils ont sur les esprits, peuvent faire respecter les lois, et aimer la République qui doivent être mis à la tête des affaires publique. Or, je pense qu’un ministre du culte réformé, qu’un protestant quelconque qui n’est pas parfaitement dans le sens de la Révolution est un monstre en politique, c’est un être contre-nature car il a tout gagné, état civil, droits naturels, existence politique, liberté de conscience21 […].
22Cette lettre dit clairement combien Rabaut-Saint-Étienne fut un modèle pour beaucoup de ses coreligionnaires. Tout comme lui, Samuel François refuse de se soumettre à Paris et à la Montagne ; il soutient la révolte fédéraliste et le paye durement. Le pasteur de Ganges (Hérault) s’engage de manière encore plus marquée, se proclamant le « Marat du Midi » et prenant une part active dans la Terreur à l’échelle locale. D’autres exemples pourraient étayer ces quelques cas mais, dans l’ensemble, pasteurs et membres des consistoires ou des synodes ont adopté une attitude modérée, distinguant, comme nous l’avons vu, politique et religion. Les excès commis par les membres de la Bande Noire de Saint-Affrique, tous protestants, n’ont pas reçu l’appui des familles de notables réformés qui pouvaient cependant difficilement condamner leurs propres enfants !
23Côté catholique, le clergé des montagnes du Languedoc s’est massivement engagé sur la voie de la désobéissance, soutenu en cela par les fidèles, mais peu d’entre eux se sont mis en avant. Certains de ces « résistants » ont acquis le statut de martyrs, parfois au lendemain même de leur mort. Parmi eux, les combattants sont rares car le martyr est plutôt synonyme de souffrance patiemment supportée, d’une foi courageusement assumée, que de prises d’armes. Citons les « confesseurs de la foi » que fut le curé de Ceyrac (Ardèche), qui adopte une vie de proscrit à partir de juin 1791 jusqu’à son arrestation et son exécution à Privas en août 1794. Dans le diocèse d’Alès, un capucin, le Père Chrysostome, est un infatigable missionnaire, sillonnant la région autour de Barjac et Saint-Ambroix, déterminé à prêcher la résistance auprès des catholiques cévenols malgré le durcissement des lois répressives22. Citons encore Jean-Baptiste Pialat, vicaire à Alès, qui entame en 1791 une vie d’errance et de mission dans les Cévennes méridionales23, ou les curés de la région de Mende prêchant la croisade contre les patriotes en février 1792 ; leur participation aux combats, à la tête de compagnies paroissiales régénérées pour ce nouvel épisode des guerres de religion n’apparaît cependant pas clairement dans les sources. Au sein du comité de Jalès, en revanche, l’abbé de la Bastide de la Molette, un ancien militaire de venu vicaire général de l’évêque d’Uzès, le curé de Chambonas, Claude Allier, et l’abbé de Siran, du Gévaudan, vont compter parmi les plus fermes soutiens du réseau contre-révolutionnaire méridional. Lors du premier camp, une vingtaine de curés sont présents, qu’ils assistent leur collègue de Bannes lorsqu’il dit la messe ou aient accompagné la délégation de leur paroisse24. À partir de cette date, plusieurs prêtres participent activement au réseau contre-révolutionnaire. Claude Allier en est une des principales figures : emporté, radical, il pousse systématiquement à l’action, ce qui conduit par deux fois à l’échec des insurrections royalistes du Midi, lors du troisième camp de Jalès (juillet 1792) ou de l’insurrection de Charrier25.
24Parmi les curés va-t-en-guerre, de nombreuses sources mentionnent le prieur de Colognac (Gard), Jean-Louis Solier. En charge d’une paroisse protestante, Solier voit avec satisfaction les débuts de la Révolution ; il s’engage dans la politique locale avant d’être contraint au départ par le serment, qu’il refuse de prêter. À partir du printemps 1791, ce sexagénaire débordant d’énergie entame une vie de proscrit. Son errance le conduit dans les environs de Ganges, cité protestante entourée de villages catholiques. Il y poursuit ses activités religieuses tout en s’engageant au service de la cause contre-révolutionnaire. En janvier 1792, il forme un réseau de recruteurs dans la vallée de Ganges. Dénoncé, il parvient à fuir ; on le retrouve dans la mouvance du troisième camp de Jalès et il aurait été aperçu aux côtés de Marc-Antoine Charrier en mai 1793. Le destin de Jean-Louis Solier est cependant très mystérieux. À croire les autorités qui le poursuivent à partir de février 1792, il est un des chefs de la contre-révolution méridionale, déploie une activité croissante et se transforme en « brigand » royal à la suite de l’échec de l’Armée chrétienne du Midi. Il devient peu à peu l’ennemi public numéro un ; des forces armées de plus en plus nombreuses sont lancées à ses trousses, en vain. Accusé de très nombreux coups de forces contre les autorités et les patriotes, il est recherché pour des crimes parfois atroces. Soupçonné d’être un chef de bande, il échappe à ses poursuivants jusqu’en 1801. Les pièces de son procès, tenu devant la commission militaire d’Avignon, ont hélas disparu. Il est très difficile de faire la part entre la véritable activité politique de Jean-Louis Solier, incontestable, et le fantasme développé par les autorités qui avaient, localement, concentré leurs peurs sur un personnage qui, à travers son statut de prêtre et son extraordinaire vitalité au service de la cause contre-révolutionnaire, incarnait mieux que tout autre l’insoumission catholique des montagnes du Languedoc. Aussi la mémoire que l’on a conservée de ce personnage hors norme est-elle très contrastée. L’écrivain protestant André Chamson reprend à son compte l’image du « brigand » Sans Peur dénoncé par les autorités26. Mais il y a également une mémoire catholique de l’abbé Solier, défendue par Philippe Sénart dans la Revue des deux Mondes : « Je n’ai jamais entendu appeler ce bandit, dans mon enfance cévenole, que le Saint abbé Solier27 ».
25Les prêtres qui ont été conduits, par les circonstances, leurs convictions ou leur tempérament, à se placer en première ligne des affrontements politiques durant la Révolution ont été peu nombreux mais leur histoire a laissé des traces. Les fidèles en ont fait des martyrs, les autorités des ennemis dangereux au point qu’il est parfois difficile de faire la part entre la réalité et le discours. Le mépris dans lequel étaient tenues les classes populaires explique aussi le besoin impérieux de recourir au thème de la manipulation, de l’égarement, de l’empoisonnement des âmes par les hommes du culte transformés en aristocrates malfaisants. Tous les ennemis de la Révolution ont été amalgamés : nobles, prêtres catholiques, rebelles et brigands royaux.
Conclusion
26La Révolution a donc été très largement vécue à travers le prisme religieux dans les montagnes du Languedoc. La présence séculaire d’une communauté réformée localement majoritaire dans les communes des Cévennes a été déterminante dans l’apprentissage de la démocratie pour l’ensemble de la région. L’appartenance confessionnelle a pesé sur les choix politiques collectifs, poussant les protestants à soutenir fermement la Révolution même si parmi les patriotes, on compte de nombreux catholiques. Cependant, la Constitution civile du clergé a profondément inquiété les populations car elle remettait en question les principes tridentins sur lesquels a reposé, durant plus d’un siècle, la reconquête des âmes et des espaces par l’Église catholique avec le soutien appuyé de l’État. Localement minoritaires, les catholiques de la région ont conscience qu’ils doivent leur tranquillité et leur domination politique à ces deux forces combinées ; la Révolution vient fragiliser cet équilibre, obtenu à la suite de trois épisodes sanglants d’affrontements religieux, allant des guerres de Religion du xvie siècle, à celles menées par le duc de Rohan entre 1621 et 1629, jusqu’aux Camisards au début du xviiie siècle. Ces guerres ont montré que la communauté réformée pouvait infliger de sérieux revers aux catholiques et tenir en échec les tentatives de reconquête des missionnaires. La révocation de l’édit de Nantes et la répression menée contre les Camisards provoquent une rupture dans les équilibres politiques locaux en faveur des catholiques. Ce sont les fantômes des guerres de Religion qui ressurgissent à partir des premières élections de 1790 et surtout de l’introduction de la Constitution civile du clergé en 1791.
27Pour autant, la résistance des populations des hautes terres catholiques n’a pas été incompatible avec l’apprentissage de la démocratie, contrairement à ce qu’affirme le discours patriote et plus largement républicain. En effet, la dynamique contre-révolutionnaire repose essentiellement sur l’expression populaire des sensibilités religieuses. Les nobles n’ont joué qu’un rôle secondaire dans les mobilisations et les prises d’armes, ces dernières ayant d’ailleurs toutes été vouées à l’échec. En revanche, l’insoumission de la population a conduit à une forme d’irrédentisme qui a permis à ces hautes terres catholiques d’échapper en grande partie aux lois et à l’ordre révolutionnaire. Parmi les instruments de cette insoumission, la participation aux élections a joué un rôle important : elle a permis de placer à la tête des communes ou aux postes de juge de paix des hommes partageant les sensibilités politiques et religieuses de la population. Dans les moindres villages, on ignorait peu de choses des événements parisiens et des lois adoptées par l’Assemblée nationale ; les communautés ont su contrer, par divers moyens, leur application dans des délais souvent très rapides. L’ignorance est dénoncée par les républicains comme un moteur de l’archaïsme des populations, mais ce n’est qu’un élément rhétorique. En réalité, les paysans des montagnes du Languedoc sont très réactifs, ce qui montre qu’ils n’étaient pas coupés des réalités politiques de leur temps, même s’ils utilisaient d’autres canaux d’informations que ceux préconisés par les élites. L’autonomie des mouvements populaires, parfois même le désaveu des cadres aristocrates que les réseaux contre-révolutionnaires entendaient imposer, a conduit à une véritable politisation des classes populaires. Elles ne rejetaient pas la démocratisation des structures politiques de la nation mais les réformes religieuses portées par la Révolution. La Révolution a donné naissance, dans les montagnes du Languedoc, à une identité politique forte, reposant sur une approche religieuse de la société qui a constitué pour les deux siècles suivants le fil conducteur des choix politiques collectifs. Il a fallu attendre la seconde moitié du xxe siècle et l’arrivée de nouvelles populations dans les montagnes pour voir s’éroder des fidélités politiques forgées au cours des épreuves des guerres de Religion et cristallisées dans les affrontements politiques au moment de la Révolution.
Notes de bas de page
1 Nous renvoyons sur ces questions aux ouvrages de Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés sont devenus révolutionnaires, Paris, A. Michel, 1997 et de Philippe Grateau, Les cahiers de doléances. Une relecture culturelle, Rennes, PUR, 2001.
2 Voir la carte dressée par Michel Vovelle dans La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, Éd. De la Découverte, 1992, p. 162.
3 Anne-Marie Duport, Terreur et Révolution à Nîmes an l’an II, 1793-1794, Paris, Jean Touzot éditeur, 1987, p. 59.
4 Thimothy Tackett, La Révolution, l’Église, la France. Le serment de 1791, Paris, Le Cerf, 1986.
5 Didier Poton, « Le 14 juillet 1790 à Saint-Jean de Gardonnenque en Cévennes », Protestantisme et Révolution, Université de Montpellier III, Montpellier, 1990, p. 123-126.
6 André Dupont, Rabaut-Saint-Étienne (1743-1793). Un protestant défenseur de la liberté religieuse, Genève, 1946, rééd. 1989.
7 Novi de Cavairac (abbé de), Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la Révocation de l’Édit de Nantes pour servir de réponse à la lettre d’un patriote sur la tolérance civile des protestants de France. Avec une dissertation sur la journée de la Saint-Barthélemy, sl, 1757.
8 Instruction aux pasteurs de Languedoc au sujet de l’Édit de tolérance, cité dans le BSHPF, 1887, p. 548-551.
9 Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, EHESS, 1993 ; Serge Bianchi, La Révolution et la première République au village, éd. CTHS, 2003 ; Georges Fournier, Démocratie et vie municipale en Languedoc du milieu du xviiie au début du xixe siècle, Toulouse, Les Amis des Archives de la Haute-Garonne, 1994, 2 vol.
10 Cité par François Rouvière, Histoire de la Révolution française dans le département du Gard, Nîmes, 1887, t. 1, p. 79.
11 Les récits de la bagarre de Nîmes sont très nombreux, les premiers édités dès 1790 ; on en trouve plusieurs opuscules aux archives départementales de Nîmes, à la Bibliothèque de la Société du Protestantisme Français et aux archives nationales, F/7/3677/1, Police générale, troubles de Nîmes ; Michelet en fait le récit dans son Histoire de la Révolution française, Paris, Laffont, éd. « Bouquins », 1979, 2 volumes, p. 313 sq ; Ernest Daudet, Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution, Paris, 1881, p. 1-26, qui en donne la version contre-révolutionnaire ; Anne-Marie Duport, Journées révolutionnaires à Nîmes, Nîmes, Édition Jacqueline Chambon, 1988, p. 9-40.
12 Charles Jolivet, La Révolution en Ardèche (1788-1795), Aubenas, 1988 [1930], p. 216.
13 Arch. Nationales, D/I/101 ; texte reproduit par Charles Jolivet, La Révolution en Ardèche, op. cit., p. 229.
14 Les Français devenus protestants sans le savoir, ou le parallèle de la religion protestante et de la nouvelle religion de France, sn, paru à Paris vers 1792, Fonds ancien de la bibliothèque municipale de Toulouse, Br. Fa C 1534.
15 Anne Delègue-Quitterie, Le clergé lozérien sous la Révolution : 1789-1795, Mémoire de maîtrise dactylographié, Paris IV, 1989, 218 p.
16 AD Aveyron, I L 747, Extrait des délibérations du Directoire du District de Millau du 25 janvier 1791 ; Récapitulatif des troubles qui ont agité Millau par les membres du Directoire du département, au Ministre de l’Intérieur, le 20 avril 1792, AN F/7/3657/1 (dossier 3)
17 Arch. Nationales, Police générale, F/7/3681/13, 6e dossier.
18 Ibid., 8e dossier, dépositions de témoins.
19 Valérie Sottocasa, « Une seconde Vendée ? Les processus contre-révolutionnaires dans le Midi languedocien », Actes du colloque de la Roche-sur-Yon, Autres Vendées, 2 octobre 2009, à paraître.
20 Cité par Jacques Poujol et Patrick Cabanel, « Tout protestant doit être vrai républicain… Pasteurs et fidèles du synode des Hautes-Cévennes pendant la Révolution (1789-1799) », Bulletin de la Société du Protestantisme Français, t. 135, 1989, p. 670.
21 Bibliothèque du Protestantisme Français, Fonds Farelle 447/10, Lettre de Mende du pasteur Samuel François du 11 février 1793.
22 Chanoine Durand, « Un capucin. Le père Chrysostome de Barjac, Antoine Pellier (1757-1819) », Mémoires de l’Académie de Nîmes, VIIe série, t. XXX, 1907, p. 13-293. D’autres confesseurs de la foi et prêtres « martyrs » de la Révolution sont évoqués.
23 Sarran (Abbé), L’abbé Pialat, confesseur de la foi dans les Cévennes, Nîmes, 1898, réimpression Lacour, Nîmes, 1997 (il s’agit de la publication du journal de l’abbé Pialat).
24 Charles Jolivet, La Révolution dans l’Ardèche (1788-1795), op. cit., p. 211-216.
25 Jean-Clément Martin, Dictionnaire de la contre-révolution, Paris, Perrin, p. 42.
26 André Chamson, Sans Peur, Paris, Plon, Tallendier, 1977.
27 Philippe Sénart, « La montagne blanche ou une Vendée cévenole », Revue des deux Mondes, 1979, p. 103-112 et p. 306-319.
Auteur
Université de Toulouse Le Mirail - CNRS, FRAMESPA UMR 5136
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