De la loi sur les accidents du travail à la création de l’Instituto de Reeducación Profesional de Inválidos del Trabajo
Vers une nouvelle approche du sort de l’invalide du travail dans l’Espagne du début du xxe siècle
p. 223-231
Texte intégral
1Avant d’être une institution mise au service de la réhabilitation physique des accidentés du travail, l’Instituto de Reeducación Profesional de Inválidos del Trabajo (IRPIT) est un lieu qui a traversé le xxe siècle espagnol. Situé dans la banlieue de Madrid, dans le quartier de Carabanchel, cet établissement (connu sous le nom de Palacio de Vista Alegre) devient centre d’assistance aux invalides du travail dès 18871. Il reçoit sa dénomination d’IRPIT en 1922. En 1928, il est rebaptisé IRP, Instituto de Reeducación Profesional, puis en 1933 INRI, Instituto Nacional de Reeducación de Inválidos. Durant la période de la guerre civile, ses activités sont suspendues. L’IRPIT subit d’importantes détériorations liées aux combats. Restauré à la fin de la guerre, l’édifice retrouve une partie de ses fonctions en 19402. Il subsiste au-delà sous le nom de Centro público de Educación especial de Reeducación de Inválidos.
2La permanence de cette institution depuis la fin du xixe siècle témoigne d’un intérêt non démenti pour le sort des infirmes. Comme l’a montré Henri-Jacques Stiker dans sa contribution à L’histoire du corps3, les sensibilités ont évolué à cet égard : source de peur, le corps infirme change progressivement de statut entre les xviiie et xixe siècles. Il quitte les rivages « de la misère et de l’abandon » pour ceux de la « réadaptation et de la participation sociale4 ». Dans ce processus de socialisation, l’attention portée à la situation des mutilés du travail a été décisive. Du fait de l’industrialisation, la multiplication des accidents donne en effet une nouvelle ampleur à la catégorie de l’invalide. L’augmentation du nombre d’individus au corps sain, qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins à cause des mutilations subies, devient un problème social et incite les pouvoirs publics à les prendre en charge.
3 À partir de quand et selon quelles modalités la question des mutilés du travail est-elle prise en compte en Espagne ? Comment la question de l’incapacité au travail y est-elle traitée ? On tentera de répondre à ces interrogations en explorant notamment quelques-uns des aspects de l’action menée par l’IRPIT, entre 1922 et 1932.
Premiers jalons : la loi sur les accidents du travail de 1900
4Commentant en 1929 la publication de l’ouvrage paru sous la direction d’Antonio Oller, La práctica médica en los accidentes del trabajo5, l’un de ses confrères écrivait que « l’accident du travail existe depuis que le machinisme a envahi la production au cours du xixe siècle6 ». Ce n’est pourtant qu’au tournant du siècle que l’on prend acte de la notion de risque professionnel en Espagne, à travers la loi sur les accidents du travail du 30 janvier 1900. Cette législation est le fruit d’une évolution qui a conduit l’État libéral à jouer un rôle régulateur dans les conflits opposant patrons et ouvriers. En témoigne la création en 1886 d’un organisme censé apporter une solution aux problèmes les plus aigus de la question sociale : la commission des réformes sociales (CRS). La loi sur les accidents du travail de 1900 est née des travaux de la CRS. Elle prévoit que l’employeur devra indemniser le salarié en cas d’accident ou assurer sa protection, en souscrivant une police d’assurance7.
5L’écart chronologique séparant l’Espagne de ses voisins européens pour ce qui concerne l’adoption d’une telle norme n’est donc pas considérable : il est certes réel par rapport aux pionniers de la législation sociale que sont la Grande-Bretagne et l’Allemagne, mais ténu en revanche par rapport à la France dont la loi sur les accidents du travail date de 1898. Moins avancée dans le cycle de la modernité, du fait notamment de son retard industriel, l’Espagne apporte pourtant une solution au problème des invalides du travail à partir de 19008.
6Si la notion de risque professionnel a été ainsi inscrite dans le droit du travail espagnol, c’est parce que le pays a été confronté directement à la question des effets destructeurs du machinisme sur les corps ; mais c’est aussi du fait de l’influence exercée par le modèle étranger sur les élites dirigeantes. La culture politique de ces dernières les conduit en effet à valoriser les savoirs et les expériences venus d’ailleurs. C’est là un processus qui éclaire nombre de décisions publiques dans l’Espagne de l’époque : les nouvelles normes juridiques adoptées doivent être souvent interprétées comme un signe de la volonté du législateur de se mettre à la hauteur du mouvement des idées qui circulent en Europe. Ce phénomène explique que la norme instituée soit souvent mal appliquée, car si la loi est bien votée, les moyens de sa mise en œuvre sont loin d’être toujours envisagés. Ce hiatus s’est trouvé aggravé encore dans le cas de la Ley sobre los Accidentes del Trabajo, dont la mise en pratique a suscité de multiples contestations de la part des milieux patronaux. Pour cette raison, l’héritier de la CRS, l’Instituto de Reformas Sociales (IRS), créé en 1903, aura pour tâche de régler les contentieux mettant en cause l’administration, le patronat et les représentants des ouvriers au sujet de l’application de la loi de 1900.
7Les travaux de l’IRS sont venus compléter le dispositif voté en 1900 sur les accidents du travail9. En 1906, l’IRS rédige ainsi un Reglamento General de Seguridad e Higiene del Trabajo qui s’applique à tous les établissements industriels de plus de dix ouvriers, quelle que soit leur spécialité. Comme le fait remarquer M. D. de la Calle Velasco10, il eut été impossible de prévoir une norme propre à chaque corps d’industrie tant le retard espagnol en matière d’hygiène et de sécurité était grand : « le prix des appareils de sécurité, le problème d’espace dans les locaux, les réticences patronales mais aussi ouvrières » étaient trop importants pour qu’on puisse aller au-delà11. L’intérêt de l’œuvre de l’IRS réside également dans l’attention portée aux expériences venues de l’étranger. La rédaction du règlement de 1906 en porte l’empreinte : l’un des membres de l’IRS José Marvá, diffuse la même année en Espagne un rapport résultant des divers voyages qu’il a effectués en Europe et qui lui ont permis d’approfondir sa connaissance des musées d’hygiène et de sécurité du travail qui existent en France, Belgique, Allemagne et aux Pays Bas12. Publié l’année suivante13, ce rapport témoigne de l’influence de l’expérience étrangère dans le débat espagnol sur la question. La participation des membres de l’IRS aux congrès internationaux est également une des voies par lesquelles les initiatives européennes sont relayées en Espagne. En 1910, l’un d’entre eux, le Docteur José Ubeda Correal assiste au congrès de Bruxelles sur les maladies professionnelles. En 1912, c’est au tour de Francisco del Río y Joan de participer au Ier congrès sur la prévention des accidents du travail de Milan.
8La création de l’IRPIT en 192214 représente donc l’aboutissement d’un dispositif dont la pièce maîtresse est la loi de 1900. La mise en place de cet Institut constitue néanmoins un tournant dans l’histoire de l’assistance aux invalides du travail, dans la mesure où est apportée pour la première fois une réponse concrète à la question de la réhabilitation des mutilés.
Vers un processus de socialisation de l’invalide du travail : la création de l’IRPIT
9La problématique des invalides du travail comporte globalement trois dimensions : assistance à apporter aux victimes, réadaptation fonctionnelle, réinsertion professionnelle. Jusqu’à la fin des années 1910, les deux derniers volets de ce triptyque sont quasiment absents des préoccupations des pouvoirs publics. Le défi de la réadaptation fonctionnelle se pose surtout dans les milieux médicaux. La réinsertion professionnelle se fait, quant à elle, au coup par coup. En faire un objectif affiché de l’aide aux accidentés du travail implique un coût auquel ne consent aucun gouvernement au début du xxe siècle. La politique d’assistance publique aux invalides est donc surtout active sur le premier des terrains mentionnés. Dans ce domaine, l’État a pris le relais de la bienfaisance privée. L’ouverture en 1887 de l’asile pour les invalides du travail de Carabanchel en témoigne. Cet asile a été fondé en effet par la reine Marie-Christine pour commémorer la perte de son époux, Alphonse XII, mort prématurément en 188515. Dépendant de la direction générale de l’assistance publique16, cet établissement a vocation à héberger les ouvriers célibataires ou sans enfants à charge, devenus invalides à la suite d’un accident du travail. Sa fonction est donc purement résidentielle. Aucun objectif visant à la réhabilitation physique, intellectuelle ou professionnelle des victimes n’est inscrit dans ses statuts. Si des ateliers de charpenterie, de cordonnerie, d’horlogerie sont créés au sein de l’asile, c’est pour occuper les pensionnaires, non pour préparer leur réinsertion. La mission essentielle de l’établissement est donc d’exercer une tutelle sociale sur cette catégorie de handicapés.
10Par rapport à cette première initiative publique, la loi de 1900 ouvre la voie à un nouveau traitement du sort des invalides : le principe de l’indemnisation apporte en effet une solution, en théorie du moins, au problème de leur subsistance, notamment en cas d’incapacité permanente ou absolue. La question de la réparation du préjudice subi par les accidentés du travail reste toutefois appréhendée en termes économiques. Que les ouvriers mutilés puissent réintégrer leur poste de travail est envisagé comme souhaitable. Mais aucun dispositif n’est prévu pour rendre possible cette réinsertion.
11La création de l’IRPIT constitue en cela une rupture. D’une part le ministère de tutelle qui en a la charge est le ministère du Travail et non plus la direction de l’assistance publique, comme c’était le cas avec l’asile de Carabanchel17. Le statut social des invalides change donc : ils sont désormais moins considérés comme des infirmes que comme des salariés ayant perdu une partie de leurs capacités physiques. La mission de l’IRPIT est par ailleurs définie largement : chargé de la tutelle sociale des invalides, cet établissement a également pour fonction leur réadaptation fonctionnelle et leur insertion professionnelle.
12L’intégration de ces nouvelles tâches est significative d’une évolution dans l’approche du problème des invalides qui s’insère dans une dimension européenne. Le premier conflit mondial est en cause. Au-delà de 1918, les victimes de blessures de guerre, très nombreuses, se mobilisent en effet partout dans les ex-pays belligérants pour obtenir que leur sort soit pris en compte. Certaines catégories de mutilés – les fameuses gueules cassées – profitent tout particulièrement des avancées enregistrées par la chirurgie orthopédique pendant et après l’affrontement. Les progrès réalisés dans le traitement des blessures de guerre rejaillissent donc sur la situation des invalides civils. Les perspectives de réinsertion qui s’ouvrent aux premiers s’appliquent aux seconds. L’Espagne n’a certes pas participé au conflit. Elle a néanmoins tiré parti des enseignements de la chirurgie de guerre à travers différents canaux : les habitudes de sa communauté médicale d’aller se former à l’étranger, les missions qu’elle a réalisées dans les pays européens durant l’affrontement (notamment en France), la circulation des savoirs à travers la presse. Les débats qui ont lieu dans le pays voisin après l’armistice au sujet des invalides de guerre rencontrent d’ailleurs un fort écho en Espagne. Comme l’a montré Maria Isabel Porras18, le projet de loi présenté aux Cortes en novembre 191919, qui entend faire de la rééducation professionnelle des invalides une priorité, est largement influencé par l’expérience française.
13Une nouvelle approche de la question des mutilés émerge donc dans le débat public en Espagne après 1918. Si la façon d’appréhender le sort des invalides doit beaucoup à l’expérience étrangère, elle va aussi évoluer à partir du moment où le pays est confronté sur son propre territoire au problème des blessés de guerre. L’insurrection des tribus du Rif qui éclate en 1921 dans son protectorat donne en effet l’occasion à l’Espagne de mettre en application les leçons qu’elle a reçues pendant le conflit mondial. Le travail réalisé sur les invalides de guerre par le service de chirurgie orthopédique et de rééducation créé en 1921 au sein de l’hôpital militaire de Carabanchel profitera en ce sens à l’IRPIT fondé un an plus tard.
14La création de l’IRPIT fait donc entrer les invalides du travail dans une nouvelle ère de leur histoire. L’objectif des pouvoirs publics en les prenant en charge n’est plus seulement d’assurer leur survie, mais de favoriser leur réhabilitation physique et leur insertion professionnelle. Compte tenu des dimensions de cet article, il est exclu de vouloir rendre compte de l’ensemble de l’œuvre de cet établissement de 1922, date de sa mise en place, à 1933, date à laquelle l’IRPIT est réformé sous l’effet de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les accidents du travail. On se contentera d’analyser quelques-uns des aspects du travail de sa section médicale.
La réhabilitation physique des invalides, au cœur des missions de l’IRPIT
15Le décret de création de l’IRPIT en date du 5 mars 192220 prévoit la mise en place de trois directions en son sein : la section administrative chargée de la tutelle sociale des invalides, la section technique, chargée de leur réinsertion professionnelle, la section médicale chargée de leur réhabilitation physique. À la tête de cette dernière fut nommé le docteur Antonio Oller Martínez (1887- 1937). La carrière d’Oller témoigne de l’évolution de ses préoccupations. Celles-ci sont passées de « l’étude des accidents du travail proprement dits21 », appréhendés avant tout dans une perspective orthopédique et traumatologique, à la définition d’une véritable médecine sociale à l’édification de laquelle il a participé22. Dans cette maturation, l’expérience de l’IRPIT a incontestablement compté dans la mesure où Oller y a trouvé des conditions favorables à l’épanouissement de son art.
16L’IRPIT lui a permis en premier lieu de se consacrer exclusivement au traitement des invalides du travail qu’il soigne en très grand nombre. L’établissement n’a certes pas vocation à accueillir l’ensemble des victimes d’accidents du travail survenus sur le territoire espagnol23. Il n’en reste pas moins que l’activité de l’IRPIT est intense. En témoignent les données qui suivent24 : en 1926, sa section médicale compte six services de consultation :
- chirurgie restauratrice et orthopédique (dirigée par Oller en personne) ;
- maladies des yeux ; 3) maladies professionnelles ; 4) maladies nerveuses ;
- maladies liées à l’ORL ; 6) maladies de l’appareil digestif25. Chacun reçoit environ une moyenne de 100 patients par jour.
17Les patients traités par l’IRPIT sont globalement de deux types : certains y ont été envoyés par les compagnies d’assurances ou les tribunaux pour y recevoir les soins réclamés par leur état ; d’autres en revanche sont considérés comme des particuliers qui fréquentent de leur propre chef les services de consultation publique. La répartition entre les deux groupes se fait plutôt au profit des seconds : en 1930, 568 patients envoyés par les compagnies d’assurances et les tribunaux ont fréquenté le service de traumatologie de l’IRP contre 666 qui sont des particuliers ; pour le service de radiographie, la proportion est respectivement de 714 et de 932 ; les données ne sont équilibrées que pour la section de physiothérapie, où les chiffres de fréquentation pour l’année 1930 sont de 211 patients pour le premier groupe contre 212 pour le second26. Deux caractéristiques du fonctionnement de l’IRPIT découlent de ces statistiques : le rayonnement de l’établissement s’y lit en premier lieu ; les consultations publiques attirent largement les invalides, car leurs maux y sont soignés par des spécialistes ; ces chiffres témoignent également du type de soins qui sont pratiqués dans ce centre. Le service de traumatologie est de loin l’un des plus actifs : en 1929, 1 206 patients y sont venus pour la première fois, 4 316 au moins pour la seconde fois. Cette année-là, 1193 radiographies furent par ailleurs effectuées, 462 analyses de laboratoire pratiquées et 124 appareils orthopédiques posés27. En 1930, le nombre de patients ayant fréquenté le service de traumatologie est de 1 234, le service de radiographie de 1 646. 485 actes impliquant un examen de laboratoire furent pratiqués et 324 impliquant la pose d’un plâtre, d’un corset ou d’une prothèse. Le département de physiothérapie est également l’un des fleurons de l’établissement : en 1926, 50 patients en moyenne y sont traités journellement28. En 1930, 423 personnes y ont été soignées29.
18Par opposition, l’activité de la salle des opérations est moindre. Se consacrant tout spécialement à la chirurgie réparatrice et orthopédique des accidentés du travail, elle n’a pratiqué en moyenne en 1926 que « 4 opérations par semaine, chiffre subordonné au nombre de lits disponibles30 ». Ces lits sont peu nombreux : ils s’élèvent à « 30 au début de l’exercice 1926-1927, une fois décomptés les lits destinés aux services de médecine ». La capacité d’accueil de l’établissement n’est donc pas considérable. L’œuvre de réhabilitation de l’IRPIT est en fait assez peu fondée sur le geste chirurgical. Deux raisons à cela : celui-ci est souvent déjà intervenu lorsque les patients sont accueillis dans l’établissement. Oller est par ailleurs partisan d’une chirurgie conservatrice : « les indications opératoires sont donc restreintes » se limitant à « des opérations de chirurgie reconstructrice31 ». Les données dont on dispose pour l’année 1929 le confirment32 : 125 opérations seulement furent pratiquées cette année-là ; en 193033, ce chiffre est à la hausse (166), mais reste mesuré par rapport aux autres actes pratiqués. L’IRPIT est donc avant tout un centre qui privilégie le suivi des patients, une fois leur invalidité acquise. À cette fin, de nombreux examens y sont effectués, nécessaires à la surveillance des malades : radiographies, analyses médicales. Un autre pan important de son activité relève de la réhabilitation physique qui incombe à son service de physiothérapie.
19Ces indications révèlent l’un des intérêts de l’IRPIT pour Oller : l’établissement lui permet de suivre dans la durée le sort de ses patients dans un centre qui dispose d’installations récentes. Outre les salles de consultations publiques, la section médicale abrite : la salle d’opérations (subdivisée en salle de stérilisation, d’anesthésie, d’opérations, de bandages et de plâtres), la salle de radiographie, un laboratoire d’analyses, une salle réservée aux exercices de physiothérapie34. Cette dernière comprend des appareils d’électrothérapie (permettant de réaliser des électrodiagnostics et l’application de courants galvanique, faradique et sinusoïdal), de massage et de mécanothérapie35.
20L’IRPIT a donné enfin l’occasion à Oller de faire l’expérience d’un travail en équipe organisé autour du sort de l’invalide du travail. La réhabilitation physique des patients à laquelle Oller se consacre trouve en effet un prolongement à travers l’œuvre de réinsertion professionnelle du centre. La complémentarité existant entre la section médicale et la section technique de l’Institut est avérée à travers l‘activité de l’atelier orthopédique chargé de construire les prothèses nécessaires à la rééducation des amputés. Outre les appareils pour fractures du bras et de la jambe, les gouttières, les corsets qu’il fabrique, cet atelier élabore des prothèses de travail. En 1930, 51 prothèses pour membre inférieur, 18 pour membre supérieur furent ainsi produites36. Comme le montre le responsable de la section technique de l’IRP en 1931, J. Montero37, ces appareils ont pu être améliorés grâce au travail commun réalisé par les médecins et les « psycho-techniciens » du centre, terme désignant les psychologues de l’IRPIT spécialisés dans la réinsertion professionnelle. Les observations des seconds ont été déterminantes en ce domaine. Toutes débouchaient sur une même conclusion : le rendement du travail effectué par les invalides dotés d’une prothèse était en général faible à cause de la lourdeur et de la difficulté à manipuler leur appareil. D’où l’idée d’adapter chaque prothèse aux besoins des mutilés en fonction du poste de travail occupé. Montero rapporte ainsi comment l’appareil d’un ouvrier agricole amputé d’un tiers de son avant-bras droit fut aménagé pour répondre à sa demande. Cette anecdote témoigne des réticences des patients à l’égard des modèles qu’on leur propose. Globalement, ceux-ci se composent de trois parties : la partie centrale, composée d’un porte-moignon en cuir ou fibre synthétique ; à son extrémité sont fixés la pince ou le porte-outil servant à la préhension des objets ; le porte-moignon est relié enfin au bras au moyen d’un harnais. Dans le cas rapporté par Montero, l’ouvrier agricole refusait d’utiliser le harnais de suspension qui soutenait le bras de travail. L’atelier orthopédique de l’IRP remplaça donc le harnais par une sorte de collier muni de charnières, fixé autour du moignon. Cette solution ne permettait certes pas à l’ouvrier de réaliser de gros efforts, car ceux-ci, transmis aux points d’appuis de la prothèse, les auraient alors soumis à une pression insupportable. Mais le bras artificiel s’avéra toutefois adapté au patient « personne de grande résistance physique et disposant d’un bon moignon38 ». Les aménagements opérés sur les appareils le sont donc en fonction des aptitudes physiques des malades et de leurs attentes. Selon Montero, l’atelier orthopédique de l’IRP aurait fabriqué ainsi divers modèles à la demande : pour des tailleurs, des tourneurs, des employés de bureau, des ajusteurs. L’œuvre de « rédemption des invalides » passe donc par un travail d’équipe mobilisant médecins et psycho-techniciens à l’écoute des besoins des mutilés.
21De 1887, date d’ouverture de l’asile pour les invalides du travail de Carabanchel, à 1922, date de création de l’IRPIT, l’approche de la question des invalides du travail a donc évolué en Espagne. Une première phase est repérable, entre 1887 et le vote de la loi sur les accidents du travail en 1900. Durant cette séquence, le sort de cette catégorie d’infirmes sort progressivement de la sphère de la bienfaisance où on l’avait cantonnée jusqu’alors. La loi de 1900 consacre ce changement, en assurant le triomphe du modèle assurantiel et en posant le principe de la responsabilité patronale en matière d’accidents du travail. La seconde phase ne commence qu’en 1919, lorsqu’on s’intéresse à la réhabilitation physique et à la réinsertion professionnelle de l’invalide. Le processus de socialisation de l’infirme du travail qui est ainsi envisagé n’aboutit néanmoins qu’en 1922 avec la création de l’IRPIT. Plusieurs facteurs expliquent ce cheminement : impact du premier conflit mondial qui pose en de nouveaux termes leproblèmede la réinsertion sociale des mutilés ; progrès delachirurgie qui donnent une actualité inédite à la thématique de la réhabilitation fonctionnelle ; influence également des théories relatives à l’organisation scientifique du travail qui amènent à reconsidérer positivement le coût de la réadaptation des invalides à leur ancien poste de travail. Comme les responsables de l’IRPIT l’écrivent en effet en 1924 : « La rééducation des invalides est plus qu’un objectif louable émanant de gens sensibles, c’est une solution à un problème économique […], c’est une activité productive de rendement insoupçonné. Non seulement elle ne coûte pas à l’État, mais elle produit39 ».
Notes de bas de page
1 Cité dans Julián Palacios Sánchez, Historia del CPEE de Reeducación de Inválidos, Madrid, MEC-CPEE Reeducación de Inválidos, 1990, p. 23.
2 Seule une section médicale chargée de traiter des maux des invalides est ouverte. Les ateliers professionnels, les bâtiments scolaires et la résidence qui permettait aux malades de séjourner dans l’institution ne renouent pas avec leurs activités d’antan.
3 Henri-Jacques Stiker, « Nouvelle perception du corps infirme » in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire du Corps. De la Révolution à la grande guerre, Paris, Seuil, 2005, t. 2, p. 280-297.
4 Henri-Jacques Stiker, « Nouvelle perception du corps infirme », op cit, p. 297.
5 Antonio Oller, dir., La práctica médica en los accidentes del trabajo, Madrid, Javier Morata, 1929.
6 La citation qui suit est extraite de José Sanchis Banus « Bibliografía », Medicina del Trabajo e Higiene, no 1, janvier 1930, p. 82.
7 On renverra sur ce point aux travaux existants, notamment Juan Ignacio Palacio Morena, La institucionalización de la reforma social en España, 1833-1924 : la Comisión y el Instituto de Reformas Sociales, Madrid, Ministerio del Trabajo y Seguridad Social, 1988.
8 En fait, c’est avec le règlement sur l’inspection du travail de 1906 que les dispositions prévues par la loi pourront être vraiment appliquées.
9 L’article 8 de la loi de 1900 prévoyait l’élaboration de règlements édictant les normes de protection à mettre en vigueur pour prévenir les accidents et étendre la sécurité et l’hygiène.
10 María Dolores de la Calle Velasco, « Instituto de Reformas Sociales : higiene y seguridad del trabajo », in Rafael Huertas et Ricardo Campos (dir), Medicina social y clase obrera, siglos XIX y XX, Madrid, Fundación de Investigaciones Marxistas, 1992, vol. 1, p. 245-261.
11 Ibid., p. 247.
12 Ibid., p. 250-251.
13 José Marvá, Museos de Higiene y Seguridad del Trabajo. Descripción de los más importantes de Europa, Madrid, 1907.
14 L’IRPIT est créé par la loi du 10 janvier 1922 qui réforme celle de 1900. Ley modificando la de Accidentes del Trabajo de 30 de enero de 1900, Diario de las sesiones de Cortes, Congreso de los Diputados, 1, 1o de marzo de 1922, Apendice 8o.
15 Cité dans Julián Palacios Sánchez, op.cit, p. 51.
16 Qui dépend elle-même du ministère de l’Intérieur espagnol.
17 Dans un premier temps, l’asile pour les invalides du travail ne disparaît pas et coexiste avec l’IRPIT. Les deux institutions partagent les mêmes locaux dans l’ancien palais de Vista Alegre. Puis par décret du 31 décembre 1929, les deux établissements fusionnent pour former l’Instituto de Reeducación Profesional.
18 María Isabel Porras Gallo, « Medicina, guerra y reintegración social del inválido del trabajo en la España del primer cuarto del siglo XX », in Ricardo Campos, Luis Montiel et Rafael Huertas, dir., Medicina, ideología e historia en España, siglos XVI-XXI, Madrid, CSIC, 2007, p. 525-539.
19 Il s’agit d’un projet visant à réformer la loi du 30 janvier 1900 sur les accidents du travail. Présenté par le ministre de l’Intérieur, Manuel de Burgos y Mazo, il resta sans lendemain. Il prévoyait la création d’une école spéciale destinée aux invalides du travail, chargée de leur rééducation.
20 Real Decreto du 5 mars 1922 paru dans le no 51 de la Gaceta de Madrid, 5 mars 1922, p. 976-978.
21 J. M. S. Borbona, « Sintética reseña de las orientaciones y actuaciones del Consejo que dirige y administra el Instituto de Reeducación Profesional de Inválidos del Trabajo », Memorias del IRPIT, 1924, no 1, p. 8.
22 Après son passage par l’IRPIT, Antonio Oller sera nommé en 1933 directeur médical de l’Institut national de prévision, organisme responsable de la gestion des assurances sociales en Espagne.
23 Ne serait-ce que parce qu’ils sont beaucoup trop nombreux : en 1924, les statistiques font état de 91 481 accidents du travail déclarés, 138 217 si l’on se fie aux chiffres fournis par les compagnies d’assurances. « Dirección general del Trabajo y Acción social », Memorias del IRPIT, no 3, 1926, p. 166.
24 « La vida del Instituto. Sección médica », Memorias del IRPIT, no 3, 1926, p. 78
25 Ces services sont dirigés respectivement par les docteurs Melián (2), Azpietia (3), Rodríguez Lafora et J. Gemain (4), González Díaz (5), Casanova (6). Signalons que les titulaires de ces services se font assister par des médecins extérieurs à l’IRPIT : opèrent ainsi aux côtés d’Oller les docteurs Recasens et López Durán.
26 « Crónica del Instituto en el año 1930 », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, 1931, p. 118- 119.
27 « Crónica del Instituto de Reeducación profesional. Estadísticas », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, publicación del Instituto de Reeducación profesional, Madrid, Javier Morata, 1930.
28 « Secciónmédica », Memorias del IRPIT, 1926, no 3, p. 78.
29 « Crónica del Instituto en el año 1930 », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, 1931, p. 119.
30 « La vida del Instituto. Sección médica », Memorias del IRPIT, no 3, 1926, p. 78.
31 « La vida del Instituto », Memorias del IRPIT, 1924, no 1, p. 86-87. Entre le 7 février 1924 et le 15 mai 1925, 59 interventions chirurgicales seulement ont été pratiquées.
32 « Crónica del Instituto de Reeducación profesional. Estadísticas », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, publicación del Instituto de Reeducación profesional, Madrid, Javier Morata, 1930.
33 « Crónica del Instituto en el año 1930 », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, 1931, p. 119.
34 « Genésis, desarrollo y estado actual de la obra emprendida en España », Memorias del IRPIT, 1924, p. 18-19.
35 Dr Azpeitia, « Los primeros resultados obtenidos en la sección de Fisioterapia », Memorias del IRPIT, no 1, 1924, p. 33-34.
36 « Crónica del Instituto en el año 1930 », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, 1931, p. 120.
37 J. Montero, « Las prótesis de trabajo para los amputados de miembro superior y orientación profesional de estos inválidos », Medicina del Trabajo e Higiene Industrial, 1931, p. 295-312.
38 Ibid., p 298.
39 « Antecedentes del IRPIT », Memorias del IRPIT, 1924, no 1, p. 6.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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