Risque professionnel et navire laboratoire xviiie-xxe siècle
« Coliques des navigateurs ou fièvre de Madrid » : comprendre et combattre le saturnisme
p. 181-191
Texte intégral
1La progression du grand commerce maritime et les nouveaux rapports des États européens à la mer se traduisent au xviiie siècle par le développement des flottes de guerre et de commerce. Cependant, les navires ne sont rien sans les équipages recrutés selon diverses formules mais en quantité souvent insuffisante étant donné la relative faiblesse de l’offre de gens de mer sur les littoraux européens. Ce déficit chronique de main-d’œuvre qui tend à faire du marin « une denrée rare » rend compte de la préoccupation manifestée par les responsables politiques pour la santé des hommes levés afin de servir sur les bâtiments marchands et les vaisseaux du roi.
2C’est afin de préserver cette « espèce d’hommes qui est de la plus grande utilité pour l’État » que l’inspecteur général de la Marine Henri-Louis Duhamel du Monceau publie, en 1749, les Moyens de conserver la santé aux équipages des vaisseaux. Dans cette même perspective, Antoine Poissonnier Desperrières, médecin du roi, inspecteur général adjoint des hôpitaux de la Marine, rédige en 1767 un Traité sur les maladies des Gens de Mer ; il y établit une typologie des maux qui affectent les équipages et y propose des pistes pour lutter contre les maladies liées à l’exercice du métier de la mer. Parmi celles-ci figure en bonne place le scorbut, cette « peste du marin » analysée empiriquement en 1744-1747 par James Lind, le « père de la médecine maritime », alors au service de la marine royale anglaise. Son Treatise of the Scurvy, publié en 1753, traduit et édité en France dès 1756 sous le titre Traité du scorbut divisé en trois parties contenant les recherches sur la nature, les causes et la curation de la maladie, et largement diffusé dans les arsenaux du royaume souligne la sensibilité des responsables politiques envers la santé des équipages1. Cependant, à côté de cette maladie emblématique des gens de mer voisinent nombre de fièvres et affections qui ne sont pas toujours identifiées ou qui, comme le scorbut, ne touchent pas uniquement les marins. Ainsi en est-il de la « maladie des vaisseaux » ou « coliques des navires » qui ne sont autres que le saturnisme, ces « coliques métalliques », ou « coliques de Madrid », qui frappèrent au xviiie siècle les usagers de batteries de cuisine médiocrement étamées, ou encore « coliques de plomb2 » reconnues, en sierra de Gádor, dès le démarrage de l’extraction de ce minerai au début du xixe siècle3.
3Le saturnisme a été l’objet de nombreuses interrogations et de diverses controverses médicales avant de se trouver, au début du xxe siècle, au cœur d’un débat politique et, plus récemment, au centre de réflexions sur les maladies professionnelles conduites par des historiens, des sociologues et des juristes4. La connaissance de cette maladie, signalée depuis l’Antiquité dans ses manifestations directes auprès des travailleurs exposés à l’usage du plomb, a été renouvelée aux xviiie et xixe siècles, notamment à la suite d’observations et d’enquêtes menées par des gens de médecine liés au monde maritime, avec le navire comme observatoire sinon comme laboratoire. Joseph Jacques de Gardanne, « médecin des Lumières », puis Amédée Lefèvre, médecin de la Marine au xixe siècle, ont ainsi contribué, non sans difficulté, à faire admettre l’origine du mal, à en démontrer les vecteurs, à proposer des moyens pour la combattre sinon la prévenir et à inspirer une législation sur la première maladie professionnelle reconnue au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Archéologie d’une maladie professionnelle
4La première description de la « colique de plomb » semble figurer, au ve siècle avant notre ère, dans les textes d’Hippocrate avec les attaques pathologiques signalées chez « l’ouvrier qui travaille à l’extraction des métaux » (De Morbo Vulgari). Deux siècles plus tard, Nicandre de Colophon retrace le tableau de l’intoxication saturnine qui survient après l’absorption de litharge (oxyde naturel de plomb) ou de céruse (carbonate de plomb, dit aussi, en peinture, « blanc de céruse » ou « blanc d’argent ») avec douleurs abdominales, constipation rebelle, complications urinaires et atteinte de l’état général. À Rome, au Ier siècle, Vitruve note le danger des canalisations de plomb tandis que Celse, Pline l’Ancien puis Dioscoride mentionnent les risques encourus par les ouvriers qui manipulent de la céruse, du minium ou de la litharge (douleurs, paralysies, hébétude, délire, « déchirements d’entrailles » et « suppression des urines qui prennent la couleur plombée ») et proposent diverses protections pour éviter la respiration et l’absorption des poussières5.
5De telles recommandations se retrouvent au xvie siècle chez le médecin des mines Georg Pawer, dit Agricola, dans ses descriptions des travaux des mineurs de plomb (De Re Metallica) et chez Jean Fernel, médecin du roi Henri II, à propos de la colique de plomb observée chez les peintres tandis que Jean Kraft, médecin de l’empereur Maximilien, accuse des vignerons de chercher à réduire la verdeur de leurs vins en y introduisant de la litharge. Une vive polémique se développe, à partir du xviie siècle, pour déterminer les causes réelles des troubles enregistrés chez ces travailleurs et artistes. Pour d’aucuns, les plus nombreux, comme Milon, médecin d’Henri IV, et François Citois, médecin de Richelieu, le plomb ne saurait être l’unique responsable des troubles constatés chez les plombiers, peintres ou potiers vernisseurs ; ils sont suivis dans leur diagnostic, jusqu’à la fin du siècle, par d’autres médecins, comme l’Anglais Thomas Sydenham. Seul, semble-t-il, le médecin hanovrien, Samuel Stockhusen défend, en 1656 dans son Traité des mauvais effets de la fumée de la litharge, la thèse selon laquelle ces troubles seraient liés au plomb, et à lui seul. Peu après, le médecin militaire du Duc de Wurtemberg, Jean Jacques Wepfer reprend cette thèse en alertant ses supérieurs sur les effets néfastes des vignerons qui édulcorent leurs vins avec le « sucre de saturne » occasionnant ainsi de graves coliques et paralysies. Un pas décisif est franchi au xviiie siècle avec la parution, en 1701, du Traité des Maladies des Ouvriers par Bernardino Ramazzini (1633-1714), considéré comme le créateur de la médecine du travail. Dans cette édition, complétée en 1713, l’auteur, professeur de médecine à Modène, puis à Padoue à compter de 1700, fait la synthèse de toutes les connaissances de son époque sur les maladies professionnelles en passant en revue cinquante-deux activités et en prenant appui sur son expérience personnelle faite de visites d’ateliers ; dans les chapitres consacrés aux potiers, aux vernisseurs et aux peintres, il mentionne les dangers directement liés au plomb (tremblements, paralysies, coliques) et préconise l’emploi de masque pour lutter contre les poussières saturnines.
6Le débat sur la responsabilité seule du plomb n’est cependant pas clos. Si des médecins comme l’Anglais John Huxman, les Français Astruc, Bordeu et Dubois de Rochefort (pourtant créateur d’un traitement du saturnisme à l’hôpital de la Charité) restent attachés au rôle secondaire du plomb dans la genèse des coliques sèches, d’autres comme le Hollandais Boerhaave, l’Autrichien Haen, les Allemands Zeller et Henkel et le Français Bouvart défendent la thèse de l’unicité ; pour ce dernier : « coliques du Poitou » – selon la terminologie du docteur Citois, doyen de la faculté de Poitiers, qui en fit la description –, coliques des peintres, potiers, plombiers, émailleurs ainsi que les troubles dus aux vins frelatés sont directement et uniquement liés au plomb.
7D’autres travaux mettent en évidence les risques professionnels et usuels du plomb. Le physiologiste suisse Haller, comme les médecins anglais Bull, James et Wilson décrivent minutieusement les pathologies des mineurs de plomb. Les usages artisanaux (cerclage des fûts et pressoirs de cidre) et domestiques du plomb (ustensiles ménagers) sont dénoncés en Angleterre par des médecins comme Hardy, Baker et Percival. Ce dernier, auteur des Observations et expériences sur le plomb considéré comme poison, démontre l’action nocive du vinaigre sur les poteries vernissées tandis que Benjamin Franklin signale, outre-Atlantique, l’intoxication saturnine chez les imprimeurs6. En France Antoine Portal, professeur de médecine au Collège de France et médecin du comte de Provence, insiste sur l’introduction du métal dans l’organisme par voie buccale :
La colique de plomb est très fréquente aux fondeurs et aux essayeurs des mines, aux potiers d’étain, aux plombiers, aux broyeurs de couleurs, aux barbouilleurs. Elle attaque aussi les potiers de terre, les lapidaires, les cordonniers qui peignent les talons des souliers des femmes avec des couleurs dans lesquelles il y a de la céruse, ou qui tirent avec les dents les peaux colorées avec du minium. En un mot le plomb incommode la plupart des ouvriers ou des artistes qui le manient, qui en respirent les émanations, ou encore plus qui les avalent7.
8Au même moment, l’avocat dijonnais Guyton de Morveau, féru de chimie, démontre la toxicité des couleurs de plomb et propose d’utiliser, pour la fabrication de celles-ci, « une matière moins dangereuse » et aussi stable que la céruse à savoir le blanc de zinc. C’est dans ce contexte et au sein de ces débats scientifiques que se situent les travaux du docteur Joseph Jacques de Gardanne.
L’étiologie saturnine de la « colique des navigateurs » au xviiie siècle
9Elle est étroitement associée aux observations et aux travaux d’un médecin, Joseph Jacques de Gardanne. Celui-ci est né à La Ciotat en octobre 1739, au sein d’une famille liée au monde de la mer, à commencer par son père, Jacques, chirurgien de la Marine. Si son enfance reste méconnue, nous savons qu’il a suivi des études de médecine à Montpellier et présenté une thèse de doctorat en 1759. Fixé peu après à Paris et protégé par Antoine de Sartine, lieutenant général de Police (1759-1774), puis secrétaire d’État à la Marine (1774-1780), il devient docteur-régent de la faculté de Paris (1766)8. « Médecin des Lumières » il s’intéresse à de nombreux domaines, notamment à ceux ayant trait à la salubrité publique.
10L’insuffisance des moyens physiques et politiques envisagés pour prévenir la variole, le conduit à la publication de deux mémoires : Observations sur la meilleure manière d’inoculer la petite vérole (1767) et Mémoire dans lequel on prouve l’impossibilité d’anéantir la petite vérole (1768), prolongés, en 1776, par Le secret de Sutton dévoilé ou l’inoculation mise à la portée de tout le monde. Nommé membre du Bureau central des nourrices en 1769, il obtient peu après la responsabilité du traitement des enfants syphilitiques et des indigents, organisant à Paris pour ces consultations le premier dispensaire spécialisé. Auteur de plusieurs mémoires sur les différentes manières de traiter les maladies vénériennes, il s’intéresse également, en s’inscrivant pleinement dans les préoccupations médicales du temps, à la réanimation ; il propose, en 1781, une synthèse de ses travaux dans un Catéchisme sur les morts apparentes dites asphyxies où il dénonce des pratiques conseillées pour ranimer les noyés et « personnes suffoquées ». L’anatomie pathologique, le tétanos et la ménopause retiennent également son attention ; la création de la Gazette de Santé, périodique médical qui paraît sous sa direction entre 1773 et 1776, favorise la diffusion des idées nouvelles tandis que ses travaux lui ouvrent les portes des académies de Montpellier, Nancy, Marseille et Dijon.
11Reprenant l’ensemble des connaissances sur la pathologie tropicale il écrit, en 1784, sur Les maladies des Créoles en Europe, avec la manière de les traiter et des observations sur celles des gens de mer, et sur quelques autres plus fréquemment observées dans les climats chauds. Dans cette somme, on retrouve ses réflexions sur l’amélioration de la sécurité des lieux de travail, y compris le navire, et sur la pathologie saturnine à laquelle il n’a cessé de s’intéresser depuis 1760 en fréquentant assidûment l’hôpital de la Charité alors spécialisé dans la prise en charge thérapeutique du saturnisme. Là, auprès des patients – doreurs, plombiers, marins – il a rassemblé des observations prolongées par la lecture de dossiers de 1 353 cas répertoriés entre 1755 et 1767. En 1768, il publie ses Conjectures sur l’électricité médicale avec des recherches sur la colique métallique, où il préconise le traitement des paralysies saturnines par électrothérapie et ajoute diverses recommandations pour le traitement préventif et curatif de l’intoxication par le plomb : ici l’absorption de lard ou de lait pour mettre le « viscère de l’estomac » du travailleur à l’abri du plomb, là l’usage de purgatifs et non la pratique de saignées. Au vrai, l’action de Gardanne est étroitement marquée par la lecture du Traité des mauvais effets de la fumée de litharge, écrit en 1619, par le médecin allemand Samuel Stockhusen à la suite de l’observation des ouvriers des mines et des fonderies. Séduit par cette œuvre rigoureuse que lui a apportée Jean d’Arcet, chimiste, professeur au Collège de France et secrétaire de Montesquieu, et par la « méthode expérimentale » suivie par l’auteur, Gardanne effectue, en 1776, une traduction du texte latin de Stockhusen qu’il accompagne de ses remarques nourries par l’étude des dossiers lus à l’hôpital de la Charité. Dans le droit fil de cette action, Gardanne publie, en 1783, un texte qui constitue un jalon majeur dans la lutte contre le saturnisme à savoir un Mémoire concernant une espèce de colique observée sur les vaisseaux9.
12Après avoir dressé un tableau clinique de la maladie constatée chez les marins (douleurs abdominales, vomissements, constipation, abattement et éventuelle paralysie des extrémités supérieures), Gardanne note que contrairement aux autres maladies des gens de mer, tous les marins n’en sont pas atteints de la même manière. La colique des vaisseaux, qui se déclare plus souvent vers la fin de la campagne, touche préférentiellement les officiers et épargne les matelots. Gardanne rejette l’origine « bilieuse » que proposent certains de ses confrères, partisans de la théorie des humeurs qui privilégient, dans leur explication, la surabondance et l’acrimonie de la bile liées à la richesse de l’alimentation des officiers. Pour lui, conformément aux remarques de Stockhusen, la « colique des navigateurs » est à rapprocher de celle des peintres, de celle provoquée par la fumée pernicieuse de la litharge : « l’odeur de la peinture donne cette espèce de colique qui attaque aussi ceux qui emploient le plomb ou ses préparations dans leurs ouvrages ». Or, ces peintures sont utilisées pour toutes les parties extérieures des bâtiments de mer et, à l’intérieur, pour les côtés et la seconde batterie. La démonstration est alors claire :
La peinture une fois reconnue pour la cause de cette colique, il est facile d’expliquer pourquoi les officiers en sont plutôt attaqués que les matelots. Ces derniers couchant dans le premier entrepont qui n’est point peint doivent nécessairement en être exempts, tandis que les officiers qui s’y trouvent sans cesse exposés en sont atteints. […] Cette maladie attaque l’état major des vaisseaux plutôt que l’équipage puisqu’il est vrai que les demeures des officiers sont toujours peintes à neuf au commencement de la campagne tandis que le second entrepont où couche l’équipage ne l’est pas10.
13Au reste,
par la même raison, les officiers, qu’elle affecte plus tôt et plus gravement, sont toujours ceux qui ont séjourné trop longtemps dans leur chambre au lieu de venir prendre l’air sur les gaillards : et si l’on voit cette maladie se manifester plus à la fin de la campagne qu’au commencement c’est qu’à cette époque, ennuyés par la longueur de la navigation, ils se réunissent bien plus souvent dans les lieux destinés à les rassembler11.
14À l’appui de sa démonstration, Gardanne rappelle qu’en 1775, afin de hâter le départ de la frégate Le Serin pour la Martinique, une grande quantité de litharge fut employée pour rendre plus siccative la peinture ; pour lui, cet abus est responsable des graves coliques qui ont affecté tout l’état-major et provoqué la mort du capitaine en second.
15Ce constat effectué, Gardanne propose de préserver les marins « en substituant, aux préparations du plomb qui entrent dans la couleur, d’autres moyens moins dangereux, pour l’intérieur des vaisseaux » ; il préconise notamment de peindre les toiles qui servent de séparation dans l’entrepont avec des couleurs non toxiques, ou d’utiliser des toiles de coton déjà teintes, voire de remplacer le bois des cloisons par du cuir. Toutefois, ces propos qui visent à « écarter des vaisseaux de notre marine une cause si nuisible à la santé de ces hommes précieux » alimentent plusieurs polémiques et rencontrent nombre de résistances, aussi bien de la part d’entrepreneurs de peinture que de médecins qui refusent l’approche « aériste » de Gardanne12. Ainsi, les chirurgiens-majors de Marine Dazille et Séruzier, associés au doreur-vernisseur Watin, récusent la démonstration de Gardanne, nient l’existence de la « colique des peintres » dans la Marine et reprochent au médecin hygiéniste, de n’avoir jamais navigué. Celui-ci n’eut toutefois guère le temps de répondre à ces attaques faisant simplement remarquer à ses détracteurs que « né dans un port de mer et naturellement initié à la connaissance de l’art du navigateur, je n’ai rien négligé pour m’instruire à fond de ce qui pouvait avoir rapport à mon sujet tant par un long séjour dans les places maritimes que par l’habitude de vivre au milieu des personnes qui ont embrassé cet état13 ».
16Gravement malade à partir de 1786, il meurt en 1789, sans avoir réussi à convaincre les responsables de la Marine de la nocivité de la céruse et des dangers méconnus des peintures au plomb utilisées sur les vaisseaux du roi.
Du saturnisme naval à la reconnaissance d’une maladie professionnelle (xixe-xxe siècle)
17Le dossier, un temps refermé, est de nouveau ouvert au début du xixe siècle. Après un premier ouvrage publié en 1838 sur l’Encéphalopathie saturnine, le médecin Louis Tanquerel des Planches (1810-1862) publie l’année suivante un Traité des maladies du plomb ou saturnines qui rassemble toutes les données sur le saturnisme (histoire, symptômes, formes, causes, prévention) et qui réunit sous la seule appellation de « colique de plomb » les coliques du Poitou, du Devonshire, de Madrid, des vaisseaux ou « végétales »… C’est cependant un médecin de la Marine, Amédée Lefèvre (1798-1869) qui met fin au débat sur la colique des navigateurs et mène une lutte acharnée contre les dangers du plomb à bord des bâtiments de mer14.
18Né à Paris, mais ayant passé son enfance à Rochefort, ce fils de commis de la Marine, engagé à l’âge de treize ans en 1811 comme mousse sur la frégate Elbe, puis comme novice timonier sur le vaisseau le Foudroyant, a d’abord suivi les traces de son père. Deuxième commis aux vivres en 1814-1815 sur le Duc d’Angoulême, il change toutefois d’orientation en 1816 en entrant à l’école de médecine navale de Rochefort. Promu chirurgien en 1818, il effectue plusieurs expéditions en Méditerranée (des côtes espagnoles aux échelles du Levant), au Sénégal et en Guyane. Auteur d’une thèse présentant des Observations sur les maladies les plus fréquentes dans les Échelles du Levant (1827), il s’intéresse ensuite « aux causes et traitement de l’asthme » avant d’être reçu, en 1836, au concours du professorat et d’obtenir la chaire d’histoire naturelle médicale à Rochefort, puis de pathologie interne et d’hygiène (1846). Confronté à plusieurs reprises au choléra à Rochefort et à Toulon, entre 1832 et 1852, il publie plusieurs mémoires sur cette épidémie avant d’être promu directeur du service de santé à Brest (1854) et de s’intéresser à la « colique sèche » responsable de centaines de victimes dans les équipages et les états-majors en campagne. Reprenant les conclusions du médecin Gardanne, Lefèvre soutient que le saturnisme en est la cause. Cette affirmation, qui résulte d’un important travail d’enquêtes et de l’étude de plus de trois cents rapports de fin de campagne expédiés du monde entier par des chirurgiens navigants de 1818 à 1858, heurte l’enseignement de certains à commencer par celui du professeur d’hygiène navale Jean-Baptiste Fonssagrives selon lequel « l’opinion qui rattache la colique végétale à l’intoxication saturnine est toute gratuite ». L’éminent professeur persiste dans son Traité d’hygiène navale (1856) en évoquant, selon la tendance « aériste », les miasmes du « marais nautique des fonds de cale » pour expliquer les coliques des vaisseaux. Les adversaires de Lefèvre prétendent que le plomb n’existe pas à bord sous une forme susceptible de causer des accidents, que les analyses des aliments et des boissons n’ont pu déceler de plomb et rappellent que l’empoisonnement des hommes de bord n’est pas général.
19Malgré ces attaques, Amédée Lefèvre publie, en 1859, le résultat de ses Recherches sur les causes de la colique sèche observée sur les navires de guerre français et insiste sur le fait que :
Le plomb est d’autant plus dangereux qu’il pénètre dans l’organisme sans provoquer de trouble et ne produit ses effets nocifs qu’après accumulation. La pénétration se faisant par inhalation, par ingestion ou par les deux voies. Les symptômes éclatent après un long espace de temps, brutalement lorsque le taux de métal est suffisant. Ce temps de latence va de plusieurs mois à plusieurs années et dépend des individus.
20Lefèvre, soutenu par plusieurs capitaines et médecins, fournit à l’amiral Hamelin, ministre de la Marine, un rapport où il préconise l’éradication de tout composé à base de plomb à bord des navires après avoir montré la présence considérable du métal et de ses dérivés sur ceux-ci. On le trouve dans les tuyauteries, bassins, hublots, surface des coques, lames de revêtement, ustensiles de cuisine, fours, cuisines distillatoires (serpentins et étamages), pompes à eau douce, filtres à eau, siphons des réservoirs, poteries vernissées (que l’usage de vinaigre et de jus de citron rend plus toxique), cages à poules… sans oublier la présence de céruse, minium, litharge, mastics, pigments et siccatifs15.
21Sensible aux propos de Lefèvre, le ministre Hamelin impose alors de profondes réformes aux ingénieurs et au commandement de la Marine sous la forme de trois ensembles de mesures : proscription maximale du plomb à bord des navires avec couverture des surfaces plombées pour éviter les contacts ; remplacement de la céruse par le blanc de zinc, des tuyaux de plomb par du verre, du fer, du cuivre, du caoutchouc ou de la porcelaine ; application de mesures d’hygiène (nettoiement des mains, pieds, bouche), interdiction de prendre les repas en salle des machines, contrôle des récipients à usage alimentaire.
22Un double constat, dressé en 1863 par d’Ormay, chef du service de santé, tend à démontrer le bien fondé de ces décisions. D’Ormay signale d’abord à ses supérieurs hiérarchiques que les « coliques sèches » ont quasiment disparu sur les bâtiments à vapeur comme sur les navires à voile qui ont appliqué les mesures préconisées par Lefèvre ; les coliques touchant seulement ceux qui persistent à conserver et à boire leur vin dans des vases en étain, dont certains, examinés par les pharmaciens de la Marine, contiennent plus de 50 % de plomb. Par ailleurs, une comparaison effectuée avec les bâtiments anglais, à l’occasion d’une expédition en Cochinchine, montre que la « dry colic » n’affecte pas les bâtiments britanniques qui ignorent les récipients en plomb ou en étain, où l’on ne broie jamais à bord la peinture et le minium (préparés à terre), où l’on ne boit pas de vin et où l’on se lave soigneusement les mains après avoir manipulé du minium. ; les Anglais qualifient d’ailleurs les coliques saturnines de « maladie française ».
23Au vrai, les recommandations de Lefèvre dépassent largement le cadre naval en signalant le danger des poteries usuelles mal cuites, en alertant les industriels sur le rôle des poussières toxiques et les imprimeurs sur les risques encourus dans les ateliers16. Si les adversaires de l’étiologie saturnine brocardent encore ce que Fonssagrives appelle la « saturnophobie » d’Amédée Lefèvre, les résultats observés réduisent progressivement l’intensité des critiques à l’encontre de celui que les étudiants de médecine ont surnommé « Saturnin » Lefèvre17. Peu après la disparition de celui-ci (décembre 1869) une stèle apposée à l’hôpital maritime de Rochefort lui reconnaît « l’extinction du saturnisme » dans la Marine tandis qu’en 1877 Fonssagrives, dans la réédition de son Traité d’hygiène navale, accepte son erreur et l’action d’Amédée Lefèvre dans l’éradication de cette maladie des « gens de mer18 ».
24Il a fallu toutefois plus de quarante ans pour que les réformes adoptées dans la Marine soient en partie élargies au monde industriel, notamment pour l’interdiction de la céruse19. La lutte contre l’usage du plomb occupe une place de premier plan dans le mouvement ouvrier et les stratégies syndicales en privilégiant un groupe professionnel à savoir celui des peintres20. Georges Clemenceau prit une part active au combat contre « le plomb qui n’a cessé d’exercer ses ravages mortels dans l’immense population des peintres… ». Reprenant la proposition de Joseph Jacques de Gardanne, Clemenceau considérait en septembre 1904, en conclusion d’un de ses éditoriaux de l’Aurore, « qu’il suffirait d’une loi interdisant l’emploi de la céruse nocive qui peut être avantageusement remplacée par l’inoffensif blanc de zinc. » Les cérusiers, soutenus par le sénateur Charles Expert-Bezançon – lui-même propriétaire d’une fabrique de céruse – tentèrent de discréditer Clemenceau en l’accusant d’avoir des intérêts dans l’industrie du blanc de zinc. Néanmoins, après d’âpres discussions, Clemenceau, président du Conseil, fit voter, le 20 juillet 1909, la loi qui abolissait l’emploi de la céruse dans les travaux de peinture21 et en 1919, le saturnisme fut la première maladie à être reconnue « professionnelle ».
25Cette résistance et ces luttes ne sauraient faire oublier l’indifférence, la résignation ou le fatalisme qui marquent également ce chapitre de l’histoire des risques, de la médecine du travail et du mouvement ouvrier. Comme le rappelle Gérard Chastagnaret à travers le cas de la puissance minière espagnole au xixe siècle :
la seule maladie de la mine dont parlent abondamment les sources, depuis le xviiie siècle, est l’hydrargyrisme, la maladie du mercure. […] L’apparition en Espagne du saturnisme qui provoque les « coliques de plomb » est contemporaine du démarrage de l’extraction en sierra de Gádor ; la maladie y prend aussitôt une ampleur extraordinaire : en particulier, le tri à la main des minerais provoque l’ingestion de poussière de plomb. Entre 300 et 500 habitants de Berja sont affectés chaque année. Une thèse de médecine est consacrée au milieu du siècle à l’étude régionale de cette maladie. Puis le saturnisme sombre dans l’oubli. […] Or le saturnisme est sans aucun doute présent, avec une gravité inégale, dans tous les districts. La discrétion des sources inciterait à croire que cette maladie fait partie des risques normaux […] et il ne manque pas de candidats au travail dans les mines de plomb22.
26Risques normaux, risques assumés, risques compensés23. Ce constat, qui vaut au-delà du cas espagnol et de ce « mundo sin sol24 », traduit sans nul doute la misère et la vulnérabilité des travailleurs qui ne ressentent comme insupportables ni ces conditions de travail, ni une situation sanitaire défaillante, et qui considèrent ces risques comme acceptables. D’ailleurs, malgré les efforts de divers praticiens – pédiatres, gastro-entérologues, toxicologues, neurologues, néphrologues et médecins du travail – le saturnisme reste encore d’actualité, dans le monde du travail comme dans celui de la vie courante25. La sensibilité et la lutte contre la menace saturnine, que l’on peut aisément étendre au début du xxie siècle à d’autres risques professionnels et à d’autres toxicités, présentent de réelles limites économiques et sociales. Au vrai, ce comportement apparaît, plus largement, comme « l’expression d’un consensus sur un système26 ».
Notes de bas de page
1 Christian Buchet, dir., L’homme, la santé et la mer, Paris, Honoré Champion, 1997.
2 Ignacio-Maria Ruiz de Luzuriaga, « Dissertatio medica sobro el colico Madrid », mémoire de 1796 cité par Louis Tanquerel des Planches, Traité des maladies de plomb ou saturnines, Paris 1839, p. 46.
3 Gérard Chastagnaret, L’Espagne, puissance minière dans l’Europe du xixe siècle, Madrid, Casa de Velazquez, 2000, p. 831.
4 Voir le dossier publié par la Revue d’Histoire moderne et contemporaine, « Les maladies professionnelles. Genèse d’une question sociale (xixe-xxe s.) », no 56-1, janvier-mars 2009.
5 Karine Gallet-Metaut, Le saturnisme au xviiie siècle : les travaux du docteur Joseph Jacques de Gardanne, thèse (inédite) pour le doctorat en Médecine, Paris VI, 1998, 70 p.
6 Gazette de santé, contenant les nouvelles découvertes sur les moyens de se bien porter & de guérir quand on est malade, publiée par Joseph Jacques de Gardanne, 1774. « Lettre de Benjamin Franklin à Benjamin Vaughan », entièrement consacrée à l’empoisonnement au plomb (31 juillet 1786), citée par la Gazette médicale de Paris, 1861.
7 Antoine Portal, Instructions sur le traitement des asphyxiés par les gaz méphitiques, des noyés, etc., Paris, 1787, p. 123 et 455.
8 Karine Gallet-Metaut, op. cit., p. 4.
9 Joseph Jacques de Gardanne, Mémoire concernant une espèce de colique observée sur les vaisseaux, Paris, Faculté de Médecine, 1783.
10 Joseph Jacques de Gardanne, Des maladies des créoles en Europe, des observations de celles qui sont les plus communes dans les deux Indes, ou qui attaquent les gens de mer dans les longs voyages, Paris, 1784, p. 49-50.
11 Ibid., p. 17-18.
12 Il est vrai que Gardanne se situe dans ce courant « aériste » lorsqu’il déclare n’attribuer « le scorbut qu’à la dépravation de l’air » et qu’il préconise aux scorbutiques, malgré sa connaissance des travaux de James Lind, de s’éloigner de la mer pour respirer « l’odeur de la terre ». Voir Joseph Jacques de Gardanne, op. cit, p. 24.
13 Ibid., p. IX.
14 Bernard Brisou, « Lefèvre Amédée », Dictionnaire des médecins de la Marine, sous la direction de Bernard Brisou et de Michel Sardet, avec la collaboration d’Alain Mounier-Kuhn, Joël Le Bras, Philippe Beau et Pascal Cognet, Paris-Vincennes, Service Historique de la Défense, 2010, p. 492-493 et du même auteur « Amédée Lefèvre, éminent hygiéniste naval de Rochefort », Revue Médecine et Armées, vol. 31, no 6, 2003, p. 516-526 et « Personnalités maritimes rochefortaises xviie – xixe s. », Rochefort et la mer, t. 20, 2005. Voir également Jacques Léonard, Les officiers de Santé de la Marine française, 1814-1835, thèse de doctorat 3e cycle, université de Rennes, 1967.
15 Michel Valentin, Pierre-Marie Niaussat, « Le rôle fondamental d’Amédée Lefèvre, médecin de la Marine (1798-1869) en médecine du travail et en histoire de la médecine », Société française d’histoire de la médecine, 1979, vol. 13-4, p. 407-418.
16 Amédée Lefèvre, « Nécessité d’établir une surveillance sur la fabrication des poteries communes vernissées au plomb », Annales d’hygiène publique, Paris, 1861.
17 Pierre-Marie Niaussat, « Les coliques sèches dans la Marine au xixe siècle : Amédée Lefèvre et son combat contre une tenace erreur médicale », 104e Congrès national des sociétés savantes, Paris, 1979.
18 Parmi les maladies professionnelles maritimes aujourd’hui reconnues figurent en bonne place (près de 40 %) celles consécutives à l’inhalation des poussières d’amiante. Voir : Accidents et maladies professionnelles du travail maritime. Rapport et statistiques, Ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, Paris, 2004.
19 Jean-Paul Barrière, « Le patron, le médecin et l’ouvrier : le procès des Hospices de Lille contre un cérusier lillois dans le dernier tiers du xixe siècle » dans Maitte Corine, Minard Philippe, De Oliveira Matthieu, dir., La gloire de l’industrie (xviie-xixe siècle). Faire de l’histoire avec Gérard Gayot, Rennes, PUR, 2012, p. 317-335.
20 Judith Rainhorn, « Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb. Stratégie syndicale, expérience locale et transgression du discours dominant au début du xxe siècle » Politix, Dossier Santé et travail, vol. 23, no 91 – 2010, p. 9-26.
21 Michel Valentin, « Georges Clemenceau et la lutte contre le saturnisme (1904-1909) », Archives des maladies professionnelles et de la médecine du travail, 1998, vol. 59-4, p. 262-264.
22 Gérard Chastagnaret, op. cit., p. 831.
23 À Almadén, où l’on exploite le mercure, le village a droit, au prix de la santé des hommes, à l’exemption du service militaire ; « les jeunes du village n’ont qu’une hâte : descendre à la mine pour échapper au service militaire ». Voir Gérard Chastagnaret, op. cit., p. 830.
24 Sur la question du mercure voir : Alfredo Menéndez Navarro, Un mundo sin sol. La salud de los trabajadores de las minas de Almadén, 1750-1900, Granada, universidad de Granada, 1996.
25 Laure Pitti, « Experts ʺbrutsʺ et médecins critiques. Ou comment la mise en débats des savoirs médicaux a modifié la définition du saturnisme en France durant les années 1970 » Politix, Dossier Santé et travail, vol. 23, no 91 – 2010, p. 104-131. La céruse a été utilisée en France dans la fabrication des peintures et enduits bien après son interdiction « définitive » de 1949, comme le minium (antirouille) a contenu du plomb jusqu’aux années 1980.
26 Gérard Chastagnaret, op. cit., p. 830.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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