Théophile-Jean Delaye et la mise en images du Maroc colonial
p. 69-86
Texte intégral
1En 1932, la prestigieuse maison d’édition de la Reconnaissance au Maroc de Charles de Foucauld1 fait paraître un livre intitulé Au Maroc, en suivant Foucauld2. Son auteur, l’Ardéchois Jacques Ladreit de Lacharrière, refait à cette occasion le parcours de l’illustre explorateur en portant sur le pays le regard d’un contemporain. Le sujet du livre est en effet moins le voyage en lui-même, dont le Protectorat s’apprête à fêter le jubilé, que le Maroc du Protectorat, que le lecteur peut se représenter grâce aux cent soixante illustrations en noir et blanc qui accompagnent le texte. Toutes ces images sont entourées d’un cadre, la plupart in texto et treize d’entre elles venant pleine page ; elles présentent dans le même style graphique les richesses et les curiosités du pays. Le livre est l’occasion pour le public de découvrir un illustrateur, Théophile-Jean Delaye, dont l’œuvre est pour la première fois publiée en librairie. Quelques-uns de ses principaux motifs apparaissent déjà : ruelle d’un souk, medersas de Fès, forteresse de Kelâa des M’gouna, reliefs, qui témoignent de la profonde connaissance d’un Maroc que Delaye a parcouru en tous sens.
2Delaye (1896-1970) n’a pas de formation artistique : officier topographe, c’est avant tout un technicien rigoureux et un cartographe inventif qui joue un rôle essentiel dans la mise en carte du Maroc. Membre de la Société de géographie du Maroc, il s’investit dans la publication de la Revue de géographie du Maroc dont il réalise un très grand nombre d’images. C’est donc très naturellement qu’il passe à l’illustration de beaux livres dans les années 1930, d’abord en noir et blanc, puis en sépia et enfin en couleurs. Car Delaye s’est aussi révélé coloriste dans une œuvre picturale conduite tout au long de son séjour au Maroc, qu’il quitte finalement en 1960, certaines productions touchant au meilleur orientalisme.
3Son parcours original, sa formation et son talent lui ont permis de réaliser une œuvre variée. Cartes, illustrations scientifiques, croquis, dessins, tableaux ont tous un sujet commun : le Maroc de l’époque du Protectorat, pays dans lequel il a vécu pendant près de quarante ans. Outre l’originalité de l’itinéraire de l’auteur, ce qui frappe est l’abondance de l’œuvre. Il convient alors de l’interroger : comment un pays resté longtemps inconnu des Européens, sans contours précis jusqu’au xxe siècle, a pu être ainsi mis en images et de quels discours celles-ci peuvent être porteuses ? Par un regard attentif posé sur la production écrite et picturale de Delaye, il s’agira d’examiner successivement les images élaborées par le technicien, le scientifique et l’artiste, en gardant à l’esprit qu’il est un homme témoin de son temps, pris dans une dynamique d’expansion coloniale et un processus de transformation profonde du Maroc.
La mise en carte du Maroc
4Théophile-Jean Delaye arrive au Maroc en 1924. Engagé volontaire pendant la Première Guerre mondiale, il a été formé au Service géographique des Alpes-Maritimes, avant de prendre part au début des années 1920 aux travaux de réalisation de la Carte de Tunisie, puis d’y commander une brigade topographique.
5À son arrivée, il intègre le Service géographique du Maroc, principal organisme de cartographie dont il deviendra l’un des principaux responsables. Cette institution à la fois civile et militaire entend répondre aux besoins cartographiques de l’administration du Protectorat, mais aussi à ceux de la « pacification », dans un pays dont la mise en carte demeure encore largement lacunaire. Si la cartographie de reconnaissance, destinée avant tout à un usage militaire, a progressé au fur et à mesure de l’avancée française, il subsiste de nombreuses zones encore mal connues, voire inconnues. Ces régions correspondent principalement aux espaces montagneux, pour des raisons physiques, mais aussi politiques : elles sont en effet peuplées par une population berbérophone qui n’est pas toujours soumise à l’autorité centrale
6Une étape importante est franchie au moment où Delaye s’installe : la carte de reconnaissance au 200 000e des régions dites « pacifiées » est publiée en 1924. Sa valeur est d’autant plus symbolique que sa réalisation intervient au moment même de la « pacification » de la majeure partie du Haut Atlas, région ayant longtemps fait partie du blad es sība3. Une nouvelle phase débute alors : celle de la cartographie des régions dites « dissidentes », c’est-à-dire le Rif, l’Atlas oriental et les zones pré-sahariennes. Dans cette entreprise, le rôle joué par les brigades topographiques du Service géographique du Maroc est essentiel.
7Les officiers sont envoyés directement sur le terrain lors de reconnaissances qui sont autant destinées à compléter la cartographie qu’à reconnaître les terrains à valeur militaire et à préparer les opérations. À la fin des années 1920, Delaye, désormais capitaine, parcourt ainsi en tous sens les régions de Ouarzazate, du Drâa et d’Agadir ; quelques années plus tard, il sillonne et étudie le Sagho et l’Atlas. Ces missions régulières sont effectuées le plus souvent à pied, parfois à cheval, les brigades emportant avec elles les instruments nécessaires aux levés et à l’établissement d’itinéraires, de croquis perspectifs et autres plans. Le terrain impose donc ses contraintes à la cartographie, qui reste marquée par les pratiques de la géographie d’exploration et de la topographie de reconnaissance. Cette méthode suppose une connaissance approfondie des régions parcourues, rendue possible par un contact intime avec les paysages traversés. Cette proximité est visible dans le travail même de Delaye : les documents de travail qu’il rapporte – coupes, panoramas, etc.-, sont souvent agrémentés de dessins figurant des aspects du paysage, notamment les éléments architecturaux remarquables comme les ksour des régions du sud.
8Ce détail montre l’attention que porte l’officier à la dimension esthétique du paysage et témoigne de sa frénésie dessinatrice : au cours de ses missions, au contact du terrain et des populations, Delaye abandonne parfois son uniforme pour dessiner à l’encre de Chine ou au crayon des motifs qui nourriront son œuvre picturale et qui donnent, à l’inverse de la carte, une vision vivante et en relief du Maroc.
9Cette pratique directe et étroite du terrain coexiste avec des techniques de cartographie plus modernes, que le capitaine Delaye a contribué à mettre au point et à diffuser. La majeure partie de la mise en carte des régions alors considérées comme « dissidentes » s’est en effet faite grâce à l’utilisation de l’aviation : ces zones étant difficiles d’accès en raison de leur configuration physique et politique, les autorités du Protectorat ont mis en place dès 1917 un service chargé de leur reconnaissance aérienne. Le Maroc apparaît alors comme un terrain d’expérimentation pour cette technique utilisée pour la première fois à grande échelle lors de la Première Guerre mondiale.
Fig. 1. Document de travail du capitaine Delaye, 1932, archives familiales.

Fig. 2. Couverture de Th.-J. Delaye, La phototopographie aérienne appliquée à la carte de reconnaissance du Maroc, cours préparatoire aux Affaires indigènes, Rabat, s. d., dessin de l’auteur.

10La photographie aérienne permet de reconstituer au moyen d’images photographiques les dimensions réelles d’un objet dans l’espace. La vue verticale ainsi obtenue est transformée en une vue horizontale grâce à une restitution. Autrement appelée phototopographie ou photogrammétrie, cette technique permet, sinon de réaliser un levé complet, du moins d’effectuer une géodésie de reconnaissance dans des zones qui ne sont pas directement accessibles puisqu’elle n’implique pas de mener un travail directement sur le terrain ; elle a été pour la première fois employée à grande échelle lors de la guerre du Rif, dont Delaye livre la première carte en 1925.
11Cette carte lui vaut la reconnaissance des autorités, qui lui confient la charge de la section de phototopographie créée l’année suivante. Il mène ensuite de nombreuses opérations en territoire militaire, qui sera cartographié grâce à la photogrammétrie. Si elle ne permet qu’un regard surplombant et un parcours par procuration de l’espace, cette méthode, bien adaptée aux conditions du terrain marocain du temps, a rendu possible la réalisation au milieu des années 1930 d’une carte de reconnaissance d’ensemble à petite échelle, étape essentielle dans l’appropriation militaire et symbolique du pays.
12Des lacunes continuent cependant de subsister : la représentation de la haute montagne est encore incomplète. Cette dernière étape dans l’achèvement de la couverture cartographique revient une nouvelle fois au capitaine Delaye et aux officiers du Service géographique du Maroc, qui se voient confier en 1936 l’établissement de la carte au 20 000e du massif du Toubkal, point culminant du Maghreb. Défi technique et physique, cette réalisation voulue par les autorités civiles a dû répondre à des exigences très précises4. À cette occasion, Delaye, qui a participé à l’établissement de la carte des Alpes françaises, applique au Maroc des techniques de représentation expressive qui tendent à abolir les frontières entre art et science. La zone levée, qui représente un peu plus de 200 km2, a été dessinée en courbes de niveau à l’équidistance de 10 m, mais les opérateurs se sont appliqués à rendre très précisément le terrain : afin de résoudre le problème complexe de la représentation des rochers, ils ont fait ressortir leurs caractères plastiques ainsi que la nature des roches et les formes du relief.
Fig. 3. « Étude de la face Sud de 3412, point de vue cote 2551 », extrait de Th.-J. Delaye, « La carte du Massif du Toubkal au 1/20000 », Hespéris, 1938, p. 11.

13Livrée au printemps 1937, la carte du massif du Toubkal, dont la toponymie a été reprise par Jean Dresch, témoigne de l’effort fourni en direction des zones de montagne par la tutelle française. Elle permet aux cartographes, dont la rigueur technique a su se conjuguer avec l’art de l’illustrateur, d’étendre leur emprise sur les régions les plus reculées du pays : pour reprendre les mots de Delaye, elle aide le Protectorat dans sa « prise de possession de plus en plus rationnelle, minutieuse et intime du sol du vieux Moghreb5 ».
14À la fin des années 1930, après la soumission des dernières poches de résistance, le Protectorat dispose d’une couverture cartographique intégrale du pays et d’instruments de connaissance de plus en plus précis. Pour la première fois dans l’histoire du Maroc, pouvoir politique et domination militaire totale du territoire coïncident, le symbole étant d’autant plus fort que la cartographie avait pratiquement disparu du Maroc depuis son usage par le géographe Al Idrissi, au xiie siècle. Dans cette entreprise, les acteurs de la conquête ont joué un rôle essentiel – à tel point que la cartographie, en apportant son soutien au pouvoir politique, semble être dotée pour Delaye d’un pouvoir transcendant.
15Les nouvelles techniques de levés topographiques ont donc permis de donner une image cartographique complète du Maroc ; elles servent en outre à la fondation d’une science en pleine mutation, la géographie, qui se structure au Maroc avec le soutien des autorités du Protectorat en un petit milieu scientifique.
Fig. 4. 4e de couverture de Th.-J. Delaye, Cours pratique de topographie de reconnaissance, Rabat, Imprimerie du Service géographique du Maroc, 1930 (dessin de l’auteur).

Un Maroc entre passé et avenir
16L’émergence d’un milieu géographique actif et cohérent est due au soutien que Lyautey a apporté à une discipline dans laquelle il voyait un auxiliaire indispensable de la colonisation. Celui-ci se structure notamment autour de la Société de géographie du Maroc. Créée en 1916 sur le modèle métropolitain, celle-ci affiche l’ambition de « connaître et faire connaître le Maroc ». Les conditions de sa naissance et son patronage par le Résident Lyautey et l’explorateur de Segonzac lui donnent un ancrage résolument local et l’inscrivent dans l’héritage du temps de l’exploration. Au milieu des années 1920, elle devient un relais du milieu universitaire qui émerge dans le même temps à Rabat. C’est à cette époque que Delaye adhère à la Société. Membre actif, il entre au Comité en 1931, puis est nommé Secrétaire adjoint, et enfin vice-président en 1939. Il collabore surtout régulièrement à son périodique6, dont il devient l’un des rédacteurs en chef. Il ne se transforme pas pour autant en homme de cabinet, continuant, comme nous venons de le voir, à parcourir le Maroc lors de missions.
17Ce faisant, il s’inscrit pleinement dans le projet de la Société et de sa nouvelle équipe qui fait de ce caractère « marocain » sa raison d’être. Ceux qui se sont eux-mêmes baptisés les « touristes-géographes7 » organisent des conférences et des excursions régulières pour leurs adhérents. Moyen de faire découvrir le pays, elles illustrent la volonté de pratiquer une géographie concrète, tournée vers la connaissance du pays. La pratique des excursions contribue à diffuser l’image d’une Société ancrée dans l’espace marocain, rejoignant certaines des préoccupations des autorités du temps.
18Cette chromolithographie de Jacques Majorelle8, réalisée à partir d’une photographie, renvoie à plusieurs discours diffusés par le Protectorat. Le premier plan est occupé par un Européen à cheval, accompagné d’une escorte de quatre hommes armés. La figure du touriste reprend celle de l’explorateur solitaire et fait référence à la période du « Maroc inconnu » de la fin du xixe siècle, largement valorisée dans le discours des Français : il s’agit de montrer à la fois l’héroïsme des Européens, mais aussi de souligner le rôle civilisateur de la France. Les armes font écho à ce même thème en rappelant que le pays est encore dangereux et qu’une force pacificatrice y est nécessaire. L’affiche présente en outre certains des motifs récurrents de Majorelle dont les tableaux, qui ont contribué à renouveler les représentations de l’Orient, valorisent un Maroc féodal, berbère et montagnard – ce même Maroc où le Protectorat met en œuvre la politique des grands caïdats et où la Société de géographie organise ses excursions. Nous retrouvons enfin à l’arrière-plan le thème des kasbahs, sujet de prédilection de l’artiste, qui participent à la construction de l’image d’un Maroc pittoresque. La Société de géographie, à laquelle Majorelle est associé, participe donc à la création et à la diffusion d’une iconographie de la présence française au Maroc.
Fig. 5. Affiche de Jacques Majorelle, Alger, Baconier éditeur, 1929, 101 x 62,5 cm.

19Certains de ces thèmes se retrouvent dans la Revue de géographique marocaine, notamment sous la plume de Théophile-Jean Delaye. Il y écrit une vingtaine d’articles et tient de façon régulière la rubrique de « Cartographie marocaine ». Mis à part des articles techniques, souvent non inédits, ses publications sont surtout consacrées à la montagne et au tourisme. Inspirés de ses expériences, ses textes témoignent de sa passion pour la représentation du Maroc paysager. Il est également attentif à l’histoire du pays et à son devenir sous l’autorité des Français. Cette double inscription temporelle est lisible dans les descriptions de ses voyages dans le sud du pays : son écriture grandiloquente, marque de son époque, plonge les lecteurs dans le temps révolu du Maroc inconnu et dangereux, afin de souligner par contraste la tranquillité actuelle de ces régions où l’on circule désormais en automobile.
20Delaye est également l’auteur de la quasi-totalité des illustrations du périodique et de toutes ses couvertures pendant plus de quinze ans. En exergue ou bien dans le texte, débordant souvent hors du cadre, ses images agrémentent la lecture de la revue et rendent plus attractives des contributions parfois arides. Elles donnent du Maroc une image concrète et vivante, conformément aux buts fixés par la Société. Montagnes, kasbahs, motifs croqués sur le vif lors des missions de terrain envahissent les pages d’une revue reposant sur l’alliance du texte et de l’image.
21Delaye excelle dans le genre de l’illustration scientifique, qu’il décline selon ses envies et les besoins de la revue. Dans un style très graphique ou bien plus libre, ses dessins ont d’abord une valeur figurative. En exergue ou bien dans le texte, ces images sont destinées à illustrer les articles des géographes de renom comme Jean Célérier ou bien Jean Dresch. Delaye prône la collaboration de l’art et de la géographie : « la reproduction des couleurs reste évidemment fort chère », écrit-il en 1930, « mais un croquis n’est-il pas le plus souvent suffisant pour illustrer une description ? […] Il ne dépend donc que de nos géographes de rendre plus attrayantes et parlantes les études qui leur sont chères9 ». Ses illustrations sont également mises au service de la politique du Protectorat. Ainsi, à la fin des années 1930, la Revue de géographie marocaine consacre de nombreux numéros au développement du pays. En 1938 et 1940, deux publications dédiées à Casablanca, « un grand port et une grande ville française », sont l’occasion pour Delaye de représenter la nouveauté et de dessiner de son trait vif immeubles modernes, môles portuaires et autres bateaux de marchandises.
22Il n’en oublie pas pour autant ses sujets de prédilection, paysages, objets pittoresques, les motifs d’ornementation qu’il reproduit à l’identique. Dessinateur enthousiaste, ses illustrations se glissent dans les interstices de la revue : à la manière de l’art ornemental marocain, il reprend des motifs d’architecture, d’ébénisterie ou bien encore textiles afin de combler les vides dus aux hasards ou aux nécessités de la mise en page. Il s’inspire également des héritages cartographiques, notamment des anciens portulans, pour réaliser les couvertures de la Revue dans un style graphique très épuré. Ce mélange entre des éléments empruntant à des genres différents est destiné à symboliser le Maroc du Protectorat.
23Sous la plume et le trait de Delaye se dessine en effet un pays à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Ainsi, en 1939, une publicité illustrée par Delaye pour la Société d’électricité de Marrakech juxtapose l’image de la cuisson d’un méchoui, sur fond d’architecture en terre, et la représentation d’une Marocaine enfournant un plat dans une cuisinière électrique, dans un décor de ville moderne ; on peut lire le slogan suivant : « Au Maroc, terre des contrastes/les tableaux moyenâgeux/se trouvent à côté de l’extrême progrès ». La Revue de géographie marocaine se montre ainsi fidèle aux conceptions de Lyautey, à qui elle doit son existence : à l’instar des géographes de son époque, Delaye met ses talents « au service d’une identité en construction, celle des « vieux Marocains », ceux qui avaient connu les années décisives de l’époque de Lyautey et qui y avaient trouvé dans sa politique les marques du guide et l’appui du protecteur »10. Après le départ du Résident général en 1926, d’autres approches en matière de conception du Protectorat voient le jour et l’audience de la Revue de géographie marocaine décline. L’équipe dirigée par Delaye continue cependant son travail, tandis que son talent d’illustrateur est reconnu par le monde de l’édition.
Fig. 6. Le Maroc entre passé et avenir ; illustration de Théophile-Jean Delaye pour la Revue de géographie marocaine, 1936.

Monuments et kasbahs
24Théophile-Jean Delaye a d’abord représenté le Maroc en noir et blanc, le coloriste n’apparaissant que tardivement. Nous l’avons dit, ses premières illustrations publiées en librairie sont celles qui accompagnent Au Maroc en suivant Foucauld. Paru à l’occasion du jubilé de l’explorateur, le livre n’offre cependant qu’une seule image de Foucauld : représenté de dos, juché sur sa mule, il est accompagné de son guide Mardochée, tels Don Quichotte et Sancho Pancha devant les murailles d’un ksar.
Fig. 7. Charles de Foucauld et son guide devant les remparts de Taroudant, in J. Ladreit de Lacharrière, Au Maroc en suivant Foucauld, op. cit.

25Il n’existe aucune représentation de Foucauld avec son déguisement de rabbin, ni même endossant le costume de l’explorateur. Est-ce alors une façon de la part du dessinateur de rendre hommage à la modestie du personnage, considéré comme le père de la géographie marocaine ? Le ton semble en tous cas donné : dans cette lignée, les dessins marocains de Delaye offrent surtout la vision d’un Maroc paysager et monumental, qui, sous la plume du graphiste ou le pinceau du peintre semble parfois immobile, comme figé.
26Pour la plupart publiés dans les années 1930, les illustrations figurent dans des ouvrages grands format édités par les meilleures maisons d’édition spécialisées du temps, comme la Société des Éditions géographiques, maritimes et coloniales, Horizons de France ou encore Arthaud. Ainsi l’ouvrage de Jacques Felze, Au Maroc inconnu11 pour lequel Delaye réalise une couverture en couleurs et 130 lavis sépia. Le livre, consacré au Maroc de l’intérieur, partagé à égalité entre le pays chleuh et l’Atlas central des Imazirhenes, décrit un pays rural et montagneux. Delaye se plaît à représenter la montagne berbère, qu’il connaît si bien, faisant montre d’une certaine liberté : peu d’images sont entourées de cadres, et les dessins semi-fermés jouissent ainsi d’une grande liberté par rapport au texte, souvent envahi.
Fig. 8. Illustration de Delaye pour Au Maroc inconnu, p. 86.

27Delaye s’intéresse également au Maroc citadin : s’il n’a pas écrit sur la ville et la société citadine, domaine généralement réservé aux historiens de l’art du Service des Beaux Arts, il leur a fait une large place dans son œuvre picturale. Si Au Maroc en suivant Foucauld contient des vues des villes moyennes du Nord et du Sud du pays, de Fès et de Meknès, il faut citer ici les Villes impériales. Publié par Henri Terrasse, alors responsable des Beaux-Arts et de l’Antiquité12, l’ouvrage est illustré de 101 lavis sépia et de quatre hors-texte en couleurs, en plus de la couverture. Deux thèmes citadins sont privilégiés par Delaye. Il s’intéresse tout d’abord au patrimoine citadin, aux monuments et aux édifices remarquables des cités marocaines, tels que les portes et les murailles. En raison de l’accessibilité des sites urbains, ces images réservent moins de surprise pour le lecteur que les représentations de paysages montagneux ou d’oasis d’un Maroc encore fermé. Elles révèlent cependant le talent de Delaye, notamment dans le traitement des détails et des perspectives qui, pour certaines, nous rappellent qu’il fut aussi aviateur.
Fig. 9. Rabat, kasbah des Oudaïa, in H. Terrasse, op. cit., p. 94.

28L’utilisation de camaïeux allant du brun clair au rouge brique lui permet de mettre en valeur les décorations et les ornements sculptés des monuments. Son œuvre montre un talent affirmé dans la peinture des sculptures ciselées, des formes géométriques des motifs, qu’ils soient sur bois ou en stuc. Il maîtrise également les transparences aquatiques, comme en témoigne sa représentation de la Medersa Attarin de Fès.
29Delaye peintre des villes s’intéresse aussi au vécu des citadins, qu’il saisit notamment dans sa peinture des souks. L’illustrateur sacrifie ainsi à la tradition de tous les créateurs d’images du Maroc, depuis le premier photographe officiel de la Résidence - son travail est d’ailleurs souvent réalisé d’après photo, comme celui d’un Majorelle. Cette peinture des souks révèle son talent de coloriste. Grâce à des savants jeux de lumière et l’utilisation de teintes vives, les silhouettes se détachent dans les reflets de la lumière qui passe au travers des claires-voies des treillages qui couvrent les ruelles des médinas. Cette peinture est celle de l’activité quotidienne, de l’agitation, de la négociation dans tous les sens du terme. Elle est une des rares occasions pour Delaye de mettre en scène des personnages, vêtus de leur habit traditionnel. Cette peinture de la diversité ethnique et des objets du quotidien est inspirée par le courant intellectuel qui, dans l’entre-deux-guerres, tente de promouvoir une ethnographie marocaine.
Fig. 10. Fès, Medersa Attarin, in H. Terrasse, op. cit., hors-texte face p. 37.

30Elle n’est pas cependant celle dans laquelle le dessinateur excelle. Dans sa production picturale, les portraits ne font pas partie de ses œuvres les plus convaincantes. Inspirés des méthodes du début de l’ethnographie, ils renvoient aux « scènes et types » qui visaient à collecter et à décrire les groupes ethniques et sont souvent proches de la caricature. D’une manière générale, si l’on excepte les scènes des souks, la peinture de Delaye est vide d’hommes. Présences furtives et discrètes, les habitants du Maroc semblent prendre place dans des paysages qui les dépassent, évoluer dans des cadres presque trop grands pour eux. Tournant le dos au spectateur, ils semblent toujours en mouvement, mais prennent systématiquement la direction opposée de celui qui les observe. Ces petits personnages portant l’akhnif, burnous noir « à l’œil rouge » des habitants du Siroua, ou de simples djellabas, peuplent les paysages de Delaye depuis Au Maroc en suivant Foucauld.
31Ce sont les kasbahs de l’Atlas et des oasis et les montagnes qui constituent l’essentiel de son œuvre picturale. Delaye y révèle ses talents de dessinateur et de coloriste. La variété des couleurs utilisées donne aux paysages un relief particulièrement suggestif ; les kasbahs ocre rouge reflètent la lumière chaude sur des paysages de montagne où dominent des nuances froides, ce qui accentue les contrastes. En privilégiant la peinture de paysage, Delaye s’inscrit dans le courant de la « peinture géographique », prônée en 1925 dans la Revue de géographie marocaine par Georges Hardy, ancien Directeur de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités du Maroc et ancien président de la Société de géographie13. Hardy a également dirigé l’Association des peintres et des sculpteurs du Maroc, couramment dénommée « La Kasbah », qui s’était constituée sous son égide en 1922. Plusieurs expositions sont ainsi organisées en 1926 à Casablanca auxquelles participent Baldoui, Brindeau et Hainaut14. Delaye reprend le flambeau et rédige en 1930 pour la revue une « Note pour la collaboration de l’Art et de la Géographie15 » dans laquelle il plaide, comme nous l’avons vu, pour l’alliance entre la géographie et le dessin, préféré à la photographie, afin que la discipline ne soit plus « cette « science desséchante » et toute de nomenclature dont nos parents ont gardé le souvenir ». Bien au contraire, ses aquarelles et ses gouaches évoquent les lumières du Sud et rendent perceptible la matière des constructions de pisé qui se fondent dans le paysage environnant.
Fig. 11. Souk à Meknès, in H. Terrasse, op. cit., hors-texte face p. 42.

Fig. 12. Agadir des Issafen, Anti-Atlas.

32Delaye a peint le Maroc dans toutes ses dimensions – citadine, rurale et montagnarde. Il l’a représenté sur des supports très différents, permettant aux images de connaître une certaine diffusion. Le travail de Delaye est connu à l’époque au Maroc grâce à la publicité, aux livres pour enfants ou aux cartes touristiques. Produites en série, ces cartes visant à faire la promotion du Maroc auprès des voyageurs réunissent tous les aspects de la personnalité et de la carrière de Delaye. Très figuratives, elles font plus appel à ses qualités d’illustrateur que de technicien et présentent d’un seul coup d’œil tous les aspects remarquables du pays – ksour du Sud, bien sûr, mais aussi Bal El Mansour à Meknès, la citerne portugaise d’El Jadida ou encore la place Jemaa el Fna. Le Maroc ne paraît pas pour autant figé : le port de Casablanca ou les pistes de ski du Moyen Atlas rappellent de façon discrète la présence française. Au début des années 1930, une carte touristique est éditée en arabe, traduction à l’identique d’un original français.
Fig. 13. Carte touristique du Maroc en arabe éditée au début des années 1930.

33Si les conditions de production et de diffusion de cette carte nous échappent, il faut cependant souligner son originalité dans la production d’images du Maroc colonial. La cartographie arabe a en effet disparu du Maroc depuis le xiie siècle, ne faisant sa réapparition qu’au cours du xixe siècle. Nous connaissons deux cartes pour cette période : l’une éditée en hébreu par l’Alliance israélite en 1870 et l’autre réalisée en arabe en 1879, à partir d’une carte anglaise, vraisemblablement traduite par un étudiant. Diverses hypothèses peuvent être formulées à son sujet, mais on peut aussi la comprendre comme le témoignage de l’enracinement de Delaye dans le pays.
34Militaire, explorateur, responsable d’une publication savante, orientaliste, Théophile-Jean Delaye est tout cela à la fois ; son métier de topographe s’est montré en phase avec l’art de l’illustrateur, traduisant la réussite du professionnel. Ses multiples facettes lui ont permis de donner des représentations variées du Maroc dans lesquelles transparaît sa profonde connaissance du pays mais qui témoigne aussi de son engagement en faveur de la conquête française et de l’établissement du Protectorat. Le rôle de Delaye est essentiel dans l’appropriation scientifique et symbolique du Maroc. Il a ainsi pleinement participé à la création et de la diffusion d’une iconographie de la présence française au Maroc.
35L’observateur attentif ne peut cependant manquer de s’interroger sur le hiatus qui apparaît entre la carrière sans faute d’un officier agent de la conquête française et la liberté du dessinateur d’une œuvre qui, nous l’avons vu, s’accommode rarement de cadres. Peut-on réellement parler de contradiction ? Cette dernière remarque souligne la complexité du personnage, mais aussi du rapport colonial, et rend nécessaire de sortir d’une approche normative qui tendrait à réduire la problématique au seul rapport de domination. Si l’œuvre de Delaye est restée longtemps confidentielle, elle fait l’objet d’un regain de curiosité et d’intérêt dans le Maroc d’aujourd’hui : la postérité ne semble avoir retenu que le regard talentueux de l’artiste posé sur un pays qui l’a conquis.
Notes de bas de page
1 Charles de Foucauld, Reconnaissance au Maroc (1883-1884), Paris, Société d’éditions maritimes, géographiques et coloniales, 1888. Deux autres éditions suivront dans cette même maison, en 1934 et en 1939.
2 Jacques Ladreit de Lacharrière, Au Maroc, en suivant Foucauld, Paris, Société d’éditions maritimes, géographiques et coloniales, 1932, 219 p.
3 Le terme blad es sība désigne littéralement l’espace de la dissidence, c’est-à-dire des régions non soumises à l’autorité politique du sultan. Il se comprend par rapport à son contraire, le blad el makhzen : le terme arabe de makhzen signifie littéralement « entrepôt fortifié » et, par extension, il renvoie au pouvoir du sultan et de l’État et aux territoires où est levé l’impôt. La distinction entre les deux types de territoires a été établie par Charles de Foucauld lors de sa Reconnaissance et largement diffusée par la suite, devenant un élément essentiel de compréhension de l’espace et de la société marocains. Sur ce point, voir Daniel Nordman, « La Reconnaissance au Maroc, de Charles de Foucauld », Profils du Maghreb. Frontières, figures et territoires (xviiie-xxe siècles), Rabat, Publications de la faculté des lettres et sciences humaines, 1996 et Aurélia Dusserre, « Pratiques de l’espace et invention du territoire. La Reconnaissance au Maroc (1883-1884) de Charles de Foucauld », Rives méditerranéennes, no 34, 2009, p. 57-88.
4 La question de la cartographie des zones de montagne a longtemps opposé d’un côté officiers et militaires, attachés avant tout à la représentation de ce qui pouvait être utile pour la conduite des opérations, aux alpinistes et aux géographes de l’autre, désireux d’une représentation plus fidèle et détaillée grâce à un rendu technique et réaliste. Dans la lignée des travaux réalisés dans les Pyrénées par Schrader dans les années 1870, le Club alpin français met au point une nouvelle formule qui, tout en conservant à la carte son caractère de levé précis, paraît devoir conduire à une figuration suffisamment expressive du rocher – école à laquelle se rallie Delaye. Voir notamment Numa Broc, « La montagne, la carte et l’alpinisme (1815-1925) », Regards sur la géographie française de la Renaissance à nos jours, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1994, vol. 2.
5 Capitaine Delaye et Capitaine Marin, La cartographie marocaine, Rabat, Direction des Affaires indigènes, Ed. Moncho, 1932, p. 1.
6 À l’origine Bulletin de la Société de géographie du Maroc, celui-ci devient en 1926 la Revue de géographie marocaine, le changement de nom correspondant à l’arrivée de la nouvelle équipe et à des modifications de la ligne éditoriale.
7 En 1919, le géographe Jean Célérier vante les mérites du « tourisme universitaire » en prônant une géographie de promenades dans un Maroc où les géographes ne doivent « pas être seulement des plantes de serre, mais croître en pleine terre » avant d’ajouter « Laissons nous un peu conquérir par le Maroc ». Voir Jean Célérier, « Le tourisme universitaire », Bulletin de la Société de géographie du Maroc, 2e trimestre 1919, p. 11-12.
8 Corinne Cauvin Verner, « Jacques Majorelle » dans F. Pouillon, dir., Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM-Karthala, 2008.
9 Théophile-Jean Delaye, « Note sur la collaboration de l’Art et de la Géographie », Revue de géographie marocaine, 1930, no 4, p. 192-195.
10 Mohammed Naciri, « Appropriation scientifique et représentation colorée du Maroc colonial », in Théophile-Jean Delaye illustrateur du Maroc (collectif), Casablanca, La Croisée des chemins, 2010, p. 60.
11 Jacques Felze, Au Maroc inconnu. Dans le Haut Atlas et le Sud marocain, Paris, Horizons de France, 1935.
12 Henri Terrasse, Villes impériales, Paris, Arthaud, 1937.
13 Georges Hardy, « Les Peintres et la Géographie », Bulletin de la Société de géographie du Maroc, 3e et 4e trimestres 1925, p. 179-188.
14 Georges Hardy, « Exposition de peinture géographique. Paysages des confins de la Chaouia », Revue de géographie marocaine, 1er trimestre 1926, p. 33-34 ; « Exposition de peintres et de sculpteurs du Maroc à Casablanca, hall de l’Automobile Club », Revue de géographie marocaine, 2e trimestre 1926, p. 87-88.
15 Théophile-Jean Delaye, op. cit.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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