Fortune de mer et géographie du tourisme
L’affaire du Westmorland (1778)
p. 27-37
Texte intégral
1Cet article est le fruit d’une visite plutôt fortuite à une exposition artistique et historique qui eut lieu à Murcie, pendant l’hiver 2002-2003, dans le couvent des Clarisses, sous le titre de El Westmorland, recuerdos del Grand Tour. Celle-ci et l’excellent catalogue publié à cette occasion1 ont fourni au géographe que je suis, et d’une manière assez originale, les éléments d’une relecture de la première forme du tourisme, la forme éponyme en quelque sorte : le « tour » que les jeunes aristocrates britanniques entreprenaient vers l’Italie depuis la deuxième moitié du xviiie siècle, pour approfondir leur culture générale par l’histoire et la géographie des lieux visités, et développer leurs goûts esthétiques par la contemplation des œuvres classiques de l’époque grecque et romaine et de celles de la Renaissance italienne. Rappelons que l’étymologie du mot « tourisme » même procède de l’anglais turism, qui désigne à l’origine précisément l’accomplissement de ce tour. En effet, l’exposition a été constituée avec les objets (estampes, tableaux, livres, cartes, statues, pièces de marbre) que de jeunes aristocrates britanniques avaient achetés pendant leur « tour » et embarqué pour l’Angleterre sur le navire Westmorland à la fin de leur périple italien en 1778. Ces « bagages » n’arrivèrent jamais en Angleterre car ils furent, à la suite d’une fortune de mer, confiés par le roi d’Espagne à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando à Madrid. C’est de ce fonds un peu oublié qu’ont été tirés l’exposition et le catalogue publié à cette occasion sous la direction de J.-M. Luzón Nogué. Ceux-ci nous offrent, par les objets exposés, les textes et les illustrations qui les accompagnent, tous les éléments pour intégrer ce voyage dans la forme d’une entreprise touristique, telle que la géographie du tourisme la définit aujourd’hui : à travers cette exposition, c’est l’inventaire des « bagages » de ces touristes et les analyses historiques conduites à partir de celui-ci qui nous ont permis de faire une étude de cas dans le cadre de ce premier « système » touristique.
Les faits
2Il y a donc, à l’origine lointaine de cette exposition, une « fortune de mer ». Plusieurs jeunes nobles anglais, à la fin de leur séjour en Italie en 1778, et avant de reprendre le chemin de l’Angleterre en retraversant le continent par la Suisse et la France, confient leurs bagages encombrants, et en particulier les œuvres d’art, sculptures, peintures, ouvrages, achetés sur place, à la voie maritime, comme cela se faisait alors entre l’Italie et l’Angleterre. Ils les embarquent à Livourne sur un navire britannique, la frégate Westmorland, qui doit faire route vers Londres par Gibraltar. Il n’y parviendra jamais car, en cette période de conflit armé entre la France et l’Angleterre2, deux navires français de ligne partis de Toulon pour aller escorter des navires marchands stationnés dans les ports espagnols en partance pour les Indes occidentales, arraisonnent quelque part au large du golfe du Lion le navire britannique et deux brigantins qui l’accompagnent : ils les conduisent dans le port espagnol de Malaga où leurs cargaisons sont vendues comme prises de guerre. Les deux brigantins sont chargés de morue séchée supérieure (bacalao), tandis que le manifeste de la cargaison du Westmorland fournit un véritable inventaire « à la Prévert3 » : des barils d’anchois, des tonneaux d’huile d’olive, des barriques de sel, des balles de chanvre, des peaux de porcs et de cabris, du vin de Madère, des fromages parmesans, etc., mais surtout 22 caisses de statues de marbre, 35 caisses de pièces de marbre et 22 caisses d’estampes, de portraits et de livres4. Les marchandises « classiques » trouvent preneur sur place sans difficulté, mais les collections d’art sont réservées par le roi d’Espagne Charles III et achetées en 1783 pour être déposées à l’académie royale de Madrid. Grâce à quoi les historiens d’art espagnol ont pu retrouver deux siècles plus tard, dans ce même musée et dans quelques autres institutions5, la cargaison artistique complète du Westmorland et reconstituer le périple culturel et esthétique des jeunes nobles britanniques. Il est assez rare de pouvoir dire que l’histoire de l’art et celle du tourisme progressent grâce à une fortune de mer ! Voyons ce que nous apprennent les cales de ce bateau à la lumière de l’étude actuelle des systèmes touristiques par les géographes : ceux-ci les définissent comme des relations particulières entre pays d’origine, celui d’où procède la « clientèle » et pays visités où se trouvent les centres d’intérêt, les pôles d’attraction des touristes, et où se développent des activités induites.
Le système « touristique » dans le pays d’origine
3Dans l’Angleterre des débuts de la révolution industrielle, à la fin du xviiie siècle, la finalité du voyage en Italie est pour un groupe social particulier, celui de l’aristocratie foncière et industrielle, de satisfaire un besoin de connaissance, de découverte d’autres cultures, de relation à l’autre. En même temps il s’agit de satisfaire une nécessité d’éducation, de formation personnelle, pour une catégorie sociale appelée à jouer un rôle important dans la direction politique, sociale et économique du pays.
4Les 51 caisses finalement parvenues à Madrid en 1783, et reconnaissables aux marques individuelles de leurs propriétaires, se répartissent entre une quinzaine de membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie anglaise, de différents niveaux sociaux, parmi lesquels une altesse royale (le duc de Gloucester, frère du roi d’Angleterre), plusieurs lords (Arundell, Duncannon), deux vicomtes (Curzon, Lewisham). Certaines sont expédiées par des Anglais installés en Italie vers leur résidence anglaise, mais la plupart sont le fruit des achats des « touristes » qui s’en retournent vers la mère patrie. Certains sont des membres connus de l’aristocratie britannique, d’autres sont des nouveaux venus (nouveaux riches), qui font ce voyage par imitation de la classe sociale à laquelle ils veulent s’identifier : ainsi le jeune Francis Basset, le mieux connu par le nombre de caisses qui lui appartiennent (quatre) et par l’étude de son « tour » faite dans le catalogue de l’exposition6. C’est le fils d’une famille enrichie dans les mines d’étain de Cornouailles et il sera anobli plus tard comme baron de Dustanville puis Basset of Stratton en 1796. Ces touristes ne voyagent donc pas par désœuvrement ou par simple curiosité, mais pour satisfaire un besoin d’éducation et de formation intellectuelle : ce « tour » est vécu à la fois comme une obligation liée aux devoirs d’un statut social, et comme un plaisir pour les satisfactions intellectuelles, esthétiques ou autres procurées par le voyage. Dans la caisse de John Henderson, fils du baron de Fordell, apparaissent des ouvrages plus légers : l’Almanach des Muses (Paris, 1777), Les égarements du cœur et de l’esprit, ou Mémoires de Mr. de Meilcour (Paris, 1765).
5L’itinéraire du voyage n’est pas laissé au hasard : les voyageurs sont accompagnés par des guides, sortes de cicérones lettrés, précepteurs, amis de la famille, hommes de confiance, parfois hommes d’église, qui ont pu faire eux-mêmes un voyage antérieur, ou préparer ce rôle par des lectures. Les voyageurs emportent dans leurs bagages des guides, des ouvrages rédigés par les voyageurs qui les ont précédés ou par les auteurs autochtones, et qui décrivent les sites à visiter, les curiosités qu’ils renferment, les leçons à en tirer. Une caisse du Westmorland au nom de Francis Basset contient par exemple l’ouvrage de Marc-Théodore Bourrit, érudit et alpiniste genevois : Description des glacières, glaciers & amas de glace du Duché de Savoye, traduit en Anglais sous le titre A relation of a journey to the glaciers of the Dutchy of Savoye et publié à Londres en 1776. Ce guide permit certainement à Basset et à son tuteur Sandys de visiter la vallée de Chamonix, comme on peut le déduire des nombreuses annotations qui ont été faites dans les marges du texte7. Une des planches de l’ouvrage (fig. 1) est une vue de la Mer de glace depuis le Montenvert vers l’amont : Bourrit, bon dessinateur mais néophyte dans l’art de la gravure, reprend directement sur la plaque de cuivre et à l’endroit le croquis qu’il a dû faire sur le motif ; il est donc reproduit à l’envers sur le papier et le lecteur doit se munir d’un miroir pour voir l’image dans le bon sens. Il n’empêche que les formes des massifs et du glacier sont rendues de façon expressive, comme les personnages du premier plan, « touristes » armés de piolets et ou de grands cannes, et leurs guides locaux.
Fig. 1. Aspect de la vallée de glace du somet du Montanvert. Cette vuë sera naturelle dans le Miroir. Bourrit : planche no 2 in « Description des glacières, glaciers & amas de glace du Duché de Savoye » par Marc Théodore Bourrit, chantre de l’église cathédrale de Genève, Genève, Bonnat, 1773, 136 p.

© Fonds Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
6Il y a donc bien une demande touristique qui est en quelque sorte façonnée par le système éducatif de l’aristocratie anglaise et orientée vers une connaissance particulière du Monde par des observations « sur le terrain » : observation des modèles classiques de l’Antiquité et de la Renaissance, confrontation à l’histoire et à la géographie des pays et des populations d’Europe continentale et méditerranéenne. Et cette demande, d’abord satisfaite par des voyages individuels de « découverte » utilisant les ressources locales existantes, l’est ensuite par la mise en place d’un système touristique localisé dans le pays d’accueil, qui organise progressivement la prise en charge du touriste et la satisfaction de ses attentes.
Le système touristique dans le pays visité
Itinéraires et sites du grand Tour
7L’itinéraire le mieux connu est celui de Francis Basset, accompagné de son tuteur William Sandys : parti de Cornouailles pour l’Italie en 1777, il revint en Angleterre à la fin de l’année 1778 après un long détour et un séjour à Berlin. Il franchit le Channel entre Douvres et Calais, traversa la France puis la Suisse, passa ensuite en Italie par le Piémont, la Ligurie, la Toscane, les États du Pape et le Royaume de Naples, jusqu’à Pompéi et Bénévent : un voyage aller et retour de près de 4 000 km par les routes et les voitures de poste. Les villes où il a séjourné, Amiens, Reims, Paris, Dijon, Besançon, Lyon, Turin, Gènes, Pise, Florence, Sienne, Rome, Naples, Bénévent…, sont toujours des hauts lieux du tourisme urbain et patrimonial d’aujourd’hui. En Italie, elles abritaient des colonies de résidents britanniques qui accueillaient les « touristes » et les guidaient souvent dans leurs visites et leurs achats.
8Les caisses du Westmorland nous renseignent sur les lieux visités et sur les conditions de ces visites : l’organisation pratique du voyage pouvait dépendre d’agents qui prévoyaient les conditions de transport des personnes, mais aussi des bagages. Le port de Livourne, fenêtre du Grand duché de Toscane sur la mer Tyrrhénienne, apparaît comme un élément clé du système, car il était fréquenté par de nombreux navires britanniques qui pouvaient transporter les passagers et leurs bagages à l’aller et au retour, en particulier les œuvres achetées et rapatriées par la voie maritime à cause de leur encombrement et de leur poids. Le consulat britannique y était un poste important, et les assureurs maritimes du port (parmi lesquels figuraient des sociétés anglaises) devaient trouver un intérêt certain à traiter avec les touristes pour l’embarquement de leurs objets de valeur8 : un assureur au moins tenta de récupérer une caisse du Westmorland auprès des commissaires du port de Malaga.
Les œuvres achetées
9Les « souvenirs » achetés et rapportés par nos voyageurs montrent qu’il y a déjà en Italie, et en particulier dans les lieux les plus fréquentés donc les plus riches en sites et curiosités archéologiques, monumentales et paysagères, un véritable secteur d’activité qui recherche les œuvres anciennes, vieilles pierres, statues, tableaux, aquarelles, et qui en fait commerce en les monnayant aux touristes : ce sont en quelque sorte les premiers « antiquaires », dont l’activité n’a cessé de prospérer depuis, en particulier en Italie. Les artistes contemporains, sculpteurs, peintres, aquarellistes, graveurs, trouvent là une clientèle intéressée et argentée qui achète des œuvres anciennes ou des reproductions d’œuvres anciennes, ou qui passe commande d’œuvres particulières. Artistes confirmés ou copistes de talent travaillent dans le goût de l’Antique et produisent ce que les touristes attendent, d’après les modèles inculqués par leurs guides et leurs lectures. Les choix des jeunes aristocrates font preuve d’un grand éclectisme, mais aussi d’un goût sûr, orienté par les modes et les besoins de l’éducation d’un esprit éclairé du siècle des Lumières.
10Outre les tableaux et les œuvres qu’ils commandent sur place, ce qu’ils sélectionnent dans la production artistique italienne des lieux qu’ils visitent est très intéressant : qu’il s’agisse de véritables antiquités ou de production locale déjà adaptée à la clientèle aristocratique de ces premiers touristes. Ils achètent des œuvres d’artistes compatriotes qui se sont expatriés en Italie pour y déployer leur talent et qui trouvent ainsi une clientèle avertie. Les aquarelles de John Robert Cozens9, qui séjourna à Rome et peignit les paysages des sites antiques et renommés du Latium, eurent un grand succès auprès de ses contemporains : dans le bagage de F. Basset figuraient six de ses aquarelles représentant les lacs de Nemi et d’Albano (fig. 2), et la ville d’Ariccia. Dans une autre caisse, les régisseurs de l’Académie royale de Madrid trouvèrent deux aquarelles de Jacob More10 : une vue de la baie de Naples, et une autre de Terracina (site littoral antique de la province de Latina). L’ouvrage de William Hamilton sur les volcans de la région de Naples11 figurait dans les bagages de Penn Ashton Curzon (vicomte, membre du Parlement pour le Leicestershire) : ses superbes planches en couleur, coloriées une à une à la gouache et à l’aquarelle par des artisans napolitains dans l’atelier de Pietro Fabris, éditeur de l’ouvrage, illustrent largement les reliefs, les éruptions et les coulées volcaniques qui en sont issues, en particulier du Vésuve. Hamilton va jusqu’à représenter très fidèlement une grande variété de roches volcaniques, aisément reconnaissables par les lecteurs géologues.
Fig. 2. John Robert Cozens, Lac d’Albano, depuis Palazzuolo, 1777-1778, crayon et aquarelle, 43,5 x 60,5 cm,

© RABASF, musée, cabinet des dessins.
11En outre Basset et ses compatriotes emportèrent des pièces de grande valeur des artistes italiens : ainsi, parmi les œuvres de Piranèse, les fameuses gravures des vedute di Roma, réalisées et publiées par l’architecte vénitien lui-même, dans sa maison de la rue Felice près de la Trinité des Monts, voyagèrent dans les cales du Westmorland. Elles présentent un véritable catalogue des principaux monuments de la Rome antique et contemporaine : en particulier des images du fameux Campo vaccino12, ou Forum romain, rendez-vous obligé de tous les étrangers de passage à Rome (fig. 3). Piranèse y montre des ouvriers en train de fouiller la terre et de déplacer des blocs de pierre dans les alentours de l’arc de Septime Sévère en partie enterré par les sédiments, et des personnages bien mis qui admirent les ruines antiques comme devaient le faire nos « touristes » anglais.
Fig. 3. Piranèse, Veduta di Campo Vaccino, gravure à l’eau-forte, in Vedute di Roma, Rome, 1778, détail,

© Fonds Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
Fig. 4. Piranèse, Veduta del Porto di Ripa Grande, gravure à l’eau-forte, in Vedute di Roma, Rome, 1778.

©Fonds Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
12On y voit aussi quelques vues de l’activité contemporaine de la ville, en particulier deux vues des ports de Rome, sur les rives du Tibre (fig. 4). La dimension de la planche gravée permet à l’auteur un grand luxe de détails qui font de cette œuvre un témoignage de l’activité du port de la capitale : la taille des bateaux montre qu’il s’agit du port tourné vers la mer, puisque les grandes voiles latines, dont on aperçoit les longues flèches, sont destinées à la navigation sur le cours inférieur du Tibre et sur la mer Tyrrhénienne. Cette gravure est à comparer avec la planche de la vue du port de Ripetta, port tourné vers l’amont, où les barques sont plus petites, très incurvées, non voilées, et portent sur l’image de nombreux tonneaux, signe que le vin du Latium pouvait arriver à Rome par la navigation d’amont sur le fleuve.
13Ils achetaient aussi des œuvres des nombreux peintres italiens, qui savaient produire des imitations de l’Antique, et en même temps dans le goût de leurs clients : des gouaches, des lavis, des gravures. De véritables ateliers d’artisans-artistes étaient déjà capables de reproduire de nombreuses œuvres des mêmes sites et paysages et de la même veine13. Une caisse du Westmorland contenait un ensemble de dessins de ce type, parmi lesquels de nombreuses vues du Campo vaccino. Ces œuvres, bien qu’anonymes, étaient de qualité et révélaient une véritable technique du paysage et de la couleur : elles sont en quelque sorte les ancêtres de nos « cartes postales ».
14Les livres récupérés par l’Académie royale de San Fernando n’ont pas tous été achetés avant le départ, et les principales étapes et centres d’édition, Paris, Genève, Rome, ont été l’occasion pour les voyageurs d’augmenter leur bibliothèque de voyage : Fréderic Ponsonby, vicomte de Duncannon, a certainement acheté à Rome les trois tomes de l’ouvrage de l’abbé Capmartin de Chaupy sur la « Découverte de la maison de campagne d’Horace » (fig. 5) : si l’ouvrage est surtout une compilation, il comporte une carte qui permet de localiser précisément le site des ruines de la villa et représente un val qui allait devenir un passage obligé des peintres et des poètes du grand Tour. Une caisse appartenant apparemment au peintre écossais Allan Ramsay (1713- 1784) contenait un tableau à l’huile de cette région (Vue du couvent de St-Cosme) attribué à son ami le peintre allemand Jacob Phillip Hackert (1737-1807).
Fig. 5. Carte topographique de la partie de la Sabine antique où fut la maison de campagne d’Horace, in abbé Capmartin de Chaupy, « Découverte de la maison de campagne d’Horace » t. iii, Rome, 1767 (les ruines se trouvent dans la partie amont du val de Licenza, à 25 km au N de Tivoli, province de Rome),

© Fonds Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
15Parmi les plans et les cartes, certains ont été achetés en Angleterre avant leur départ, et ont pu servir de guides pour les pérégrinations urbaines des voyageurs (par exemple à Paris). D’autres ont été achetés sur place et traduisent l’intérêt des voyageurs pour les formes de l’organisation urbaine (ainsi des plans urbains de Rome et de Milan) et pour celles de l’aménagement régional : une carte illustrée du canal royal de Languedoc14 et une autre des Marais pontins15 illustrent les travaux du génie hydraulique en ce qui concerne les canaux de navigation et le drainage des régions marécageuses, problèmes récurrents dans les Îles britanniques.
16Certains tableaux, des sculptures et des objets d’art trahissent des préoccupations parfois plus égocentriques : la commande auprès d’un artiste local d’un portrait en pied ou d’un buste en marbre est l’affirmation d’un statut social que le voyage en Italie est l’occasion de sceller dans le marbre ou la terre cuite d’une sculpture, ou dans la toile d’un grand tableau peint à l’huile. Pompeo Batoni16 portraiture deux clients du Westmorland : William Legge, vicomte de Lewisham (assis, tenant une carte d’Italie à la main, à côté d’un buste, copie d’ancien, qui figurait lui aussi dans la cargaison du bateau), et Francis Basset, baron de Dustanville, debout dans un décor romain pontificale (Saint-Pierre de Rome et le Château St Ange), appuyé sur un piédestal antique17. John Denderson of Fordell et Francis Basset sont immortalisés par Christopher Hewetson (1739-1799), sculpteur anglais installé à Rome et grand fournisseur des Anglais du grand Tour, sous la forme de bustes en terre cuite qui insistent sur la jeunesse de leur visage. Les marbres et les statuettes, les urnes funéraires, les candélabres issus du Westmorland sont le plus souvent des copies d’ancien par des ateliers spécialisés, comme celui de Bartolomeo Cavaceppi, sculpteur romain parmi les plus fameux restaurateurs des œuvres antiques, et dont l’atelier était une étape obligée du grand Tour pour les amateurs de souvenirs taillés dans le marbre. Les employés de l’Académie de San Fernando trouvèrent même dans les caisses deux décors de cheminées en marbre, dont l’un fut installé dans la Casita del Principe au Palais royal de Madrid. Plus extravagante fut la destinée du tableau de « Persée et Andromède » par le peintre allemand A.R. Mengs (1728-1779) qui œuvrait à Rome depuis 1770, certainement le plus coûteux des souvenirs du Westmorland : il se trouve aujourd’hui au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Expédié par un agent anglais de Rome à un aristocrate gallois, sir Watkin Williams Wynn, il fut offert en 1780 par le roi d’Espagne au ministre français de la marine de Louis XVI, Sartine, qui le revendit à Catherine II de Russie18.
17Cet événement de la guerre sur mer a donc fourni aux historiens d’art espagnols des documents de première main sur un certain nombre de points concernant le grand Tour et ses retombées. Les conditions techniques du voyage des jeunes aristocrates britanniques entraînaient le recours au transport maritime pour rapatrier les souvenirs de leur séjour italien. Ceux-ci étaient suffisamment nombreux et pesant pour qu’ils les embarquent sur des navires allant d’Italie en Angleterre, alors que leurs propriétaires voyageaient plus légèrement par les routes terrestres : c’était en quelque sorte le début du « déménagement » des souvenirs archéologiques, historiques et artistiques depuis les rives de la Méditerranée vers les pays de l’Europe nord-occidentale (Angleterre, France et Allemagne en tête), qui allait croître et prospérer pendant tout le xixe siècle.
18Les choix éclectiques de leurs achats couvraient un large éventail d’arts et de préoccupations culturelles : inspirés des représentations de l’Antique et de l’art italien qu’on leur avait données en exemple, ils renforçaient eux-mêmes ces représentations en les transmettant, ou en rapportaient de nouvelles en Angleterre. Le paysage qu’ils regardaient était donc un paysage profondément intellectualisé, vu à travers leur éducation, à travers leurs livres et leurs guides, à travers les conseils de leurs tuteurs. En réalité, ils cherchaient et ils rencontraient les modèles de l’Antiquité à travers les traces qui en restaient ou qui surgissaient au fur et à mesure des découvertes. Nous ne faisons pas autre chose dans les voyages touristiques organisés d’aujourd’hui, lorsque nous suivons des itinéraires fléchés, lorsque nous écoutons des guides qui nous indiquent ce qu’il faut voir, et comment il faut le voir.
19La signification sociale et politique de ces voyages allait à long terme se transformer en un tourisme moderne qui concernerait des catégories sociales autres et de plus en plus nombreuses, et des finalités différentes. Mais le système touristique s’est développé dans un cadre dont les éléments techniques et les rapports socio-spatiaux n’allaient pas fondamentalement changer. Ce qui était le privilège de quelques-uns allait devenir beaucoup plus tard le loisir de beaucoup, grâce en partie à la mise en image des contrées exotiques, à commencer par celles de la Méditerranée : le grand Tour n’était pas réservé qu’à l’éducation de la jeune aristocratie, il était aussi le fait des artistes qui allaient chercher des modèles et des sujets dans les musées et les paysages de France et d’Italie. Au xixe siècle, ce « tourisme » esthétique et pictural allait connaître une grande vogue en se démocratisant grâce au chemin de fer vers des contrées moins exotiques et plus faciles d’accès : en particulier les littoraux atlantiques et provençaux pour les Impressionnistes français. En même temps les dessins et les tableaux rapportés par ces artistes allaient fournir les images, les représentations nécessaires à la « mise en tourisme » des régions ainsi « découvertes ». Encore aujourd’hui, et même s’il privilégie des sites et des thèmes différents de ceux du grand Tour, le système touristique ne fonctionnerait pas sans la production des images qui représentent les paysages qui seront proposés aux candidats au voyage : en ce sens, depuis les aquarelles, les guides et les statues du Westmorland, l’« invention » des lieux touristiques par les « objets-souvenirs » et les représentations qu’ils véhiculent n’a jamais cessé.
Notes de bas de page
1 Luzón Nogué José M., El Westmorland, recuerdos del Grand Tour, catalogue de l’exposition, fundación caja Murcia, ARBASF, Ministerio de educación, cultura y deporte, fundación El Monte, Madrid, 2002, 373 p.
2 La guerre d’indépendance des futurs États-Unis d’Amérique.
3 Luzón Nogué José M., « La captura y venta del Westmorland », in El Westmorland…, op. cit., p. 73.
4 Parmi lesquelles une caisse contenant des reliques saintes destinées par le pape Clément XIV à la chapelle du château de lord Arundell à Wardour, et qui fut rendue au nonce apostolique à Madrid dix ans après (cf. José M. Luzón Nogué, El Westmorland…, op. cit., p. 165.)
5 Par exemple quelques ouvrages concernant l’architecture furent déposés à l’École supérieure d’architecture de Madrid, où ils servirent de protection militaire pendant la Guerre civile et en portent encore les traces.
6 María Dolores Sánchez-Jáuregui Alpañés, « El Grand Tour de Francis Basset », in El Westmorland…, op. cit., p. 118-143.
7 María Dolores Sánchez-Jáuregui Alpañés, « El Grand Tour de Francis Basset », et Almudena Negrete Plano, « Suiza y el paso de los Alpes en los recuerdos del Westmorland », in El Westmorland…, op. cit., p. 129 et p. 118-143.
8 Ana María Suárez Huerta, « Un barco inglés en el puerto de Livorno », in El Westmorland…, op. cit., p. 48-67.
9 John Robert Cozens (1752-1797), peintre anglais aquarelliste et paysagiste réputé, séjourna en Italie en 1776-1779 et 1782-1783.
10 Jacob More (1740-1793), peintre écossais qui vécut à Rome jusqu’en 1791.
11 William Hamilton, Pietro Fabris, Campi Phlegrae. Observations sur les volcans des deux Siciles, Naples, 1776.
12 Le « champ des vaches », parce que ces espaces à l’abandon au Moyen Âge étaient le lieu de pâture de vaches qui y trouvaient une (maigre) nourriture et fournissaient du lait à la population romaine. Au xviiie et au xixe siècles, elles avaient été remplacées par des chèvres, qu’on peut apercevoir sur un célèbre tableau de William Turner (Modern Rome, Campo Vaccino, 1839, Tate gallery, Londres)
13 Cet artisanat des vedute perdure jusqu’à nos jours : il suffit pour s’en rendre compte de parcourir les rues spécialisées dans le commerce de ces œuvres à Naples, à Rome ou à Florence.
14 Jean-Baptiste Nolin graveur, Pierre-Paul Riquet ingénieur, Carte du canal royal de Languedoc, pour la jonction de l’Océan et de la Mer Méditerranée, Paris, 1697.
15 Gianbattista Ghigi (graveur) et Gaetano Rapini (ingénieur), Pianta delle paludi pontine, Rome, 1778.
16 Portraitiste romain parmi les plus connus en Europe au milieu du xviiie siècle (1708-1787) : il fit près de 70 portraits d’Anglais du grand Tour.
17 Tableaux aujourd’hui au musée du Prado à Madrid.
18 Ana María Suárez Huerta, catalogo no 94, in El Westmorland…, op. cit., p. 371.
Auteur
Aix-Marseille Université - CNRS, UMR 7303 Telemme
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